Rose nous a invités à passer deux jours au gîte de Lescun. Le problème, c'est qu'il n'est pas extensible, et dès que nous emmenons nos enfants, la quinzaine de personnes est très vite dépassée. Nous étions donc 17 le mardi soir, et 19 le lendemain, et encore, avec des désistements... mais comme tout le monde met la main à la pâte pour l'intendance, tout se passe dans la bonne humeur, la musique, les plaisanteries, et sans fatigue excessive pour aucun d'entre nous. Ce qui nous a un peu peinés, c'est le temps, et les enfants ont préféré rester à l'intérieur pendant que nous faisions de courtes balades alentour sur la demi-journée. Ils ont eu tort d'ailleurs, parce que, humide ou pas, c'est toujours un enchantement de se promener dans ce cadre magnifique.

Le cirque de Lescun fait partie de la vallée d'Aspe qui pénètre profondément dans la chaîne pyrénéenne pour aboutir au col du Somport. Ce site offre le paradoxe d'être à la fois une importante voie de communication et un petit monde fermé que protègent les verrous naturels formés par les moraines glaciaires. Modelée (comme ses voisines le Barétous et l'Ossau) par la grande glaciation pyrénéenne du quaternaire, c'est une vallée en auge, s'étirant sur une quarantaine de kilomètres, du défilé d'Escot, au nord, au col du Somport (altitude 1 631 m) au sud.

Le village est accroché à mi-pente, à une altitude de 800 mètres environ, ce qui provoque un décalage d'un mois pour l'avancement du printemps. Un lilas est encore en pleine floraison dans un jardin, des bouquets de primevères, aux petites fleurs multiples, égaient les prés, tandis que de hautes jacinthes à la grappe aérée bleu-mauve avoisinent des tapis de buissons bas de myrtilles qui cachent sous leurs petites feuilles des myriades de fruits encore rouge pâle. Nous progressons vers les crêtes d'Ourtasse qui surplombent le village en prenant garde à ne pas écraser la multitude d'escargots aux coquilles multicolores. Des limaces noires encore minces rampent sur le sol et de grands coléoptères aux élytres noir-bleutées s'affairent à proximité. La bruine ne gêne aucunement la multitude de petits oiseaux cachés dans les hautes herbes couvertes de gouttelettes scintillantes qui pépient à tue-tête. De l'autre côté du cirque, sur le versant nord, la neige descend très bas, quasiment jusqu'à notre niveau, en longues langues étroites.

Un abri en cours de construction nous intrigue. Il comportera sans doute un panneau pour renseigner les promeneurs sur le nom des pics environnants. La facture en est soignée, nous admirons le travail du bois, aux poutres arrondies, et observons la pose des ardoises en cours d'achèvement. Une caisse gît à terre avec l'origine espagnole marquée dessus (carrières de Carmen). Elles ont toutes la même forme et sont percées d'un trou pour être clouées une à une sur les planches du toit. A l'angle, elles sont apparemment retaillées pour ne pas trop déborder. Quel travail ! Nous apercevons à nos pieds un peu plus loin une roche délitée en plaques fines qui nous semble être pareillement de l'ardoise. Pourquoi ne se sont-ils pas fournis sur place ? N'y a-t-il plus personne dans la vallée qui sache l'extraire ?

Le cirque de Lescun est extérieur au parc national de la vallée d'Aspe, donc rien n'empêcherait sur le plan juridique l'extraction de quelques pierres. Il est vrai que le village n'a que peu d'occupants permanents. Beaucoup de maisons (au style inchangé depuis le XVème siècle, murs de pierres grises et toits d'ardoise) ne servent qu'aux vacances, et les seuls services qui subsistent sont une épicerie, un bureau de poste, un bar et l'église dont la cloche n'a pas égrené les heures, la nuit dernière, contrairement à son habitude. On peut également trouver au domicile des fermiers du fromage de vache ou de brebis, et même des cartes postales chez la vieille dame aux dix chats ! Rose a commandé une jatte de trois litres du fameux caillé dont nous raffolons tous, que la fermière prépare devant elle : elle verse le lait dans un grand récipient qu'elle met à chauffer sur le gaz avec un peu de présure (trois gouttes) en surveillant la température à l'aide d'un thermomètre - 36° C -, dix minutes d'attente et voilà, c'est fait ! Rose l'emporte encore tiède ; ce sera notre dessert (avec du miel d'acacia), miammm...

De retour au gîte, nous mettons en commun tout ce que nous avions prévu initialement pour le pique-nique et installons les enfants autour de la petite table basse près de la cheminée tandis que nous nous asseyons autour de la longue table rectangulaire. Après quoi, Pierre retourne à la pêche à la truite tandis que nous effectuons une grande boucle sur la route de campagne peu fréquentée. Les cours d'eau sont bordés de parterres lumineux de boutons d'or dont les tiges sont parfois noyées dans les eaux gonflées par la pluie et la fonte des neiges. Ils ont des fleurs parfois énormes, peut-être s'agit-il d'une espèce cousine de celle de nos jardins des plaines ? A mi-chemin, nous trouvons Pierre en grande conversation avec un autre pêcheur et sa fille : ce dernier a perdu ses clés dans le torrent, elles sont introuvables, il va devoir aller chercher les doubles à Pau, c'est malin !

Les nuages s'écartent un moment, et Richard, Rose et Max nous désignent les sommets. Le pic d'Anie (dont nous devons refaire l'ascension, en choisissant un jour de grand beau temps pour pouvoir bénéficier de la vue panoramique) est le point culminant du cirque de Lescun, à 2504 mètres. Les Basques l'appellent Auñamendi, le pic des chèvres. Pointe crétacée dressée à l'avant de la zone axiale des Pyrénées, il est nettement situé en territoire français ; la frontière, allant du sommet de l'Arlas à celui des Trois Rois, passe à son pied sud, au col d'Anaye (2 086 m), situation confirmée par le nom même de Table et de Pic des Trois Rois, qui indique la confrontation en ce point de la Navarre, de l'Aragon et du Béarn. La légende aspoise situait à son sommet un jardin magique, gardé par le Diable ; cela dissuadait d'y aller voir. Elle ne découragea pas l'ingénieur géographe Flamichon qui en fit le premier l'ascension le 28 juillet 1771.

Le soir, j'appelle l'association Abélio avec laquelle j'ai programmé de nous initier aux joies du parapente. Malheureusement, ce sera partie remise, à cause du mauvais temps. Je suis bien déçue... A la place, nous allons le lendemain matin sur le plateau de Sanchese en direction du col d'Anaye où nous espérons cueillir du muguet sauvage. C'est quelqu'un du village qui a indiqué à Rose où nous pourrions en trouver. Effectivement, en montant dans un petit bois de hêtres aux feuilles toutes neuves vert clair traversé par un couloir rocheux qui a dû être creusé par une avalanche ou bien des pluies torrentielles, nous voyons quelques parterres mais ils ne sont pas encore en fleurs, dommage !

Nous poursuivons à pied sur la piste caillouteuse où nous avons garé les voitures et débouchons sur un grand plateau parcouru par deux ruisseaux aux eaux tumultueuses. C'est un lieu d'estive pour les chevaux et les bovins qui sont encore en ce moment dans la vallée à cause du froid, et il en émane une grande paix. Une cascade se précipite depuis le haut d'une falaise et s'écroule à grand fracas dans un halo d'écume. Les amateurs de sensations fortes la descendent en rappel en été, les millions de gouttelettes glacées crépitant sur leur casque. Pierre, qui est allé chercher entre temps son fils Samuel et Paméla, s'y rend en voiture tandis que nous retournons au gîte. Ils tardent à rentrer et pénètrent tout excités dans la salle de séjour : Pierre a voulu traverser l'un des ruisseaux à gué et le moteur a calé. Bien sûr, les jeunes ont refusé de descendre dans le courant profond et très froid, et pendant un moment, Pierre s'est dit qu'il allait devoir partir à pied à la recherche d'un tracteur pour les dépanner... Enfin, la voiture a fini par redémarrer, et ils ont pu sortir du torrent, mais ils ont eu une sacrée peur que je lis encore dans les grands yeux de Paméla.

Un peu d'histoire :

Depuis longtemps la vallée d'Aspe est un lieu de passage. La toponymie (Aspa Luca, le bois sacré, ou Summus Portus, le plus haut col) et une inscription gravée par un duumvir, indiquant qu'il a élargi le chemin du défilé d'Escot, l'attestent. Au Moyen Âge, Gaston IV, vicomte de Béarn, emprunta la vallée pour aller libérer Saragosse de l'islam, fondant près du Somport l'important monastère de Sainte-Christine qui accueillait les pèlerins de Saint-Jacques et les marchands. En 1287, la vallée se retrouva au coeur de la diplomatie européenne : mandaté par le roi de France et le pape, Édouard Ier d'Angleterre vint avec son épouse, Aliénor de Castille, y négocier un traité espagnol. Pendant deux ans, ce ne furent que réceptions, échanges d'otages, chasses et fêtes. Prospérité soudaine et sans lendemain pour la vallée.

Sept siècles plus tard, en 1927, fut inaugurée dans l'enthousiasme la voie ferrée internationale, voulue par Louis Barthou, enfant du pays. Mais celle-ci devait être abandonnée en 1970 après l'effondrement du pont de Lestanguet, la ligne étant jugée par ailleurs insuffisamment rentable.

Contrastant avec cette vocation de voie de passage que traduit aujourd'hui encore un trafic routier important, la vie locale demeure largement confinée dans ses bassins, faisant de la vallée un conservatoire de traditions.
Les proverbes traduisent la distance qui sépare la petite «république» de la vallée du pays aval : l'Aspois dit qu'Aspès cade û bàu méy que trés («un Aspois en vaut trois»), alors que dans la plaine l'on considère que capsus dèth poun d'Escot, mèy de canalhes que de bourous («en amont du pont d'Escot, davantage de canailles que d'ânes»).

Depuis des temps immémoriaux la vallée était une sorte de république pastorale. Elle dépendait certes des vicomtes de Béarn, mais, pour garantir leur sécurité lorsqu'ils s'y rendaient, ceux-ci devaient prendre des otages, les nourrir pendant neuf jours, et prêter serment au préalable sur la «frontière». Les jurats aspois des deux communautés, Vic d'en-haut et Vic d'en-bas, siégeaient à Lestanguet, près d'Accous, capdulh fédéral. Ils passaient des traités «internationaux», amorçant souvent autant de siècles de procès, batailles et maléfices qu'ils en effaçaient.

De nos jours encore, le particularisme profond de la vallée apparaît dans bien des domaines et notamment dans le langage. Le gascon aspois, très typé, est différent du béarnais de la plaine (ainsi pour «le jardin», l'un dira èth ort, et l'autre lou casàu); ce particularisme, qui s'inscrit aussi dans la tenace survivance, depuis Jeanne d'Albret, de la communauté huguenote d'Ose, se retrouve également dans la connaissance qu'ont les jeunes des vieilles chansons béarnaises et de la pelote basque.

SOMMAIRE

 

 

 

 

Lescun sous la pluie

(7 au 9 mai 2002)