LE PIANO

 

Jocelyne Boudard avait fini son déjeuner depuis une bonne heure et regardait maintenant la pendule de la cuisine avec impatience. L’accordeur avait promis de passer en début d’après-midi mais bien sûr il était en retard ! Bon pensa-t-elle, on n’est plus à cinq minutes près, depuis le temps qu’on devait le faire accorder ce piano ! C’était un vrai piano, un piano à queue, Jocelyne l’avait toujours connu, il était dans la famille depuis des générations mais nul ne savait quand précisément il était arrivé chez les Boudard. Enfant, Jocelyne rodait timidement autour du grand machin noir et brillant qu’elle imaginait être un monstre assoupi rejeté par la mer jusqu’au milieu du salon, caressant doucement les formes arrondies de peur qu’il ne se réveille. Une nuit alors qu’elle avait cinq ans, le piano avait joué seul, quelques notes dans le silence, Jocelyne terrorisée n’avait pas pu se rendormir ! Et malgré les explications de sa mère et les crottes de souris trouvées sur les touches jaunies, soixante douze ans plus tard, elle frissonnait toujours à l’évocation de ce mystère. Le piano avait suivi les Boudard à chaque déménagement jusque dans la petite maison de pêcheur construite par Marcel après la guerre. Oui elle n’était pas bien grande cette maison et d’ailleurs le piano avait toujours gêné. Quand il n’y avait plus de place nul part, on y rangeait des affaires en vrac, dessous, dessus jusqu’à ce qu’il disparaisse sous un monticule de sacs et de cartons. Mais il était toujours là et pour rien au monde elle n’y aurait touché car c’était un piano légendaire ! On racontait ainsi que pendant la dernière guerre, la grand-mère Boudard, Renée, y avait caché un petit juif au nez et à la barbe des allemands.

Bizarrement Jocelyne ne se souvenait pas de quelqu’un jouant du piano. Non à sa connaissance, il n’y avait pas eu de pianiste chez les Boudard, en tout cas pas chez les ostréiculteurs ! Peut-être chez les Boudard paysans qui étaient partis s’installer à l’autre bout de l’île pour cultiver des patates, peut-être ? Mais eux n’avaient pas de piano, c’était sûr ! Vu que la patate, même nouvelle, avait jamais rapporté autant que les huîtres, loin s’en faut. Dans les deux cas, de toutes façons, personne n’avait jamais eu le temps de jouer du piano. Mais voilà qu’aujourd’hui, quelqu’un chez les Boudard s’était mis en tête de jouer du piano, Marine, la petite fille préférée de Jocelyne, celle qui lui ressemblait tant et à laquelle elle ne pouvait rien refuser. Alors Jocelyne avait cherché dans l’annuaire à piano et elle avait fini par trouver un accordeur.

A quinze heure vingt finalement, on sonna à la porte. Jean-Pierre Duval pénétra dans la maison, avec sa calvitie, ses lunettes et sa petite mallette d’accordeur. Bien sûr il était en retard mais c’était déjà un miracle qu’il ait pu venir tant les routes étaient bouchées par tous ces estivants ! Il posa sa mallette, l’ouvrit et commença à s’affairer autour du piano. Il semblait très bien connaître son travail et impressionna Jocelyne par ses commentaires techniques. Il inspecta les pieds, les pédales, le dessous, le clavier, l’intérieur enfin ponctuant chaque examen de soupirs et d’exclamations désolées. Finalement, il s’assit et joua quelques notes. Le piano sonnait atrocement faux. Il semblait à Jocelyne que quelqu’un s’amusait à briser  des verres au fond d’une marmite en cuivre. C’était bien là les grincements effrayants qu’elle avait entendus dans son enfance. Duval se tourna vers Jocelyne qui avait fini par s’asseoir et lui sourit tristement. Il est foutu ce piano, dit-il, je suis désolé, il y a rien à faire ! Il faudrait tout changer : les cordes sont nazes, la caisse est pourrie, les touches sont cassées… Jocelyne hocha la tête silencieusement. Bien sûr elle comprenait mais tout de même… Madame Boudard, personne ne pourrait rien jouer sur ce piano, même Mozart aurait rien pu en tirer ! Autant taper sur des casseroles ou des poêles à frire ! Ecoutez comme je vous vois embêté là Madame Boudard, je peux vous en débarrasser pour… disons trois mille francs, je pourrai toujours en tirer quelques pièces. Si ça peut vous rendre service. Et puis pour trois mille francs, vous pourrez trouver un joli piano droit pour votre petite fille qui prendra pas de place et qui sonnera juste, les Japonais font des choses formidables pour ce prix là de nos jours.

 

          Jocelyne hésita longuement. D’un côté, il y avait le piano de la famille, de l’autre une jolie somme d’argent avec laquelle elle pourrait acheter un piano neuf pour Marine. Après tout, ce n’était plus qu’un meuble vermoulu, inutile et encombrant et elle n’allait pas garder encore ce vieux truc moche alors qu’on lui proposait gentiment de la débarrasser. Jocelyne repensa à ses anciennes terreurs nocturnes, aux grincements effrayants et donna son accord. Duval fit le chèque tout de suite et promit de revenir dans une heure avec une camionnette pour charger le piano. Il reprit ses affaires, salua aimablement la vieille dame et remonta dans sa voiture. Il attendit quelques instants que Jocelyne ait bien fermé la porte, se saisit de son téléphone portable et composa le numéro de son collègue. Paul, oui c’est Duval à l’appareil, tu le croiras jamais dit-il, je viens d’acheter un Steinway pour trois mille balles !

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