LE TABLEAU
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C’était l’après-midi d’une belle et chaude journée. Dans la petite maison, l’enfant jouait seul comme toujours, la femme était partie se promener au village, L’homme lui faisait la sieste dans le jardin à l’ombre d’un pin. Dans son demi-sommeil, il revoyait Paris et son atelier sombre et humide, les refus, les échecs, la fuite vers ailleurs, vers cet immense pays inconnu qu’est la province et cette île lumineuse tout au bout du chemin. Sur les conseils d’un ami, Il était venu s’établir à Saint-Martin de Ré avec femme et enfant, pour - disait-il - trouver une inspiration nouvelle et rompre avec la manière de ses premiers tableaux… L’endroit l’amusait beaucoup avec ses petites maisons de pêcheurs, serrées, blotties les une contre les autres pour repousser les vents froids de l’hiver. Il aimait déambuler seul par les venelles, longer d’un pas nonchalant les murs blancs et les roses trémières. La lumière particulière du lieu l’enchantait; comment elle rebondissait sur les pavés du vieux port, comment elle scintillait dans l’herbe et la mousse qui recouvraient les remparts (ce qu’il en restait!) comment enfin elle rendait toute chose plus belle et si réelle. Cette réalité des choses, miraculeuse, insaisissable, qui semblait toujours vouloir s’échapper de ses tableaux, quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente pour la représenter… L’enfant ressemblait beaucoup au peintre. C’était un petit garçon d’une dizaine d’années à la peau mate et aux courts cheveux noirs. Il poussait devant lui un petit cheval de bois monté sur des roulettes et allait de pièce en pièce en hennissant et en imitant le bruit des sabots. Au bout de quelques minutes de ce jeu l’enfant se retrouva, sans y prendre garde, dans l’atelier de son père. Ce n’est que lorsqu’il fut face au tableau qu’il réalisa où il était. Il savait qu’il n’avait pas le droit d’être là et pourtant il resta devant la toile. C’était un nouveau tableau de trois mètres sur deux à peine ébauché. On y voyait l’esquisse de trois femmes, des danseuses peut-être, sur un fond rose étrange. L’enfant n’aimait pas vraiment le tableau! Jamais il n’avait rencontré de femmes comme ça à qui manquaient des oreilles ou un nez. Il pensa qu’il pourrait peut-être aider son père à corriger ces quelques défauts et commença à farfouiller dans le bric à brac de l’artiste, dans ses pinceaux et ses petits tubes de couleurs. Il les ouvrit tous et, comme il avait vu son père le faire , il fit de petit tas sur une palette qu’il mélangea au gré de ses envies. Alors, il se saisit d’un pinceau et se mit à peindre avec application. Tout d’abord, il rajouta des oreilles et des nez là où il n’y en avait pas et puis, comme cela lui plaisait, là où il y en avait déjà! Il fit aussi des têtes, des pieds rouges et des pieds verts, des mains rondes et carrées, des bouches grandes ouvertes les dents sortant de tous côtés... Il dessina son cheval de bois sans les roulettes et autour, comme dans ces corridas qui lui faisaient si peur , il mit des vaches et des taureaux. dont les cornes immenses firent jaillir le sang du ventre des danseuses. Le petit garçon s’amusait beaucoup ! Quand son père entra, il était en train de peindre la guitare que son oncle lui avait offerte pour Noël. Le peintre regarda le tableau et furieux s’adressa à l’enfant : « Combien de fois faudra-t-il te le dire ! Je t’interdis de rentrer dans mon atelier et encore plus je t’interdis de toucher à mes tableaux. Regarde ce que tu as fait ! J’ai mis dix jours à commencer ce tableau et toi tu profites de ma sieste pour faire ces espèces de gribouillis !! Je ne suis vraiment pas content de toi ! ». L’enfant, au bord des larmes, s’excusa d’une voix tremblante. « Et puis d’abord c’est vraiment n’importe quoi ! Il faut que je t’apprenne à dessiner correctement. Regarde ton cheval, pourquoi tu lui as mis les oreilles comme ça ? Si on le voit de face , on peut pas lui voir les oreilles de profil ! Et cette guitare, tu l’as faite toute carrée, c’est pas carrée une guitare, ça a des formes rondes et douces... ». Penaud l’enfant sortit de la pièce tandis que le peintre rangeait ses tubes et ses pinceaux en maugréant. Une fois ses affaires en ordre, il prit son couteau et commença à gratter la peinture sur la toile. La peinture partait par morceaux et tombait sur le sol. Soudain il s’arrêta et recula pour mieux voir le tableau, il resta ainsi songeur pendant plusieurs minutes et finalement éclata d’un grand rire. Pablo Picasso venait d’avoir une idée !
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