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La Vénus de Lespugue |
Chacun connaît
sa forme, mais qui connaît son nom ? Et quel autre nom bien à
elle pourrait-on lui donner, plutôt que d'employer celui d'un ustensile
de ménage ?
Sur une table, une
poivrière sert à contenir du poivre. À partir de cette
fonction, sans difficulté on lui donne ce nom. Mais une petite tourelle
à toit conique, en encorbellement et accrochée à un
mur, à quoi cela sert-il ?
À quelque chose
certainement, sinon pourquoi tout le mal de cette solution malcommode à
construire et à soutenir ?
Une coupole, un pilier,
une fenêtre, cela possède un nom en propre. Mais ce sont des
ustensiles de construction, exactement comme une salière et une
poivrière sont des ustensiles de cuisine. Sans ambiguïté
on peut dire à quoi ils servent : à abriter, à porter,
à éclairer. Une poivrière par contre, ce n'est pas
un ustensile de construction : c'est un mot du vocabulaire de l'architecture,
c'est-à-dire une forme qui nous frappe, qui nous reste en mémoire,
et qui ne sert à rien d'autre qu'à nous frapper de cette
façon si particulière, à s'inscrire de cette façon
si particulière dans notre sensation et dans notre mémoire.
Une poivrière s'accroche à un mur et s'y suspend. Elle lui doit tout de sa solidité, et son existence dépend donc entièrement du soutien qu'il lui procure. Mais dans le même temps, on voit bien qu'une poivrière se dresse toute seule hardiment sur le vide qu'elle surplombe. Ses flancs ne prolongent pas le mur, ils s'enveloppent en arrondi autour d'un axe qui lui est propre. Bien que complètement portée par le mur, elle existe donc comme à côté de lui, presque en face de lui, comme indépendamment de lui.
Complètement dépendante du mur,
et complètement indépendante de lui : voilà bien un
paradoxe ! Mais voilà aussi ce que fait la poivrière : elle
fait "l'indépendance dépendante".
Et voilà aussi pourquoi la poivrière n'a pas de nom : elle
sert bien à quelque chose, mais on ne peut nommer ce qu'elle fait,
car ce qu'elle fait est littéralement innommable. Si l'on était
capable de dire ce qu'elle fait avec des mots, alors on pourrait tout aussi
bien parler de blancheur noire, d'ouverture fermée ou de minuscule
immensité. Les mots seraient
insensés s'ils n'avaient pas un sens et s'ils disaient aussi bien
une chose que son exact contraire. On ne peut nommer en un seul mot deux
faits contraires l'un à l'autre, on ne peut donc nommer l'indépendance
dépendante que fait la poivrière, par conséquent on
ne peut lui donner un nom à partir de ce qu'elle fait.
Mais pourquoi spécialement
l'indépendance dépendante nous tiendrait-t'elle à
coeur ? Pourquoi se donner spécialement le mal d'en faire une figure
d'architecture ? Parce qu'elle est rien de moins que la contradiction majeure
qui fonde notre existence : chacun de nous est une personne totalement
indépendante, ou du moins se vit comme tel, et pourtant chacun n'est
qu'une parcelle de la société humaine et dépend donc
entièrement des autres.
Notre vie étant fondée sur cette contradiction de l'indépendance
dépendante, il serait curieux que l'on ne cherche pas à comprendre
par tout moyen possible la particularité de ce rapport aux autres
: la façon dont notre existence se raccroche à celle des
autres comme la poivrière se raccroche au mur, et la façon
dont notre indépendance s'élance en s'appuyant sur l'existence
même des autres, comme la poivrière se sépare du mur
et s'élance seule dans le vide en s'appuyant précisément
sur ce mur dont elle se dégage.
Pour comprendre et
pour dire le paradoxal de notre existence indépendante/dépendante,
le langage verbal nous fait défaut, parce qu'il ne permet pas de
traiter commodément des situations qui sont en même temps
une chose et son contraire. Le langage des formes lui, en traite très
aisément. Pour donner juste un exemple, on peut considérer
deux feuilles de papiers de même couleur séparées par
des feuilles d'une autre couleur : ces deux premiers papiers sont à
la fois parfaitement rassemblés dans une même couleur et absolument
écartés par les autres feuilles qui les séparent.
Ils sont donc simultanément rassemblés et écartés,
ce qui est une situation parfaitement contradictoire. Aisément on
peut la complexifier en dessinant une ligne qui soit dans le même
prolongement sur l'une et sur l'autre des deux feuilles. La ligne est alors
parfaitement continue par l'un de ses aspects, celui de sa direction, et
complètement coupée par un autre de ses aspects, celui de
son tracé qui se répartit sur deux feuilles disjointes.
Rien qu'avec ce petit
exemple, on a pu traiter d'une complexe situation à la fois rassemblée/écartée
et continue/coupée, ce qui montre comment, très naturellement
et très aisément, avec des formes ou des couleurs, on peut
évoquer et même combiner des relations qui sont contradictoires
entre elles. Lorsque le langage verbal nous abandonne, qu'il se dérobe
et se refuse à dire commodément l'indépendance dépendante
de notre existence, tout naturellement nous usons donc de cet autre langage
à notre disposition : le langage des formes. Un langage qui sait
dire en même temps, et pourtant sans ambiguïté, une chose
et son contraire. Le langage des formes qui sait lui, dire l'indicible.
Et c'est pour cette
raison qu'elle existe la poivrière : parce que l'indépendance
dépendante nous tient à coeur, et parce sa forme sait dire
simplement cette indépendance dépendante. Parce que nous
ne pouvons employer l'impossible expression "indépendance dépendante",
nous employons la possible forme de poivrière.
Le rapport qui existe
entre l'unité de chaque personne et l'unité que forme son
groupe, n'est pas toujours aussi clair et aussi contrasté que ce
qu'évoque une poivrière. Car bien entendu ce rapport varie
selon les époques, et il varie selon les sociétés.
L'idée
proposée ici est que l'art - le langage des formes - aurait été
inventé par les humains, très précisément pour
comprendre la relation contradictoire et donc indicible verbalement, que
chaque humain entretient avec les autres membres de son groupe et avec
les autres membres de l'humanité toute entière.
Les humains n'ont
pas eu besoin de tous temps de recourir à l'art. Si l'on en croit
les paléontologues, la lignée qui deviendra "sapiens" a commencé
à fabriquer des outils il y a plus de 2 000 000 d'années,
ses plus anciennes sépultures ne datent que de 70 000 ans environ,
et l'art ne serait apparu qu'un peu plus tard encore.
Notre hypothèse
est que les humains d'avant l'art étaient tout autant et tout pareillement
humains que vous et moi, mais que la complexité de leur société
n'avait pas encore atteint le stade où le recours au langage des
formes était indispensable pour l'appréhender. Toute cette
période humaine précédant l'art, correspondrait à
l'invention du langage verbal, alors parfaitement adapté - mais
tout à fait indispensable, d'où son invention - pour comprendre
et pour dire le rapport que chacun entretenait avec les autres membres
de sa société. Ce qui, d'après nos réflexions
précédentes, signifie donc que ce rapport n'aurait pas encore
atteint alors le stade d'une situation contradictoire à l'excès,
stade qui n'aurait été atteint que vers 70 000 ans avant
notre ère.
Nous allons proposer
ici un déchiffrement du langage des formes. Pour cela, nous allons
suggérer la façon dont la complexité de la société
humaine a évolué au long des siècles et des millénaires,
nous allons suggérer pourquoi la société fut un temps
insuffisamment complexe pour être non radicalement contradictoire,
et comment sa complexité a ensuite superposé couche par couche
des contradictions telles que seul le langage des formes a pu en rendre
compte. Dont lui seul a pu rendre compte, parce que lui seul peut superposer
commodément des effets contradictoires qui savent s'imbriquer, se
répondre, et établir entre eux des relations significatives.
En fait, il n'y a pas
de difficulté particulière à déchiffrer le
langage des formes de l'art. Le tout est d'en avoir la clef. Selon nous,
cette clef réside dans la notion d'évolution de la complexité.
Mais qu'est-ce donc que la complexité dont on parle ici ? Comment
se génère-t'elle, et qu'est-ce qui en elle évolue
dans le temps ?
Nous proposerons les
réponses à ces questions, mais que l'on ne s'y trompe pas,
si l'on va envisager l'évolution de la complexité de la société
humaine, nos réflexions vaudront tout aussi bien pour comprendre
l'évolution de n'importe lequel des phénomènes de
l'univers et dans l'univers : comment se crée par exemple la complexité
d'un tourbillon à partir du mouvement d'une eau calme, ou comment
se crée la complexité d'un être vivant autonome à
partir d'une simple cellule qui se recopie et se multiplie jusqu'à
former un organisme tout entier.
Quel scientifique
ne rêverait de pouvoir se transporter au sein même d'une goutte
d'eau, pour observer et noter de l'intérieur même de la masse
d'eau comment s'y forme un tourbillon ? Ou ne rêverait de pénétrer,
minuscule, dans un foetus pour y observer de l'intérieur, au niveau
même de chacune de ses cellules, comment elles s'organisent entre
elles pour parvenir à fonctionner de concert et à former
à terme un être vivant et autonome ?
Et bien nous allons
être ce scientifique heureux. Car non seulement l'humain a lui aussi
été de tous temps comme une parcelle individuelle immergée
dans un ensemble social qui s'est progressivement complexifié
au fil des siècles, mais encore il nous a fait l'amabilité
de laisser chaque fois des graphiques précis décrivant chaque
stade de cette complexité, de noter scrupuleusement et à
chaque évolution comment se transformait en lui la perception qu'il
avait du rapport de lui-même à son groupe.
Cet inouï et
irremplaçable témoignage de la complexité en marche,
vue et décryptée de l'intérieur d'elle-même,
par conséquent déjà possède un nom : c'est
l'histoire de l'art.
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