HISTOIRE D' UN PETROLIER

 

Dans la pénombre de la passerelle bien abritée ne brillaient ça et là que les douces lueurs vertes des appareils de navigation. Par les hublots, le commandant regardait au dehors les éléments se déchaîner contre son navire. Foutue tempête pensa Sven ! La nuit était déjà tombée sur le golfe de Gascogne, le vent de sud-ouest atteignait plus de 120 km/h en rafales et une houle puissante malmenait le bateau. Malgré sa taille, le pétrolier roulait d’un bord sur l’autre tandis que des vagues énormes balayaient le pont désert. Pourtant Sven en avait vu d’autres pendant toutes ces années de navigation. Trente longues années à bourlinguer sur toutes les mers du globe et à naviguer sur des cargos de toutes sortes et de toutes tailles. A ses débuts, il avait connu les cabotages épiques le long des côtes de l’Afrique, puis les élégants bananiers qui faisaient la route des Antilles, les minéraliers, les vraquiers, les câbliers qui déroulaient leurs fils de téléphone entre deux continents, les porte-conteneurs enfin qui l’avaient emmené dans une course folle tout autour de la planète, de Los Angeles à Rotterdam en passant par Osaka. Oui, il en avait fait du chemin !

Il n’empêche que cette tempête  tombait plutôt mal – Le navire était en route pour le Havre qu’il n’atteindrait que le surlendemain, le golfe de Gascogne méritait une nouvelle fois sa fâcheuse réputation – un sale coin où la brusque remontée du plateau continental faisait lever une houle énorme et dangereuse, la Bretagne et le raz de Sein n’était qu’à quelques milles dans le Nord-est avec ses cailloux et ses hauts-fonds.

Sven approchait de la retraite, à 53 ans il avait enfin reçu le commandement d’un de ces leviathans des mers, un pétrolier de près de 300 m appartenant à une fameuse compagnie américaine. C était pour lui une consécration car on ne confiait ces navires qu’à des hommes fiables et expérimentés. Le bateau était en bon état et doté des derniers équipements électroniques de navigation et de communication. Il était temps pourtant que la retraite arrive, il était las de cette vie… et puis la marine marchande avait tellement changé en trente ans. Les équipages étaient réduits au strict minimum et composés de matelots philippins ou indonésiens qui ne comprenaient pas un traître mot d’anglais et qui, pour comble, avaient le mal de mer, les escales étaient courtes, les plannings serrés et l’électronique avait détrôné le savoir-faire du marin. Sven n’était plus qu’un garde-chiourme avec sous ses pieds des centaines de milliers de litres de fuel lourd attendant la prochaine raffinerie.

Toutes ces années de mer avaient fait de lui un homme renfermé et taciturne. Sa vie de famille n’avait pas résisté à ces absences prolongées. Sa femme l’avait quitté cinq ans après leur mariage, Sven avait compris, Sven s’était fait une raison. Sa femme avait trouvé un autre homme qui avait pu rester à ses côtés, ses enfants avaient grandi sans lui, sans vraiment le connaître et lui avait continué inlassablement à tourner autour du globe. Que pouvait-il y changer ? Il ne savait rien faire d’autre que quitter des ports, affronter la houle et les vents du large, franchir des caps et revenir décharger sa cargaison... Qu’aurait-il bien pu faire à terre ? Ce soir là plus encore que les autres soirs, Sven se sentit seul. A qui pouvait-il bien parler ? L’homme de barre était du Sri Lanka et ne comprenait que les ordres, le second dormait en attendant son quart et il restait encore trois heures à Sven avant la relève.

         Il grogna quelques mots au matelot, quitta la passerelle et descendit dans le salon. Là il se servit un whisky et s’assit dans un fauteuil confortable. Il sourit en contemplant le verre orné de l’emblème de la compagnie. A chaque voyage, il s’amusait à subtiliser un verre ou une tasse de café et avait ainsi depuis trente ans, constitué une véritable collection. C’était son seul trésor. Ça et les salaires versés sur son compte en banque pendant tous ces mois passés en mer. Sven était riche maintenant. Qu’allait-il bien pouvoir faire de tout cet argent ? Il ferma les yeux et se mit à rêver. Il vit un chalet tout en bois dont la terrasse surplombait une vaste vallée verdoyante et un lac, au loin s’étendaient des montagnes aux pics enneigés… il vit des enfants rieurs venir à lui et l’appeler par son prénom, il vit encore au milieu d’une forêt de bouleaux et de sapins un cavalier qui cheminait doucement par les sentiers en spirales lointaines, le cavalier, c’était lui, semblait content… et puis soudainement le tonnerre éclata, un orage peut-être, le cheval hennit et se cabra…

Sven fut réveillé par un choc sourd qui ébranla tout le bateau. Le verre posé à côté de lui tomba et se brisa sur le sol. Il mit quelques instants à reprendre ses esprits. Un matelot tambourinait à la porte en criant Sir ! Sir ! Sven se leva d’un bond et fonça jusqu’à la passerelle mais trop tard ! L’Amoco Cadiz venait de rencontrer la Bretagne !

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