Extrait du livre de Claude Chatelain et Georges Baud :
HISTOIRE DE LA VALLEE DE BELLEVAUX
Nous sommes en 1560 et le Chablais vient de faire retour
au duc de Savoie Emmanuel-Philibert. C'est la deuxième partie
de ce chapitre.
Ces événements coïncident avec la Renaissance, mouvement
libéral qui touche aussi bien la religion, les lettres, les arts que
le mode de vie des gens. Ce brassage va permettre à quelques
familles de prendre la tête des affaires et de s'enrichir. L'exemple
venait de haut.
Le duc Emmanuel-Philibert n'était pas homme à s'embarrasser
de principes. Sitôt le départ des Bernois il dispose en maître des
fiefs et les met à l'encan ; il vend la seigneurie des chartreux de
Vallon à Messire François Joly, bourgeois de Thonon, pour la
somme de 2.400 écus afin de payer les réparations au fort de
l'Annonciade à Rumilly.
Il fait de même avec la terre de Valonnet
près de Fessy, dont il fait une seigneurie pour en tirer un meilleur
prix.
Le prieuré de Bellevaux reste vacant : il se contente d'en
toucher les revenus.
A la suite de l'édit de 1567, seuls quelques chefs de famille du
prieuré s'affranchirent, entre autres Claude Favrat feu Pierre qui
verse 250 florins et Buinod Claude feu Etienne qui verse 100
florins, au profit de son Altesse bien sûr. Il n'y a pas encore
beaucoup d'argent dans le pays et on préfère le statu-quo.
Les fermiers du prieuré (1), chargés de collecter les dîmes et
autres droits auprès des habitants pour le compte des religieux
d'Ainay, surent mettre à profit cette charge pour s'enrichir au
détriment des uns et des autres.
Philippe Favrat feu Jean-Jacques,
ayant déjà une situation bien assise, alberge toutes les dîmes et
autres revenus en 1634, fait bâtir six granges pour les remiser (2)
et livre annuellement aux religieux une somme d'environ 1.550
florins sur les 3.000 qu'il retire. C'est bien simple : en dix-huit
ans il triple sa fortune, et à sa mort il possédera plus des deux
tiers de Bellevaux, des maisons et des propriétés à Thonon,
Anthy et Vinzier.
On peut en déduire une plus grande prospérité dans l'ensemble
de la population au cours de ce XVII° siècle, et les fondations de
particuliers à l'église l'attestent.
Le curé, ou vicaire perpétuel,
quant à lui, reçoit annuellement sur les dîmes des religieux dix-huit coupes de
froment et six coupes d'avoines, plus 272 florins ;
il a la jouissance des terres dites « du prieuré », possède le droit
d'affouage pour son bois personnel sans qu'il en abuse et perçoit
une tomme à la bénédiction des alpages (tèches).
Quand il s'agira
d'établir un deuxième prêtre ou vicaire, en 1666, l'évêque imposera
« pour la pension d'icelui un quart d'orge à ceux qui tiennent du
bétail pour la charrue et un quart d'avoine à ceux qui n'en tien-
nent point ».
Comme rien n'est fait, en 1670, on ouvre une souscription à ce sujet et
les particuliers s'inscrivent pour une somme
de leur choix : par exemple Scipion Favrat s'inscrit pour une
demi-pistole d'Espagne, soit 10 florins 6 sols, et un Jean-lacques
Meynet pour l florin.
En 1684, lors de la mission donnée par les Pères lazaristes,
M. Cullet, curé, note que « la mission eut les plus heureux
résultats si on en juge par la quête que l'on fit et qui produisit
136 florins ». C'était certainement une bonne quête ! (68 francs-
or).
Mais tout le monde ne devait pas donner, car l'argent qui
abondait dans les bourses des riches devait manquer dans les
escarcelles des pauvres ; l'échelle sociale s'élargissait. Il fallait
payer des taxes en numéraire et tenir son rang, si humble soit-il ;
on empruntait avec un intérêt élevé auprès des fermiers et des
notaires, nouveaux publicains ; on cherchait à se concilier leurs
faveurs pour demander des délais ; on hypothéquait ses terres
à leur profit.
Il suffisait qu'une guerre ou une disette vint à
passer par là, et la famine se présenterait à la porte ; le XVIII°
siècle se chargera d'ébranler cet édifice économique hâtivement
bâti.
Ce qui n'empêchera pas ces nouveaux riches de se faire
construire des maisons-fortes, de s'ennoblir, et avec cet argent
mal acquis de fonder des chapelles à l'église, de s'en déclarer les
protecteurs, en attendant que le lieu-saint reçoive leur dépouille
mortelle. Ainsi la dynastie des Favrat de Jambaz.
Nous avons les comptes de l'année 1662, au moment du
renouvellement du bail de neuf ans entre les religieux d'Ainay et
leurs fermiers de Bellevaux : Scipion et Jacques-François Favrat,
petit-fils de Philippe.
Cette année-là, les fermiers récoltèrent :
— 784 coupes d'avoine à 2 florins la coupe ..............= 1.568 fi.
— 666 coupes de bon blé et d'orge à 4 fi. la coupe.....= 2.664 fi.
— 229 coupes de fèves à 5 florins la coupe ..............= 1.145 fi.
— 6 coupes de froment à 7 florins la coupe................= 42 fi.
— chapon (en argent) .............................................= 31 fi.
— échines de porc (estimées) .................................= 70 fi.
............soit un total de..........................................= 5.520 fi.
Ils ramassaient en outre 100 coupes de fèves qu'ils remettaient
pour les pauvres de Bellevaux et Vallon, selon la coutume.
Ils avaient à régler directement :
— à Bonne pour les 40 livres de cire ..........................= 70 fi.
— au curé de Bellevaux (partie argent/nature)..............= 410 fi.
— au curé de Luilin (partie argent/nature) ....................= 526 fi.
.......................soit un total.......................................= 1.006 fi.
Ils devaient verser aux religieux la somme annuelle de 1.100
livres tournois (monnaie de France) payables à Lyon, soit environ
2.200 florins au change.
Soit un bénéfice de 2.314 florins pour les années normales,
ce qui voulait dire que les bonnes années où tout le bon blé
est froment, le revenu augmentait de 1.080 florins.
C'était une bonne place !
Entre 1634 et 1662, en l'espace de vingt-huit ans, les dîmes
et autres ont presque doublé à Bellevaux. Les années étaient
bonnes, la terre rapportait, et les ducs de Savoie n'avaient pas le
temps de faire de la grande politique.
On était heureux à Bellevaux en ce XVII° siècle finissant.
(1) La perception des impôts était affermée jadis à des individus, d'où leur nom
de « fermiers » du seigneur ou du roi. C'était une charge vénale. Pourvu qu'ils versent ce qui était
convenu, on fermait trop souvent les yeux sur les moyens qu'ils employaient et le bénéfice qu'ils
en retiraient au passage, et leur pouvoir était grand.
(2) Granges ou dîmeries sur Bellevaux : au Borgel, aux Contamines, à Gembaz, aux Mouilles,
à Terramont, à Talonnet.
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