La poétique
de la Modernité chez Théophile ou l'émergence
et l'affirmation
du moi
par Paul Valence
I.
Le libertinage épicurien
a) l'affranchissement de l'homme et le plaisir de la transgression
b) Le De Rerum Natura ou l'immédiateté d'une existence
fuyante
c) La redécouverte des sens et la parole poétique comme affirmation
de l'existence
II)
Individualisme de Théophile
a) Refus du dogmatisme malherbien et affirmation d'une poésie profondément
singulière
b) La place du poète dans la société
c) Singularité d'une uvre personnelle et mélancolique,
s'assombrissant au fil de l'écriture
III)
L'avènement d'une modernité stylistique dans l'uvre
de Théophile
a) Le refus du monde antique
b) L'invention langagière
c) L'affirmation du moi
Cette fois, c'est d'un véritable grand poète que nous allons parler.
C'est en ces termes que Théophile de Viau (1590-1626) est révélé, plus de deux siècles après sa mort, dans Les Grotesques, par un autre Théophile agitateur injustement méconnu, Gautier. Révélé, méconnu ; pourtant, tout au long du XVIIème siècle, les uvres de Théophile de Viau (que nous nommerons dorénavant, à la manière de ses contemporains, simplement Théophile) connaissent un retentissant succès public, avec plus de 90 éditions. Ces uvres seront, plus tard, décriées par le classicisme (Boileau, encore, sous l'impitoyable plume duquel se font et défont les réputations littéraires, et ce malgré l'admiration de Corneille (1)) puis complètement oubliées d'un XVIIIème siècle évidemment clos à la poésie.
Ce n'est que le XIXème siècle romantique qui, redécouvrant
le baroque, réhabilitera enfin Théophile, et devinera en lui
l'artisan d'un " frisson nouveau " (comme le clamera plus tard
Hugo, patriarche romantique, à propos de Baudelaire (2)) et le chantre
précurseur d'une modernité conquérante. Ainsi, Gautier
n'écrit-il pas, toujours dans Les Grotesques : C'est lui, il faut
le dire, qui a commencé le mouvement romantique ?
Tant d'anachronismes, d'audacieuses comparaisons, de provocations calculées, nous amènent à nous questionner sur la nature de la poésie de Théophile ; profondément ancrée dans son époque, inséparable même de celle-ci, et trouvant à la fois d'innombrables résonances chez les écrivains de tous temps - en particulier, nous l'avons vu, chez les romantiques. Comment, alors, penser l'étude d'une poésie aussi multiple, changeante au gré des points de vue, immanquablement marquée du sceau des écrivains qui l'ont découverte, aimée, révélée ? Dans quelle mesure peut-on considérer l'uvre de Théophile comme procédant d'une écriture intrinsèquement originale, résolument personnelle et isolée de toute tendance littéraire ? Peut-on voir, comme l'affirme Gautier, dans l'auteur de Pyrame et Thisbé, tragédie certes confuse mais bouillonnante d'invention, le voyant, la figure même du poète, le prophète d'une modernité à venir ?
Nous faisons donc face à une écriture fuyante, contradictoire, se dérobant à l'interprétation, particulièrement représentative, en ce sens, de la période baroque. Or nous allons voir qu'au centre même de cette poétique essentiellement volage, mouvante, se dégage, s'affirme la figure obstinée et constante (bien que souvent rêvée, hallucinée, réinventée), le moi, du poète.
Pour ce faire, nous dégagerons, tout d'abord, la conception de Théophile de la parole poétique ; une parole s'exprimant, en un premier temps, à travers la scandaleuse émancipation d'un libertinage épicurien. Mais ne serait-il pas alors aisé, en assimilant de la sorte Théophile au le mouvement libertin, de trahir la pensée d'un auteur absolument indépendant, réfractaire à tout mouvement littéraire, quel qu'il soit ? Nous étudierons alors l'individualisme de Théophile, la place qu'il accorde au poète dans la société et la singularité d'une uvre mélancolique qui dépasse bien souvent la philosophie épicurienne. Enfin nous verrons, dans une troisième partie, l'invention des images et le constant renouvellement des formes employées, menant chez le poète à la composition d'un moi affirmé, central.
a) L'affranchissement de l'homme et le plaisir de la transgression
Le libertinage est une tradition littéraire traversant, comme une culture souterraine, tout le XVIIème et XVIIIème siècle. Il consiste en un mouvement de révolte intellectuelle contre les dogmes d'une société (libertinus signifie libre-penseur). Il prit, tout au long de son existence, différentes formes. Ainsi, il s'éleva tout d'abord, entre 1600 et 1680, contre les dogmes de la religion chrétienne (c'est le " libertinage érudit "). Puis, entre 1620 et 1800, contre les convenances de la pudeur (" libertinage érotique "). Parallèlement, il s'attaquait entre 1700 et 1750 aux vertus amoureuses (" libertinage galant ") et, finalement, comme dans un aboutissement, entre 1750 et 1800, aux vertus morales (" libertinage sadien ").
En tant que doctrine du plaisir, s'élevant contre toute forme de dogmatisme, l'épicurisme peut être considéré comme une influence primordiale sur chacun de ces mouvements.
En 1623, Théophile est condamné pour avoir prétendument participé au Parnasse des Poètes satyriques (3), recueil scandaleux prenant ouvertement plaisir à enfreindre la morale de l'époque. Les vers pour lesquels il fut emprisonné, et qu'il niera, par ailleurs, toujours d'avoir écrit, montraient Théophile dans une attitude frondeuse et pulsionnelle de transgression envers les tabous de son temps (le dévoilement du sexe, les maladies génitales, la masturbation, la sodomie, associés à un repentir caricatural) :
Phyllis,
tout est [fou]tu, je meurs de la vérole,
Elle exerce sur moi sa dernière rigueur :
Mon v[it] baisse la tête et n'a point de vigueur,
Un ulcère puant a gâté ma parole.
J'ai sué trente jours, j'ai vomi de la colle,
Jamais de si grands maux n'eurent tant de longueur,
L'esprit le plus constant fût mort à ma langueur,
Et mon affliction n'a rien qui la console.
Mes amis plus secrets ne m'osent approcher,
Moi-même en cet état je ne m'ose toucher :
Phyllis le mal me vient de vous avoir [fou]tue.
Mon Dieu, je me repens d'avoir si mal vécu :
Et si votre courroux à ce coup ne me tue,
Je fais vu désormais de ne [fou]tre qu'en cul.
Outre la morale, ici, Théophile transgresse l'éventail des possibles inspirations poétiques. C'est en effet dans la parodie, dans la perversion de l'art noble par excellence (celui de l'écriture) que le poème prend son sens. En utilisant la forme privilégiée de la poésie du XVIème siècle (le sonnet d'alexandrins), la ponctuant de grossièretés et, dans l'esprit de Ronsard, réservant la plus forte idée (l'ultime provocation envers la religion) pour la pointe du sonnet (le second tercet), Théophile joue avec les formes académiques de la poésie et fait preuve d'un évident plaisir à choquer. Ce plaisir réside également dans le fait que le poète n'a plus honte ni de son corps (même s'il va contractant une répugnante vérole), ni de son esprit (le non-repentir, la perversion de la sodomie). Parallèlement à cette émancipation de l'être entier, se trouve, bien entendu, le plaisir d'enfin nommer les choses, de refuser la dérobade des anciennes figures. On assiste donc ici à un véritable affranchissement de l'homme, à une affirmation de la liberté d'être (physiquement parlant) et de penser, à travers une parole poétique renouvelée.
b) Le De Rerum Natura ou l'immédiateté d'une existence fuyante
Tout au long de l'âge dit classique au sens large du terme (période se déclinant entre la Renaissance et la Révolution Française, et englobant donc la période baroque), le De Rerum Natura de Lucrèce connaît de régulières réimpressions. Ce classique de la littérature antique, qui s'ancre dans la tradition de l'épicurisme, est doté d'un fort caractère subversif qui n'ira pas sans grandement influencer les divers mouvements de libertinage énoncés plus haut. On y trouve en effet de nouvelles conceptions de la morale (et, parmi elles, l'éloge du plaisir et la dénonciation des prêtres) et de l'existence (rejet des causes finales et acceptation de la mort). On imagine sans mal l'influence d'un tel ouvrage sur la création poétique de l'époque.
Se retrouve ainsi, chez Théophile notamment, une conception de la précarité de la vie éminemment proche de l'épicurisme. Parmi les nombreuses occurrences dans l'uvre de ce dernier, on peut noter, dans l'Élégie à une Dame (v. 15-16) :
Celui
qui dans les curs met le mal ou le bien
Laisse faire au destin sans se mêler de rien.
Dans ces vers, Théophile refuse l'idée de providence, alors fort répandue dans l'Église chrétienne du XVIIème siècle. On reconnaît, bien sûr, un thème déjà présent chez Lucrèce et Épicure. Le poète souligne ici la précarité d'une existence dénuée de sens, laissée entre les mains libres de l'homme, qui, ne pouvant plus compter sur la finalité des choses, doit alors saisir le monde dans tout ce qu'il a de plus immédiat.
Ainsi, dans la Première Journée, l'esprit volage du narrateur s'accommode des changements climatiques, calque son tempérament sur un monde (et un corps) toujours changeant, impossible à appréhender dans sa globalité, ne pouvant exister que dans l'instant :
[ ] la disposition de l'air se communique à mon humeur ; quelque discours qui s'oppose à cette nécessité, le tempérament du corps force les mouvements de l'âme. Quand il pleut, je suis assoupi et presque chagrin ; lorsqu'il fait beau, je trouve toutes sortes d'objets plus agréables.
Cette empressement à saisir un monde multiple, toujours différent, se retrouve, par ailleurs, dans l'écriture, le style même de Théophile, direct et, si parfois confus, toujours en accord avec l'instant de la composition et de l'inspiration. Ainsi, à nouveau dans l'Élégie à une Dame, ne retrouve-t-on pas un esprit rêveur, volage, ouvert à l'interminable succession d'immédiats qui l'entoure (v. 115-119) :
Je
ne veux point unir le fil de mon sujet,
Diversement je laisse et reprends mon objet,
Mon âme imaginant n'a point la patience
De bien polir les vers et ranger la science ;
La règle me déplaît, j'écris confusément.
L'écriture, la forme, s'accorde donc avec le fond, en ce sens qu'elle est immédiate, qu'elle est saisie dans l'instant ; elle n'est soumise à aucune contrainte, à aucune obligation de cohérence, et se laisse emporter au gré de ses inclinaisons passagères. Ce n'est pas, à proprement parler, une écriture réflexive mais bien une écriture sensible.
De plus, outre l'appréhension immédiate du monde, Théophile, toujours épicurien, invite, devant la précarité d'une existence fuyante, au profit immédiat du monde. On peut donc lire dans l'Élégie "Cloris lorsque je songe en te voyant si belle" (v. 24-26) :
Je
goûterai le bien que je verrai présent : (4)
Je prendrai les douceurs à quoi je suis sensible
Le plus abondamment qu'il me sera possible.
c) La redécouverte des sens et la parole poétique comme affirmation de l'existence
C'est dans cette même Élégie " Cloris lorsque je songe en te voyant si belle " que le poète semble, émerveillé, redécouvrir la vérité, la seule vérité, que détiennent ses sens. En effet, Théophile n'écrit-il pas (v. 28-30) :
Nos
sens trouvent en eux tant de ravissements,
Que c'est une fureur de chercher qu'en nous-même
Quelqu'un que nous aimions, et quelqu'un qui nous aime.
Dans ce passage, le poète semble faire bien peu de cas des passions, ces mouvements qui assujettissent l'âme et l'emprisonnent. À nouveau, il prône une vérité immédiate, basée sur le plaisir et accessible par l'unique biais des sens, c'est-à-dire une vérité que l'homme porte en lui-même. Il donne, dans la Première Journée, une explication plus développée de cette doctrine :
J'aime encore tout ce qui touche plus particulièrement les sens [ ] Mais à tout cela mon désir ne s'attache que pour se plaire, et non point pour se travailler. [ ] la passion la plus forte que je puisse avoir ne m'engage jamais au point de ne la pouvoir quitter un jour.
Théophile opère donc une séparation entre l'âme, à laquelle il n'accorde que peu de crédit, et le corps, détenteur, selon lui, de toute vérité. Il n'hésite pas longuement entre un plaisir intellectuel (tel, par exemple, la poésie), traditionnellement plus durable, et un plaisir physique, plus bref, plus immédiat et donc plus proche de l'essence, elle-même physique, du monde.
On peut alors se questionner sur l'utilité de l'écriture dans cette optique. Quel sens Théophile confère-t-il en effet à une parole poétique qui ne pourrait, rigide, que faussement décrire le monde et, impuissante, qu'improprement imiter les plaisirs des sens, ces sens tout entiers, sans fraude et sans contrainte (Élégie " Cloris lorsque je songe en te voyant si belle ", v. 21) ? Doit-on, de cette citation, conclure que l'écriture serait nécessairement frauduleuse et contraignante, c'est-à-dire contraire à la nature humaine dans le sens où l'humain, selon Théophile, détient sa vérité dans le plaisir et dans l'immédiat profit du monde ?
Il semblerait que Théophile ne conçoive l'écriture certes pas comme un moyen de capter le monde (comme nous l'avons vu, celui-ci ne peut être saisi dans toute sa vérité que par les sens), mais bien comme un moyen de célébrer le bonheur, justement, des sens. Ainsi, toujours dans l'Élégie à une Dame, véritable art poétique, Théophile n'écrit-il pas (v. 139 ; 143-146) :
Je
veux [
]
Employer toute une heure à me mirer dans l'eau,
Ouïr comme en songeant la course d'un ruisseau,
Écrire dans les bois, m'interrompre, me taire,
Composer un quatrain sans songer à le faire.
Dans ces quelques vers, les sens d'un Théophile engouffré dans une nature fourmillante aboutissent nécessairement à l'écriture. Ici, il voit, il entend, il saisit, puis, ensuite, écrit, transcrit. L'écriture, la parole poétique devient donc un moyen de célébrer la vie, de célébrer le bonheur de voir, d'entendre, de sentir.
Nous avons donc vu, tout d'abord, la conception libertine qu'a Théophile de la vie. L'homme, placé au centre, ne doit plus avoir honte de son corps, de son esprit, et, surtout, ne doit plus avoir honte des mots qui qualifient ces deux réalités. En effet, l'exorcisme, le plaisir de l'exorcisme, passe par le nomination, enfin, des choses de la vie. Nous avons vu ensuite en quel sens la poésie de Théophile est héritée d'un épicurisme antique. L'existence est ici brève, fuyante. L'homme ne peut saisir le monde que par le bonheur immédiat que lui procurent ses sens. Enfin, dans cette perspective, on peut voir la parole poétique devenir le moyen de célébrer ces sens ; les mots devenir, à nouveau, une affirmation de l'homme et de la vie.
Ainsi avons-nous, dans cette première partie, associé Théophile à un large mouvement existant avant lui et continuant après sa mort : le libertinage épicurien. Ne prenons-nous pas alors le risque d'occulter toute une partie, beaucoup plus personnelle, de l'uvre d'un écrivain se réclamant infatigablement d'une inaltérable individualité et liberté d'esprit ?
Penchons-nous donc, à présent, sur cet aspect de l'écriture de Théophile.
II)
Individualisme de Théophile
a) Refus
du dogmatisme malherbien et affirmation d'une poésie profondément
singulière
Afin de comprendre la singularité de Théophile dans le monde poétique de son époque, il faut, tout d'abord, le situer par rapport au plus illustre de ses contemporains (bien que de 35 ans son aîné) : Malherbe. En effet, l'influence de ce dernier sur la langue poétique française fut telle qu'on ne pouvait, au long du XVIIème siècle ou, tout du moins, de sa première partie, exister en littérature qu'en se situant parmi ses partisans (et donc en basant son écriture sur l'imitation du style malherbien) ou ses adversaires (comme, par exemple, le satirique Régnier, neveu du tristement célèbre Desportes).
L'attitude de Théophile envers le caennais est néanmoins partagée. Il reconnaît le talent et l'importance de son confrère mais se refuse à marcher dans ses pas. Ainsi, on peut lire, dans l'Élégie à une Dame (v. 72-76) :
Malherbe
a très bien fait, mais il a fait pour lui,
Mille petits voleurs l'écorchent tout en vie :
Quant à moi ces larcins ne me font point d'envie,
J'approuve que chacun écrive à sa façon,
J'aime sa renommée et non pas sa leçon.
Théophile
fonde donc sa poétique sur le refus de l'imitation, technique alors
fort répandue depuis la Pléiade. Comme nous l'avons vu plus
haut, il conteste les règles lorsqu'elles sont appliquées
à l'écriture poétique et aime jouir dans la création
d'une certaine liberté (d'où son refus, bien souvent, des
formes fixes, et l'utilisation de l'élégie). Voilà
donc un poète essentiellement baroque, un poète du mouvement
niant à l'écriture toute forme de dogmatisme.
Plus loin, toujours dans l'Élégie à une Dame, Théophile
oppose le travail acharné (en l'occurrence d'imitation) à
l'inspiration soudaine. Il préfère naturellement la seconde,
et se réfère à nouveau, pour en juger, aux sens (v.
87-88) :
Cet
effort tient leurs sens dans la confusion,
Et n'ont jamais un rai de bonne vision.
Le poète, ici, doit être celui qui voit. Celui qui, à nouveau, capte le monde en un soudain éclair d'inspiration, et non pas celui qui se base sur des règles d'écriture préétablies et immuables. En se situant ainsi à l'encontre des canons formels de son époque, Théophile accentue son individualité et s'écarte consciemment de la société littéraire. Il n'hésite pas, par ailleurs, toujours dans l'Élégie à une Dame, à reconnaître ce dégoût qu'il a d'une société dogmatique, restrictive et donc, par essence, impropre à la poésie telle que lui-même la conçoit ; une société à laquelle il a un temps appartenu, à laquelle il sait s'adresser et de laquelle il n'éprouve, dans une évidente provocation, aucun regret (v. 121-124) :
Autrefois
quand mes vers ont animé la scène,
L'ordre où j'étais contraint m'a fait bien de la peine.
Ce travail importun m'a longtemps martyré,
Mais enfin grâce aux Dieux je m'en suis retiré.
b)
La place du poète dans la société
Nous avons donc vu quelle place - ou plutôt, dans l'extrait cité plus haut, quelle absence - dans la société Théophile préconise pour le poète. Pourtant, croire en une telle conception - l'écrivain doit être écarté, entièrement étranger et séparé de ses semblables - amènerait, dans l'étude de cet auteur, à un contresens.
Dans les vers cités ci-dessus, Théophile est pleinement intégré à la sphère sociale. En effet, la critique, à laquelle il a recours, implique qu'il soit encore partie de la société. S'il en avait été totalement séparé, la critique n'aurait plus eu aucun sens, ni aucun fondement. Ici, Théophile est (ou a, autrefois, été) observateur ; il est donc bien obligatoirement lui-même intégré à la société qu'il attaque.
Le poète est donc à l'écart mais jamais complètement exclu. C'est la première place que lui accorde Théophile dans la société des hommes : celle d'un observateur chevronné.
La critique de ses contemporains tient une place importante dans l'uvre de Théophile. Outre, comme nous l'avons vu, les méthodes de travail de ses confrères en littérature, Théophile s'attaque à tous les travers du monde dans lequel il vit et écrit. Ainsi, dans la Satire Première, tout en affirmant son inébranlable individualité, Théophile dénonce, tour à tour, les sphères de la société humaine. De la même façon, dans l'Élégie à une Dame, on peut lire (v. 9-14) :
Le
savoir est honteux, depuis que l'ignorance
A versé son venin dans le sein de la France.
Aujourd'hui l'injustice a vaincu la raison,
Les bonnes qualités ne sont plus de saison,
La vertu n'eut jamais un siècle plus barbare,
Et jamais le bon sens ne se trouva si rare.
Théophile critique donc ici une société dénuée de bon sens, de culture et d'équité. Une telle vision nous amène à la seconde place, selon l'auteur, du poète en société : celle d'un agitateur, d'un provocateur, souvent amusé, qui choque ses semblables et les pousse à la réaction, et donc à la réflexion. On retrouve, bien entendu, cet aspect de l'écriture de Théophile notamment dans des uvres libertines et scandaleuses dont nous avons cité la plus fameuse précédemment.
La troisième conception du poète dans la société selon Théophile est celle d'un rêveur contemplatif, émerveillé par le monde, la nature, le plaisir des sens. On trouve à nouveau dans l'Élégie à une Dame la plus belle illustration de cette doctrine (v. 139-142) :
Je
veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise.
Ainsi, à travers les trois conceptions, que nous venons de voir, du poète dans la société, Théophile tisse une vision de la figure de l'artiste comme celle d'un homme consciemment écarté de ses semblables, différent, mais jamais tout à fait séparé, jamais étranger. Qu'il soit observateur ou rêveur, c'est par l'il du poète que transparaît la société et le monde. Ces deux réalités ne sont donc pas fidèlement décrites mais filtrées, altérées par une vision qui cherche à atteindre un but (celui, notamment, de choquer). L'uvre, ainsi conçue, est donc nécessairement personnelle. Elle se soustrait au monde et devient une seconde réalité, elle-même soumise à ses propres changements et évolutions.
c) Singularité d'une uvre personnelle et mélancolique, s'assombrissant au fil de l'écriture
L'uvre littéraire de Théophile s'étend sur une courte dizaine d'années mais est parcourue de contradictions, de réflexions sur elle-même et de remises en question. En effet, à mesure que l'auteur, constamment menacé par la mort, sait sa fin proche, le ton auquel il recourt s'assombrit, devient (bien que l'ayant, en filigrane, toujours été), plus mélancolique, à l'image des paroles du narrateur de la Première Journée, qui ne parvient pas à cacher, sous l'apparent contentement d'un discours raisonnable, l'amertume de ses paroles :
Là je m'allais plonger dans le vice qui s'ouvrait assez favorablement à mes jeunes fantaisies ; mais les empêchements de ma Fortune détournèrent mon inclination, et les traverses de ma vie ne donnèrent pas le loisir à la volupté de me perdre. Depuis, insensiblement mes désirs les plus libertins se sont attiédis avec le sang et leur violence s'évanouissant tous les jours avec l'âge me promet dorénavant une tranquillité bien assurée.
Cette fantaisie libertine auquel il fait ici référence, laquelle ne craignait pas de ne voir en la vie qu'un insensé moment à saisir le plus immédiatement et le plus abondamment possible fait place à la terrible perspective d'une mort proche.
La vision qu'a Théophile de la mort est intensément sombre. Face à elle, l'homme ne peut être que seul, ce qui terrifie le poète. La différence est marquante, lorsque l'on compare les " consolations " (5) écrites par Théophile, et les uvres plus personnelles. De même, la différence entre les premières uvres (parues en 1621) et les uvres écrites durant l'emprisonnement (entre 1623 et 1625) est flagrante. Ainsi, dans le premier recueil, paru en 1621, dans un poème sobrement intitulé Sonnet, Théophile appelle la mort (v. 11-14) :
Et
rien plus que la mort ne peut me faire envie.
Voyez, si mon malheur s'obstine à me punir,
Je pense que la mort refuse de venir,
Parce qu'elle n'est point si triste que ma vie.
La mort à laquelle Théophile fait ici référence est une Parque purement littéraire, une figure classique de la rhétorique poétique. La mort qu'il évoque quelque années plus tard, alors qu'il est emprisonné et gravement malade, est extrêmement différente. Ainsi, dans la Lettre de Théophile à son frère, il somme son frère de venir à son secours. On remarque alors bien sûr que le poète qui, plus haut, demandait la mort, attend à présent qu'on vienne l'en sauver :
Derechef,
mon dernier appui,
Toi seul dont le recours me dure,
Et qui seul trouves aujourd'hui
Mon adversité longue et dure,
Rare frère, ami généreux,
Qui mon sort le plus malheureux
Pique davantage à le suivre,
Achève de me secourir :
Il faudra qu'on me laisse vivre,
Après m'avoir tant fait mourir.
Cette fois-ci, la mort, dans l'écriture, n'est plus une image littéraire mais une terrifiante réalité. La mélancolie progressivement accentuée de Théophile dans la création poétique l'amène donc, en un premier temps, à abandonner un certain idéalisme épicurien et à considérer l'homme seul face à sa propre mort. Cette conclusion, à son tour, fait procéder, chez l'auteur, à un refus de plus en plus évident des formules littéraires entendues, et à envisager une écriture nouvelle, libérée des canons de la forme et des images hérités de la Pléiade.
Nous avons donc vu de quelle façon Théophile, tout d'abord, se singularise des poètes de son époque en refusant de prendre un réel parti envers la poétique de Malherbe, écrivain qu'il admire mais dont il refuse le dogmatisme. Il dénigre tout particulièrement la technique de l'imitation qu'appliquent les disciples du poète normand. Il affirme, au contraire, une écriture libre et personnelle, souhaitant n'appartenir à aucun mouvement. Le poète prend ainsi sa place, par rapport à ses semblables, dans la société littéraire d'abord, puis humaine : une place multiple, certes pas complètement séparée, mais tout de même à l'écart, d'observateur chevronné, d'agitateur amusé et de rêveur contemplatif. Ainsi verra le jour une uvre poétique et critique singulière, autonome et ancrée dans son époque. Néanmoins, cette uvre, chez Théophile, est loin d'être figée et, à mesure de l'écriture et de la vie, l'auteur, de plus en plus péniblement solitaire, se sent mourir et refuse, face à la réalité, une écriture littéraire, systématique, faisant appel à des images convenues et sensiblement vieillies.
À ce style entendu et stéréotypé, nous allons à présent voir comment Théophile oppose une écriture libre et personnelle, une constante invention formelle et un véritable renouvellement de la parole poétique menant à l'affirmation - voire, comme nous en émettrons l'hypothèse plus tard - à la composition d'un moi central.
III) L'avènement d'une modernité stylistique
dans l'uvre de Théophile
a) Le refus du monde antique
Que n'a-t-on
pas déjà écrit sur le refus de Théophile du
monde antique, sur son aversion pour les références mythologiques,
si répandues dans la poésie depuis la Renaissance ? Pourtant,
comme nous allons le voir, il semble que Théophile, plutôt
qu'à un refus obstiné, procède à une réinvention
du lexique mythologique et antique, l'appropriant à son langage.
Il faut, afin de se pencher sur cette question, explorer l'un des aspects
de l'uvre que nous avons, jusqu'à présent, occulté
: la poésie amoureuse. C'est en effet dans ce domaine que le lyrisme
poétique, celui de la Pléiade en particulier, s'est particulièrement
exprimé. Les images, codées, stéréotypées,
ont fini par former un langage auquel il est difficile de se résorber.
Pourtant c'est contre, précisément, cette propension à
avoir recours au même vocabulaire, devenu tiède et inexpressif,
pour exprimer la passion et les flammes de l'amour, que Théophile
se révolte. Ainsi, dans le poème " À Monsieur
du Fargis ", il répond à Charles d'Angennes, seigneur
du Fargis, qui lui avait demandé un poème amoureux, et écrit
(v. 1-2) :
Je
ne m'y puis résoudre, excuse-moi de grâce,
Écrivant pour autrui je me sens tout de glace.
Puis (v. 15-26) :
Je
n'entends point les lois ni les façons d'aimer,
Ni comment Cupidon se mêle de charmer :
Cette divinité des Dieux même adorée,
Ces traits d'or et de plomb, cette trousse dorée,
Ces ailes, ces brandons, ces carquois, ces appas,
Sont vraiment un mystère où je ne pense pas.
La sotte antiquité nous a laissé des fables
Qu'un homme de bon sens ne croit point recevables,
Et jamais mon esprit ne trouvera bien sain
Celui-là qui se paît d'un fantôme si vain,
Qui se laisse emporter à des confus mensonges,
Et vient même en veillant s'embarrasser de songes.
Théophile se refuse donc, tout d'abord, à " écrire pour autrui ", creusant ici, à nouveau, la dimension personnelle de sa poésie, et, dans le prolongement de cette idée, critique le style lyrique amoureux, tout droit hérité de l'antiquité. De la même façon, dans la Première Journée, on peut lire :
L'invocation des Muses à l'exemple de ces Païens est profane pour nous et ridicule [ ] et nos vers aujourd'hui qui ne se chantent point sur la Lyre, ne se doivent point nommer lyriques [ ] et toutes ces singeries ne sont ni du plaisir ni du profit d'un bon entendement.
Le refus des images devenues clichés d'une poésie sans surprise s'accorde avec la volonté, étudiée plus haut, de nommer les choses telles qu'elles sont et de ne plus s'abandonner à une habile rhétorique se dérobant à la réalité.
Pourtant, Théophile lui-même, à plusieurs reprises, fait dans ses poèmes référence à l'antiquité et reconnaît Ovide, le poète de la mythologie dont il tira des Métamorphoses sa propre pièce Pyrame et Thisbé, comme un maître. Ainsi, par exemple, dans La Solitude, Théophile a évidemment recours au lexique mythologique (voire même, à travers la figure de Diane, au lexique pétrarquiste).
Comme nous venons de le voir, ce n'est donc pas l'antiquité ou la mythologie en elles-mêmes que critique et récuse Théophile mais l'obligatoire et creux ornement sous la forme duquel elle sont utilisées en poésie. Ainsi, soit en repoussant ce langage, soit en l'adoptant à son propre discours, Théophile réinvente une façon d'écrire et fait preuve d'une originalité langagière constante.
b) L'invention langagière
Dans l'Élégie à une Dame, Théophile, après avoir revendiqué sa singularité poétique, proclame (v. 154-156) :
Il
faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
Que n'ont jamais pensé les hommes et les Dieux.
La quête d'un nouveau langage, d'une nouvelle écriture, est au centre de l'uvre de Théophile. Nous l'avons vu, tout d'abord, dans le souci, associé au libertinage et à l'épicurisme, d'affirmer par les mots la présence de l'homme, puis dans celui de ne pas se contenter d'un style inexpressif, démodé, et d'images éculées.
Théophile, en un premier temps, recherche une écriture ancrée dans son époque. Il cite, dans la Première Journée Démosthène et Virgile, et donne en eux l'exemple d'écrivains (à nouveau vains à imiter) ayant su parer leur propre temps d'un style caractéristique. Toujours dans la même uvre, on peut lire le précepte guerrier :
Il faut écrire à la moderne. (6)
Théophile cherche donc ici une écriture qui caractériserait
son temps. C'est en cela, également, qu'il se distingue consciemment
de Malherbe et, plus encore, de Ronsard et se refuse à les imiter.
Il les admire en tant que poètes mais les considère déjà
comme d'un temps révolu. En effet, la poésie de Malherbe prend
place dans une perspective historique précise, celle des guerres
de religion enfin terminées, d'une noirceur enfin évaporée
et d'un providentiel retour à la paix avec l'avènement du
règne d'Henri IV. En revanche, Théophile, comme tous les membres
d'une génération qui n'a pas vraiment connu la guerre, vivra
la mort du monarque, en 1610, comme un impensable bouleversement, un traumatisme.
Cet événement joue très probablement un rôle
primordial dans l'esthétique baroque d'un monde de mouvements, d'incertitude,
d'inquiétantes ombres et d'illusions, un monde où plus rien
n'est sûr, où l'existence elle-même est mise en doute.
On comprend alors que, dans ce monde, Ronsard, rêvant quant à
lui d'un idéaliste poète prophète et prince, parût
bien suranné.
La conception du langage poétique dépasse donc bien entendu, chez Théophile, la simple question de la littérature. La poésie, comme nous l'avons vu, doit être l'affirmation d'une existence enfin certaine, tangible, en même temps que le miroir du monde.
La forme, la langue doit donc suivre cette ambition, épouser la vision d'un homme, le poète, résultant lui-même du monde et de la société dans laquelle il évolue. Ainsi, outre l'affirmation de l'existence, c'est dans l'écriture que doit se trouver l'essence de l'être, et sa vérité.
À la fin de l'épître " À Monsieur du Fargis ", Théophile, après avoir refusé d'écrire sur commande et après avoir dénoncé le style lyrique ornemental des poètes de son temps, écrit (v. 63-66) :
Ces
termes égarés offensent mon humeur,
Et ne viennent qu'au sens d'un novice rimeur,
Qui réclame Phébus ; quant à moi je l'abjure,
Et ne reconnais rien pour tout que ma nature.
Théophile nie donc ici toute écriture dans laquelle ne se reconnaîtrait pas sa propre nature. Le lien entre le langage poétique et le moi est dès lors consommé.
c) L'affirmation du moi
La dimension
autobiographique de l'uvre de Théophile est ouvertement proclamée.
En effet, à l'encontre, à nouveau, d'un Malherbe qui se cache
derrière une rhétorique stricte et ferme laissant peu de place,
en apparence seulement, aux sentiments, ou d'un Ronsard se perdant dans
le foisonnement et la richesse du langage, Théophile, dans ses écrits,
se montre tel qu'en lui-même, affranchi, comme nous l'avons vu, de
toute honte.
Chez lui, la parole poétique est la seule parole de vérité.
Ainsi, dans l'avertissement Au lecteur de l'édition de 1621 de ses
uvres, Théophile écrit :
[ ] je suis bien aisé de faire publier mes écrits, qui se trouveront assez conformes à ma vie, et très éloignés du bruit qu'on a fait courir de moi.
Le poète doit donc écrire en accord avec sa vie et avec sa nature. À nouveau, on remarque la différenciation entre Théophile, l'écrivain, et la société, capable uniquement de bruit.
Ainsi, en se singularisant à nouveau, et surtout en considérant la parole poétique de la sorte, Théophile, dans ses écrits, va chercher, par le biais d'une mélancolie et d'une solitude non dissimulées, son essence propre, son moi. Or, ce n'est pas un chemin facile. La découverte du moi, comme celle, par ailleurs, de l'amour (voir à ce sujet, bien entendu, la tragique histoire de Pyrame et Thisbé), est aventureuse et incertaine. Ainsi, dans l'Ode " Un Corbeau devant moi croasse " (notons ici l'importance de ce premier vers, dans lequel le moi se voit arrivé à son terme, ne trouvant plus devant lui qu'un oiseau de mauvais augure, et se réfugiant alors nécessairement dans l'hallucination et le rêve), Théophile fait part d'une longue hallucination, d'un étrange dérèglement (v. 7-10) :
J'entends
craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J'ois Charon qui m'appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Puis (v. 17-20) :
Le
feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
Dans cette Ode, Théophile explore les tréfonds de son être (7). Ainsi, à la fin de la première strophe, lorsqu'il dit atteindre le " centre de la terre " n'est-ce pas, en réalité, lui-même qu'il entrevoit enfin ? L'étrangeté du texte est renforcée par la deuxième strophe, qui fait appel à des figures poétiques classiques (l'impossibilia antique, l'oxymore pétrarquiste du feu et de la glace). C'est donc dans le monde de la poésie, à l'intérieur d'un système codifié et connu qu'il pervertit subtilement (quel est ce monde déchiré, renversé, sinon la poésie elle-même ?), que Théophile atteint la vérité de son être, et que se révèle le moi du poète.
Or, plus encore que la découverte du moi, on assiste, dans la poésie de Théophile, à la réinvention de celui-ci. À travers ce long processus d'hallucination et d'écriture vu plus haut, l'être poétique est révélé, affirmé. Ainsi, une fois encore, prend son importance le thème du songe. Le moi nouveau est associé à l'inspiration créatrice, qui engendre une autre réalité, provoque visions et cauchemars. Dans un Sonnet participant à la tradition du rêve érotique, Théophile écrit (v. 1-3 ; 12-14) :
Je
songeais que Phyllis des enfers revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît l'amour[
]
Elle me dit : " Adieu, je m'en vais chez les morts,
Comme tu t'es vanté d'avoir foutu mon corps,
Tu te pourras vanter d'avoir foutu mon âme. "
Ici, comme on peut le lire, Théophile ne s'adresse plus au corps. On le voit, au contraire, faire l'amour (acte physique de l'émerveillement des sens) avec un fantôme, un esprit. L'inspiration poétique, sous forme d'hallucination et considérée comme une vision (voir l'extrait, cité plus haut, de l'Élégie à une Dame contre l'imitation, comparant l'écriture à un " rai de bonne vision "), consiste à la recherche labyrinthique du moi, c'est-à-dire d'une vérité de l'être au-delà, ou, plus précisément, englobant la vérité physique.
C'est en faisant l'amour avec cet esprit, par l'apparition soudaine de l'inspiration que Théophile découvre le moi, l'affirme et, dans l'écriture enfin, le réinvente, le met en scène, le compose.
Nous avons
donc vu la place primordiale, dans toutes les étapes de la réflexion
et dans toutes les facettes de l'uvre, accordée à l'homme
dans la poésie de Théophile. En effet, l'uvre libertine,
tout d'abord, met celui-ci au centre d'une parole poétique conçue
comme affirmation de l'existence et du plaisir des sens. On assiste ainsi
à la formidable émancipation de l'homme et à son affranchissement
des contraintes de la morale. Cette séparation vis-à-vis des
règles de la société et la singularité profonde
de Théophile, comme nous avons pu le voir par la suite, amène
l'auteur à se questionner sur l'acceptation ou le refus d'appartenance
aux mouvements et doctrines littéraires (comme, bien entendu, le
libertinage) et sur la place du poète dans la société
et dans l'écriture. Cette place, multiple mais toujours à
l'écart, que Théophile préconise, aboutit à
l'écriture d'une uvre profondément personnelle. C'est
donc ainsi que va surgir, au centre du poème, par le biais de l'invention
stylistique, du refus de l'imitation et de la redécouverte constante
du langage, le moi affirmé du créateur. En effet, le parallèle
entre l'aventureuse invention d'un langage nouveau, moderne, et la recherche
du moi est tout tracé.
Ainsi, chez Théophile, l'écriture doit, pour prendre sa place,
affirmer l'homme et l'existence, être résolument moderne. Et
c'est précisément par cette modernité que le poète
va, ensuite, redécouvrir une vérité intime.
Que doit-on
alors penser de la phrase de Gautier, citée plus haut, considérant
Théophile comme le premier romantique ?
On le sait, le but de Gautier avec Les Grotesques était plus
un objectif de provocation qu'une visée purement littéraire.
De la même façon, si un XXème siècle révolté
a redécouvert le baroque, c'est avant tout en réaction au
post-classicisme. Quel sens prend alors la question d'une modernité
chez Théophile, révélée par le romantisme?
Nous n'avons pas manqué, tout au long de cette étude, de souligner
les similitudes, de rapprocher Théophile des romantiques bien sûr,
mais aussi de Baudelaire (qui citera, par ailleurs, le Sonnet " Je
songeais que Phyllis des enfers revenue " étudié plus
haut, dans une version différant de la notre, à la fin de
Mon cur mis à nus), de Verlaine, de Rimbaud, et, enfin, des
surréalistes.
Chacun de ces poètes ou mouvements peut en effet trouver dans l'uvre
de Théophile une résonance à ses propres desseins.
Les romantiques peuvent y apprécier la prédominance du moi,
Baudelaire un certain et troublant amour pour le morbide, Verlaine la mauvaise
influence d'un poète maudit d'avant l'heure, Rimbaud l'avènement
d'une modernité enfin proclamée, et les surréalistes
l'exploration des premières abîmes du subconscient.
On peut certes trouver tout cela dans l'uvre de Théophile.
Mais ce n'est pas ainsi que la modernité s'exprime chez lui. Ce n'est
pas en préfigurant les thèmes de la littérature à
venir. C'est avant tout dans la composition d'une poésie tout entière
tournée vers l'existence, vers le bonheur de sentir, d'être,
une poésie tournée vers l'affranchissement de l'homme, vers
la haine des contraintes, des dogmes et des fanatismes, tournée vers
la découverte de soi et affirmant toujours, à travers la constante
invention, à travers la métamorphose - quel terme serait mieux
adapté à Théophile, grand admirateur d'Ovide, que celui-ci
? - du langage, la seule vérité qu'il fallût bon de
connaître, celle de la précarité et de la beauté
de notre vie ; une vie à saisir présente, toujours sensible,
et, bien évidemment, le plus abondamment qu'il nous sera possible.
Paul Valence
Etudiant à l'Université de Paris-Sorbonne
Notes
(1) Dans l'avertissement
Au lecteur de Mélite, où Théophile est cité
dans la continuité de Ronsard et Malherbe.
(2) L'expression, appliquée à Théophile, apparaît
dans la préface de Jean-Pierre Chauveau à sa propre édition,
Après m'avoir tant fait mourir, uvres choisies de Théophile
de Viau, Paris, Gallimard, 2002.
(3) Noter la différence entre la poésie " satirique "
(courant littéraire se moquant du ridicule et dont l'auteur le plus
célèbre est Régnier) et " satyrique ". Par
Poètes satyriques, on entend ici une poésie de la paillardise
et de la licence. Les auteurs les plus représentatifs de ce courant
sont Sigogne, Motin et Berthelot.
(4) C'est nous qui soulignons.
(5) Genre littéraire prisé du XVIIème siècle
depuis Malherbe, qui lui donna ses lettres de noblesse. La consolation est
un poème de circonstance adressé à une personne ayant
perdu un proche, et visant, le plus souvent, à célébrer
la beauté de la vie.
(6) Le lecteur, bien entendu, ne pourra pas ne pas reconnaître ici,
dans la poursuite des anachronismes énoncés dans l'introduction,
le dogme rimbaldien : " Il faut être absolument moderne ".
(7) Ce n'est pas un hasard si ce texte a bien souvent été,
au cours du XXème siècle, rapproché du surréalisme
et de l'exploration, à travers le rêve, du subconscient.