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Daisy Miller - de Henry James (1843-1916)

traduit de l'anglais par Stephen Bishop

 

 

Le texte original est disponible ici :

4

 

 

 

            Le lendemain, il se flatta de ne voir aucun sourire sur le visage des domestiques quand il demanda Mrs Miller à son hôtel. Cette dame et sa fille cependant étaient sorties ; et le jour suivant, renouvelant sa visite, Winterbourne eut de nouveau la malchance de ne pas les trouver. La soirée de Mrs Walker eut lieu le soir du troisième jour, et malgré la froideur de leur dernier entretien, Winterbourne fut parmi les invités. Mrs Walker était une de ces Américaines qui, vivant à l’étranger, se font un devoir, comme elles le disent elles-mêmes, d’étudier la société européenne ; et elle avait, pour l’occasion, réuni plusieurs spécimens de ses contemporains de diverses origines qu’elle utilisait, en quelque sorte comme des manuels scolaires. Quand Winterbourne arriva, Daisy Miller n’était pas encore là ; mais quelques instants plus tard, il vit sa mère entrer seule, très intimidée et l’air affligé. Les cheveux de Mrs Miller, tirés au-dessus de ses tempes qui semblaient trop en vue, étaient plus frisés que jamais. Comme elle s’avançait vers Mrs Walker, Winterbourne s’approcha également.

            - Vous voyez que je suis venue toute seule, dit la pauvre Mrs Miller. J’ai tellement peur ; je ne sais pas quoi faire. C’est la première fois que je vais seule à une soirée... surtout dans ce pays. Je voulais emmener Randolph, ou Eugenio, ou quelqu’un d’autre, mais Daisy m’a littéralement poussée dehors toute seule. Je n’ai pas l’habitude de sortir seule.

            - Et votre fille a-t-elle l’intention de nous honorer de sa compagnie ? dit Mrs Walker d’une manière hautaine.

            - Oh, Daisy s’est habillée, répondit Mrs Miller avec ce ton de l’historien impartial, sinon philosophe, qu’elle prenait toujours pour rendre compte des incidents journaliers de la vie de sa fille.

            - Elle s’est habillé exprès avant le dîner. Mais il est venu un de ses amis ; ce monsieur... l’Italien, qu’elle voulait amener chez vous. Ils se sont mis au piano. On dirait qu’ils ne peuvent plus s’arrêter. Mr Giovanelli chante admirablement. Mais je crois qu’ils ne vont pas tarder à arriver, conclut Mrs Miller avec espoir.

            - Je regrette qu’elle doive venir... dans ces conditions, dit Mrs Walker.

            - Oh, je lui ai dit qu’il ne servait à rien de s’habiller avant le dîner si elle ne devait sortir que trois heures plus tard, répondit la maman de Daisy. Je ne voyais pas l’utilité de passer une pareille robe pour rester assise avec Mr Giovanelli.

            - C’est vraiment effrayant ! s’écria Mrs Walker en se tournant vers Winterbourne. Elle s’affiche. Elle se venge de ce que je me suis permise de lui faire des remontrances. Quand elle arrivera, je ne lui adresserai pas la parole.

            Daisy arriva après onze heures, mais elle n’était pas, en pareille occasion, de celles qui attendent qu’on leur adresse la parole. Elle fit une entrée froufroutante, éblouissante de beauté, souriant et bavardant, un magnifique bouquet dans les bras, aux côtés de Mr Giovanelli. Tout le monde se tut et on se retourna pour la regarder. Elle alla droit vers Mrs Walker.

            - J’ai craint que vous pensiez que je n’arriverais jamais ; aussi ai-je envoyé ma mère pour vous prévenir. J’ai voulu faire répéter deux trois choses à Mr Giovanelli avant de vous l’amener ; vous savez qu’il chante merveilleusement, et je veux que vous lui demandiez de chanter. Voici Mr Giovanelli ; j’ai déjà eu l’occasion de vous le présenter ; il a la plus jolie voix du monde, et il connaît le plus charmant répertoire. Je l’ai fait répéter ce soir exprès pour vous ; nous avons passé un merveilleux moment à l’hôtel.

            Daisy débita cela de la voix la plus douce et la plus claire, tantôt regardant son hôtesse, et tantôt l’assemblée, tout en donnant de petites tapes sur le bord de sa robe, autour de ses épaules.

            - Y a-t-il des gens que je connais ? demanda-t-elle.

            - Je pense que tout le monde vous connaît, dit Mrs Walker sur un ton lourd de sens.

            Et elle adressa un bref salut à Mr Giovanelli. Ce dernier agissait avec galanterie. Il souriait, saluait, montrait ses dents blanches, tortillait sa moustache, roulait des yeux, tenait en un mot le rôle du bel Italien invité à une soirée. Il chanta, fort joliment, une demi-douzaine de chansons, quoique Mrs Walker déclarât par la suite qu’elle n’avait jamais pu découvrir qui le lui avait demandé. Apparemment, ce n’était pas Daisy. Daisy était assise loin du piano, et bien qu’elle eût, pour ainsi dire, professée publiquement la plus haute admiration pour son chant, elle ne cessa de parler, peu discrètement, durant toute l’exécution.

            - Quel dommage que ces appartements soient si petits, on ne peut pas danser, dit-elle à Winterbourne, comme s’il n’y avait pas cinq minutes qu’elle l’avait quitté.

            - Je ne regrette pas qu’on ne puisse pas danser, répondit Winterbourne. Je ne danse pas.

            - Naturellement, vous ne dansez pas, vous êtes trop guindé, dit Miss Daisy. J’espère que vous vous êtes bien amusé pendant votre promenade avec Mrs Walker.

            - Non, je ne me suis pas amusé. Je préférais me promener avec vous.

            - Nous avons formé deux couples, cela valait beaucoup mieux, dit Daisy. Mais avez-vous jamais rien entendu d’aussi effronté que Mrs Walker me demandant de monter dans sa voiture et de planter là ce pauvre Mr Giovanelli ; et cela sous prétexte que c’était plus convenable ? Tout le monde n’a pas les mêmes idées ! Cela aurait été fort peu aimable ; il me parlait de faire cette promenade depuis dix jours.

            - Il n’aurait pas dû vous en parler du tout, dit Winterbourne. Il n’aurait jamais demandé à une jeune fille d’ici de se promener dans les rues avec lui.

            - Dans les rues ? s’écria Daisy en ouvrant grands ses jolis yeux. Et où donc lui aurait-il proposé d’aller se promener ? D’ailleurs, le Pincio ce n’est pas les rues et moi, Dieu merci, je ne suis pas une fille d’ici. Les jeunes filles d’ici s’ennuient terriblement, autant que j’ai pu m’en rendre compte ; je ne vois pourquoi je changerais mes habitudes à cause d’elles.

            - Je crains que vos habitudes ne soient celles d’une flirteuse, dit gravement Winterbourne.

            - Mais bien sûr ! s’écria-t-elle en lui offrant de nouveau son petit sourire étonné. Je suis une effrayante, une redoutable flirteuse ! Avez-vous jamais entendu dire d’une jeune fille bien qu’elle ne l’était pas ? Mais je suppose que vous allez me dire maintenant que je ne suis pas une jeune fille bien.

            - Vous êtes une jeune fille très bien, mais je souhaiterais que vous flirtiez avec moi, et avec moi seul, dit Winterbourne.

            - Ah ! merci, merci beaucoup ! Vous êtes le dernier homme avec qui je songerais à flirter ! Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous l’apprendre, vous êtes trop guindé.

            - Vous le dites trop souvent, rétorqua Winterbourne.

            Daisy eut un rire ravi.

            - Si j’avais le moindre espoir de vous mettre en colère, je le répéterais encore une fois.

            - Ne faites pas cela. Quand je suis en colère, je suis plus guindé que jamais. Mais si vous ne voulez pas flirter avec moi, cessez au moins de flirter avec votre ami qui est au piano. On ne comprend pas ce genre de choses ici.

            - Je pensais au contraire qu’ils ne comprenaient que cela, s’écria Daisy.

            - Pas de la part d’une jeune fille.

            - Cela me paraît plus convenable de la part d’une jeune fille que de la part de femmes mariées, déclara Daisy.

            - Eh bien, reprit Winterbourne, quand vous avez affaire aux habitants d’un pays, il faut vous conformer aux coutumes de l’endroit. Le flirt est une coutume purement américaine ; elle n’existe pas ici. Aussi quand vous vous montrez en public avec Mr Giovanelli et sans votre mère...

            - Mon Dieu ! Pauvre mère ! fit Daisy en l’interrompant.

            - Il se peut que vous flirtiez, ce n’est pas le cas de Mr Giovanelli. Il a d’autres intentions.

            - En tout cas, il ne me fait pas de sermon, répliqua Daisy d’un ton vif. Et puis, si vous tenez vraiment à le savoir, nous ne flirtions ni l’un ni l’autre ; nous sommes trop bons amis pour cela ; nous sommes des amis très intimes.

            - Ah ! répliqua Winterbourne, si vous êtes amoureux l’un de l’autre, c’est une autre affaire !

            Elle l’avait autorisé jusqu’alors à parler si franchement qu’il ne s’attendait pas à la choquer par cette réflexion ; mais elle se leva aussitôt, rougissant visiblement, lui donnant à penser que les petites flirteuses américaines étaient les plus étranges créatures du monde.

            - Mr Giovanelli, au moins, dit-elle en lui adressant un bref coup d’œil, ne me dit jamais de choses aussi désagréables.

            Winterbourne était sidéré ; il restait là, les yeux écarquillés. Mr Giovanelli avait fini de chanter ; il quitta le piano et s’approcha de Daisy.

            - Voudriez-vous venir dans l’autre pièce, prendre un peu de thé ? lui demanda-t-il en s’inclinant devant elle avec son sourire décoratif.

            Daisy se tourna vers Winterbourne ; elle souriait de nouveau. Il fut encore plus déconcerté, car ce sourire inopiné ne clarifiait rien, quoiqu’il parût prouver cependant qu’elle avait une douceur et une gentillesse naturelles qui la conduisaient d’instinct au pardon des offenses.

            - Il n’est pas venu à l’idée de Mr Winterbourne de m’offrir du thé, dit-elle avec la petite manière qu’elle avait de le tourmenter.

            - Je vous ai offert des conseils, répliqua Winterbourne.

            - Je préfère un thé léger, s’écria-t-elle, et elle s’éloigna avec le brillant Giovanelli.

            Elle resta avec lui dans la pièce voisine, assise dans l’embrasure d’une fenêtre, jusqu'à la fin de la soirée. On donna un récital intéressant au piano, mais aucun de ces deux jeunes gens n’y prêta attention. Quand Daisy vint prendre congé de Mrs Walker, cette dernière s’empressa de corriger la faiblesse dont elle s’était rendue coupable à l’arrivée de la jeune fille. Elle tourna le dos à Miss Miller et la laissa se retirer avec le plus d’élégance possible. Winterbourne se tenait près de la porte ; il vit toute la scène. Daisy devint très pâle et regarda sa mère ; mais l’humble Mrs Miller ne s’était rendu compte d’aucune infraction aux règles sociales. Elle semblait en fait éprouver le besoin incongru d’attirer l’attention sur la rigueur avec laquelle elle-même les observait.

            - Bonne nuit, Mrs Walker, dit-elle. Nous avons passé une merveilleuse soirée. Vous voyez que si je laisse Daisy arriver sans moi aux réceptions, je ne la laisse pas partir sans moi.

            Daisy se détourna, le visage pâle et grave, vers le cercle des invités qui se tenaient près de la porte. Winterbourne vit que, sur le moment, elle était trop choquée et trop abasourdie pour s’indigner. Lui, de son côté, était extrêmement ému.

            - C’était très cruel de votre part, dit-il à Mrs Walker.

            - Elle ne mettra plus jamais les pieds dans mon salon, répondit celle-ci.

            Puisque Winterbourne ne pouvait plus la rencontrer dans le salon de Mrs Walker, il se rendit aussi souvent que possible à l’hôtel de Mrs Miller. Ces dames étaient rarement chez elles, mais quand il les y trouvait, le très dévoué Giovanelli était toujours présent. Très souvent, l’impeccable petit Italien était seul dans le salon avec Daisy, Mrs Miller continuant sans doute de penser que la discrétion était la plus sûre des surveillances. Winterbourne avait remarqué, d’abord avec surprise, qu’en pareille occasion Daisy n’était jamais embarrassée ou contrariée par son arrivée ; mais bientôt il commença à s’apercevoir qu’elle ne pouvait plus le surprendre, car l’imprévu était la seule chose à laquelle on pût s’attendre de sa part. Elle ne montrait aucun déplaisir à voir son tête-à-tête avec Giovanelli interrompu ; elle pouvait bavarder aussi naturellement et librement avec deux messieurs qu’avec un seul ; il y avait toujours dans sa conversation ce même curieux mélange d’audace et d’enfantillage. Winterbourne se disait que si elle avait un intérêt sérieux pour Giovanelli, il était singulier qu’elle ne prît pas plus de peine pour préserver l’intimité de leurs entretiens, et il l’aima d’autant plus pour le côté innocent de son indifférence, et pour sa bonne humeur apparemment inépuisable. Il aurait eu du mal à dire pourquoi, mais il lui semblait qu’elle serait incapable d’éprouver de la jalousie. Au risque de provoquer chez le lecteur un sourire quelque peu moqueur, je puis affirmer que Winterbourne avait souvent envisagé la possibilité qu’une femme qui lui plaisait pût, dans certaines circonstances, lui faire peur – littéralement peur. Il avait l’agréable impression qu’il n’aurait jamais peur de Daisy Miller. Il faut ajouter que ce sentiment n’était pas absolument flatteur pour Daisy ; cela était dû, en partie, à sa conviction, ou plutôt à sa crainte, qu’elle ne soit en fin de compte qu’une jeune personne très frivole.

            Mais à l’évidence elle portait beaucoup d’intérêt à Giovanelli. Elle ne le quittait pas des yeux quand il parlait, lui disait à chaque instant de faire ceci ou cela, passait son temps à le taquiner et à le gourmander. Elle semblait avoir complètement oublié que Winterbourne lui avait dit quelque chose de désagréable à la petite soirée de Mrs Walker. Un dimanche après-midi, alors qu’il visitait Saint-Pierre avec sa tante, Winterbourne aperçut Daisy en train de flâner dans la grande église en compagnie de l’inévitable Giovanelli. Il désigna aussitôt la jeune fille et son compagnon à Mrs Costello. Cette dame les observa un moment à travers son lorgnon, et dit :

            - Voilà ce qui te rend si pensif ces temps-ci, n’est-ce pas ?

            - Je n’ai pas du tout eu l’impression que j’étais pensif, dit le jeune homme.

            - Tu es très préoccupé, tu penses forcément à quelque chose.

            - Et à quoi m’accusez-vous de penser ? demanda-t-il.

            - A l’intrigue de cette jeune demoiselle, Miss Baker, Miss Chandler, quel est son nom déjà ? Miss Miller... avec cette petite tête à perruque.

            - Vous appelez intrigue une histoire qui s’entoure d’une telle publicité ? demanda Winterbourne.

            - C’est une sottise, et non un mérite de leur part, dit Mrs Costello.

            - Non, répliqua Winterbourne, avec cet air pensif auquel sa tante avait fait allusion. Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit qui mérite le nom d’intrigue.

            - J’ai entendu une dizaine de personnes en parler ; on dit qu’elle est très éprise de lui.

            - Ils sont assurément très intimes, dit Winterbourne.

            Mrs Costello observa de nouveau le jeune couple à travers son instrument d’optique.

            - Il est très beau. On devine facilement ce qui se passe. Pour elle, c’est l’homme le plus élégant du monde, le gentleman le plus distingué. Elle n’a jamais rien vu de semblable ; il est encore mieux que le majordome. C’est probablement le majordome qui le lui a présenté, et s’il réussit à épouser la demoiselle, le majordome touchera une jolie commission.

            - Je ne crois pas qu’elle pense l’épouser, dit Winterbourne, et je ne crois pas que lui-même l’espère.

            - Tu peux être sûr qu’elle ne pense à rien. Elle vit au jour le jour, d’une heure à l’autre, comme on faisait à l’Age d’or. Je ne connais rien de plus vulgaire. Et en même temps, ajouta Mrs Costello, tu peux t’attendre à ce qu’elle t’annonce à tout moment qu’elle est « fiancée ».

            - Je pense que Giovanelli n’en espère pas tant, dit Winterbourne.

            - Qui est Giovanelli ?

            - Le petit Italien. Je me suis renseigné sur son compte et j’ai appris certaines choses. Apparemment, c’est un petit monsieur parfaitement respectable. Je crois que c’est une sorte de cavaliere avvocato. Mais il ne fréquente pas ce qu’on appelle les meilleurs cercles. Je pense qu’il est absolument impossible que ce soit le majordome qui l’ait présenté. Il est évident qu’il est absolument sous le charme de Miss Miller. Si elle le tient pour le gentleman le plus distingué du monde, lui, de son côté, n’a jamais côtoyé tant de splendeur, d’opulence et de luxe. De plus, elle doit lui paraître merveilleusement jolie et intéressante. Je doute vraiment qu’il rêve de l’épouser. Cela doit lui sembler un coup de chance à peine imaginable. Il n’a rien à offrir que sa jolie figure, alors qu’il y a là-bas un imposant Mr Miller, au mystérieux pays des dollars. Giovanelli sait qu’il n’a pas même un titre à offrir. S’il était seulement comte ou marchese ! Il doit encore s’étonner de la chance qu’il a eu d’avoir été ainsi adopté.

            - Il met ça sur le compte de sa belle figure, et il pense que Miss Miller est une demoiselle qui se passe ses fantaisies ! déclara Mrs Costello.

            - Il est vrai, poursuivit Winterbourne, que Daisy et sa maman n’ont pas encore atteint ce degré de... comment dirai-je ?... de culture, où l’idée vous vient de mettre la main sur un comte ou un marquis. Je les crois intellectuellement incapables d’avoir une telle idée.

            - Ah ! mais le cavaliere les en croit capables, lui ! dit Mrs Costello.

             Que l’ « intrigue » de Daisy provoquât de nombreux commentaires, Winterbourne en eut ce jour-là à St-Pierre une preuve suffisante. Une dizaine de membres de la colonie américaine de Rome vinrent parler à Mrs Costello, qui était assise sur un petit siège pliant au pied d’un des grands piliers de l’église. Le service des vêpres se déroulait au son de l’orgue et de chants magnifiques dans la chapelle toute proche et pendant ce temps, entre Mrs Costello et ses amis, il était beaucoup question de Miss Miller qui, vraiment, allait trop loin. Ce qu’entendit Winterbourne ne lui fit pas plaisir ; mais quand, depuis les grandes marches hors de l’église, il vit Daisy, qui était sortie avant lui, monter dans un fiacre découvert avec son complice et s’éloigner à travers les rues cyniques de Rome, il ne put se dissimuler à lui-même qu’en effet elle allait « trop loin ». Il eut de la peine pour elle, non qu’il crût vraiment qu’elle avait complètement perdu la tête, mais parce qu’il lui était pénible d’entendre ranger ce qui était joli, naturel et vulnérable dans les catégories si vulgaires du désordre. Après cela, il se dit qu’il devait essayer de prévenir Mrs Miller. Un jour, il rencontra sur le Corso un ami – touriste comme lui – qui sortait du palais Doria où il venait de visiter la célèbre galerie. Cet ami lui parla du superbe portrait d’Innocent X par Velasquez exposé dans un des cabinets du palais, puis il lui dit :

            - Et dans ce même cabinet, à propos, j’ai eu le plaisir d’admirer un tableau d’un tout autre genre : cette jolie américaine que tu m’as fait remarquer la semaine dernière.

            En réponse aux questions de Winterbourne, son ami lui raconta que la jolie américaine – plus jolie que jamais – était assise avec un jeune homme dans le coin retiré où se trouve le grand portrait du pape.

            - Qui était ce jeune homme ? demanda Winterbourne.

            - Un petit Italien avec un bouquet à la boutonnière. Cette fille est vraiment ravissante, mais j’avais cru comprendre, d’après ce que tu m’as dit l’autre jour, qu’elle était du meilleur monde.

            - Elle l’est en effet ! répondit Winterbourne.

            Puis s’étant assuré que son informateur venait de voir Daisy et son compagnon à peine cinq minutes auparavant, il sauta dans un fiacre et alla rendre visite à Mrs Miller. Elle était à l’hôtel ; mais elle s’excusa de le recevoir en l’absence de Daisy.

            - Elle est partie quelque part avec Mr Giovanelli, dit Mrs Miller. Elle est tout le temps en promenade avec Mr Giovanelli.

            - J’ai remarqué qu’ils étaient très intimes, déclara Winterbourne.

            - Oh, on dirait qu’ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre ! dit-elle. Enfin, c’est un véritable gentleman, après tout. Je ne cesse de dire à Daisy qu’elle est fiancée !

            - Et que répond-elle ?

            - Oh, elle répond qu’elle ne l’est pas. Mais elle pourrait aussi bien l’être ! reprit cette mère impartiale. Elle se comporte comme si elle l’était. Mais j’ai fait promettre à Mr Giovanelli de m’avertir, si elle ne le fait pas elle-même. Je devrais écrire à Mr Miller à ce propos. N’est-ce pas votre avis ?

            Winterbourne répondit qu’à sa place il le ferait certainement ; et l’état d’esprit de la mère de Daisy lui parut à ce point sans exemple dans les annales de la vigilance maternelle qu’il jugea parfaitement inutile d’essayer de la mettre en garde.

            Par la suite, Daisy ne se trouva plus jamais à l’hôtel et Winterbourne cessa de la rencontrer chez leurs amis communs, car, comme il s’en aperçut, ces personnes avisées avaient finalement décrété qu’elle allait trop loin. Ils cessèrent de l’inviter, et laissaient entendre cette grande vérité aux Européens respectueux des usages : bien que Miss Daisy Miller fût une jeune fille américaine, sa conduite était considérée par ses compatriotes comme non représentative, et comme anormale. Winterbourne se demandait quelle impression pouvaient lui faire tous ces dos qu’on lui tournait froidement, et parfois il était contrarié par le soupçon qu’elle n’éprouvait aucune impression. Il se disait qu’elle était trop frivole et trop naïve, trop peu cultivée et trop irréfléchie, trop provinciale pour s’être inquiétée de cet ostracisme ou même pour l’avoir remarqué. Puis, à d’autres moments, il pensait que son élégante et irresponsable petite personne renfermait une conscience provocante, passionnée et parfaitement sûre de l’impression qu’elle produisait. Il se demandait si l’attitude provocante de Daisy venait de sa conscience d’être innocente ou du fait qu’elle appartenait à la catégorie des téméraires. Il faut avouer que s’en tenir à croire en l’innocence de Daisy semblait de plus en plus à Winterbourne relever de l’argutie galante. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, il était furieux de se perdre en considérations logiques au sujet de cette jeune personne ; il était contrarié de ne pouvoir juger d’instinct dans quelle mesure ses excentricités étaient propres à son rang ou à sa nation, et dans quelle mesure elles lui étaient personnelles. Quoi qu’il en fût, il l’avait pour ainsi dire perdue, et maintenant il était trop tard. Elle était comme « possédée » par Mr Giovanelli.

            Quelques jours après son bref entretien avec Mrs Miller, il rencontra Daisy dans ce magnifique séjour de ruines et de fleurs connu sous le nom de Palais des Césars. Le printemps romain précoce avait empli l’air de parfums et le sol rocailleux du mont Palatin était recouvert d’une tendre verdure. Daisy se promenait au sommet d’un de ces grands monticules de ruines flanqués de marbre moussu et pavés d’inscriptions monumentales. Jamais Rome ne lui avait semblé aussi belle que maintenant. Il contemplait l’harmonie enchanteresse des lignes et des couleurs qui entouraient la ville, respirait les douces odeurs humides et sentait s’affirmer en un mystérieux mélange la nouveauté de la saison et l’antiquité du lieu. Il lui semblait aussi que Daisy n’avait jamais été aussi jolie ; mais c’était une observation qu’il s’était faite chaque fois qu’il l’avait rencontrée. Giovanelli était à ses côtés, et Giovanelli lui-même avait encore plus d’éclat qu’à l’ordinaire.

            - Tenez ! fit Daisy, je savais bien qu’on ne pouvait vous trouver que solitaire.

            - Solitaire ? demanda Winterbourne.

            - Vous vous promenez toujours tout seul. Vous ne trouvez donc personne qui veuille vous accompagner ?

            - Je n’ai pas autant de chance que votre ami, répondit Winterbourne.

            Dès le début, Giovanelli s’était montré envers Winterbourne d’une rare courtoisie ; il écoutait ses remarques d’un air déférent ; il riait scrupuleusement à ses plaisanteries ; il semblait prêt à manifester sa conviction que Winterbourne était un jeune homme supérieur. Il ne se comportait nullement comme un prétendant jaloux ; il avait à l’évidence beaucoup de tact ; il trouvait naturel qu’on attendît de sa part un peu d’humilité. Parfois même, il semblait à Winterbourne que Giovanelli aurait éprouvé un certain soulagement moral à pouvoir établir avec lui une connivence, et lui dire, comme on s’adresse à un homme intelligent, qu’il savait, Dieu merci, combien cette jeune fille était extraordinaire, et qu’il ne se berçait pas d’espérances illusoires – ou du moins trop illusoires – quant au mariage et aux dollars. Ce jour-là, il s’éloigna de sa compagne pour cueillir une petite branche d’amandier en fleur qu’il arrangea avec soin à sa boutonnière.

            - Je sais pourquoi vous dites cela, dit Daisy en regardant Giovanelli. C’est parce que vous pensez que je me promène trop avec lui !

            Et elle désigna d’un signe de tête son cavalier.

            - C’est ce que tout le monde pense, si vous tenez à le savoir, dit Winterbourne.

            - Bien sûr, je tiens à le savoir ! s’écria Daisy avec sérieux. Mais je n’y crois pas. Ils font seulement semblant d’être choqués. Ils se moquent de ce que je fais comme d’une guigne. D’ailleurs, je ne sors pas tant que cela.

            - Je pense que vous découvrirez qu’ils ne s’en moquent pas du tout. Ils vous le montreront – d’une manière désagréable.

            Daisy le regarda quelques instants.

            - Comment cela... désagréable ?

            - Vous n’avez rien remarqué ? demanda Winterbourne.

            - Je vous ai remarqué, vous. Et j’ai remarqué que vous étiez aussi raide qu’un parapluie la première fois que je vous ai vu.

            - Vous découvrirez que je suis moins raide que beaucoup d’autres, dit Winterbourne en souriant.

            - Comment le découvrirai-je 

            - En leur rendant visite.

            - Et que me feront-ils ?

            - Ils vous tourneront froidement le dos. Savez-vous ce que cela signifie ?

            Daisy le regardait intensément ; elle se mit à rougir.

            - Vous voulez dire comme Mrs Walker l’autre soir ?

            - Exactement ! dit Winterbourne.

            Elle tourna les yeux vers Giovanelli qui était en train d’arranger à sa boutonnière ses fleurs d’amandier. Puis, regardant de nouveau Winterbourne :

            - Je ne pensais pas, dit-elle, que vous laisseriez les gens être si méchants !

            - Comment les en empêcher ? demanda-t-il.

            - Je pensais que vous diriez quelque chose.

            - Mais je ne fais que cela, dit-il.

            Et il se tut un moment.

            - Je dis que votre mère m’a confié qu’elle vous croyait fiancée, reprit-il.

            - Eh bien, qu’elle le croie ! dit Daisy très simplement.

            Winterbourne se mit à rire.

            - Et est-ce que Randolph le croit aussi ? demanda-t-il.

            - Oh, je suppose que Randolph ne croit rien du tout, dit Daisy.

            Le scepticisme de Randolph relança l’hilarité de Winterbourne, et il remarqua que Giovanelli revenait vers eux. Daisy, le remarquant aussi, s’adressa de nouveau à son compatriote :

            - Puisque vous en avez parlé, dit-elle, je suis fiancée, en effet.

            Winterbourne la regarda ; il avait cessé de rire.

            - Vous ne le croyez pas ! ajouta-t-elle.

            Il resta silencieux un instant, puis il dit :

            - Si, je le crois.

            - Oh ! non, vous ne le croyez pas, reprit-elle. Eh bien, alors, je ne suis pas fiancée.

            La jeune fille et son cicérone étaient sur le chemin qui menait hors de l’enclos, aussi Winterbourne, qui venait à peine d’entrer, prit bientôt congé d’eux. Une semaine plus tard, il alla dîner dans une très belle villa située sur le mont Coelius et, en arrivant, il renvoya la voiture qu’il avait louée. La soirée était délicieuse, et il se promettait le plaisir de rentrer chez lui à pieds, en passant sous l’Arc de Constantin et en longeant les monuments du Forum baignés de faibles lueurs. La lune était décroissante, et sans grand éclat, mais elle était voilée d’un léger rideau de nuages qui semblait diffuser sa lumière et la répandre partout d’une manière égale. Quand, au retour de la villa (il était onze heures), Winterbourne approcha du cercle obscur du Colisée, il eut la pensée, en amoureux du pittoresque, que l’intérieur, à la lueur pâle de la lune, devait valoir le coup d’œil. Il dévia de son chemin et marcha vers une des grandes arches désertes, près de laquelle, comme il put le voir, était arrêtée une voiture découverte – une de ces petites calèches que l’on voit à Rome. Il s’enfonça alors dans la pénombre caverneuse du vaste édifice et émergea dans l’arène claire et silencieuse. L’endroit ne lui avait jamais paru aussi impressionnant. Une moitié du cirque gigantesque était plongée dans de profondes ténèbres ; l’autre sommeillait dans une légère obscurité. Comme il s’était arrêté là, il se mit à murmurer les célèbres vers du Manfred de Byron ; mais avant d’avoir fini sa citation, il se souvint que si les méditations nocturnes au Colisée sont conseillées par les poètes, les médecins, eux, les désapprouvent. Certes, l’atmosphère historique était bien là, mais d’un point de vue scientifique, l’atmosphère historique ne valait pas mieux qu’un miasme infâme. Winterbourne avança jusqu’au milieu de l’arène, pour avoir une meilleure vue d’ensemble, bien décidé à battre ensuite en retraite. La grande croix au centre était enveloppée d’ombres ; ce n’est qu’en s’approchant qu’il put la voir distinctement. Il s’aperçut alors que deux personnes se trouvaient sur les marches basses qui formaient son socle. L’une d’elles, une femme, était assise ; son compagnon se tenait debout devant elle.

            Bientôt, la voix de la femme lui parvint clairement à travers l’air chaud de la nuit.

            -  Voyez, il nous regarde comme les tigres ou les lions ont dû regarder jadis les martyrs chrétiens !

            Tels furent les mots qu’il entendit, prononcés avec l’accent bien connu de Miss Daisy Miller.

            - Espérons qu’il n’est pas trop affamé, répondit l’ingénieux Giovanelli. Il faudra qu’il attaque par moi ; il vous gardera pour le dessert !

            Winterbourne s’arrêta, saisit d’une sorte d’horreur et, ajoutons-le, d’une sorte aussi de soulagement. C’était comme si une lumière soudaine venait d’illuminer l’ambiguïté de la conduite de Daisy , comme si l’énigme devenait soudain facile à déchiffrer. Daisy était une demoiselle qu’un gentleman ne devait plus se donner la peine de respecter. Il restait là à la regarder, et à regarder son compagnon, sans réfléchir que s’il les voyait à peine, lui-même devait leur paraître fort visible. Il se sentait furieux après lui-même de s’être autant préoccupé de savoir ce qu’il devait penser de Miss Daisy Miller. Aussi, comme il allait s’avancer un peu plus, il se retint ; non par crainte de se montrer injuste envers elle, mais de peur de manifester une inconvenante gaieté après l’évidence soudaine que toute prudence critique à son égard était vaine. Comme il revenait sur ses pas en direction de l’entrée, il entendit de nouveau la voix de Daisy :

            - Mais, c’était Mr Winterbourne ! Il m’a vue... et il fait semblant de ne pas me reconnaître !

            Quelle habile petite dépravée, et comme elle savait jouer l’innocence outragée ! Mais il ne ferait pas semblant de ne pas la reconnaître. Winterbourne revint sur ses pas et s’approcha de nouveau de la grande croix. Daisy s’était levée ; Giovanelli souleva son chapeau. Winterbourne ne songeait plus maintenant qu’à la folie, d’un point de vue sanitaire, qui poussait cette jeune fille à traîner le soir dans ce nid de malaria. Qu’elle fût une habile petite dépravée, ce n’était pas une raison pour qu’elle mourût de la perniciosa.

            - Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda-t-il presque brutalement.

            Daisy, que le clair de lune flatteur rendait ravissante, le regarda un instant, puis :

            - Depuis le début de la soirée, répondit-elle gentiment. Je n’ai jamais rien vu d’aussi joli.

            - Je crains, dit Winterbourne, que vous trouviez moins jolie la fièvre romaine. C’est comme ça qu’on l’attrape. Je m’étonne, ajouta-t-il en se tournant vers Giovanelli, que vous, un Romain d’origine, vous approuviez une pareille imprudence.

            - Oh, fit le séduisant Romain, je ne crains rien pour moi-même.

            - Ni moi pour vous ! C’est de cette jeune fille dont je parle.

            Giovanelli haussa ses sourcils bien dessinés et découvrit ses belles dents blanches, mais il reçut docilement la rebuffade de Winterbourne.

            - J’ai dit à la Signorina que c’était une grave imprudence ; mais la signorina a-t-elle jamais été prudente ?

            - Je n’ai jamais été malade, et je compte bien ne pas l’être, déclara la signorina. Je n’en ai pas l’air, mais je suis solide ! Je m’étais promis de voir le Colisée au clair de lune ; je n’aurais pas voulu quitter Rome sans l’avoir vu. Et nous avons passé un moment merveilleux, n’est-ce pas, Mr Giovanelli ? S’il y a le moindre danger, Eugenio me donnera des pilules. Il a toujours d’excellentes pilules.

            - Je vous conseille, dit Winterbourne, de rentrer à l’hôtel au plus vite et d’en prendre une !

            - Ce que vous dites est très sage, reprit Giovanelli. Je cours m’assurer que la voiture est prête.

            Et il s’éloigna rapidement. Daisy le suivit avec Winterbourne. Celui-ci ne la quittait pas des yeux ; elle ne semblait pas le moins du monde embarrassée. Winterbourne ne disait rien ; Daisy papotait sur la beauté de l’endroit.

            - Eh bien, j’aurai vu le Colisée au clair de lune ! s’écria-t-elle. C’est une belle chose de faite.

            Puis, remarquant le silence de Winterbourne, elle lui demanda pourquoi il ne parlait pas. Il ne répondit pas ; il se contenta de rire. Ils franchirent l’une des arches sombres ; Giovanelli était en face, près de la voiture. Daisy s’arrêta et regarda le jeune américain.

            - Avez-vous cru, l’autre jour, que j’étais fiancée ? demanda-t-elle.

            - Peu importe ce que j’ai cru l’autre jour, répondit-il toujours en riant.

            - Et que croyez-vous maintenant ?

            - Que vous soyez fiancée ou non, je pense que cela ne fait pas grande différence !

            Il sentait les jolis yeux de la jeune fille fixés sur lui à travers l’épaisse obscurité de l’arche ; elle allait apparemment lui répondre. Mais Giovanelli vint la presser de le suivre.

            - Vite, vite, dit-il. Si nous rentrons avant minuit, nous sommes sauvés.

            Daisy prit place dans la voiture et l’heureux Italien s’assit à côté d’elle.

            - N’oubliez pas les pilules d’Eugenio ! dit Winterbourne et il souleva son chapeau.

            - Cela m’est égal, dit Daisy d’une petite voix étrange, d’attraper ou non la fièvre romaine !

            Là-dessus, le cocher fit claquer son fouet, et ils s’éloignèrent en cahotant sur les pavés morcelés de l’antique passage.

            Winterbourne – rendons-lui cette justice – ne dit à personne qu’il avait rencontré Miss Miller à minuit, au Colisée, en compagnie d’un monsieur ; mais néanmoins, deux jours plus tard, le fait était connu de tous les membres du petit cercle américain, et commenté en conséquence. Winterbourne se dit que cela s’était su naturellement à l’hôtel, et qu’au retour de Daisy le portier et le cocher avaient échangé des plaisanteries. Mais, en même temps, le jeune homme était conscient que les vils commérages des domestiques à propos de cette petite flirteuse américaine avaient cessé de le chagriner. Un ou deux jours après, ces mêmes gens eurent des informations bien plus alarmantes à donner : la petite flirteuse américaine était tombée gravement malade. Quand la rumeur lui parvint, Winterbourne se rendit aussitôt à l’hôtel pour avoir des nouvelles plus précises. Il trouva là deux ou trois amis charitables qui l’avaient précédé, et que Randolph distrayait dans le salon de Mrs Miller.

            - C’est de sortir la nuit qui l’a rendue malade, dit Randolph. Elle sort toujours la nuit. Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça... il fait tellement noir. La nuit, on ne voit rien, ici, sauf quand il y a la lune. En Amérique, on a toujours la lune !

            Mrs Miller n’était pas visible ; au moins, maintenant, accordait-elle à sa fille le privilège de sa compagnie. Il était évident que Daisy était gravement malade.

            Winterbourne vint souvent prendre de ses nouvelles et, une fois, il put voir Mrs Miller, qui, bien que très inquiète, était, ce qui le surprit, parfaitement calme, et paraissait une infirmière efficace et fort judicieuse. Elle lui parla beaucoup du docteur Davis, mais Winterbourne lui rendit un hommage silencieux en se disant qu’elle n’était pas, après tout, aussi monstrueusement bête.

            - Daisy a parlé de vous l’autre jour, lui dit-elle. La moitié du temps elle ne sait pas ce qu’elle dit, mais là je pense qu’elle avait tous ses esprits. Elle m’a confié un message ; elle m’a chargée de vous dire... qu’elle n’a jamais été fiancée à ce bel Italien. Pour ma part, j’en suis très heureuse ; Mr Giovanelli n’est pas venu nous voir souvent depuis qu’elle est tombée malade. Je croyais que c’était un vrai gentleman, mais je trouve que ce n’est pas très poli ! Une dame m’a dit qu’il avait peur que je sois en colère après lui parce qu’il avait emmené Daisy se promener la nuit. Eh bien, je le suis en effet ; mais je suppose qu’il sait que je suis bien élevée. Je ne m’abaisserais pas à le réprimander. En tout cas, elle dit qu’elle n’est pas fiancée. Je ne sais pas pourquoi elle veut que vous le sachiez, mais elle m’a répété trois fois : «  N’oublie pas de le dire à Mr Winterbourne ! » Puis, elle m’a dit de vous demander si vous vous souveniez du jour où vous avez visité ce château, en Suisse. Mais j’ai répondu que je ne transmettais pas ce genre de messages. Quoi qu’il en soit, je suis bien heureuse de savoir qu’elle n’est pas fiancée.

            Mais, comme Winterbourne l’avait dit, cela n’avait plus d’importance. Une semaine plus tard, la pauvre fille mourut. C’était un cas de fièvre des plus terribles. Daisy fut enterrée dans le petit cimetière protestant, à l’angle formé par les murailles de la Rome impériale, sous les cyprès et les fleurs du printemps. Winterbourne se tenait près de sa tombe avec quelques autres personnes en deuil, plus nombreuses que le scandale provoqué par la conduite de la jeune fille ne l’aurait laissé supposer. Près de lui se tenait Giovanelli, qui s’approcha plus près encore au moment où Winterbourne allait se retirer. Giovanelli était très pâle ; et ne portait pour la circonstance aucune fleur à la boutonnière ; il paraissait vouloir dire quelque chose. Il finit par dire :

            - C’était la plus belle jeune fille que j’aie jamais vue, et la plus aimable.

            Puis il ajouta un moment après :

            - Et c’était la plus innocente.

            Winterbourne le regarda et répéta aussitôt ses paroles :

            - La plus innocente ?

            - La plus innocente !

            Winterbourne ressentit à la fois du chagrin et de la colère.

            - Pourquoi diable l’avez-vous emmenée dans cet endroit fatal ? demanda-t-il.

            La courtoisie de Giovanelli était apparemment imperturbable. Il baissa les yeux un moment, puis il dit :

            - Moi, je ne craignais rien, et elle voulait y aller.

            - Ce n’était pas une raison ! lança Winterbourne.

            Le subtil Romain baissa de nouveau les yeux.

            - Si elle avait vécu, je n’aurais rien obtenu d’elle. Elle ne m'aurait jamais épousé, j’en suis sûr.

            - Elle ne vous aurait jamais épousé ?

            - Un moment je l’ai cru. Mais non... maintenant je suis sûr que non.

            Winterbourne l’écoutait, les yeux fixés sur ce tapis de terre nue sous lequel Daisy reposait, parmi les fleurs d’avril. Quand il se retourna, Mr Giovanelli s’était retiré de son pas léger et lent.

            Winterbourne quitta Rome presque aussitôt ; mais l’été suivant, il retourna voir sa tante, Mrs Costello, à Vevey. Mrs Costello aimait beaucoup Vevey. Dans l’intervalle, Winterbourne avait souvent pensé à Daisy Miller et ses déconcertantes façons de faire. Un jour, il parla d’elle à sa tante et lui dit qu’il avait sur la conscience d’avoir été injuste envers la jeune fille.

            - Je ne vois pas comment votre injustice aurait pu l’atteindre, dit Mrs Costello.

            - Elle m’a fait transmettre un message avant de mourir, que je n’ai pas compris sur le moment. Mais depuis je l’ai compris. Il y a quelqu’un dont elle aurait apprécié l’estime.

            - Est-ce une manière pudique, demanda Mrs Costello, de dire qu’elle aurait payé de retour l’affection de ce quelqu’un ?

            Winterbourne laissa cette question sans réponse ; mais bientôt il dit :

            - Vous aviez raison l’été dernier quand vous m’avez fait cette remarque. Il était écrit que je commettrais une erreur. J’ai vécu trop longtemps à l’étranger.

            Néanmoins, il retourna vivre à Genève d’où continuent de parvenir les récits les plus contradictoires de son séjour là-bas : on prétend qu’il poursuit de « sérieuses études » ; on laisse aussi entendre qu’il s’intéresse beaucoup à une dame étrangère très intelligente.

 

 

Fin

 

 * : mots en italique : en français dans le texte.

                                

 

 

 

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