Hercule furieux, tragédie / N. L'Héritier de Nouvelon, T. Quinet, 1639
Charles Lebrun, "la colère", 17e siècle

 

 

 


Les Passions dans la poésie furieuse (1570-1620) : Aubigné, Birague, Nuysement et Vermeil 

Si ses beaux yeux qui ont attisé dans mon ame
La violente ardeur qui cause mon trespas
Sçavoient mes passions, et cognoissoient ma flame,
Je m’en iroy content aux rives de là bas.

Telles qu’elles apparaissent sous la plume de Flaminio de Birague, les « passions » sont encore bien proches de leur sens étymologique de « souffrances », de « peines endurées ». Plus explicitement encore, le poète compare, quelques vers plus bas, sa détresse amoureuse aux supplices corporels de personnages mythologiques, procédé très courant dans la poésie néo-pétrarquiste et baroque dont il est l’un des illustrateurs : « Plustost puissé-je encor souffrir la passion / De l’avare Tantale, et du fol Ixion / (…) Que j’adore inconstant jamais autre beauté (…) » . Devenue menace d’un possible châtiment, la passion est ici le garant de la fidélité de l’amant, au moment où il prononce son serment de constance. La perspective d’un tourment éternel dans les contrées infernales est de loin préférable à la mort du désir, à la destruction de cette autre passion – l’amour, tour à tour source de félicité et de malheur. Car sans être la seule «  maladie de l’âme » à trouver son expression dans les stances et les sonnets, la passion amoureuse est, si l’on ose dire, au cœur de la création poétique post-renaissante.

Parallèlement aux néo-pétrarquistes « blancs » tels que Bertaut, Desportes ou Du Perron, qui chantent leurs amours sur un ton mesuré, les poètes furieux développent volontiers le revers sombre et inquiétant de la passion, laissant libre cours à la violence de leurs sentiments, sans cacher leur prédilection pour les images sanglantes et les tentations morbides. Ce goût est largement partagé par les dramaturges qui, au XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe, recourent eux aussi à des scènes spectaculaires qui offrent à un public enthousiaste le visage grimaçant de la folie furieuse, dès lors incarnée sur les planches. De Saül le furieux (1572) de Jean de la Taille à la Folie du sage (1645) de Tristan, le succès de ce thème ne se dément pas. Bien plus, il s’agit vraisemblablement de la preuve d’une fascination collective pour les passions et leurs outrances, avant leur modération à l’âge classique.

Cette fascination pour le naufrage entrevu de la raison, nous tâcherons d’en proposer un aperçu, en dressant une brève typologie des principales passions dans les œuvres poétiques d’Agrippa d’Aubigné, de Flaminio de Birague, de Clovis Hesteau de Nuysement et d’Abraham de Vermeil. Nous nous demanderons ensuite si la fureur peut ou doit être considérée comme une passion à part entière, ou si elle ne constitue pas davantage la manifestation physique d'une passion. Au préalable, des fondements théoriques nous seront fournis par le Tableau des passions humaines de Nicolas Coëffeteau.

Définition de la passion                                                                                                                              

Une analyse des passions dans la poésie de la fureur, aussi sommaire soit-elle, ne saurait se passer d’une définition précise de son objet d’étude. Réalité psychologique, la passion humaine est également, et depuis plus longtemps, une notion philosophique matière à polémique. Parmi les nombreux traités écrits sur le sujet au XVIIe siècle, le Tableau des Passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1620) de Nicolas Coëffeteau nous semble à même de fournir à notre réflexion les présupposés théoriques les mieux adaptés à nos quatre poètes. Datant du début du siècle, cet ouvrage résume les conceptions du XVIe siècle telles qu’elles ont pu être partagées par les auteurs furieux, ou tout au moins connues d’eux. Selon lui, la passion est « un mouvement de l’appétit sensitif, causé de l’appréhension ou de l’imagination du bien et du mal, qui est suivi d’un changement qui arrive au corps, contre les lois de nature ». Traditionnellement, l’appétit sensitif se partage entre une « puissance irascible » et une « puissance concupiscible » ; de l’une ou de l’autre dépendront les différentes passions. Les concupiscibles considèrent les avantages ou les détriments potentiels de l’objet passionnel, tandis que les irascibles naissent des difficultés rencontrées dans l’acquisition ou la fuite de cet objet.

Coëffeteau dénombre onze passions principales : l’Amour et la Haine, le Désir et la Fuite, la Volupté et la Douleur, la Peur et la Hardiesse, l’Espérance et le Désespoir, la Colère. Les six premières relèvent de la puissance concupiscible, les cinq dernières de la puissance irascible. Nicolas Coëffeteau réfute les arguments des Stoïciens et refuse leur condamnation radicale des passions. Pour lui, elles ne sont pas des maladies de l’âme mais de possibles « instruments et objets de vertu » , dès lors qu’elles demeurent soumises aux lois de la raison, qui doit être suffisamment forte pour les modèrer et les maintenir en un état de « médiocrité ». Le théoricien ne limite pourtant pas son discours à ces onze passions. Des chapitres entiers sont consacrés à la jalousie, à la miséricorde et à l’indignation, à l’envie et à l’émulation, ou à la honte. Les troubles physiques constituent la principale façon de déceler la passion, puisqu’ « il ne s’élève aucune passion en l’âme qui ne laisse quelque trace visible de son agitation sur le corps de l’homme ». Ainsi nous est-il possible de compléter la définition de la manière suivante : c’est un « changement qui se fait en l’homme contre sa constitution et disposition naturelle, de laquelle il est comme arraché par ce changement ». Les passions décrites par les auteurs furieux se conforment-elles à cette définition théorique ?

L’amour                                                                                                                       

La première d’entre elles, pour les philosophes comme pour les poètes, est l’amour. Pour Coëffeteau, aimer consiste à « vouloir du bien à quelqu’un, non pour notre intérêt particulier, mais pour l’Amour de lui-même, en lui procurant de toute notre puissance ce que nous croyons lui être vraiment utile, ou lui pouvoir donner du contentement. »

Ce sentiment peut trouver sa source dans la vie personnelle de l’écrivain. Tel est le cas pour Agrippa d’Aubigné, dont Le Printemps se présente comme une offrande de cent sonnets en l’honneur de Diane Salviati (nièce de la Cassandre de Ronsard), dont il fut vivement épris toute sa vie. A l’autre extrémité, le caractère fictif du sentiment chez Clovis Hesteau de Nuysement est dévoilé dès le seuil du livre consacré aux « Amours » , dans un sonnet de Françoise de La Rochefoucauld, dédié à l’auteur. Cette pièce liminaire ne laisse en effet aucun doute sur la nature feinte de cette passion :

Car Telie en ses vers si doctement chantee
N’est sinon qu’une simple imagination.
Toutefois il a sceu si vivement despaindre
Les effects de l’Amour, que triste l’oyant plaindre,
Il contraint un chacun à pleurer son malheur.

L’expression « doctement chantee » a presque une valeur oximorique. Elle laisse du moins supposer que l’amour peut constituer un objet de savoir, aussi bien pour les poètes que pour les philosophes ou les théologiens, susceptible lui-même d’être également l’objet d’un savoir-faire (« vivement despaindre »). Entre ces deux affirmations opposées, celle d’un amour vécu et celle d’un amour imaginé, les poèmes d’Abraham de Vermeil et de Flaminio de Birague n’offrent au lecteur aucun indice permettant de juger de leur sincérité. Davantage nourrie par des souvenirs littéraires que par des expériences affectives réelles, l’écriture poétique de l’amour chez ces quatre auteurs présente une forte homogénéité du point de vue des images (stéréotypées) et des expressions (sous forme de clichés). L’influence prépondérante de Ronsard et de la Pléiade, ainsi que du néo-pétrarquisme italien, modèle un imaginaire amoureux qui laisse peu de place à l’originalité – originalité qui n’est d’ailleurs pas sentie comme une priorité, tant s’en faut, ni même comme une exigence. Au contraire, l’expression de l’amour, particulièrement codifiée, entre de plain-pied dans une « poétique de l’imitation », assumée comme telle et parfois même revendiquée. Les traits principaux de cette passion sont l’idéalisation de la dame, selon une tradition remontant aux troubadours des XIIe et XIIIe siècles, et la soumission de l’amant qui « perd sa liberté », en perdant l’usage de sa raison. C’est sur un mode hyperbolique que l’amour fait entendre sa voix, un amour singulier, d’une intensité sans égale. Ce moment privilégié qu’est l’innamoramento où tout se joue, la première fois que l’amant voit sa belle et qu’il s’en éprend, est aussi un passage obligé dans la composition du « canzoniere ». D’un instant à l’autre, tout bascule, et le destin du poète-amant est à jamais scellé :

 J’errois aux borts de Seine, et contemplois aux Cieux
Des courciers de Phoebé la carriere journalle,
Quand Amour plein de fiel parmi l’air se devalle,
Et vint picquer mon cœur sainctement furieux.

Les vers n’auront plus dès lors pour objet que de décrire les beautés de la dame, les plaisirs espérés et les effets de l’amour sur le cœur et le corps de l’amant. Douceur des rêveries (« concupiscible ») et tourments causés par le désir insatisfait ( « irascible ») se succèdent, lorsqu’ils ne sont pas ressentis simultanément. Cet arrachement à la disposition naturelle, mentionné par Coëffeteau, est en effet bien plus qu’un trouble, et s’apparente à un véritable dérèglement physique et psychologique. Les méfaits de l’amour, plutôt que ses effets, conduisent l’amant à perdre ses repères, dans un vertige irrésistible où s’allient tous les contraires :

Je veille et dors, et suis grand et vulgaire,
Je brusle et gele, et je puis et ne puis,
J’aime et je hai, je conforte et je nuis,
Je vis et meurs, j’espere et desespere :

La passion amoureuse ainsi décrite par Abraham de Vermeil, possède une telle puissance qu’elle agit sur l’ensemble du comportement. En un moment de lucidité, celui-ci découvre l’absurdité d’une situation qu’atténue en partie son expression poétique, sa mise en ordre au sein du poème. L’amour et la haine cohabitent à l’intérieur d’une psyché tourmentée et tiraillée entre des désirs contradictoires, qui sont moins le signe d’une lutte entre la raison et la passion, d'emblée triomphante, que la certitude d’une irrémédiable dépossession de soi. Assistant avec impuissance à la déroute de son entendement, Agrippa d’Aubigné conclut en ce sens : «  Ainsi de mon amour je conçois une haine ». Le goût du paradoxe, que partagent, à des degrés divers, tous les poètes néo-pétrarquistes, ne suffit pas à expliquer l’omniprésence de la dualité dans le traitement de la passion amoureuse, une dualité surmontée, vaincue, source de fusion et de confusion, à l’origine de nouvelles expérimentations verbales.

Insaisissable dans son essence, qui est tout idéelle, l’amour n’offre de prises aux poètes que dans le cadre de ses manifestations concrètes et physiologiques. Dans le sonnet où Flaminio de Birague fait appel à la clémence du dieu Amour, l’absence « de force et de vigueur » succède à la «  chaude et violente ardeur » ressentie dans le cœur. Cette langueur et cette asthénie ressemblent fort aux symptômes de la mélancolie amoureuse, dépeints par Robert Burton dans Anatomie de la Mélancolie (1616) : « (…) ces gens-là sont languissants ; l’insomnie, les soucis, les soupirs leur donnent l’air malade ». De fait, si la description des beautés physiques de la dame obéit à des stéréotypes littéraires, et tend à dépersonnaliser cet être quasi divin, l’évocation du corps de l’amant, inversement, revêt une dimension plus concrète. Le poète endure les souffrances et les « travaux » engendrés par l’amour au plus profond de sa chair et relève lui-même les symptômes d’une maladie qui l’arrache à sa disposition naturelle :

Tu touches bien mon poulx hasté de mon haleine,
Tu sens bien ma chaleur, ma fiebvre, mes travaux,
Tu vois mon œil tourné, tu vois bien les assaulx
Qui font plus que ma vie etre ma mort certaine.

Faut-il interpréter cet amour « noir » comme une condamnation de la passion aux accents néo-stoïciens ? Certes, l’amant en proie aux plus vifs tourments en vient à désirer parfois la mort, ou aspire à la sérénité et à l’ataraxie prônées par les philosophes et connues des Dieux seuls :

Je voudroys comme un Dieu dans le Ciel avoir place
Affin de vivre là exempt d’affections,
Affin de refrener toutes mes passion,
Et bref ne sentir rien de la mortelle race.

Pourtant, ce souhait ne reflète pas sa disposition ordinaire vis-à-vis de la passion qui l’habite. Le plus souvent, il prie pour que dure à jamais son amour, ainsi que les maux qui l’accompagnent, et témoigne ainsi d’un désir ambigu, d’un plaisir à souffrir presque masochiste. L’amour ne saurait être récusé. Au contraire, ses tourments sont autant d’épreuves, d’étapes nécessaires sur le chemin d’un amour héroïque et pur, confinant au sublime.

Les autres passions                         

Subordonnées à l’amour, qui en est toujours cause, les autres passions occupent une place relativement mineure dans la poésie furieuse. Elles sont au nombre de six : la jalousie, la joie et la tristesse, l’espoir et le désespoir, et la colère.

La jalousie, née de l’amour, est pourtant contraire à l’amour. Nicolas Coëffeteau n’a pas de mots assez durs pour rejeter cette « injuste » passion, opposée au parfait amour qui ne tolère pas l’offense à l’égard de l’être aimé. « Il faut donc mettre différence entre une respectueuse crainte qui accompagne et qui se trouvent en tous ceux qui aiment parfaitement, et la Jalousie, qui ne se rencontre qu’avec une Passion imparfaite, qui ne sait pas juger des perfections de la chose aimée  ». Une condamnation semblable est perceptible dans l’œuvre de nos poètes. Flaminio de Birague, par exemple, compare la jalousie à un poison mortifère instillé dans ses veines, à une « Aconite oste-vie » qui trouble l’âme et fausse le jugement :

Rude frein des amans, inique jalousie,
Qui en un seul moment geines si fort un cueur,
O mortelle poison, ô amere liqueur,
Qui troubles nos esprits et nostre fantaisie !

Prise à partie, la jalousie s’ajoute aux maux déjà infligés à l’amant. Remarquons l’épithète « inique » proche de « l’injuste » passion incriminée par Coëffeteau. Un nouvel obstacle à l’amour heureux, voilà ce qu’elle représente aux yeux du poète comme du philosophe. Un autre aspect nous en est livré par un sonnet d’Abraham de Vermeil, qui dépeint la violence extrême de ce sentiment, obéissant à des instincts de destruction. Invoquant la Nuit afin qu’elle rende sa maîtresse plus clémente et plus douce, Vermeil laisse échapper brusquement sa haine à l’égard d’un rival, qu’il soupçonne d’être plus heureux que lui :

O ! verrai-je jamais son front escarbouillé
Par mon art furieux et tout mon front souillé
De cervelle et de sang respandu sur la porte ?

Un tel déchaînement de violence est suffisamment rare, dans la lyrique néo-pétrarquiste, pour être souligné : il rompt les codes de bienséances qui font de la venustà, ou grâce poétique, une règle très respectée. La jalousie est de toutes les passions la plus dangereuse. Obstacle au bonheur, elle est aussi préambule du crime.

Joie et tristesse interviennent selon deux modes d’existence distincts. La première est rêvée, attendue, virtuelle. La seconde est vécue, ressentie, réelle. Les moments de joie escomptés sont l’occasion d’évocations mignardes, dans une veine folâtre qui n’est pas sans rappeler le Second Livre des Amours. Le contact physique impossible, soit à cause de l’insensibilité de la dame, soit à cause de son absence, est permis au moyen de la métamorphose. Vermeil rêve ainsi de devenir une abeille pour se poser sur les lèvres de la Belle endormie, qui, en les pressant, froisserait le corps de l’amant transformé et lui donnerait une « mort de miel  », en un baiser aussi délicieux que fatal. Parce qu’ils sont rares, ces instants de joie, relevant du fantasme et de la rêverie, ne parviennent pas à faire oublier la tristesse de l’amant perpétuellement éconduit. Flaminio de Birague est de nos quatre poètes celui qui accorde le plus d’importance à cette « passion ». L’épithète « triste » est omniprésente dans ses œuvres poétiques, qu’elle qualifie « l’âme » de l’amant, ses « voix » qu’il fait entendre aux Nymphes des lieux recelés, sa « souvenance » portée aux rives de l’Oubli, ou bien lui-même : « Helas ! vist-on jamais, Fortune tromperesse / Rien de plus miserable et plus triste que moy ? » . Figure exemplaire de l’amour, le poète entend également se présenter comme le parangon de la tristesse, l’une étant le corollaire de l’autre.

De nombreux poèmes décrivent la lutte dans le cœur de l’amant entre deux passions contraires, l’espérance et le désespoir. Espoir de voir un jour la rigueur de la dame s’infléchir, désespoir d’en être jamais l’heureux bénéficiaire. Le terme de « lutte » est particulièrement approprié, puisque Vermeil imagina un combat entre ces deux sentiments personnifiés :

Mon espoir prompt monté sur mes services,
Branslant le dart de ma fidelité,
Armé à crud de mon intégrité,
Entroit pompeux dans la porte des lices :
 
De l’autre part monté sur mes supplices,
Le desespoir fier d’inhumanité,
Tenoit en main la longue infinité
De vos rigueurs, couverts de vos malices :
 
L’Amour heraut incitoit les guerriers,
Foudres portants cent mille coups meurtriers,
Grands coups fourrés, vrays témoins de leur ire :
 
Depuis trois jours ils se sont combattu
Et nul des deux n’est encor abbatu,
L’un d’eux vaincra si vous daignez m’escrire.

Remarquable par le strict parallélisme qui préside à sa construction, et par la pointe finale qui en atténue le caractère par trop systématique, ce sonnet offre un bon exemple du traitement rhétorique des passions. La lutte des passions prend une dimension concrète, celle du tournoi chevaleresque où la dame pouvait choisir son champion et désigner le vainqueur. Quelques pages plus loin, Vermeil adoptera un ton plus ferme à l’égard du désespoir, comparé alors à un « Roi furieux » entraînant sur son passage la ruine et la désolation. Comme la jalousie, cette passion est perçue de façon très négative : elle est un effet de l’ingratitude de la dame, qui seule a le pouvoir de la faire disparaître. Coëffeteau considère pourtant le désespoir comme salutaire, puisqu’il permet à l’homme de ne pas dépenser sa peine inutilement : « (…) s’il apparaît que c’est chose absolument impossible d’en jouir [de l’objet convoité], alors pour ne laisser pas consumer le désir en un vaine poursuite, l’Irascible [c’est-à-dire la puissance irascible ] fait naître le Désespoir, afin que la puissance concupiscible ne s’occupe pas en un dessein qui ne lui peut réussir (…) » . Le théoricien se dissocie ici du poète qui, s’il compose lui aussi une sorte de traité en vers de la passion, cherche moins un remède à sa passion qu’un moyen d’en contaminer sa dame.  

La colère est la dernière passion susceptible par son ampleur de figurer dans cette typologie. Inaugurant sa réflexion sur la colère par l’universalité de cette passion, dont nul peuple et nul homme ne sont exempts, et qui peut être partagée par toute une communauté, Coëffeteau la définit plus loin de la façon suivante : « La Colère est une ardente Passion, qui sur l’apparence qu’il y a de nous pouvoir venger, nous anime au ressentiment d’un mépris ou d’une injure sensible que nous croyons avoir été injustement faite, ou à nous, ou à ceux que nous aimons » . Passion violente, elle se distingue de l’ardeur amoureuse par la douceur qui accompagne celle-ci et la nature différente de l’humeur mise en cause : la colère est liée à la bile (jaune), tandis que le désir érotique se constate plus volontiers chez les tempéraments sanguins. Le terme de « colère » apparaît par exemple, sous la plume de Nuysement, liée explicitement à une autre passion, la jalousie, et conforme à la définition proposée par l’évêque de Marseille :

Quand je voy sur son chef ce grand maistre des Dieux
Cordeler son beau poil qui fait honte à l’or mesme,
Je sens saisir mes sens d’une collere extreme,
Et mille esclairs brillans s’esclattent de mes yeux.
Je deviens tout à coup forcené, furieux, (…)

Hesteau de Nuysement détourne ici le motif traditionnel de la jalousie du Soleil à l’égard de la Dame. Désir de vengeance, brusque déchaînement de violence et d’animosité, intensité extrême du sentiment, aucun signe de la colère ne fait défaut. Pourtant, ces cinq vers sont plus complexes et plus riches d’implications qu’il n’y paraît à la première lecture. Parce qu’à la colère sont associées «  forcènerie »  et fureur, la passion se dégrade en pathologie, devient folie. Cet exemple nous invite ainsi à considérer plus largement la notion centrale de fureur et ses relations avec le monde des passions.

La fureur est-elle une passion ?   

« Fureur » et « furieux » sont des termes que l’on rencontre très fréquemment dans les poésies de Vermeil, d’Aubigné, Birague et Nuysement. Une série de distinctions est nécessaire pour tâcher de saisir le référent protéiforme auquel renvoie le mot «  fureur ». Tout d’abord, il convient de dissocier la figure de l’amant de celle du poète. La fureur peut en effet, dans le sillage de Ronsard et dans une perspective platonicienne, faire référence à une théorie de l’inspiration poétique. Elle désigne alors un délire provoqué par les Muses, qui est à l’origine de la création littéraire. Mais elle peut également renvoyer, toujours dans le domaine de l’écriture et de l’invention, à une tradition consacrée par le Problème XXX,1 attribué à Aristote. Cette conception établit une relation de cause à effet entre la mélancolie et le génie, rejetant ainsi toute explication transcendantale au profit d’une théorie médicale et physiologique. Mais la fureur désigne le plus souvent l’ardeur et la folie amoureuse, qu’elle soit l’œuvre de Vénus ou d’Amour, dans la tradition platonicienne, ou effet d’un dérèglement de l’humeur noire, créé par l’intensité du sentiment amoureux. Loin de se contredire ou de s’exclure, ces différents héritages se superposent et font de la fureur un élément riche de connotations culturelles, et particulièrement évocateur pour les lecteurs des XVIe et XVIIe siècles.

Une question primordiale est soulevée par la notion de fureur : relève-t-elle plutôt du pathos, de la passion accidentelle et provisoire, ou de l’ethos, du tempérament ? Elle semble évoluer dans un espace intermédiaire, oscillant entre ces deux pôles : soit qu’on la considère comme la manifestation externe de la passion amoureuse, et qu’on la traite alors comme simple motif littéraire, soit qu’elle relève davantage de la nature même de l’amant ou du poète. Celui-ci est en ce cas furieux par essence et sa fureur dépasse le cadre de la passion qui l’a fait naître ou qui en est comme le révélateur. «  Seul, je chante mes vers comme moi furieux » écrit Nuysement, pour clore la partie de son recueil consacrée aux sonnets amoureux.

La fureur n’est donc pas une passion : elle se situe en deçà, lorsqu’elle désigne un emportement proche de la folie, qui accompagne la passion et en fournit la preuve ostentatoire ; elle est au delà, quand elle révèle le tempérament fougueux et révolté d’une génération de poètes-soldats, hantés par les horreurs des guerres civiles, angoissés par une véritable crise de la civilisation. Car, comme l’a souligné Henri Lafay, à propos de la poésie du  premier XVIIe siècle : « Si diverses que soient les productions poétiques, toutes concourent à cette saisie de la douloureuse brisure de l’homme, incapable de jamais rattacher la terre de sa vie au ciel de ses désirs. »

Frédéric Martin