Extrait de la partition
Portrait de Denis Gaultier, 1652?

 

 

 


Rhétorique et poétique dans l'univers baroque.
L'exemple musical de La rhétorique des dieux de Denis Gaultier

par Thierry Cloarec

Rappelons-nous : la rhétorique (du grec ancien ητορικ [τέχνη] / rhêtorikề [tékhnê], " technique/art oratoire "), désigne au sens propre " l'art de bien parler ". Elle vise l'art de la persuasion, à travers la maîtrise du langage : elle est à la fois science (étude des structures du discours) et art (pratique reposant sur une technique éprouvée). La rhétorique propose par là même des clefs pour comprendre l'action du discours sur les esprits.

Selon Aristote toute création artistique est la réalisation d'une idée conçue préalablement. Toute production nécessite:
- une cause formelle (idée de l'objet à produire présente dans l'imaginaire du créateur) ;
- une cause matérielle: la matière sur laquelle l'homme agit ;
- une cause efficiente: la maîtrise technique et l'effort fourni par l'homme pour transformer la matière et la rendre conforme à l'idée initiale ou s'en rapprocher ;
et une cause finale: l'objet réalisé.

(Ce qui est à l'opposé de la théorie platonicienne pour qui l'artiste est inspiré par la divinité et ne maîtrise pas le processus de sa création.)

Ainsi posé le cadre de la réflexion, il est possible d'approcher une œuvre musicale dont les caractéristiques et l'ambition réinvestissent ces principes.

L'oeuvre

Manuscrit de la Rhétorique des dieux, pièces de luth (selon les douze modes grecs) de Denis Gaultier dédiées à Anne de Chambré, orné de grisailles par Robert Nanteuil et Abraham Bosse, d'après des dessins de Le Sueur. 1652 ( ?), (56 pièces pour le luth groupées en 12 suites).
Manuscrit conservé à Berlin-Dahlem, publié par A. Tessier (Publications de la Société française de Musicologie, VI-VII, 1932).

Les commentaires d'Anne de Chambré sur les pièces du recueil

Il n'est pas indifférent de relire les commentaires d'Anne de Chambré pour chacune de ces pièces : faute de connaître l'intention exacte du musicien, ces courtes assertions permettent de cerner un contexte esthétique de l'œuvre.

- La Dédicace.
Par ce discours céleste l'Illustre Gaultier exprime très parfaitement sa Reconnaissance envers les Dieux ; pour la science dont ils l'ont doué, et leur dédie avec tout le respect possible, et sa personne et ses œuvres.

- Phaëton foudroyé.
Cette pièce rend témoignage de ce que Phàeton par son imprudence et par son ambition fut cause de l'embrasement de la moitié des hommes ; De la punition que fit Jupiter de ce téméraire : Et des douleurs que son père Appolon souffrit de sa perte.

- Le Panégirique.
Ce Panégyrique à la louange de Mercure exprime parfaitement l'Éloquence que ce Dieu met en usage lors qu'il fait ses harangues, et fait connoistre à ses Esleves que les arts luy sont redevables de leur naissance.

- Minerve.
Cette Déesse qui possède toutes les Sciences ensemble, fait icy connoistre par Gaultier son Interprette, ce qu'elle sçait de la Musique : et que par cet art divin, elle fait naistre dans les hommes les passions sans violence, et les vertus dans leur pureté.

- Ulisse.
L'Éloquence de ce Grec se fait icy mieux entendre, que dans la harangue dont il se serait pour avoir les armes d'Achilles.

- Andromède.
Andromède que l'infortune avoit enchaisnée au pied d'un rocher pour expier le crime de sa mère, sans appréhender le Monstre qui la devoit dévorer. Loue les Dieux de cette ordonnance, mais ces Divinitez voyant sa pieté et sa généreuse resolution, luy envoyent Persée qui la dellivre de ce péril extrême, et ce généreux Libérateur la trouve si accomplie qu'il s'estime trop recompensé des chaisnes de cette Belle.

- Diane.
Cette chaste Déesse en ce discours plein d'énergie convie toutes les Belles d'acquérir les vertus, et particulièrement de conserver inviolablement leur Virginité.

- La Coquette virtuosa.
Cette Belle qui se fait autant d'Amans d'hommes qui l'entendent, témoigne par son précieux discours les douceurs qu'elle trouve dans l'amour de la Vertu, l' estât qu'elle fait de ceux qui en sont les adorateurs, et qu 'elle sera la possession de celuy qui aura plustost acquis le titre de Magnanime.

- Atalante.
Cette Belle gagne a la course quiconque a l'audace de la vouloir atteindre, l'or, les perles et les diamans ne la peuvent destourner d'un seul pas ; mais la seule Vertu la peut arrester.

- Narcisse.
Narcisse se voyant dans le cristal liquide d'une fontaine que la Nature avoit décorée des plus belles fleurs du Printemps : fut tellement épris de sa beauté que le feu de son amour le dessécha sur le bord de cette eau fatale, En se plaignant de ne se pouvoir posséder soymesme.

- La Pastorale.
Icy une trouppe innocente de Bergers et de Bergères chantans et dançans a l'ombre d'un Ormeau sont troublez par un loup affamé qui leur enleuoit un de leurs Agneaux, Mais estant accourus après, ils luy font quitter sa proye puis continuent leurs resjoùissances.

Junon ou La Jalouse.
Les Amourettes de Jupiter estant venues a la connoissance de Junon, Elle entra dans telle fougue et dans des transports si violens, que du seul trépignement de ses pieds elle esbranla toute la Machine céleste, de sorte que l'harmonie qui se formoit des mouvements de ce grands corps, ayant esté interrompue, elle se changea pendant cette action de la manière que la pièce qui précède fait fidellement la démonstration.

Tombeau de Monsieur de L'Enclos.
Par le commandement d'Apollon les doctes Pucelles s'estant assemblées sur le Mont sacré pour dresser le Tombeau de Lenclos, l'un des Favoris de ce Dieu, tiennent conseil entr'elles de quelle matière et de quelle forme elles le doivent construire : enfin leur résolution prise, Elles font abattre un grand If, qui depuis deux cens ans tiroit sa nourriture des tributs d'un cimetière, ou il faisoit sa résidence. Elles en font un Luth, pour luy servir de Monument, et dans ce bois lugubre elles mettent reposer ses cendres. Mais comme elles reconnaissent que leur science n'est pas assez haulte et assez relevée pour prononcer son Oraison funèbre, Elles font adroitement mettre ce Tombeau entre les mains du grand Gaultier le meilleur amy du deffunct seul capable de rendre ce dernier office; Cet homme divin ayant ce depost, en tire par la puissance de son Art des parolles qui expriment si fortement la douleur de cette perte, que tous ses Auditeurs prennent la nature de cette Passion.

Le compositeur

La vie de Denis Gaultier nous est à peu près inconnue (hormis sa naissance vers 1600 et sa mort en 1672). De multiples témoignages attestent qu'il jouissait d'une admiration unanime, sans toutefois être titulaire d'une charge officielle. Les tablatures de luth écrites entre 1640 et 1660 sont remplies de ses œuvres, certaines lui sont même entièrement consacrées, aussi bien à Paris qu'en province et à l'étranger. D'après l'abbé Le Gallois, en 1680, l'approbation universellele mettait dans une juste possession de la couronne. Aucune charge, aucun honneur officiel ne l'attachent à la Cour du Roi. Il exerce son art dans les milieux de courtisans et d'artistes et tire certainement sa subsistance de son enseignement et de la générosité des mécènes. Parmi les riches protecteurs, Anne de Chambré est celui qui nous est le mieux connu. Amateur à la fois de peinture et de musique, il dresse à notre musicien ainsi qu'à son instrument le plus somptueux hommage qu'on puisse imaginer en rassemblant en un magnifique manuscrit les pièces qu'il juge les plus belles. C'est ainsi qu'est née La Réthorique des Dieux, vers 1652, ouvrage naturellement destiné à l'usage personnel d'Anne de Chambré.
Recherchant une somptuosité au caractère sérieux pour manifester le grand art de cette musique, il fait décorer le manuscrit par les meilleurs artistes de l'époque : Ballin, orfèvre du Roi ; Ferrier, graveur ; illustrations d'Abraham Bosse dont certaines sur des dessins du peintre Le Sueur... Ce manuscrit connut une grande célébrité. Sur un portait aujourd'hui conservé au Louvre, on reconnaît Le Sueur muni de son pinceau et Denis Gaultier son instrument à la main. Plus tard, Anne de Chambré, personnage de tout premier plan, fut envoyé aux Antilles comme agent général de MM. de la Compagnie Royale des Indes Orientales; il joua un rôle important dans la colonisation de la Martinique; il en revint en 1660 avec le titre de Conseiller du Roi.

Le contexte de l'oeuvre

- La musique pour le luth

Le luth n'est pas un instrument parmi d'autres : au-delà de l'engouement un peu superficiel que la bonne société du XVIIéme siècle lui manifeste, le luth est avant tout l'instrument des initiés. Ceux-ci se regroupent comme une secte religieuse en une sorte de franc-maçonnerie des musiciens et se réunissent loin des regards pour se jouer et s'échanger des partitions. Un engouement quasi religieux et mystique les entraîne dans cet art compliqué, savant, domaine des émotions profondes. Une anecdote rapporte que M. de l'Enclos, pour lequel Denis Gaultier a écrit un Tombeau, était allé rendre visite à Ennemond (son cousin), dans sa retraite près de Lyon. Durant ce séjour , tous deux se mettent à jouer du luth trente-six heures de rang, sans boyre ni manger.

La puissance sonore réduite du luth en fait l'instrument de l'intimité. Mais aussi le vecteur d'une communication secrète à laquelle prédispose l'écriture en tablatures (1) que seuls les initiés peuvent comprendre. "Ils ont peut-estre creu, dit Mersenne, acquérir plus de gloire à tenir cet Art caché qu'à le diuulguer : de là vient que les pièces qui sortent de leurs mains ne sont iamais touchées selon leur intention, si premièrement elles n'ont esté ouyes ou apprises d'eux mesmes".

Toute la littérature et les commentaires de cette musique convergent en un langage commun : celui de l'allégorie précieuse qui emprunte ses images à l'Antiquité classique. La Réthorique des Dieux est à cet égard tout à fait exemplaire. Elle nous fait pénétrer dans ce culte à la fois grave, raffiné et précieux qu'Anne de Chambré et son entourage vouent au luth. Arbitre de l'Amour, de la Paix, de la Guerre, il a été donné aux hommes par les Dieux eux-mêmes qui peuvent ainsi parler par l'intermédiaire du musicien Denis Gaultier.

- Les modes : quel sens donner à cette référence ?

Le mode Dorien (ré majeur) invite au calme digne, à la gaieté paisible ; l'illustration de Bosse qui accompagne les pièces symbolise ce caractère par une dame élégante qui joue de l'orgue ; la soufflerie est actionnée par un Amour tandis que, parmi les instruments étalés, le luth trône au premier plan. Avec le mode Sous Dorien (la majeur), la gaieté est vive. Le Sous Ionien enfin (la mineur) fait la synthèse de tous les modes. C'est la dernière partie du manuscrit, Bosse la représente comme une conclusion : sept Amours donnent un concert où sont rassemblés tous les instruments, cordes, bois et cuivres ; au premier plan, le luth est dans sa boîte : le concert est fini.

Il faut restituer la relation entre l'œuvre de Nicolas Poussin - et sa lettre sur les modes musicaux - et la Rhétorique des Dieux, manuscrit pour le luth. Un parallèle se dégage entre modes musicaux et ordres d'architecture à travers les illustrations d'Abraham Bosse, dont le mentor n'est autre que Nicolas Poussin.

Nicolas Poussin, le 24 novembre 1647, écrit de Rome une longue lettre à son ami et protecteur parisien, Paul Fréart de Chantelou. " Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses, trouvèrent plusieurs Modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets ". Ici le rappel historique des modes musicaux souligne les relations entre les objets esthétiques et l'émotion. Trop dispendieuses et incontrôlées les émotions ou leur expression ne peuvent être assujetties à quelque sorte de règle ou de loi.

On voit ici l'ébauche d'un débat qui, selon l'assomption ou le refus de la filiation musicale dans la conception architecturale, annonce avec une vingtaine d'années d'avance la Querelle des Anciens et des Modernes.

La théorie des modes musicaux appliqués à la peinture, mise en valeur par Poussin, Félibien et Le Brun dans le contexte académique au XVIIe siècle, avançait que, comme la musique antique se basait sur des modes - c'est-à-dire, sur des genres divers de tons, de modulations et en général de rapports entre les sons, pour exprimer telle ou telle autre affection de l'âme - la peinture elle aussi se devait de choisir un mode, c'est-à-dire une certaine gamme de couleurs, de lignes, d'actions, appropriée au sujet.

Pour Poussin et ses contemporains les modes n'étaient qu'une adaptation des éléments visuels au sujet représenté, qui en fin compte était considéré comme l'aspect le plus important auquel tout devait être subordonné. Dans ce contexte, le sujet représenté perd de l'importance au profit des éléments formels.

Mais dans cette musique, de fait, rien n'est " modal ". Il y a là comme une sorte de cachet, d'étiquette des passions, des sentiments dans le ton de l'allégorie et de l'irréalité dans lesquelles se plongent les artistes. Encore une fois, les commentaires et sous-titres d'Anne de Chambré nous renseignent d'avantage sur la psychologie de celui qui écoute que sur les intentions de l'auteur. Pour André Tessier, qui a transcrit en 1932 cette tablature en notation moderne "le souple luth qui pétille et chante sous les doigts du grand musicien, son ami, dispense en son âme, qui s'ouvre et s'abandonne, comme une vapeur d'opium enchanteresse. Ce temps des précieux est un temps de romantisme".

Une musique savante

Il ne faut pourtant pas s'y tromper ; ce " romantisme " n'est qu'un artefact derrière lequel apparaît une musique faite de rigueur et de construction savante. On pense que Denis Gaultier fut l'élève en composition de Charles Racquet, organiste de Notre-Dame de Paris, de qui il aurait sans doute appris la rigueur du contrepoint.

Pour ce maître, il ne faut pas se laisser aller à l'harmonie du luth. Au contraire il faut aller "par un chemin qui n'a point encore esté frayé, dans un Pays que l'on pourroit les nommer dans la Musique, des Espaces imaginaires". Le luthiste ne s'autorisera donc pas d'improvisation aventureuse : c'est à l'auditeur qu'est réservé le loisir de laisser son esprit divaguer sur la musique !

Cette particularité ne permet pas un accès de plain-pied à une telle construction. Si, au sein de cette musique, l'harmonie est assez simple, naturelle et franche, la façon de la présenter peut parfois dérouter par son élaboration. Les accords sont fréquemment arpégés en un éparpillement de notes distantes où les chevauchements produisent un effet savant : le luthiste déstructure l'accord qu'on pressent pour donner plus de poids au suivant. Il laisse dans l'ombre une sensible ou la préparation d'un accord ; il manie le contrepoint avec une telle liberté qu'il se permet d'interrompre une partie en faveur d'une autre. Une partie peut être jouée seule, puis se remplit avec des fragments d'autres voix par ailleurs sous-entendues. En fait, l'instrumentiste tire parti au maximum du luth dans ses possibilités contrapuntiques pour produire un condensé suggestif de l'ampleur polyphonique.

Partant d'une harmonie sans véritable difficulté, il aboutit à un résultat très complexe, témoignant d'un raffinement qui confine à la préciosité. L'oreille doit s'accoutumer à faire résonner en elle les sons de chaque partie, les prolonger s'ils s'évanouissent trop tôt, et profiter ainsi pleinement de ce "style brisé". Le rythme haletant qui en résulte soutient des mélodies qui cultivent le "beau chant", pur avant d'être expressif, sans fioritures baroques, libre et large. Il s'apparente à la "haute vertu".

Les procédés musicaux tiennent donc dans cette organisation une place primordiale : l'ornementation n'est pas uniquement une façon d'agrémenter le thème musical ; elle fait partie intégrante du développement de ce thème en variant les points de vue sur les notes qui constituent la trame du discours. De même, les dissonances sont la conséquence de l'étirement des accords et de leurs résonances (ce que permet particulièrement le luth). La pratique d'appoggiatures longues et du rubato concourent à ce même effet où la conclusion (ou cadence) du motif est repoussée toujours au plus tard. Par ailleurs, l'utilisation subtile des notes inégales propose une scansion dont on pourrait rapprocher les effets de la diction du vers classique, imposant ainsi une métrique particulière dont la vocation est d'entretenir le mystère.
Mais Denis Gaultier a justement veillé à ne pas brouiller la progressio : les effets restent discrets et partout intégrés au discours ainsi qu'au dialogue des parties.
La clarté est de règle : " Souvenez-vous de vous écouter de crainte de tomber dans l'erreur commune qui est de brouiller" (Denis Gaultier) ; "sans netteté, qu'est-ce qu'une pièce de luth ou de clavecin ? Un bruit, un tintamarre d'accords où on ne comprend rien" (Le Cerf de la Viéville, 1674-1710).

Il reste un mystère dans la popularité et le déclin des instruments : le luth ne résiste pas au clavecin qui commence brusquement son ascension en France vers 1640: mais celui-ci doit beaucoup au luth. Des liens constants existent entre les compositions vouées à ces deux instruments. Entre 1650 et 1685, Louis Couperin, Hardel, d'Anglebert, Lebègue, Froberger à la suite de Frescobaldi, ont tous assimilé les inventions du luth. C'est le luth qui a permis de nouvelles tonalités. Il joue un rôle de premier plan dans la constitution de l'harmonie, prépare le développement de la monodie accompagnée qui conduit au drame musical. La musique pour le luth recourt souvent à la suite de danses qui, s'affranchissant du domaine strictement chorégraphique, donne lieu à de multiples développements.

Un autre mystère réside dans la paternité de toutes ces pièces, parmi lesquelles on a cru apercevoir la manière d'Ennemond Gaultier (1575-1651) dit Gaultier " le Vieux " (cousin de Denis), compositeur et luthiste tout aussi savant, dont l'œuvre est elle aussi empreinte des mêmes caractéristiques d'élaboration et de références ésotériques. Il semble que plusieurs recueils de pièces pour luth mêlent les responsabilités des deux compositeurs.

Rhétorique et poétique

La composition de la Rhétorique des dieux - constitue tout à la fois une sorte de mise à l'abyme de la forme (en tout cas par son titre) et un cas d'espèce particulièrement remarquable. Il faut mesurer en quoi la rhétorique est assujettie au propos et en quoi elle le conforte, parfois selon certaines modalités inattendues : allant jusqu'au cliché (baroque) chaque pièce avance une intention rhétorique, esthétique. La construction de chaque pièce, dans une forme recherchée et savante, énonce déjà une intention.
Tandis que le cliché a une intention rhétorique, esthétique, en élaborant une architecture, le mythe a une intention idéologique. Le recours à des figures mythologiques fait entrer en résonance le procédé avec le propos. Il n'est que de se pencher sur la façon dont le luth, instrument privilégié de l'époque - avant que le clavecin ne le remplace - propage cet effet esthétique - l'égrènement des notes de l'accord jusqu'à la dilution de sa tonalité repoussant la résolution au plus tard - et joue ainsi avec les repères de l'oreille musicienne.

La forme canonique n'est plus très loin. L'allégorie (2), autre figure de rhétorique (dénomination des pièces, dénomination de l'ensemble, les modes musicaux) est ici surinvestie. L'image ou le texte allégoriques présentent toujours un sens immédiatement lisible, mais trouvent leurs " résolutions " dans un second degré globalement symbolique. En somme l'allégorie met en scène quelque chose avec l'intention de signifier tout autre chose.

Ainsi, pièce non moins centrale du dispositif rhétorique, l'inventio déroule des effets de miroirs ou de labyrinthe qui permettent l'exposé des passions (tension vers la forme pure, sur-exposition de la forme).

L'esprit baroque présuppose déjà quelques caractéristiques auxquelles l'œuvre peut répondre en réinvestissant ces formes canoniques. Dans l'ordre classique, à côté de la rhétorique, la poétique œuvrait dans le monde de l'imaginaire. Mais les textes à visée esthétique, parce qu'ils appartiennent à l'espace du vraisemblable, relèvent aussi d'une rhétorique comprise dans un sens large. De sorte qu'entre poétique et rhétorique, les transitions sont possibles : des concepts élaborés dans le cadre de la seconde ont été sans difficultés transposés à la première.

L'époque baroque pouvait-elle prolonger cette double visée (à travers laquelle on peut à certains moments entrevoir des contradictions), tant l'effet anamorphosant de l'esthétique baroque semble contredire l'imposition de règles ?
Le baroque abolit volontiers les frontières entre vie et mort, rêve et réalité, vrai et faux. Le monde devient alors un théâtre et la vie une comédie : la surprise, l'héroïsme, l'amour et la mort y sont mis en scène.
En terme de procédés littéraires, cela donne les antithèses, les décalages, les hyperboles, et surtout les métaphores dont la vocation est d'établir des ponts entre des univers différents. Préciosité et burlesque, deux autres mouvements esthétiques du XVIIème siècle, sont également à l'œuvre dans ce paysage.

Si la rhétorique est par essence l'art du discours et si tout type de discours obéit à la (ou une) rhétorique, la musique en général - et la musique baroque en particulier - peuvent se lire selon ce principe d'analyse. Même si elle ne vise pas nécessairement à proposer une narration (qui obéirait de fait à une rhétorique), la composition musicale et son discours sous tendent une élaboration et une progression telle qu'il peut être intéressant d'aboutir à son élucidation. Eloignée du rituel religieux qui ordonne le discours musical per obligationem, départie d'une volonté telle que celle de Jean Sébastien Bach dans ses écrits pédagogiques (Art de la fugue) ou démonstratifs (Offrande musicale) où la lisibilité de l'organisation pose par définition une rhétorique, La Rhétorique des dieux, s'apparente à une sorte d'exercice oratoire proche de l'éloquence. Cet ensemble de pièces rassemble à bien des égards les caractéristiques d'une œuvre extrêmement élaborée - dans sa présentation comme dans son accomplissement - tout en installant une certaine ambiguïté sur ses motivations et sur les références internes et externes qui la parcourent.
Sans doute la référence implicite à l'architecture, aussi bien que celle, plus ésotérique, à la numérologie sont des cadres très prégnants dans la musique de cette époque. Le choix des titres de pièces pour le luth (ou pour le clavecin) devient un art en soi, où le symbole le dispute au mystère (3). Baroque, la Rhétorique des Dieux l'est à la fois par le style de chaque pièce ; poétique, elle l'est au moins par son organisation et sa (re)présentation qui renvoient à une référence hermétique, voire ésotérique.

Conclusion

La Rhétorique des dieux de Denis Gaultier permet de mieux cerner une ambition esthétique qui établit un lien entre la rhétorique, comme organisatrice d'un discours et d'une logique, et une constante remise en cause des points de vue et règles de l'équilibre harmonique - en perturbant la reconnaissance des formes canoniques - tout en souscrivant à une écriture rigoureuse dont le moindre des attraits n'est pas cette élaboration dont l'auditeur cherche à parcourir le labyrinthe.

Ainsi à travers une œuvre musicale, on rejoint toute la problématique esthétique d'une époque, s'étendant de la représentation picturale à toutes les caractéristiques d'un discours qui ne saurait s'arrêter à des classifications trop rigides et en joue.
Le trompe l'œil est partie prenante du discours et de son inventio. Ici ressurgit une esthétique baroque, à travers la tension imposée par cette progressio, lente et réflexive, au cours de laquelle la recherche obstinée des figures renvoie à l'exposé des passions et à sa grandiloquence.

À l'extrême du paradoxe surgit tout à coup la beauté ; au terme de la péroraison se pose ainsi la question non résolue (4), dont l'effet esthétique est fondamental.

La poétique à l'œuvre ou " la Belle Homicide " ? Juxtaposition dont l'apparente gratuité induit pour l'auditeur l'étonnement, initiateur de poésie.

Thierry Cloarec

Notes

(1) Dans une tablature, les cordes du luth sont figurées par une sorte de portée à cinq ou six lignes, mais la corde la plus aiguë se trouve cette fois-ci en haut et les chiffres sont remplacés par des lettres : « a » pour corde à vide , « b » pour la première case, etc.

(2) l'unité de base de l'allégorie, c'est le symbole, l'emblème. En combinant par la description ou le récit des objets ou des êtres concrets, en développant parfois les situations ou les événements qui les lient, l'allégorie se substitue à l'évocation abstraite d'une analyse, d'un jugement, d'un état d'esprit...

(3) Quelle interprétation exacte donner au titre « les Barricades mystérieuses », pièce pour le clavecin de François Couperin ?

(4) On pourrait mesurer les prolongements de cela dans une vue plus contemporaine  : The unanswered question de Charles Ives (1874-1954), compositeur américain, œuvre à l’économie minimaliste, ou bien chez Anton Webern (1883-1945) dont la devise esthétique était : Non multa sed multum (peu en quantité mais beaucoup en qualité).


Quelques repères bibliographiques

Autour de l'œuvre :

Denis Gautier : Œuvres par Monique ROLLIN
Paris, CNRS-Éditions, 1996
Collection Le corpus des luthistes français
ISBN 2-217-05425-7, 205 pages, 24,5 x 32 cm
Buch, David Joseph, La rhétorique des dieux a critical study of text, illustration, and musical style, 1983.
FLEISCHER OSKAR, Denis Gaultier. Dans " Vierteljahresschrift für Musikwissenschaft " (II) 1886
BRENET MICHEL (1868-1918, Pseud. de BOBILLIER MARIE), Notes sur l'histoire du luth en France. Dans " Rivista Musicale Italiana " (V-VI) 1898-1899
ECORCHEVILLE JULES (1872-1915), Le luth et sa musique. Dans " Société Internationale de Musique " 1908
LA LAURENCIE LIONEL DE (1861-1933), Les luthistes. Paris, Henri Laurens 1928
HÄFNER W. E., Die Lautenstücke des Denis Gaultier (thèse). Fribourg 1939; Endigen-Kaiserstuhl 1939

Autour de l'interprétation :

Site internet de Louis Pernot, interprète du seul enregistrement intégral de la Rhétorique des Dieux. [Denis Gaultier, La Rhétorique des dieux. Louis Pernot, luth. Disques Accord 200702, 1989]

http://louispernot.com/Fr/Recherch.html
http://louispernot.com/press.html

Aristote et la poétique :

Antoine Compagnon La notion de genre : 4. Poétique des genres : Aristote
http://www.fabula.org/compagnon/genre4.php

Sur la rhétorique :

On trouvera dans des monographies ainsi que sur un grand nombre de sites internet des pages consacrées à la rhétorique et aux figures de style. Il serait impossible de les citer toutes.
On peut néanmoins renvoyer ici aux parties du discours, telles que définies par la rhétorique et rassemblées sur le site "Etudes littéraires " :
http://www.etudes-litteraires.com/lexique-rhetorique.php