Grâce à l'entremise de Rose, nous avons été hébergés dans une dépendance du moulin de Lys aménagée en gîte qui appartient à l'un de ses frères. Situé dans les contreforts pyrénéens, près de Rebenacq et Savignac, il est à un peu plus d'une demi-heure de la vallée d'Ossau. Nous avons pu admirer dans le moulin contigu reconverti en habitation principale les ouvertures originales, notamment une dalle horizontale de verre insérée dans le plancher à l'emplacement des anciennes meules dans la grande pièce transformée en salon, sur laquelle on n'ose s'aventurer de peur de chuter dans la cascade, et une baie semi-circulaire donnant sur le bief en amont. Une grille ornée d'une croix protège la fenêtre vers l'aval, probablement mise en place par le pasteur et sa famille qui occupaient les lieux auparavant.

A notre arrivée, notre hôtesse nous a présenté une requête inattendue. Comme elle devait s'absenter le lendemain, elle nous a donné pour mission de nourrir les bêtes le soir : deux grands chiens (pas méchants mais encombrants), un coq, des poules (dont il a fallu chercher les oeufs un peu partout) et leurs poussins, et deux chevaux (on en a trouvé quatre, plus une fermière de plus de 80 ans bavarde, mais bougon, un peu trop isolée et plutôt impotente, qui soupçonnait le voisinage - peut-être son gendre ? - d'avoir tiré sur son chien et sa jument...). Le canard, quant à lui, se débrouillait à trouver sa pitance par ses propres moyens. Requête subsidiaire : nous emmenions marcher avec nous le lendemain David, le neveu de Rose, étudiant à Toulouse en langue chinoise et polonaise, parfaitement anglophone, et qui possède aussi des notions de russe, pour avoir reçu durant des années de jeunes orphelins russes aux vacances d'été. Il se destine à devenir traducteur.

Dès que nous avons quitté ce bas-fond le lendemain matin, les cimes enneigées sont apparues au-dessus des côteaux où étaient nichées de pittoresques fermes béarnaises dans un bocage verdoyant à la parure printanière. Les paysans retournaient la terre grasse en prévision des prochains semis sans réussir à éveiller les vaches et les chevaux encore affalés de tout leur long dans l'herbe humide des prés voisins.

C'est toujours un plaisir de revenir dans cette vallée d'Ossau riante et largement ouverte à la lumière, bien que le soleil joue à cache cache avec les nuages qui défilent à toute vitesse. Sur le parking de Bious Artigues, nous nous enquérons auprès d'un homme muni de skis de l'utilité d'emporter nos raquettes. Il répond par l'affirmative et nous les fixons sur nos sacs à dos. Chemin faisant, nous croisons plusieurs groupes de jeunes pêcheurs qui ont dû démarrer dès l'aube. Ils sont découragés et reviennent bredouilles : les lacs d'altitude sont gelés et invisibles sous une épaisse couche de neige ! Il y a encore eu des chutes le mardi, qui sont venues renforcer le manteau formé par les importantes précipitations des semaines précédentes. Ceux qui avaient oublié leur équipement de montagne sont trempés presque jusqu'au genou. Je ne comprends pas pourquoi la réserve du barrage de Bious Artigues ne contient pas davantage d'eau. Elle devrait être remplie à ras bord après tout ce qui est tombé !

Après quelques recherches, je découvre que ce barrage, mis en service en 1957 par l'ancienne Compagnie des Chemins de fer du Midi, devenue la SHEM, filiale de la SNCF, a été racheté progressivement de 2003 à 2007 par Electrabel, une société belge filiale du groupe Suez, qui exploite 49 centrales hydroélectriques dans les Pyrénées et le Massif Central, dont 11 sont situées en vallée d'Ossau. D'après Wikipédia, "La SHEM produit, non pas comme la plupart des sociétés de production électrique une électricité de volume ou de masse, mais de l'électricité de pointe ou d'appoint. C’est-à-dire qu'elle produit à la demande grâce aux réservoirs constitués par ses barrages une électricité livrée presque immédiatement sur réseau donc a un prix bien plus élevé que la moyenne (Logique du prix marginal). La SHEM permet alors d'équilibrer le réseau en cas de hausse immédiate de la demande d'énergie électrique (Baisse des températures, avarie sur autre production etc...)." Je comprends mieux maintenant pourquoi le lac est si peu rempli. Pourtant on le dit peuplé de truites fario et arc-en-ciel, d'ombles de fontaine, de goujons et de vairons. Les pauvres bêtes ne doivent pas toujours être à la fête quand l'eau s'en va. A ce propos, la nouvelle loi sur l'eau va engendrer de nouvelles contraintes à la société justement sur le plan de la protection environnementale (dont fait partie celle des poissons du lac et du torrent qui s'en écoule). En ce qui concerne la vallée d'Ossau, la SHEM envisage un renforcement des capacités (+ 100 MW) de ces installations (puissance installée = 240 MW) - dans le cadre de la réduction des émissions de CO2 et de l'accroissement du recours aux énergies renouvelables - et étudie un projet de pompage ascensionnel entre Pont de Camps et le lac d'Artouste. Ces projets représentent un investissement de plusieurs dizaines de millions d'euros. Ils créeront plusieurs dizaines d'emplois.

Nous dépassons les estives pour progresser dans une hêtraie tapissée de feuilles mortes en évitant les portions boueuses du chemin où s'écoule la neige fondue. Lors d'une pause, il m'arrive une mésaventure pas banale : ma lentille gauche se détache de mon oeil et tombe par terre après avoir rebondi sur mon pantalon (en 25 ans, cela ne m'était jamais arrivé !). Me voilà devenue borgne quasiment, et je ne peux même pas la chercher ! Heureusement, Pierre et Jean-Louis B. prennent les choses en main, le premier retournant méthodiquement chaque feuille l'une après l'autre dans un rayon d'un mètre, et le second examinant l'aire dégagée d'un regard expert (il lui est arrivé plusieurs fois de récupérer ainsi celles d'Elisabeth). Alors que je perds espoir et me résigne à poursuivre la balade en y voyant flou, ils la découvrent enfin, nous la nettoyons longuement en vidant l'eau d'une de nos bouteilles et je peux la remettre, elle est indemne et n'a pas été rayée ni déchirée. Me voilà sauvée !

La neige tapisse de plus en plus le sol au fur et à mesure que nous progressons en altitude. Nous quittons le printemps pour retourner en hiver. Pierre et Rose pensent faire le tour des lacs, mais en mon for intérieur, je me dis que si nous atteignons le lac d'Ayous, ce ne sera déjà pas si mal, avec Elisabeth et Jean-Louis B. qui reviennent tout juste d'un séjour de trois mois en Thaïlande, et ont perdu l'entraînement pour la marche en montagne. C'est d'ailleurs assez cocasse d'écouter le récit de leur expérience où ils évoquent les chaleurs tropicales tandis que nous nous enfonçons dans la froidure. La progression avec les raquettes dans une neige qui s'amollit d'heure en heure n'est pas faite pour améliorer notre rythme et les pauses se multiplient, nous permettant d'admirer le paysage somptueux.

Près des traces de pas gît une portion de squelette d'isard (et non de brebis comme indiqué précédemment) sur laquelle subsiste encore deux manchons de peau velue au niveau des pieds aux phalanges dévorées par les vautours. Je n'en vois d'ailleurs aucun à cette altitude : les animaux des cimes ont dû tous migrer, soit vers l'aval, soit vers des régions méridionales. Je ne vois qu'un choucard égaré qui se faufile dans les masses d'air mobiles. Nous passons notre temps à mettre et retirer nos vêtements chauds, suivant que le vent souffle ou s'arrête, et que le soleil se cache ou réapparaît. Les piétons ont imprimé dans la neige des empreintes profondes où basculent nos raquettes : nous les évitons donc et traçons notre propre trace dans une neige lourde et humide. Cependant, les lacs que nous découvrons tour à tour sont effectivement encore gelés sur la majeure partie de leur surface. Montagnes et nuages se reflètent dans l'eau libérée de son carcan par le courant des ruisseaux formés par la fonte des neiges. Le pourtour des lacs commence à se fendre et s'ouvrir, et nous ne nous risquons pas à nous aventurer sur ces surfaces peu sûres.

Nous déjeunons au sec sur un gros rocher près d'une cabane autour de laquelle s'égaient trois familles avec de très jeunes enfants qui ne se plaignent pas d'avoir les pieds trempés et gelés. L'un d'eux continue même pendant le repas à dévaler une pente à l'envie. Le lac d'Ayous alimente comme toujours la grande cascade qui dévale la falaise. Nous devons retirer nos raquettes pour gravir en zigzag les rochers avant de retrouver une esplanade plus confortable, et ce n'est qu'au dernier moment que nous reconnaissons enfin le lac d'Ayous enfoui sous sa cape blanche, avec le gîte qui le domine à l'autre extrémité.

Nous lézardons un moment sur la terrasse et observons des promeneurs qui descendent une pente raide avec plus ou moins de bonheur, comptant les chutes et les glissades. Ils semblent avoir fait le tour des lacs à l'envers, ou alors ils rebroussent chemin, découragés par la difficulté de la progression en neige lourde et profonde. Nous ne nous lassons pas d'admirer ce paysage inhabituel, déserté par les chevaux qui paissent d'ordinaire sur les berges du lac. Pas question aujourd'hui de nous baigner, nous ne sommes pas inspirés. L'été prochain peut-être.

Sur le chemin du retour, mes pas me portent non loin du lac, et surtout de gros rochers gris. Tout d'un coup, mon pied droit, pourtant bien arrimé à la raquette, s'enfonce tellement que je me retrouve stoppée net, sans pouvoir me dégager. Heureusement que j'ai les guêtres pour me protéger. Jean-Louis essaie de me tirer la jambe, mais le poids de la neige sur la raquette bloque totalement le pied dont les os menacent de rompre. Je crie et Pierre essaie une autre tactique : de ses mains nues, il dégage avec Jean-Louis la neige jusqu'à ce qu'il puisse attraper la pointe de la raquette qu'il réussit à soulever et à sortir de la fondrière. Libérée, j'évite de m'approcher des autres rochers qui réverbèrent la chaleur et font fondre la neige sournoisement sous la surface apparemment sans danger.

Le reste du trajet s'effectue sans encombre, et de retour au gîte, nous prenons le temps de nous désaltérer d'un petit cidre basque de Pierre et nous restaurer avec les reliefs du gâteau d'Elisabeth avant d'entreprendre notre mission de donner à manger aux bêtes du moulin...

 

 

 

SOMMAIRE
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Rose, Pierre, Elisabeth, Jean-Louis B., Cathy, Jean-Louis
Ossau
1er et 2 mai 2008