VAGUE A L' AME

 

La journée avait pourtant bien commencé. C’était l’aube sur le North Shore d’Hawaï et ça faisait bien longtemps que Ted n’avait pas vu le soleil se lever ainsi. Les premiers rayons du soleil le trouvèrent assis sur le perron de sa maison de Kauaï où il était resté toute la nuit, sans dormir, à ressasser ses idées noires, à essayer de comprendre toute l’histoire et comment il avait pu en arriver là ! si vite ! si bas ! En fait, cela faisait des mois qu’il rentrait la nuit complètement ivre mort et s’affalait hébété, au mieux sur le divan du salon mais le plus souvent à même le carrelage froid  de l’entrée. Des mois à essayer comme tant d’autres avant lui de dissoudre dans l’alcool tous ses emmerdes : Lisa partie six mois plus tôt emmenant la petite et tous ces rêves à lui d’une vie simple et heureuse, son boulot au magasin perdu quelques temps après pour d’obscures raisons de rentabilité… ses amis eux-mêmes qui l’avaient lâché les uns après les autres. C’était tristement banal mais c’était sa vie à lui et elle lui était devenue insupportable !

Oui vraiment c’était une aube superbe qui rendait les choses plus légères et les êtres plus tranquilles. Maintenant qu’il avait pris sa décision, il se sentait apaisé. Le surf c’était bien tout ce qui lui restait. C’était donc parfait que d’en finir ainsi. La bouée N°1 annonçait huit mètres de houle en constante augmentation avec une fréquence de six secondes. Ce serait certainement la plus grosse  houle de l’hiver sur le North Shore. Il prit un solide petit déjeuner et prépara ses affaires. Il choisit une planche réalisée pour lui par Dave Pakama le fameux surfeur de grosses vagues.      Sur la route qui longeait les plages, il conduisit avec une prudence inhabituelle, passant les vitesses doucement, respectant consciencieusement les feux et les panneaux de signalisation…

L’arrivée sur la plage de Waimea bay est toujours saisissante mais ce jour là , la houle était vraiment énorme ; les vagues déferlaient en un seul bloc monumental sur toute la largeur de la baie. Il y avait pas mal de monde sur la plage et sur les hauteurs : des locaux et des touristes, des surfeurs et puis des curieux tous fascinés par ce spectacle extraordinaire. A l’eau en revanche, il n’y avait personne ! Il fallait être fou pour tenter de surfer avec des vagues pareilles. Ted lui n’était pas fou, non il était simplement las, terriblement las ! Il se mit à l’eau discrètement pour ne pas attirer l’attention des maîtres-nageurs qui auraient certainement tout fait pour l’empêcher d’y aller. Ted avait déjà souvent surfé Waimea, il en connaissait les pièges, les courants, le danger du « shorebreak »… Une grande concentration était nécessaire. Et puis surtout il n’avait pas peur, il n’avait plus peur.

 En quelques minutes seulement, il passa les premiers brisants puis, profitant d’un léger répit, il fonça vers le large. L’eau était bonne, il ramait vite avec l’impression de sentir chacun de ses muscles. Il se tint assez loin tout d’abord pour évaluer les vagues et trouver le meilleur endroit pour démarrer. Il se força à la patience pour être sûr de prendre la plus belle vague de la plus grosse série pour finir vraiment en beauté. Il s’accorderait au moins quelques secondes sur cette vague avant de sauter…


         Après… il suffirait d’attendre que les secondes s’écoulent, que l’asphyxie le gagne tandis qu’il serait roulé, traîné et broyé par les tonnes d’eau ! Au bout de vingt longues minutes, elle arriva enfin ! énorme et rugissante : sept mètres, huit mètres, peut-être plus ! le bruit surtout était infernal, terrifiant ! Il rama de toutes ses forces, se leva et commença à glisser sur la pente vertigineuse. La vitesse était incroyable ! Ted était déjà en bas de la vague, doucement, tout doucement, il se pencha et entama son virage. L’accélération fut foudroyante ! Il ne pensait plus à rien sauf à s’accrocher de toutes ses forces, à tenir bon et glisser, glisser… Putain ce que c’était bon ! Il descendit plus bas dans la vague pour accélérer encore et encore tandis que l’ombre de la lèvre passait au-dessus de lui. Il n’entendait ni ne voyait plus rien, il volait au-dessus de l’eau... La section la plus difficile était passée, la vitesse ralentit et puis progressivement la vague le laissa, les yeux grands ouverts, le visage hilare.

Sur la plage, les gens criaient, sifflaient, applaudissaient… Des photographes s’agitaient derrière leurs trépieds, ce serait certainement la photo de l’année ! Ted leva un bras et leur fit de grands signes en rigolant. Il n’en revenait pas ! Il avait oublié de sauter ! Il avait simplement oublié ! Et maintenant c’était différent, il se sentait encore plein d’énergie, plein de vie ! Il avait envie d’y retourner, de goûter à nouveau ces sensations merveilleuses qui redonnaient à elles seules un sens à sa vie. Comme c’était simple finalement : il suffisait de s’amuser et de profiter de toutes ces merveilles que nous offre la nature. Tout en ramant de nouveau vers le large, Ted se promit de chercher rapidement un nouveau travail,  pas trop loin de Waimea pour surveiller les vagues. Il faudrait aussi qu’il entretienne sa forme en faisant des assouplissements et du vélo pour l’endurance… et puis peut-être qu’il trouverait quelqu’un d’autre, après tout ce n’était pas les jolies filles qui manquaient à Hawaï…

La vague suivante ressemblait pourtant à la première, elle était toute aussi énorme et terrifiante mais Ted ne venait-il pas de réussir ce départ  incroyable ! Peut-être alors est-ce à cause du vent qui soufflait plus fort ou des remous vicieux sur la face de la vague que Ted fut déséquilibré et chuta ? Tous sur la plage le virent disparaître sous l’écume,  tous retinrent leur souffle pendant de longues secondes mais Ted ne remonta jamais à la surface... Le journaliste du « Hawaïan Herald » qui s’était arrêté sur la route, intrigué par la foule, sortit son carnet et commença à noter sans enthousiasme quelques informations. Il faudrait encore se creuser la tête pour pondre une dizaine de lignes autour de ce nouveau drame de la mer. Bon sang quel travail ennuyeux ! Et dire qu’il n’y avait plus personne à la maison pour lui remonter le moral ! Il se sentit las et pensa à sa moto de course qui l’attendait au fond du garage…

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