Site de Stéphane Descornes, dit Bishop. Écrivain.

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Mine de Riens


Les Choses

 

Je me suis baissé et j’ai ramassé la feuille.
« Trop tard ! », j’ai pensé. « Elle est morte. »

Mais je l’ai quand même mise dans ma poche, après quoi j’ai repris mon chemin vers l’école.

Je n’avais pas grand-chose sur les épaules ce matin-là. Un cartable, deux, trois cahiers et à peine dix ans. Quelques mètres plus loin, je suis tombé sur un papier de Carambar qui avait l’air de ramper par terre.

– Eh ! il m’a lancé.
– O.K., c’est bon… j’ai soupiré.

Je l’ai ramassé lui aussi et je l’ai fourré au fond de ma poche, avec le cadavre de la feuille. Quand le papier a vu la feuille, il a pâli. (Si ça se trouvait, c’était sa mère, et il allait se mettre à pleurer au fond de ma poche, penché sur le cadavre de la vieille feuille rabougrie ?)

Un peu plus loin, c’est un caillou qui m’a appelé :

– Eh, petit ! Ramasse-moi… a dit le caillou.
– Vous savez que j’ai déjà une feuille morte et son fils et que mes poches, c’est pas l’arche à Noé ?…
– Je sais, mais si tu me laisses là, quelqu’un va me balancer dieu sait où d’un coup de pied ! Si Toi tu me ramasses pas, personne va le faire. Tout le monde me croise sans me voir et ceux qui me voient, m’oublient la seconde d’après…
– C’est bon, c’est bon ! j’ai dit. Arrêtez vos simagrées !

J’ai mis le caillou dans ma poche. Là-dedans, ils ont fait les présentations :

– Salut, moi c’est Pierre, a dit le caillou. (Puis, voyant la feuille :) Oh… elle est morte ?
– Je crois bien que c’était ma mère, a opiné le papier.
– Je suis vraiment désolé…
– Ça me fait une belle jambe.

Encore un peu plus loin, un petit caillou m’a supplié de le prendre avec moi. Je n’ai rien dit et je l’ai mis avec les autres. A-t-on jamais vu un cœur d’enfant briser un cœur de pierre ?

Et puis, il s’est mis à pleuvoir. Doucement. Une sorte de bruine. Mais pour les Choses de la rue, c’était le déluge.

– AU S’COURS ! elles criaient. AU S’COURS ! NOUS LAISSE PAS LÀ ! NOUS ABANDONNE PAS !

Le vent s’est mis de la partie. Un Kleenex volant m’a frôlé en hurlant. Il a ricoché plusieurs fois sur le bitume, accusant le coup par des « OUTCH ! » douloureux. J’ai fais comme si je le voyais pas. Ça m’a fait de la peine, mais rongé par la morve et la pluie, le pauvre était fichu. J’ai préféré sauver une feuille de chêne toute trempée, qu’avait même plus la force d’appeler.

Le papier a jeté son dévolu sur elle. Il s’est mis à la cajoler, à lui parler tout bas.

– Tu crois que c’est sa sœur ? a demandé le caillou.
– Je sais pas, a répondu Pierre en s’asseyant dans un coin.

Je suis arrivé à l’école tout pensif, me demandant ce qui m’arrivait. Pourquoi est-ce que j’avais ramassé toutes ces choses ?

« Parce qu’elles te l’ont demandé. », a fait une voix dans ma tête.
– Mais je…
« C’est pas une raison suffisante ? »
– Si. Et après ?

« Après ? Dans dix ans, tu écriras un texte là-dessus. Et tu te diras que tu as sauvé ces choses uniquement pour écrire ce truc. »

– QUOI ? !
« T’occupe. »

J’ai toujours entendu ce genre de voix me dégoiser des sornettes dans ce goût-là. Une fois de plus, je n’avais rien compris à leur jargon. Ma mère non plus n’a pas vraiment compris quand elle a découvert les Choses au fond de mes poches :

– Qu’est-ce que c’est que ces saloperies ! ?

Je haussais les épaules. « Aucune idée », disaient mes épaules.

– Tu vas me faire le plaisir de plus ramener ces saletés à la maison mais t’es pas bien ou quoi c’est sale tout ça tu vas attraper des maladies à ramasser tous ces machins ah non j’irai pas te voir à l’hôpital quand tu seras (etc. etc.)…

Je suis sorti de ma chambre, tout penaud, convaincu d’être un idiot. Et puis, j’ai entendu les Choses hurler quand ma mère les a jeté dans la poubelle. Elles m’appelaient : « AU SECOURS ! ! ! »

Mais je suis resté sans bouger – étrange statue dans le salon – à regarder la pluie ruisseler sur les carreaux.

 

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Dernière mise à jour :

05/02/05

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