EXEMPLAIRE UNIQUE

 

J’ai connu Carto sur la fin, quelques temps avant qu’il ne quitte mystérieusement le pays. J’étais alors bien jeune et mon père qui le connaissait m’avait placé à ses côtés pour que, disait-il, j’apprenne enfin un vrai métier ! Ayant vu là une possibilité d’en finir avec les études et de continuer à surfer tranquillement, j’avais sauté sur l’occasion. A cette époque donc, Carto avait plus de soixante ans, il était petit, très sec avec des cheveux blancs et une courte barbe taillée en pointe. C’était un homme seul, renfermé, un être mystérieux et impénétrable qui donnait l’impression de penser tout le temps, jour et nuit… Chacune de ses remarques, chacune de ses questions même les plus anodines semblaient s’inscrire dans une réflexion complexe et secrète qui aboutirait tôt ou tard à un nouveau théorème, à une nouvelle invention… Carto était architecte et ingénieur, pendant quarante ans il avait dessiné et conçu des avions, des dirigeables, des bateaux à moteur, à voiles, des sous-marins, des fusées, des cathédrales volantes ou navigantes et  bien d’autres choses encore géniales et étonnantes. Quoique  n’ayant jamais navigué, Carto aimait la mer par dessus tout, on le voyait souvent se promener sur la jetée, les mains dans les poches, pensif comme toujours, humant l’air du large ou regardant les vagues déferler.

          Au début, je le rejoignais timidement dan son atelier, véritable caverne d’Ali Baba, rempli d’objets hétéroclites. Là, bien calé dans son fauteuil, il me parlait longuement de formes de coques, d’aérodynamique, de pénétration dans l’eau, de voilures, d’hélices, de courroies, de batteries, de voltage… . Sa science me semblait sans limite ! Je ne retenais rien de tout ce charabia technique mais les après-midis se passaient agréablement, lui discourant et moi rêvassant à des vagues superbes. Un jour, peut-être las de ne susciter en moi aucune vocation d’ingénieur, il commença à me faire parler du surf et des vagues. Il voulu tout savoir : depuis combien de temps je surfais, où je surfais, comment je ramais et à quelle vitesse, comment je me levais, quelle était ma position sur la planche, allongé, debout etc ? Comme je m’étonnai de ses questions, il me dit qu’il était arrivé à la conclusion que la planche de surf serait l’aboutissement de tout son travail, son chef d’œuvre, l’épreuve ultime qu’il s’imposait... Alors pendant les semaines qui suivirent, il se mit à dessiner, crayonner, gommer, découper des formes, qu’il étalait ensuite sur le sol et contemplait debout durant des heures.

            Tout y passa : les arrières carrés, ronds…les simples concaves, doubles, triples…les rails tendus ou mous…une infinie variété d’ailerons et puis des choses encore plus extraordinaires qui ressemblaient à des dauphins, à des raies Manta, à des ailes d’avion, à des monolithes sortis d’un film de Kubrick… La réalisation de cette planche l’obsédait ! Il mangeait avec son rabot à la main, couvert de résine de la tête aux pieds, il ne quittait plus son atelier si ce n’était pour m’observer en train de surfer. Car bien sûr c’était moi l’essayeur, le pilote d’essais qui devait après chaque session fournir un rapport détaillé du comportement de la planche et des progrès constatés ! Malheureusement,  aucune des planches essayées jusqu’alors n’avaient apporté le résultat espéré et je commençais à douter de l’issue de cette recherche…

Un beau jour d’avril pourtant, Carto m’annonça qu’il avait enfin réussi la planche parfaite. Elle était là au milieu de l’atelier, recouverte d’une bâche que je soulevais respectueusement. Elle mesurait environ deux mètres et avait la forme d’un galet extraordinairement rond et poli dont le dessous non pas plat mais convexe rappelait le ventre d’un mammifère marin. De plus elle était réalisée avec un tissu de verre ultra-léger et une résine révolutionnaire qui devait produire une sorte de coussin d’air annihilant les frottements et permettre d’atteindre des vitesses faramineuses ! ! La planche lui était apparue comme dans un rêve et il n’en existait aucun dessin ou esquisse. C’était une vision fugitive et magique à laquelle il avait donné forme dans un état second comme un peintre ou un sculpteur soudain touché par la grâce. Et c’était effectivement une œuvre d’art, une chose merveilleuse à caresser de l’œil et de la main ! Après un tel effort, Carto épuisé, me confia la planche et s’endormit peu après dans son fauteuil.

Je me rendis donc à la plage, conduisant prudemment ma précieuse cargaison vers son premier bain d’eau de mer. Bien que cette planche fût très différente de toutes celles que j’avais pu essayer, je redoutais encore un nouvel échec que le « vieux » cette fois ne pourrait peut-être pas supporter ! Les vagues n’étaient pas bien grosses, 1m 50 tout au plus mais elles déroulaient joliment en l’absence de vent. Je commençais à ramer vers le pic, j’avançais vite et sans fatigue…La première vague confirma ces bonnes sensations, la planche semblait voler au-dessus de l’eau, je glissais à une vitesse incroyable et la planche pourtant restait très maniable ; j’enchaînais plusieurs manœuvres radicales avec une facilité déconcertante. Jamais de ma vie je n’avais aussi bien surfé ! Je pris encore quelques vagues miraculeuses, multipliant les figures et les tubes. La planche obéissait docilement aux moindres de mes mouvements, peut-être même à mon regard, cherchant toujours comme par magie à retrouver l’endroit où l’énergie de la vague culminait J’étais bouleversé, c’était bien là la planche parfaite qui pouvait transformer chaque surfeur en un génie de la vague et du tube.

Impatient d’annoncer la bonne nouvelle, je courus vers la voiture, posai la planche sur la galerie, me changeai rapidement et démarrai. Etait-ce l’excitation due à cette fabuleuse découverte ou mon étourderie maladive, toujours est-il que j’oubliai d’attacher la planche sur le toît de la voiture ? De retour à l’atelier, je constatais avec terreur que la planche avait disparu ! Je retournais immédiatement à la plage, reprenant exactement le même chemin, scrutant nerveusement la route et les bas-côtés. Sur le parking, j’interrogeais des surfers, des promeneurs… mais en vain ! Je repris à nouveau la même route et fouillait derrière chaque arbre, derrière chaque buisson, derrière chaque pylône… mais je ne trouvais rien. Je rentrais à l’atelier catastrophé et prévins Carto qui m’aida à chercher. Par la suite, j’appelais tous les commissariats des environ, je passais des annonces dans les journaux en promettant des récompenses sans plus de résultat.

Carto ne parvint jamais à refaire exactement la même planche. Il en fit plusieurs très similaires et remarquables mais aucune n’atteignit la perfection de la première, aucune ne put ainsi voler au-dessus des flots. Ces échecs répétés lui firent perdre la raison. Il s’entêta pourtant, ne mangea plus, ne dormit plus.. Lui l’ingénieur se fit mystique, invoqua le ciel, Jésus et tous les saints,  espérant un nouveau miracle. Son cerveau désormais travaillait à vide, il produisait toujours mais des choses effarantes, sans queue ni tête. Un jour, il disparut ! On raconte qu’il alla s’installer là-haut dans les alpages parmi les vaches et les marmottes, loin, le plus loin possible de la mer et des vagues… Bien des jours ont passé depuis et Carto ne doit plus être de ce monde, seul je continue de penser à la planche magique, je la vois à chaque fois s’envoler au-dessus de la voiture dans un virage et s’élever vers le ciel, monter, monter… peut-être flotte-elle encore au-dessus de nos têtes, surfant sur les nuages, décrivant dans les airs de gracieuses arabesques en se riant de la gravité. Un conseil : ne la perdez pas si vous la trouvez.

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