Le pétrarquisme
La poésie
maniériste est une poésie d'épigones. Elle pratique
largement l'imitation, considérée à la fois comme
un hommage fait aux grands auteurs, et comme un moyen de parvenir, en
suivant leur exemple, à une écriture de qualité.
Au XVIe siècle, l'imitation prévaut largement sur l'invention
et sur l'originalité, dont les traités de poétique
se défient. Dans le domaine lyrique, le modèle pétrarquien
connaît un succès considérable, depuis qu'il a été
acclimaté en France par la Pléiade.
Joseph Vianey,
dans son étude intitulée Le Pétrarquisme en France
(1), souligne le fait que les poètes français subirent l'influence
de Pétrarque surtout de façon indirecte, à travers
les pétrarquistes italiens de leur temps. Il distingue trois périodes
: la mode de " l'élégantisme " jusqu'à
l'Olive, de Du Bellay (1549), sous l'autorité de Serafino,
Sasso et Tebaldeo ; la mise à l'école de Bembo et de ses
disciples, avec L'Olive, les Amours de Ronsard, les Erreurs
amoureuses de Pontus de Tyard ; enfin, un retour à la préciosité
du quattocento, impulsé par Angelo di Costanzo, et sous la férule
de Philippe Desportes.
A l'origine : le Canzoniere de Francesco Petrarca qui célèbre l'amour du poète pour Laure, rencontrée le 6 avril 1327 en l'église Sainte-Claire d'Avignon. Principalement composé de sonnets, ce recueil deviendra le point de départ du " mythe de Vaucluse " (2), encore vivant à l'aube du XXe siècle. Dans le prolongement de la fin'amor des troubadours des XIIIe et XIVe siècle, il chante sur un mode courtois les beautés de sa dame, et l'infortune d'un amour non réciproque. Le pétrarquisme définit une rhétorique et une topique : il se caractérise par l'usage de métaphores-clichés, comme
le feu de l'amour :
Vermeil : Apaise tant soit peu mon brasier amoureux
D'Aubigné : Nos desirs sont d'amour la devorante braise
Birague : Je sens le feu d'Amour qui me gele et qui m'ard
Nuysement : Ah que je sens le feu dans mes bouillantes veines (3)
l'or des cheveux de la dame :
Nuysement : Quand l'or de tes cheveux qui ton beau front redore
Vermeil : Belle, je sers vos yeux et voz cheveux dorez
Birague : Si tu avois veu l'or de la luisante tresse
D'Aubigné : Cestuy là verra la peinture / De l'or et de la chevelure (4)
l'image de la dame-soleil :
Vermeil : Un jour mon beau Soleil miroit sa tresse blonde
D'Aubigné : Cest astre qui me luit des rayons de son il
Birague : Loing de mon beau Soleil, je vis en dur martyre
Nuysement : Helas, mon cher Soleil, si vostre courtaisie (5)
la reverdie :
D'Aubigné : Je voy desja les arbres qui boutonnent
Birague : O beau prez fleurissans émaillez de verdure
Nuysement : Toujours l'herbe verdissante / Est au printemps renaissante (6)
le naufrage amoureux
D'Aubigné : Ce navire se perd, desgarny de ses cables
Vermeil : Bref mon amour n'est rien qu'un horrible naufrage.
Birague : [je] t'offre le tableau / De mon nauffrage fait en mon Avril nouveau (7) ;
par une expression hyperbolique de la douleur d'aimer, et par l'emploi généralisé de certaines figures de style: l'antithèse (feu de l'amour / eau des larmes), la comparaison, la métaphore, les périphrases. Il fournit également des situations-types qui structurent les recueils de poèmes amoureux : innamoramento, vu de constance, absence, échange des anneaux, mort de la dame.. Enfin, le pétrarquisme accorde une large place aux références mythologiques, à valeur ornementale : l'amant trouve par exemple dans les suppliciés célèbres tels Actéon, Tantale, Prométhée, Icare, Phaéton et Sisyphe que nous serions tenté d'appeler des figures de l'exemplarité (8). Cet inventaire d'images et de procédés a pour conséquence de structurer fortement l'imaginaire des poètes qui l'utilisent.
En conséquent, les Diane de Desportes et de d'Aubigné, les dames dont tous les poètes de ce siècle magnifient les charmes ont un air de famille avec la Laure de Pétrarque, femme sublimée par l'écriture poétique. Car l'idéalisation de la dame, relayée par le néo-platonisme de Marsile ficin, s'accompagne d'une exaltation de la poésie, à laquelle on attribue le pouvoir d'apporter l'immortalité aux amants. Le bonheur d'écrire finirait-il par l'emporter sur la joie d'aimer, le langage sur le sentiment. Le code pétrarquiste est-il voué à tourner à vide ? C'est ce que pense Eve Duperray, qui voit dans le maniérisme de Vermeil et de ses contemporains une exténuation du code pétrarquiste, causé par les outrances d'un pur jeu verbal :
Sigogne achève de discréditer un code réduit à des formules et à des clichés dont les recherches raffinées de Vermeil, Sponde ou Porchères précipitent l'épuisement dans l'excès de leur virtuosité . (9)
Jugement sévère qui interdit toute vitalité et toute fraîcheur à une influence prétendument détournée en faveur d'un lyrisme rhétoricien. Que devient le pétrarquisme entre les mains d'Agrippa d'Aubigné, de Flaminio de Birague, de Nuysement et de Vermeil ? Un modèle certes contraignant et souvent artificiel, mais qui n'excluent pas des modulations libres et des prolongements personnels. Ainsi le motif du regard foudroyant de la dame s'accorde-t-il chez Vermeil avec un goût plus large pour les images du morcellement et de la pulvérisation : il ne perd pas sa vigueur mais au contraire quitte son statut de motif secondaire, qu'il possède chez Pétrarque et Ronsard, pour acquérir une importance nouvelle. D'Aubigné quant à lui développe les métaphores " climatiques " qu'il apprécie particulièrement (10), ainsi que les thème de la blessure et de la maladie, qui reposent sur une expérience en grande partie vécue (11).
La fortune du modèle pétrarquiste s'explique par le besoin proclamé par toute une génération d'écrivains de partager une même idéologie, un même système de valeurs. En ces temps de déchirements, les poètes forment une communauté unie par des référents culturels et un langage communs. En réponse à la ruine des croyances anciennes, dont Copernic est l'un des symboles, face au scepticisme qui ronge des âmes en proie au " mal du siècle " (12), le pétrarquisme offre une matière stable et structurée, sur laquelle vient s'appuyer la sensibilité.
Frédéric Martin
Notes
(1) Joseph Vianey, Le Pétrarquisme en France, Genève, Slatkine
Reprints, 1969, p.7
(2) Eve Duperray, L'Or des mots, Une lecture de Pétrarque et du
mythe littéraire de Vaucluse des origines à l'orée
du XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
(3) Abraham de Vermeil, sonnet X , p. 46 v. 7 ; D'Aubigné, sonnet
LXXIII, p.95, v.1 ; Birague, Sonnet LXIX, p.179, v.5 ; Nuysement, sonnet
LVI, p.266, v.1.
(4) Nuysement,, sonnet XXXI, p.241, v.1 ; Vermeil, sonnet LXXI, p. 115,
v.1. ; Birague, sonnet III, p. 27, v.5. ; D'Aubigné, sonnet XXVII,
p.44, v.9-10.
(5) Vermeil, sonnet VI, p.42, v.1 ; D'Aubigné, sonnet LXXXi, p.103,
v.9. ; Birague, sonnet LXVIII, p.176, v.1. ; Nuysement, sonnet XXXIII
p.243, v.5.
(6) D'Aubigné, sonnet LXXXIII, p.105, v.9 Rappelons que le titre
de son recueil est Le Printemps. ;Birague, sonnet XVII, p. 57, v.2. ;
Nuysement, ode, p.346, v.10-11.
(7) D'Aubigné, sonnet III, p. 19, v.5. ; Vermeil, sonnet LXXXIV,
p.132, v. 14 : Birague, sonnet CXXXVII, p.340, v.13-14.
(8) " Point n'est besoin de se connaître, puisque chacun peut
se reconnaître à travers telle figure mythique
Par
là, la fable joue le rôle d'un modèle, et prend sa
place dans un système poétique fondé sur la reproduction.
", Gisèle Mathieu-Castellani, Mythes de l'Eros baroque, PUF,
1981, p. 13. C'est l'auteur qui souligne.
(9) Eve Duperray, op. cit., p.88.
(10) Voir notamment les sonnets LXXXI à LXXVI, p.103 à 108.
(11) En 1572, Agrippa fut attaqué à la porte d'une auberge
par un homme monté sur un cheval turc, qui le blessa de deux playes,
l'une profonde dans la teste ". Agrippa sauta sur son cheval pour
" venir mourir dans les bras de sa maîtresse ", au château
de Talcy. Rétabli, il dut rompre avec Diane quelques mois plus
tard, ce qui le plongea dans une crise de désespoir si violente
qu'il en tomba malade. On se reportera à la biographie Agrippa
d'Aubigné de Madeleine Lazard, Paris, Fayard, 1998, p.73 à
75.
(12) L'expression, aux accents romantiques, est le titre du troisième
chapitre de la partie " Structures mentales et affectives "
de La Poésie française du premier XVIIe siècle d'Henri
Lafay. Selon lui, " Une sourde inquiétude ou un franc malaise
vital sous-tendent ou traversent aussi bien la poésie politique
(le plus souvent encomiastique) et satirique, mais également toute
la veine amoureuse où la souffrance est envahissante (
) ",
p.253.