Je
n'y aurais pas prêté plus d'attention qu'à n'importe
quelle crique de la côte basque, à condition qu'on m'y
emmène, car elle n'est pas
vraiment
touristique, perdue vers Plentzia, à Sopelana, au bout d'un
chemin chaotique sur les hauteurs de la rive droite du Nervion où s'élève
à proximité l'une des deux universités
de Bilbao. Encastrée
dans des falaises qui s'érodent
et s'éboulent,
sa plage couverte de gros galets
inégaux
recèle aussi
un sable fin à la curieuse couleur grise.
On
distingue à l'horizon
un gros navire de commerce et sur la côte méridionale
les pales mouvantes des éoliennes perchées sur d'immenses
pylônes.
A quelques encablures de la plage voisine, un groupe
de surfers attend une vague hypothétique, placide sur les
planches comme un banc de phoques sur une grève. Au
premier plan, un tronc échoué sur cette plage de Meñacoz
expose sa nudité aussi
simplement que les quelques citadins
échappés
de la grande ville populeuse, dispersés çà et
là, en compagnie de quelques
"textiles" et d'un plongeur en combinaison qui se prépare à explorer
les fonds exceptionnellement clairs sous un océan au repos.
Qui
pourrait croire que nous nous trouvons sur le site d'un cataclysme
qui remonte à l'Albien, à la
fin du Crétacé inférieur
(-112 à -99
Ma, Millions d'années),
à l'époque des dinosaures, où la mer, bien plus
chaude que de nos jours, continuait d'envahir l'espace ménagé par
la rotation de la plaque ibérique dans le sens anti-horaire,
ouvrant progressivement le golfe de Gascogne, tandis que l'Amérique
du Nord s'éloignait de l'Europe pour former l'océan
atlantique. -
Photos 1, 2 et 3 : la plage de Meñacoz et ses alentours
près
de Bilbao. Photo 4 : La fleur du lotier corniculé passe du jaune
au rouge lorsqu'elle est fécondée. -
Le
Centre Permanent d'Initiatives pour
l'Environnement (CPIE) du littoral basque, basé à Abbadia
et orchestré
par Ganix Grabières, a invité Thierry Juteau à nous
guider sur des sites exceptionnels à proximité de chez
nous. Professeur
émérite en Sciences de la Terre à l'Université de
Brest et Vice-Président scientifique du CPIE Littoral basque,
il participe à partir
des années
1970 à de nombreuses missions d'exploration des
grands fonds océaniques qui s'effectuent par la mise en oeuvre
de navires-foreurs, de submersibles "grandes
profondeurs", de sondeurs multifaisceaux et de satellites altimétriques.
En 1979, il est aussi présent lors de la découverte,
grâce au submersible
américain
Alvin, des célèbres "fumeurs noirs" et de la
vie luxuriante qui
leur est associée
sur la dorsale océanique du Pacifique. Il
a notamment écrit "La naissance des océans" (Payot & Rivages)
et "La
croûte océanique" (édition actualisée
et augmentée rééditée chez Vuibert
en 2008). -
Photo
5 : Fernando Sarronandia, un jeune chercheur espagnol et Thierry Juteau.
-
Curieusement,
le péril
est venu du large. Une faille s'est ouverte dans le talus continental
du bloc ibérique, à plusieurs centaines de mètres
de profondeur sous l'eau, éventration de la croûte terrestre
martyrisée par cet étirement insupportable. Elle
a craqué, expulsant dans une explosion
soudaine un jet de matière pulvérisée où
se mêlaient de gros morceaux de roches arrachés aux
lèvres de la
plaie, bombes percutant de plein
fouet le
mur océanique et s'y frayant un passage, vite ralenties cependant
par la pression due à la profondeur et par la densité de
l'eau. Sans laisser
le temps à la mer de s'engouffrer, le magma incandescent à 1200°C
s'est frayé un passage par le même chemin, fleuve
rouge
ardent de basalte bousculé
par des échappées de gaz issus des profondeurs terrestres,
qui
est venu recouvrir
la couche de "cendre" (basalte de granulométrie
très fine, cinérite) qui se
figeait déjà. Dès
l'amorce du cataclysme, la mer s'était
instantanément mise
à bouillir,
s'évaporant
devant le monstre
pour
s'échapper plus
vite.
Si
quelques ichtyosaures croisaient dans les parages au milieu des
raies, requins et poissons, ils ont dû passer un mauvais quart
d'heure... -
Photo 6 : Portion
de la coulée de lave de basalte. Photo 7 : Aubépine.
Photo 8 : Squelette d'ichtyosaure (extraite de Terra
Nova - dinosoria.com).
-
La
masse compacte (mais très fluide) de lave de basalte dont l'avancée
était freinée par la mer en ébullition s'est peu à peu
scindée en plusieurs
rivières
qui se sont divisées en ruisseaux dispersés en ruisselets
avant d'être figée en plein mouvement par le refroidissement
(relatif, à
1000°C). Comme il perdait de sa puissance et de sa vitesse, le
flux a été dévié, formant
des lobes et tubes multiples, qui se sont courbés, enchevêtrés
puis brisés sous l'aspect caractéristique de boules semblables à des
oreillers, surnommées pillow-lavas, qui constituent la partie
la plus superficielle de la croûte océanique. Pour mieux
nous représenter l'imbrication de ces flux démultipliés,
le chercheur nous propose l'image de la main qui se divise en doigts,
et celle très
suggestive du plat de nouilles
(spaghetti
bolognaises, avec les morceaux de viande qui figureraient les bombes
?). - Photo 9 : "Bombe" enclavée
dans la couche de "cendre".
Nous en observons en bordure de la crique, sur une paroi entière érigée à la verticale en une falaise très dure qui a bien résisté à l'érosion marine et terrestre. C'est que la Terre a continué d'évoluer depuis le Mésozoïque, la plaque ibérique s'est rabattue contre la plaque européenne, comblant le bras de mer dont le fond a été soulevé pour former les Pyrénées et les montagnes basques. Cette coulée de lave en a subi les conséquences, elle a été pareillement cassée, dressée, tordue, penchée, avec les couches de sédiments (flysch) entre lesquels autrefois elle était enfouie au fond de la mer. - Photo 10 : Tube de lave basaltique ramifiée au milieu de "pillow-lavas". -
Même
si la mer bouillait,
ses vapeurs tourbillonnantes continuaient de refroidir l'intruse par
toutes ses faces externes d'où fusaient encore
des bulles qui crevaient la
pâte visqueuse ardente. Une fois rigidifiée, sa
température a chuté progressivement pour égaler
celle de l'océan
qui finit par avoir gain de cause. Ce
faisant, les surfaces externes des coulées se sont fissurées
en formes prismatiques à section grossièrement hexagonale qui
se sont propagées perpendiculairement vers l'intérieur,
scindant les coulées en colonnes régulières,
verticales si les coulées étaient
horizontales, et inversement horizontales si elles étaient verticales
(à la Chaussée
des
Géants en Irlande, ou en Islande,
la section est
hexagonale, et les ensembles de piliers sont surnommés les "orgues
basaltiques").
Lorsque
la lave cheminait par un conduit plus ou moins cylindrique, ou formait
une "intrusion" plus ou
moins cylindrique,
sa solidification
par contraction thermique a
entraîné la formation
d’orgues
perpendiculaires aux parois du cylindre, c’est à dire
radiales, en dessinant une rosace, une gerbe de prismes. -
Photo
11 : Les roches sédimentaires plus claires ont été aussi
soulevées et basculées à la verticale.
-
Alors
que nous plongeons dans le passé, la modernité se
rappelle à nous brutalement. La crique a beau avoir
l'air isolée sur un bout de côte éloigné de
la civilisation, les villes cachées par le relief, le port invisible,
simplement suggéré par la
présence du paquebot, les déchets (palettes, tuyaux,
plastiques, cordages...)
mêlés
aux débris de bois, plume d'oiseau et os de sèche coincés
entre les roches sombres nous la rappellent
avec insistance, de pair
avec le bitume qui macule encore les surfaces rêches, souvenir
du Prestige dont on se passerait bien. Thierry Juteau
s'est adjoint la compagnie de Fernando Sarronandia, un jeune chercheur
de l'université de
Bilbao, spécialiste
de ce lieu qu'il
étudie depuis plusieurs années. La visite est donc bilingue,
mais cela ne semble gêner aucun des participants, y compris Alistair,
un Anglais spécialiste des questions environnementales, intervenant
au CPIE semble-t-il. - Photo 12 : Coulée
de lave cassée et basculée à la verticale lors
de la formation des plissements d'âge pyrénéen.
-
C'est
très intéressant de les entendre
discuter entre eux, l'ancien demandant l'avis du jeune pour interpréter
ce que nous voyons. Il s'agit en effet d'une véritable enquête,
avec des indices qui ne décrivent
pas la totalité du
phénomène qui s'est produit, ne l'oublions pas, il
y a quelque 100 Ma. Déjà, il fallait reconnaître
le basalte : dans mon idée, il devait
être noir, mais en réalité, il décline toute
une gamme de teintes qui tournent plutôt autour du rouge sombre
(il est noir à 800°C, température,
fort heureusement, qu'il a perdue depuis longtemps). -
Photo 14 : Tableau indiquant les différentes formes prises
par la coulée de lave de basalte - Université de Bilbao.
-
Deuxième
difficulté,
trouver la source d'émanation de la lave. Comme
la portion dressée jaillit des sédiments de la côte,
j'aurais juré
que
la lave coulait de la falaise actuelle vers la mer (en réalité, à l'époque
des faits, la
mer occupait l'endroit où nous nous trouvons),
mais la structure de la coulée indique que c'est le contraire.
Troisième
difficulté,
comprendre pourquoi diable
il y a eu cette éruption, alors qu'aucun volcan n'est
visible nulle part. C'est
là qu'intervient la théorie de la
tectonique
des plaques (ici, le déplacement de la péninsule ibérique)
qui a été formulée à la fin des années
1960, et a été depuis abondamment argumentée
et confirmée, mais n'est bien sûr qu'un modèle
explicatif, personne n'étant
allé voir
sous la croûte terrestre ce qu'il se passe.
-
Photo 15 : Placage de chlorite turquoise sur une petite faille affectant
le basalte. -
Je
les entends s'extasier devant des formations rocheuses pas du tout
spectaculaires ni esthétiques. Par
exemple, on distingue de petites excroissances blanches très
nombreuses que je ne crois pas
être la seule à prendre pour des coquillages, et
qui me font penser à des visages atteints de petite vérole
et couverts de pustules infectées. Il y a quelques mollusques,
certes, mais d'autres
points
blancs résultent
du comblement des innombrables bulles vésiculées dans
la lave par le gaz qui s'en échappait, bulles comblées
par la suite par de la calcite secondaire.
"Des
eaux chaudes circulèrent
dans les fissures du basalte et une altération du verre, des
plagioclases, pyroxènes
et olivines se produisit. Les eaux se chargèrent alors en calcium
et un peu en magnésium. Ce
calcium (légèrement
pollué de magnésium) se déposa ensuite le long
des fissures, sous forme de carbonate de calcium. Le carbonate
de calcium existe sous 2 formes cristallines : la calcite (rhomboédrique)
et l'aragonite (orthorhombique).
La
calcite est la forme stable à basse
pression (en surface). L'aragonite est la forme stable à haute
pression (forte profondeur)." Nota : Le basalte est une roche volcanique
composée de cristaux englobés dans un verre. Les minéraux
principaux sont les pyroxènes (Py) et les plagioclases (Pl). -
Photos 16, 17 et 18 : Calcite et coquillages. -
D'après
cette explication,
je comprends mieux leur joie : la très forte vésicularité de
la lave (qui ressemble par endroits à de la pierre ponce) indique
une faible profondeur d'émission sous l'eau, car visiblement le
dégazage se faisait très facilement. En effet, à grande
profondeur, la pression hydrostatique empêche totalement la vésiculation
des gaz, qui restent dissous dans le magma. -
Photo 19 : Orifices creusés lors du dégazage de la lave.
-
L'enquête
continue. Les chercheurs nous font remarquer des stries parallèles
creusées sur une surface : elles
indiquent la direction prise par le flux. Plusieurs rosaces de beau
diamètre, véritables
coupes transversales des tubes de lave, ont gardé dans leur
texture et leurs coloris les différents stades du refroidissement
du basalte.
L'aspect
torturé de la croûte externe frappe l'imagination et montre
la violence du choc entre le magma brûlant et l'océan.
Par endroit, des replis de la lave ont formé dans la masse des
alvéoles,
des grottes, des tunnels,
des passages qui, parfois, se sont effondrés sous le poids d'un
afflux de lave par dessus, débris solidifiés que les
spécialistes nomment
des brèches. Tout cela, on l'observe encore sur cette allée
chaotique bientôt recouverte par la marée montante. Comme
nous avons pris du retard, nous ne pourrons pas aller à l'extrémité déjà battue
par les vagues, qui présente d'autres formations caractéristiques. -
Photo 20 : Rosace : section d'un tube de lave refroidie de façon
radiale. Photo 21 : Rides fossiles. -
Après
une pause repas en haut de la falaise, face à la mer, et un
café réparateur
dans un bar du voisinage très coquet,
avec jardin et chaises
longues sur une pelouse isolée de la route par une haie arborée,
nous
revenons vers San Sebastian et faisons halte à Eibar-Soraluze
pour voir le site remarquable du mont
Karakate qui culmine à 702 m et offre un beau panorama sur la
vallée
de la Deva.
Des
dizaines de coulées de lave sous-marines se sont superposées
en alternance avec des sédiments marins au cours de 15 millions
d'années,
de -100 à -85 Ma, selon le même principe qu'à Meñacoz,
pendant la phase d'ouverture du Golfe de Gascogne. -
Photo 22 : Portion de lave enroulée sur elle-même. Photo
23 : Pillow-lavas. Photo 24 : Zygène. -
Cette rotation de la plaque ibérique
vers le Sud-Est faisait partie d'un mouvement général
des plaques tectoniques, qui avaient été unies en un
seul continent et commençaient
à se dissocier.
L'océan
atlantique s'est d'abord ouvert dans sa partie centrale au début
du Jurassique, puis il s'est agrandi vers le Nord et le Sud.
Il s'agit donc d'un volcanisme
fissural sous-marin, sans édification d'un appareil volcanique
centré. La datation est aisée, grâce à la
microfaune et à la
macrofaune abondantes dont on retrouve les fossiles ou les empreintes
dans les couches sédimentaires de flysch intercalées
entre les coulées, principalement les ammonites. Comme à Meñacoz,
les strates ont été fortement plissées et redressées
lors du choc des plaques, et toute la série du mont Karakate
(sédiments + laves) est verticalisée. Les affleurements
de trachyte
(lave claire, très siliceuse et très visqueuse), qui
couronnent le sommet de cette montagne, sont en fait à la
base de la série volcanique.
Le site Internet pédagogique Planet Terre (indiqué
en lien) donne un exemple imagé très
clair pour comprendre la façon dont les spécialistes lisent les
roches et en tirent des enseignements sur les phénomènes qui les ont
produites.
J'adore la comparaison avec le miel plus ou moins additionné d'eau
et le champagne aux bulles dissoutes tant que la pression est conservée.
Je comprends mieux la raison pour laquelle le scientifique nous
précise que des sédiments carbonatés se sont mêlés aux laves, produisant
ainsi beaucoup de bulles et permettant la formation de carbonates
blancs. Je
déduis également de cette lecture un autre indice qui a été relevé
ici, l'aspect microgrenu.
Il renseigne
sur
la vitesse
de refroidissement
de la
lave. S'il se
refroidit
très vite, le liquide magmatique se fige en un verre amorphe,
sans cristaux.
Par
contre, si la lave se refroidit très lentement,
on verra naître dans le liquide des cristaux qui auront eu
le temps de grossir. On obtient alors une roche d'aspect grenue.
La route verdoyante ombrée de grands arbres serpente vers la cime en longeant des falaises de "pillow-lavas" que nous reconnaissons bien maintenant. Un membre du groupe détache de la paroi une roche blanche cristalline. Fernando procède à un test pour savoir s'il s'agit de calcite ou de quartz. Il va chercher son pic de géologue et frotte la pierre contre le métal : celle-ci le raye. D'autre part, il verse dessus de l'acide chlorhydrique, qui ne réagit pas. C'est donc du quartz. Dans le cas inverse, une clé aurait pu rayer la calcite et l'acide aurait réagi en dégageant des bulles de gaz. Enfin, il nous fait remarquer que le quartz a un aspect gras, huileux. Une paroi plus lisse montre des "cendres" mêlées de "bombes", redressée à l'oblique. Enfin, nous découvrons un "dyke", terme issu du néerlandais dijk (la digue), qui est une lame de roche magmatique verticale infiltrée dans une fissure et qui recoupe d'autres couches de roche (dans le cas présent, elles sont toutes de basalte). On constate que le dyke, en se refroidissant, s'est fracturée perpendiculairement à ses bordures, selon le même phénomène que les orgues de basalte dont nous avons vu des amorces sur la plage dans la matinée. - Photo 25 : Dyke. -
Après
cette journée caniculaire, tout le monde fatigue et s'éparpille.
Jeannette, botaniste du jardin
Paul Jovet de Saint
Jean de Luz, nous indique les fruits comestibles du hêtre, qui
pousse sur le Karakate
à une altitude relativement basse qu'il compense en occupant
uniquement le
flanc ombragé
au Nord.
Elle
nous apprend le message qu'une petite fleur jaune (le lotier corniculé)
passe aux insectes butineurs en devenant rouge, qui leur signifie qu'elle
est fécondée et que ce n'est pas la peine de perdre du
temps à y chercher
du nectar. Elle
s'étonne de trouver la germandrée des Pyrénées
en bordure de mer. C'est le signe qu'il y fait chaud et sec, et que
le sol est
calcaire. Comme quoi, sur la terre ferme, il n'y a pas forcément
besoin de s'y connaître en géologie et minéralogie
si l'on sait les besoins des
plantes
en matière de substrat.
Cathy, CPIE Littoral basque, Thierry Juteau | Cataclysme |
3 juin 2009 |