Rhétorique et poétique dans l'univers baroque.
L'exemple musical de La rhétorique des dieux de Denis Gaultier
par Thierry Cloarec
Rappelons-nous : la rhétorique (du grec ancien ητορικ [τέχνη] / rhêtorikề [tékhnê], " technique/art oratoire "), désigne au sens propre " l'art de bien parler ". Elle vise l'art de la persuasion, à travers la maîtrise du langage : elle est à la fois science (étude des structures du discours) et art (pratique reposant sur une technique éprouvée). La rhétorique propose par là même des clefs pour comprendre l'action du discours sur les esprits.
Selon Aristote
toute création artistique est la réalisation d'une idée
conçue préalablement. Toute production nécessite:
- une cause formelle (idée de l'objet à produire présente
dans l'imaginaire du créateur) ;
- une cause matérielle: la matière sur laquelle l'homme agit
;
- une cause efficiente: la maîtrise technique et l'effort fourni par
l'homme pour transformer la matière et la rendre conforme à
l'idée initiale ou s'en rapprocher ;
et une cause finale: l'objet réalisé.
(Ce qui est à l'opposé de la théorie platonicienne pour qui l'artiste est inspiré par la divinité et ne maîtrise pas le processus de sa création.)
Ainsi posé
le cadre de la réflexion, il est possible d'approcher une uvre
musicale dont les caractéristiques et l'ambition réinvestissent
ces principes.
L'oeuvre
Manuscrit
de la Rhétorique des dieux, pièces de luth (selon les douze
modes grecs) de Denis Gaultier dédiées à Anne de Chambré,
orné de grisailles par Robert Nanteuil et Abraham Bosse, d'après
des dessins de Le Sueur. 1652 ( ?), (56 pièces pour le luth groupées
en 12 suites).
Manuscrit conservé à Berlin-Dahlem, publié par A. Tessier
(Publications de la Société française de Musicologie,
VI-VII, 1932).
Les commentaires d'Anne de Chambré sur les pièces du recueil
Il n'est pas indifférent de relire les commentaires d'Anne de Chambré pour chacune de ces pièces : faute de connaître l'intention exacte du musicien, ces courtes assertions permettent de cerner un contexte esthétique de l'uvre.
- La Dédicace.
Par ce discours céleste l'Illustre Gaultier exprime très
parfaitement sa Reconnaissance envers les Dieux ; pour la science dont ils
l'ont doué, et leur dédie avec tout le respect possible, et
sa personne et ses uvres.
- Phaëton foudroyé.
Cette pièce rend témoignage de ce que Phàeton par
son imprudence et par son ambition fut cause de l'embrasement de la moitié
des hommes ; De la punition que fit Jupiter de ce téméraire
: Et des douleurs que son père Appolon souffrit de sa perte.
- Le Panégirique.
Ce Panégyrique à la louange de Mercure exprime parfaitement
l'Éloquence que ce Dieu met en usage lors qu'il fait ses harangues,
et fait connoistre à ses Esleves que les arts luy sont redevables
de leur naissance.
- Minerve.
Cette Déesse qui possède toutes les Sciences ensemble,
fait icy connoistre par Gaultier son Interprette, ce qu'elle sçait
de la Musique : et que par cet art divin, elle fait naistre dans les hommes
les passions sans violence, et les vertus dans leur pureté.
- Ulisse.
L'Éloquence de ce Grec se fait icy mieux entendre, que dans la
harangue dont il se serait pour avoir les armes d'Achilles.
- Andromède.
Andromède que l'infortune avoit enchaisnée au pied d'un
rocher pour expier le crime de sa mère, sans appréhender le
Monstre qui la devoit dévorer. Loue les Dieux de cette ordonnance,
mais ces Divinitez voyant sa pieté et sa généreuse
resolution, luy envoyent Persée qui la dellivre de ce péril
extrême, et ce généreux Libérateur la trouve
si accomplie qu'il s'estime trop recompensé des chaisnes de cette
Belle.
- Diane.
Cette chaste Déesse en ce discours plein d'énergie convie
toutes les Belles d'acquérir les vertus, et particulièrement
de conserver inviolablement leur Virginité.
- La Coquette virtuosa.
Cette Belle qui se fait autant d'Amans d'hommes qui l'entendent, témoigne
par son précieux discours les douceurs qu'elle trouve dans l'amour
de la Vertu, l' estât qu'elle fait de ceux qui en sont les adorateurs,
et qu 'elle sera la possession de celuy qui aura plustost acquis le titre
de Magnanime.
- Atalante.
Cette Belle gagne a la course quiconque a l'audace de la vouloir atteindre,
l'or, les perles et les diamans ne la peuvent destourner d'un seul pas ;
mais la seule Vertu la peut arrester.
- Narcisse.
Narcisse se voyant dans le cristal liquide d'une fontaine que la Nature
avoit décorée des plus belles fleurs du Printemps : fut tellement
épris de sa beauté que le feu de son amour le dessécha
sur le bord de cette eau fatale, En se plaignant de ne se pouvoir posséder
soymesme.
- La Pastorale.
Icy une trouppe innocente de Bergers et de Bergères chantans et
dançans a l'ombre d'un Ormeau sont troublez par un loup affamé
qui leur enleuoit un de leurs Agneaux, Mais estant accourus après,
ils luy font quitter sa proye puis continuent leurs resjoùissances.
Junon ou La Jalouse.
Les Amourettes de Jupiter estant venues a la connoissance de Junon, Elle
entra dans telle fougue et dans des transports si violens, que du seul trépignement
de ses pieds elle esbranla toute la Machine céleste, de sorte que
l'harmonie qui se formoit des mouvements de ce grands corps, ayant esté
interrompue, elle se changea pendant cette action de la manière que
la pièce qui précède fait fidellement la démonstration.
Tombeau de Monsieur de L'Enclos.
Par le commandement d'Apollon les doctes Pucelles s'estant assemblées
sur le Mont sacré pour dresser le Tombeau de Lenclos, l'un des Favoris
de ce Dieu, tiennent conseil entr'elles de quelle matière et de quelle
forme elles le doivent construire : enfin leur résolution prise,
Elles font abattre un grand If, qui depuis deux cens ans tiroit sa nourriture
des tributs d'un cimetière, ou il faisoit sa résidence. Elles
en font un Luth, pour luy servir de Monument, et dans ce bois lugubre elles
mettent reposer ses cendres. Mais comme elles reconnaissent que leur science
n'est pas assez haulte et assez relevée pour prononcer son Oraison
funèbre, Elles font adroitement mettre ce Tombeau entre les mains
du grand Gaultier le meilleur amy du deffunct seul capable de rendre ce
dernier office; Cet homme divin ayant ce depost, en tire par la puissance
de son Art des parolles qui expriment si fortement la douleur de cette perte,
que tous ses Auditeurs prennent la nature de cette Passion.
Le
compositeur
La vie de
Denis Gaultier nous est à peu près inconnue (hormis sa naissance
vers 1600 et sa mort en 1672). De multiples témoignages attestent
qu'il jouissait d'une admiration unanime, sans toutefois être titulaire
d'une charge officielle. Les tablatures de luth écrites entre 1640
et 1660 sont remplies de ses uvres, certaines lui sont même
entièrement consacrées, aussi bien à Paris qu'en province
et à l'étranger. D'après l'abbé Le Gallois,
en 1680, l'approbation universellele mettait dans une juste possession
de la couronne. Aucune charge, aucun honneur officiel ne l'attachent
à la Cour du Roi. Il exerce son art dans les milieux de courtisans
et d'artistes et tire certainement sa subsistance de son enseignement et
de la générosité des mécènes. Parmi les
riches protecteurs, Anne de Chambré est celui qui nous est le mieux
connu. Amateur à la fois de peinture et de musique, il dresse à
notre musicien ainsi qu'à son instrument le plus somptueux hommage
qu'on puisse imaginer en rassemblant en un magnifique manuscrit les pièces
qu'il juge les plus belles. C'est ainsi qu'est née La Réthorique
des Dieux, vers 1652, ouvrage naturellement destiné à
l'usage personnel d'Anne de Chambré.
Recherchant une somptuosité au caractère sérieux pour
manifester le grand art de cette musique, il fait décorer le manuscrit
par les meilleurs artistes de l'époque : Ballin, orfèvre du
Roi ; Ferrier, graveur ; illustrations d'Abraham Bosse dont certaines sur
des dessins du peintre Le Sueur... Ce manuscrit connut une grande célébrité.
Sur un portait aujourd'hui conservé au Louvre, on reconnaît
Le Sueur muni de son pinceau et Denis Gaultier son instrument à la
main. Plus tard, Anne de Chambré, personnage de tout premier plan,
fut envoyé aux Antilles comme agent général de MM.
de la Compagnie Royale des Indes Orientales; il joua un rôle important
dans la colonisation de la Martinique; il en revint en 1660 avec le titre
de Conseiller du Roi.
Le contexte de l'oeuvre
- La musique pour le luth
Le luth n'est pas un instrument parmi d'autres : au-delà de l'engouement un peu superficiel que la bonne société du XVIIéme siècle lui manifeste, le luth est avant tout l'instrument des initiés. Ceux-ci se regroupent comme une secte religieuse en une sorte de franc-maçonnerie des musiciens et se réunissent loin des regards pour se jouer et s'échanger des partitions. Un engouement quasi religieux et mystique les entraîne dans cet art compliqué, savant, domaine des émotions profondes. Une anecdote rapporte que M. de l'Enclos, pour lequel Denis Gaultier a écrit un Tombeau, était allé rendre visite à Ennemond (son cousin), dans sa retraite près de Lyon. Durant ce séjour , tous deux se mettent à jouer du luth trente-six heures de rang, sans boyre ni manger.
La puissance
sonore réduite du luth en fait l'instrument de l'intimité.
Mais aussi le vecteur d'une communication secrète à laquelle
prédispose l'écriture en tablatures (1) que seuls les initiés
peuvent comprendre. "Ils ont peut-estre creu, dit Mersenne,
acquérir plus de gloire à tenir cet Art caché qu'à
le diuulguer : de là vient que les pièces qui sortent de leurs
mains ne sont iamais touchées selon leur intention, si premièrement
elles n'ont esté ouyes ou apprises d'eux mesmes".
Toute la littérature et les commentaires de cette musique convergent en un langage commun : celui de l'allégorie précieuse qui emprunte ses images à l'Antiquité classique. La Réthorique des Dieux est à cet égard tout à fait exemplaire. Elle nous fait pénétrer dans ce culte à la fois grave, raffiné et précieux qu'Anne de Chambré et son entourage vouent au luth. Arbitre de l'Amour, de la Paix, de la Guerre, il a été donné aux hommes par les Dieux eux-mêmes qui peuvent ainsi parler par l'intermédiaire du musicien Denis Gaultier.
- Les modes : quel sens donner à cette référence ?
Le mode Dorien (ré majeur) invite au calme digne, à la gaieté paisible ; l'illustration de Bosse qui accompagne les pièces symbolise ce caractère par une dame élégante qui joue de l'orgue ; la soufflerie est actionnée par un Amour tandis que, parmi les instruments étalés, le luth trône au premier plan. Avec le mode Sous Dorien (la majeur), la gaieté est vive. Le Sous Ionien enfin (la mineur) fait la synthèse de tous les modes. C'est la dernière partie du manuscrit, Bosse la représente comme une conclusion : sept Amours donnent un concert où sont rassemblés tous les instruments, cordes, bois et cuivres ; au premier plan, le luth est dans sa boîte : le concert est fini.
Il faut restituer
la relation entre l'uvre de Nicolas Poussin - et sa lettre sur les
modes musicaux - et la Rhétorique des Dieux, manuscrit pour
le luth. Un parallèle se dégage entre modes musicaux et ordres
d'architecture à travers les illustrations d'Abraham Bosse, dont
le mentor n'est autre que Nicolas Poussin.
Nicolas Poussin, le 24 novembre 1647, écrit de Rome une longue lettre
à son ami et protecteur parisien, Paul Fréart de Chantelou.
" Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses,
trouvèrent plusieurs Modes par le moyen desquels ils ont produit
de merveilleux effets ". Ici le rappel historique des modes musicaux
souligne les relations entre les objets esthétiques et l'émotion.
Trop dispendieuses et incontrôlées les émotions ou leur
expression ne peuvent être assujetties à quelque sorte de règle
ou de loi.
On voit ici l'ébauche d'un débat qui, selon l'assomption ou
le refus de la filiation musicale dans la conception architecturale, annonce
avec une vingtaine d'années d'avance la Querelle des Anciens et
des Modernes.
La théorie des modes musicaux appliqués à la peinture,
mise en valeur par Poussin, Félibien et Le Brun dans le contexte
académique au XVIIe siècle, avançait que, comme la
musique antique se basait sur des modes - c'est-à-dire, sur des genres
divers de tons, de modulations et en général de rapports entre
les sons, pour exprimer telle ou telle autre affection de l'âme -
la peinture elle aussi se devait de choisir un mode, c'est-à-dire
une certaine gamme de couleurs, de lignes, d'actions, appropriée
au sujet.
Pour Poussin et ses contemporains les modes n'étaient qu'une adaptation
des éléments visuels au sujet représenté, qui
en fin compte était considéré comme l'aspect le plus
important auquel tout devait être subordonné. Dans ce contexte,
le sujet représenté perd de l'importance au profit des éléments
formels.
Mais dans cette musique, de fait, rien n'est " modal ". Il y a
là comme une sorte de cachet, d'étiquette des passions, des
sentiments dans le ton de l'allégorie et de l'irréalité
dans lesquelles se plongent les artistes. Encore une fois, les commentaires
et sous-titres d'Anne de Chambré nous renseignent d'avantage sur
la psychologie de celui qui écoute que sur les intentions de l'auteur.
Pour André Tessier, qui a transcrit en 1932 cette tablature en notation
moderne "le souple luth qui pétille et chante sous les doigts
du grand musicien, son ami, dispense en son âme, qui s'ouvre et s'abandonne,
comme une vapeur d'opium enchanteresse. Ce temps des précieux est
un temps de romantisme".
Une musique savante
Il ne faut
pourtant pas s'y tromper ; ce " romantisme " n'est qu'un artefact
derrière lequel apparaît une musique faite de rigueur et de
construction savante. On pense que Denis Gaultier fut l'élève
en composition de Charles Racquet, organiste de Notre-Dame de Paris, de
qui il aurait sans doute appris la rigueur du contrepoint.
Pour ce maître, il ne faut pas se laisser aller à l'harmonie
du luth. Au contraire il faut aller "par un chemin qui n'a point
encore esté frayé, dans un Pays que l'on pourroit les nommer
dans la Musique, des Espaces imaginaires". Le luthiste ne s'autorisera
donc pas d'improvisation aventureuse : c'est à l'auditeur qu'est
réservé le loisir de laisser son esprit divaguer sur la musique
!
Cette particularité
ne permet pas un accès de plain-pied à une telle construction.
Si, au sein de cette musique, l'harmonie est assez simple, naturelle et
franche, la façon de la présenter peut parfois dérouter
par son élaboration. Les accords sont fréquemment arpégés
en un éparpillement de notes distantes où les chevauchements
produisent un effet savant : le luthiste déstructure l'accord qu'on
pressent pour donner plus de poids au suivant. Il laisse dans l'ombre une
sensible ou la préparation d'un accord ; il manie le contrepoint
avec une telle liberté qu'il se permet d'interrompre une partie en
faveur d'une autre. Une partie peut être jouée seule, puis
se remplit avec des fragments d'autres voix par ailleurs sous-entendues.
En fait, l'instrumentiste tire parti au maximum du luth dans ses possibilités
contrapuntiques pour produire un condensé suggestif de l'ampleur
polyphonique.
Partant d'une harmonie sans véritable difficulté, il aboutit
à un résultat très complexe, témoignant d'un
raffinement qui confine à la préciosité. L'oreille
doit s'accoutumer à faire résonner en elle les sons de chaque
partie, les prolonger s'ils s'évanouissent trop tôt, et profiter
ainsi pleinement de ce "style brisé". Le rythme
haletant qui en résulte soutient des mélodies qui cultivent
le "beau chant", pur avant d'être expressif, sans
fioritures baroques, libre et large. Il s'apparente à la "haute
vertu".
Les procédés musicaux tiennent donc dans cette organisation
une place primordiale : l'ornementation n'est pas uniquement une façon
d'agrémenter le thème musical ; elle fait partie intégrante
du développement de ce thème en variant les points de vue
sur les notes qui constituent la trame du discours. De même, les dissonances
sont la conséquence de l'étirement des accords et de leurs
résonances (ce que permet particulièrement le luth). La pratique
d'appoggiatures longues et du rubato concourent à ce même effet
où la conclusion (ou cadence) du motif est repoussée toujours
au plus tard. Par ailleurs, l'utilisation subtile des notes inégales
propose une scansion dont on pourrait rapprocher les effets de la diction
du vers classique, imposant ainsi une métrique particulière
dont la vocation est d'entretenir le mystère.
Mais Denis Gaultier a justement veillé à ne pas brouiller
la progressio : les effets restent discrets et partout intégrés
au discours ainsi qu'au dialogue des parties.
La clarté est de règle : " Souvenez-vous de vous écouter
de crainte de tomber dans l'erreur commune qui est de brouiller"
(Denis Gaultier) ; "sans netteté, qu'est-ce qu'une pièce
de luth ou de clavecin ? Un bruit, un tintamarre d'accords où on
ne comprend rien" (Le Cerf de la Viéville, 1674-1710).
Il reste un mystère dans la popularité et le déclin des instruments : le luth ne résiste pas au clavecin qui commence brusquement son ascension en France vers 1640: mais celui-ci doit beaucoup au luth. Des liens constants existent entre les compositions vouées à ces deux instruments. Entre 1650 et 1685, Louis Couperin, Hardel, d'Anglebert, Lebègue, Froberger à la suite de Frescobaldi, ont tous assimilé les inventions du luth. C'est le luth qui a permis de nouvelles tonalités. Il joue un rôle de premier plan dans la constitution de l'harmonie, prépare le développement de la monodie accompagnée qui conduit au drame musical. La musique pour le luth recourt souvent à la suite de danses qui, s'affranchissant du domaine strictement chorégraphique, donne lieu à de multiples développements.
Un autre mystère
réside dans la paternité de toutes ces pièces, parmi
lesquelles on a cru apercevoir la manière d'Ennemond Gaultier (1575-1651)
dit Gaultier " le Vieux " (cousin de Denis), compositeur et luthiste
tout aussi savant, dont l'uvre est elle aussi empreinte des mêmes
caractéristiques d'élaboration et de références
ésotériques. Il semble que plusieurs recueils de pièces
pour luth mêlent les responsabilités des deux compositeurs.
Rhétorique
et poétique
La
composition de la Rhétorique des dieux - constitue tout à
la fois une sorte de mise à l'abyme de la forme (en tout cas par
son titre) et un cas d'espèce particulièrement remarquable.
Il faut mesurer en quoi la rhétorique est assujettie au propos et
en quoi elle le conforte, parfois selon certaines modalités inattendues
: allant jusqu'au cliché (baroque) chaque pièce avance une
intention rhétorique, esthétique. La construction de chaque
pièce, dans une forme recherchée et savante, énonce
déjà une intention.
Tandis que le cliché a une intention rhétorique, esthétique,
en élaborant une architecture, le mythe a une intention idéologique.
Le recours à des figures mythologiques fait entrer en résonance
le procédé avec le propos. Il n'est que de se pencher sur
la façon dont le luth, instrument privilégié de l'époque
- avant que le clavecin ne le remplace - propage cet effet esthétique
- l'égrènement des notes de l'accord jusqu'à la dilution
de sa tonalité repoussant la résolution au plus tard - et
joue ainsi avec les repères de l'oreille musicienne.
La forme canonique n'est plus très loin. L'allégorie (2), autre figure de rhétorique (dénomination des pièces, dénomination de l'ensemble, les modes musicaux) est ici surinvestie. L'image ou le texte allégoriques présentent toujours un sens immédiatement lisible, mais trouvent leurs " résolutions " dans un second degré globalement symbolique. En somme l'allégorie met en scène quelque chose avec l'intention de signifier tout autre chose.
Ainsi, pièce non moins centrale du dispositif rhétorique, l'inventio déroule des effets de miroirs ou de labyrinthe qui permettent l'exposé des passions (tension vers la forme pure, sur-exposition de la forme).
L'esprit baroque présuppose déjà quelques caractéristiques auxquelles l'uvre peut répondre en réinvestissant ces formes canoniques. Dans l'ordre classique, à côté de la rhétorique, la poétique uvrait dans le monde de l'imaginaire. Mais les textes à visée esthétique, parce qu'ils appartiennent à l'espace du vraisemblable, relèvent aussi d'une rhétorique comprise dans un sens large. De sorte qu'entre poétique et rhétorique, les transitions sont possibles : des concepts élaborés dans le cadre de la seconde ont été sans difficultés transposés à la première.
L'époque
baroque pouvait-elle prolonger cette double visée (à travers
laquelle on peut à certains moments entrevoir des contradictions),
tant l'effet anamorphosant de l'esthétique baroque semble contredire
l'imposition de règles ?
Le baroque abolit volontiers les frontières entre vie et mort, rêve
et réalité, vrai et faux. Le monde devient alors un théâtre
et la vie une comédie : la surprise, l'héroïsme, l'amour
et la mort y sont mis en scène.
En terme de procédés littéraires, cela donne les antithèses,
les décalages, les hyperboles, et surtout les métaphores dont
la vocation est d'établir des ponts entre des univers différents.
Préciosité et burlesque, deux autres mouvements esthétiques
du XVIIème siècle, sont également à l'uvre
dans ce paysage.
Si
la rhétorique est par essence l'art du discours et si tout type de
discours obéit à la (ou une) rhétorique, la musique
en général - et la musique baroque en particulier - peuvent
se lire selon ce principe d'analyse. Même si elle ne vise pas nécessairement
à proposer une narration (qui obéirait de fait à une
rhétorique), la composition musicale et son discours sous tendent
une élaboration et une progression telle qu'il peut être intéressant
d'aboutir à son élucidation. Eloignée du rituel religieux
qui ordonne le discours musical per obligationem, départie
d'une volonté telle que celle de Jean Sébastien Bach dans
ses écrits pédagogiques (Art de la fugue) ou démonstratifs
(Offrande musicale) où la lisibilité de l'organisation pose
par définition une rhétorique, La Rhétorique des dieux,
s'apparente à une sorte d'exercice oratoire proche de l'éloquence.
Cet ensemble de pièces rassemble à bien des égards
les caractéristiques d'une uvre extrêmement élaborée
- dans sa présentation comme dans son accomplissement - tout en installant
une certaine ambiguïté sur ses motivations et sur les références
internes et externes qui la parcourent.
Sans doute la référence implicite à l'architecture,
aussi bien que celle, plus ésotérique, à la numérologie
sont des cadres très prégnants dans la musique de cette époque.
Le choix des titres de pièces pour le luth (ou pour le clavecin)
devient un art en soi, où le symbole le dispute au mystère
(3). Baroque, la Rhétorique des Dieux l'est à la fois
par le style de chaque pièce ; poétique, elle l'est au moins
par son organisation et sa (re)présentation qui renvoient à
une référence hermétique, voire ésotérique.
Conclusion
La Rhétorique des dieux de Denis Gaultier permet de mieux cerner une ambition esthétique qui établit un lien entre la rhétorique, comme organisatrice d'un discours et d'une logique, et une constante remise en cause des points de vue et règles de l'équilibre harmonique - en perturbant la reconnaissance des formes canoniques - tout en souscrivant à une écriture rigoureuse dont le moindre des attraits n'est pas cette élaboration dont l'auditeur cherche à parcourir le labyrinthe.
Ainsi
à travers une uvre musicale, on rejoint toute la problématique
esthétique d'une époque, s'étendant de la représentation
picturale à toutes les caractéristiques d'un discours qui
ne saurait s'arrêter à des classifications trop rigides et
en joue.
Le trompe l'il est partie prenante du discours et de son inventio.
Ici ressurgit une esthétique baroque, à travers la tension
imposée par cette progressio, lente et réflexive, au
cours de laquelle la recherche obstinée des figures renvoie à
l'exposé des passions et à sa grandiloquence.
À l'extrême du paradoxe surgit tout à coup la beauté ; au terme de la péroraison se pose ainsi la question non résolue (4), dont l'effet esthétique est fondamental.
La poétique à l'uvre ou " la Belle Homicide " ? Juxtaposition dont l'apparente gratuité induit pour l'auditeur l'étonnement, initiateur de poésie.
Thierry Cloarec
Notes
(1) Dans une tablature, les cordes du luth sont figurées
par une sorte de portée à cinq ou six lignes, mais la corde
la plus aiguë se trouve cette fois-ci en haut et les chiffres sont
remplacés par des lettres : « a » pour corde à
vide , « b » pour la première case, etc.
(2)
l'unité de base de l'allégorie, c'est le symbole, l'emblème.
En combinant par la description ou le récit des objets ou des êtres
concrets, en développant parfois les situations ou les événements
qui les lient, l'allégorie se substitue à l'évocation
abstraite d'une analyse, d'un jugement, d'un état d'esprit...
(3)
Quelle interprétation exacte donner au titre « les Barricades
mystérieuses », pièce pour le clavecin de François
Couperin ?
(4) On pourrait mesurer les prolongements de cela dans une vue plus contemporaine
: The unanswered question de Charles Ives (1874-1954), compositeur
américain, uvre à léconomie minimaliste,
ou bien chez Anton Webern (1883-1945) dont la devise esthétique était :
Non multa sed multum (peu en quantité mais beaucoup en qualité).
Quelques
repères bibliographiques