Cul de lampe, Jean Mathieu, Métamorphoses d'Ovide, BnF
Médaillier, vers 1645, Musée du Louvre, (c) RMN

 

 

 


Une poétique de l'ornement

Il n'est pas rare aujourd'hui de décrire les phénomènes littéraires en empruntant des termes issus d'autres formes d'art, plastiques ou picturales. Le langage méta-littéraire se plaît à découvrir, dans les textes, des "motifs", des "images", un "style", comme s'il voulait donner corps au fameux précepte horatien de l'ut pictura poieisis.

Avec la redécouverte des poètes du début du XVIIe siècle, cette transposition a pris une ampleur nouvelle, grâce aux travaux de l'Ecole de Genève et de Jean Rousset. Celui-ci a tracé des points de comparaison entre d'une part l'architecture et la peinture dites "baroques" et d'autre part la littérature qui leur était contemporaine. Les caractères de l'œuvre baroque, littéraire ou non, sont selon lui "l'éclatement des structures", "l'instabilité des formes et des équilibres", la "mise en mouvement de l'espace et des lignes", la "prédominance du décor" (1).

Si l'ornement occupe une place centrale dans la poésie post-renaissante, c'est qu'il s'agit d'abord de prendre pour modèles des œuvres jugées indépassables: celles de Pétrarque et de Ronsard, le second ayant déjà lui-même largement puisé chez le premier. L'imitation se situe donc au cœur de la genèse des textes. Selon les expressions en vigueur à l'époque, on pétrarquise, on ronsardise. Le talent du poète se limite, le plus souvent, à la reprise habile de motifs hérités, à la multiplication ingénieuse de savantes et minimes variations sur des thèmes relevant du même langage courtois. Par exemple, nous trouvons la métaphore du brasier amoureux sous la plume de tous les poètes du temps :

Abraham de Vermeil : Apaise tant soit peu mon brasier amoureux…

Agrippa d'Aubigné : Nos désirs sont d'amour la dévorante braise…

Flaminio de Birague : Je sens le feu d'Amour qui me gèle et qui m'ard (2)…

C.Hesteau de Nuysement : Ah que je sens le feu dans mes bouillantes veines…

Etc. etc.

Mais l'écriture baroque ne se satisfait pas de métaphores isolées. Elle succombe à la tentation d'en rajouter, de multiplier les images jusqu'à la démesure, jusqu'au vertige. L'ornementation y prolifère, les figures rhétoriques ne s'y présentent à nos yeux que sous une forme ostentatoire.

Parfois, les métaphores vont jusqu'à se glisser au sein des comparaisons, de sorte que le lecteur d'aujourd'hui s'y perd un peu… Par excès de zèle, en imitateur trop scrupuleux des maîtres, on en fait trop. On en fait trop aussi, - et c'est un paradoxe, parce qu'on souhaite se singulariser, se démarquer du modèle non par la matière (commune), mais par sa manière (unique). Comme l'écrit Claude-Gilbert Dubois, "le maniérisme suppose que le système d'opposition établi entre l'allégeance [par rapport au modèle] et la différence développe des excroissances latérales : prolifération de l'ornementation rhétorique, hyperbolisation des procédés" (3).

Quelle valeur donner à cette pratique ornementale ?

Répondre à cette question nécessite de s'interroger au préalable sur la valeur que l'on accorde à l'ornement lui-même. Car la poésie maniériste et baroque vise à éblouir, par tous les moyens. A charmer la belle, destinataire le plus souvent imaginaire des sonnets amoureux, en multipliant les raisonnements fins et les formules spirituelles (les concetti à la manière italienne) ; à envoûter le lecteur, à le prendre au piège dans un langage que l'ornement a précisément pour but de rendre le plus artificiel qui soit, c'est-à-dire le moins immédiatement accessible. Bien plus, il ne s'agit pas de décrire poétiquement la réalité, mais de créer artistiquement une vérité pour ainsi dire autonome. Par l'ornement, "les mots se dissocient de la matière pour briller de leur propre éclat" (4).

Il nous en reste de beaux exemples :

Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux,
Ils ont dessus les rois la puissance absolue :
Dieux, non, ce sont des cieux, ils ont la couleur bleue,
Et le mouvement prompt comme celui des cieux.

Honorat Laugier de Porchères

Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en l'amer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.

Pierre de Marbeuf

Soleil, tes jours sont nuits comparés à ma Dame.
Abraham de Vermeil

L'ornementation littéraire ne trouve donc pas sa raison d'être dans la seule volonté d'enrichir la parole du poète en la rendant plus systématiquement métaphorique, mais aussi dans le souci de s'affranchir tout à fait de l'expression courante, du langage prosaïque. L'ornement s'oppose ainsi au naturel, qu'il a pour vocation de chasser, et de dépasser.

Poésie de la parure, poésie fardée, poésie de l'artifice si peu apte à saisir la fraîcheur du sentiment. Poésie rhétorique qui agace souvent par ces outrances convenues. Mais poésie de virtuose, poésie émouvante lorsque, dans le langage, elle cherche et croit pouvoir trouver un autre absolu.

Frédéric Martin

Notes
(1) Jean ROUSSET, La Littérature de l'âge baroque en France, Circé et la Paon, Corti, 1954, pp. 169 et 181.
(2) " Ardre " signifie " brûler "
(3) Claude-Gilbert DUBOIS, Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979, p.39.
(4) Fernand HALLYN, Formes métaphoriques dans la poésie lyrique de l'âge baroque en France, Genève, Droz, 1975, p.120.

NB : on peut également consulter cet article dans la revue en ligne Préfigurations (http://www.prefigurations.com)