L'automne s'annonce depuis une semaine,
avec son cortège enchanteur, l'illumination des forêts
dont les arbres s'enflamment, l'arc-en-ciel sur fond de nuées
couleur d'encre prêtes à répandre leur eau bienfaisante,
les migrations d'oiseaux qui me font toujours rêver, les premiers
champignons comestibles et les grandes marées d'équinoxe...
La
nature se transforme toute entière dans nos contrées
tempérées, et ce bouleversement n'épargne pas
la population de cerfs élaphes qui vit dans l'immense hêtraie
d'Iraty et dont nous nous apprêtons à écouter le brame, à la nuit tombée.
La voie des migrations est semée d'embûches, même lorsqu'on est minuscule comme ce petit pouillot dont la tête a été arrachée par un prédateur qui a dû être dérangé et n'a pu terminer son oeuvre. Ce passereau quittait l'Europe pour hiverner en Afrique et y trouver les insectes qui constituaient sa nourriture presque exclusive. Dimitri Marguerat, animateur du Centre Permanent d'Initiatives pour l'Environnement (CPIE) du Pays Basque, basé à Saint Etienne de Baïgorri, souffle doucement sur le duvet qui recouvre son ventre. Sous les plaques incubatrices à la peau fine et translucide apparaissent les réserves jaunes de graisse emmagasinée pour son voyage et qu'il consommait à raison d'un gramme pour 1000 km (cela fait rêver... mais il est beaucoup plus léger qu'une voiture de tourisme et a fortiori qu'un avion).
Les
oiseaux m'ont toujours fascinée,
je trouve extraordinaire cette adaptation de
leur corps au vol, qui s'inscrit
dans toute leur structure, que ce soit leurs os ajourés,
constitués
davantage de vide que de matière, leurs plumes, très
spécialisées suivant leur emplacement
et très "travaillées", ainsi
que l'on dirait d'une oeuvre d'art, pour s'envoler et évoluer
dans l'air, leurs muscles, qui paraissent si fins sur ce petit
oiseau, mais qui sont si puissants,
alimentés par un coeur à toute épreuve et
des cellules génératrices
de beaucoup d'énergie, et enfin leur forme aérodynamique.
Les oiseaux disposent surtout d’un
appareil respiratoire très
efficace. Schématiquement, on peut dire que les sacs aériens
permettent d’alimenter presque en continu les poumons. Alors
que l’homme ne renouvelle que 75 % de l’air de ses poumons à chaque
inspiration, l’oiseau
peut le remplacer à plus de 90 %,
voire en totalité. De plus, le sang qui arrive aux poumons
absorbe plus efficacement l’oxygène et élimine également
plus efficacement le dioxyde de carbone. Les oiseaux peuvent donc
supporter un air raréfié, et plusieurs espèces d'oiseaux
migrateurs, comme les oies, volent à plus de 6 000 mètres
d’altitude.
Dire que les prémices de leurs atouts apparurent avec les
derniers petits dinosaures, dont ils sont peut-être les descendants
qui auraient survécu au cataclysme de
la chute de la météorite de Chicxulub qui s'écrasa
près du golf du
Mexique cela fait 65 millions
d'années !
A quelques centaines de mètres,
le squelette complet d'un de ses congénères
gît sur un rocher. Nous nous trouvons à proximité du
col d'Organbidexka, à Iraty,
dans les Pyrénées,
lieu de lutte trentenaire des écologistes qui protestent contre
la destruction massive des oiseaux migrateurs, et notamment la palombe,
par les chasseurs. L'espèce
de ligne Maginot formée par une succession ininterrompue de
cabanes de tir d'une densité incroyable sur le col montre
qu'elle est loin d'être gagnée. Pourtant, rappelle Dimitri,
une proportion très faible
des palombes tuées
termine dans une assiette. Les
trois quarts des oiseaux touchés
tombent de part et d'autre des cols ventés sur des pentes abruptes
où aucun
chasseur ne se donne la peine d'aller les récupérer
(sans parler des blessés qui périssent plus loin).
Contrairement
à ce que l'on entend dire, la seule chasse à la palombe
vraiment traditionnelle est celle au filet,
ou pante, très technique, sans arme, peut-être peu ragoûtante
lorsqu'il s'agit d'achever les oiseaux prisonniers des cordages,
mais au moins, les
prises sont
marginales par rapport au nombre d'oiseaux migrateurs et il n'y a
pas de "pertes", de morts inutiles. Avec tous ces armements
modernes et tous les cols occupés par les chasseurs, les oiseaux
n'ont pas grande chance d'en réchapper
et c'est une véritable hécatombe
!
Dimitri regrette que le militantisme
du départ, porté par
les figures de proue qu'étaient Jean-François et Michel
Terrasse, ait perdu de sa vigueur. Je le constate tout simplement en
inscrivant "palombes"
sur le moteur de recherche : je ne tombe que sur des sites de chasseurs,
nulle part je ne trouve les statistiques relatives à l'évolution
de la population des oiseaux migrateurs, espèce par espèce,
au-dessus des cols pyrénéens, ni la proportion détruite
ou gravement perturbée
par la pression de chasse.
Si
les écologistes effectuent des comptages
depuis 30 ans du 15 juillet au 15 novembre en continu, il faut prendre
conscience que les migrations s'étalent sur six mois, de juin à décembre,
et que le changement climatique, le réchauffement induit,
modifie ce comportement, certains oiseaux choisissant de se sédentariser
tant que la nourriture reste suffisante sur leur lieu de nidification.
Ce n'est pas tant le fait de chasser qui est pointé ici, mais les pratiques qui consistent à tuer le plus possible et indistinctement, sans lien entre la mort de l'animal et sa consommation par le chasseur, et dont une des conséquences indirectes est la pollution de l'environnement par les métaux, notamment le plomb, responsable de la maladie du saturnisme. En France, ce dernier problème est flagrant en Camargue, où le gibier d'eau et ses prédateurs, les rapaces, en sont affectés, bien que l'usage de la grenaille de plomb soit interdit dans les zones humides depuis 2006 (mais pas du tir à balle de plomb du grand gibier). Je crains que la quantité de plomb déversée sur les Pyrénées, d'où s'écoulent quantités de cours d'eau, ne soit pas non plus anodine sur le plan de la santé, et chaque année qui passe accroît le problème, c'est toute la chaîne alimentaire qui est mise en péril.
La
situation des cervidés est bien différente. Paradoxalement,
c'est l'ONCFS qui
gère leur population, l'Office National de la Chasse et de la
Faune Sauvage, placé sous la double tutelle des ministères
de la chasse et de l'agriculture, c'est dire si leur vie est suspendue
au bon plaisir
de l'homme... Malgré tout,
depuis 1985, leur démographie
est en croissance constante, sans que les Européens se
résignent à recourir à la
réintroduction du loup, leur prédateur naturel, mesure
prise par les Américains
dans le
parc de
Yellowstone dont
la végétation arboricole était mise en danger
par la consommation trop intensive du sous-bois et des jeunes pousses.
Notre situation est différente,
nos forêts sont plus petites, parcourues de routes et de sentiers,
insérées au milieu de zones habitées. Dans
la hêtraie d'Iraty, majoritairement située dans les Pyrénées
espagnoles, le cerf s'y développe si bien
que nous avons réussi par chance extraordinaire à en
voir dans la journée (aux jumelles), ce qui a fortement
surpris Dimitri qui ne décolérait
pas
d'avoir oublié
sa lunette d'observation.
Nous
terminions une petite marche d'agrément préliminaire
et, en scrutant les clairières, notre guide a repéré dans
le lointain une biche et son faon qui dormaient du sommeil du juste
près d'un sentier. Chacun
de nous, l'un après l'autre, s'est escrimé à ajuster
les jumelles à
sa vue (trois paires pour quinze, c'était insuffisant,
mais nous ne pensions pas en voir nous non plus), plissant les yeux
pour
distinguer
une masse brune dotée d'une queue sombre et
une
masse
plus
petite à
la
robe claire
lovée
près
d'un rocher à gauche de la cime de deux arbres isolés.
Ce n'est pas si évident à utiliser, des jumelles, il
faut en avoir l'habitude.
Le
réglage
de
la mollette
doit
être effectué
très
finement pour obtenir une vision nette, et il est très difficile
de les maintenir immobiles devant les yeux, les bras fatiguent vite,
le vent
nous bouscule, bref,
nous perdons notre cible et il faut de nouveau repérer l'endroit à
l'oeil nu pour pointer nos instruments avec quelque
chance de succès.
En
fin d'après-midi, nous nous sommes
positionnés sur notre futur site d'écoute
du brame pour y pique-niquer, et nous avons eu la chance extraordinaire
d'observer, à une distance bien moindre, un grand
cerf et sa harde, formée d'au
moins
quatre biches, qui allaient et venaient à l'orée du
bois en contrebas. Pourtant,
l'air résonnait des sonnailles
des brebis qui paissaient sur les hauteurs, et lorsque le berger
les a conduites, le soir, à la bergerie, son chien aboyait à pleine
gueule pour les regrouper ! Ces bruits
coutumiers
ne dérangeaient aucunement les grands herbivores sauvages,
ni le vacarme des bavardages excités des randonneurs de notre
groupe. Dimitri nous avait fourni quelques explications à l'aide
d'anciens trophées de chasse dont il avait arraché les
bois, un crâne et un sabot. Seuls
les cerfs mâles portent des bois, qui sont en réalité des os
et se renouvellent chaque année après être tombés à la
fin de l'hiver pour les anciens et le début du printemps pour
les jeunes.
Le
nombre de cors (les andouillers - ramifications -) qui apparaît à
la repousse n'a pas, semble-t-il,
de rapport avec l'âge,
mais plutôt avec la puissance, la vitalité de l'animal,
le mieux doté étant
fort prisé des biches : les bois sont un caractère
sexuel secondaire pour les mâles. Ce serait aussi des organes
dissipateurs des phéromones et, selon
George et Peter Bubenik, ils auraient
une fonction d'amplification des sons à l'instar
d'une antenne parabolique (étude faite sur les orignaux
- élans
-).
A
la différence des cornes, les bois sont des organes osseux
dont la pousse se déroule de façon continue sur un
an à partir d'un
pivot
sur le crâne. Ils sont d'abord recouverts d'un tissu tégumentaire
(le velours)
qui assure leur protection, vascularisation et innervation. Ce
tissu se dessèche et tombe lorsque la croissance
osseuse est achevée (vers la fin de l'été).
Le cerf accélère leur chute en frottant ses bois
contre les troncs des arbres et ensuite, il mange les filaments
qui se détachent
car ils contiennent beaucoup de protéines. Les bois, devenus
un tissu mort, resteront à nu
pendant toute la période de rut.
Il est très difficile d'en trouver dans la nature après
leur chute, car les rongeurs en raffolent et ils sont consommés
très rapidement.
Le bois de cerf a été un matériau
important dès le Paléolithique supérieur. Du fait
de sa dureté, il a d'abord servi à la fabrication d'outils
tranchants et perforants (pointe de sagaies, harpons, aiguilles à chas,…).
Au Néolithique, on s'en servait pour fabriquer des pics, des marteaux,
des manches pour les lames en silex, des éléments intermédiaires
pour emmancher les haches polies, etc. On continua de l'utiliser jusqu'au
Moyen Âge, notamment pour la fabrication de peignes. (Wikipédia)
L'unité sociale est formée d'une biche
accompagnée de son jeune d'un an et de son nouveau-né. Les biches peuvent
se regrouper et former des ensembles d'une quarantaine d'individus.
Les mâles vivent généralement solitaires, mais les cerfs dominants
sont polygames à l'époque du rut (de la reproduction). Pour défendre
leur harem, ils brament. S'il restait des prédateurs "naturels" (des
loups),
ceux-ci s'attaqueraient aux individus les plus faibles, jeunes,
vieux ou malades, alors que les chasseurs, en charge désormais
de la régulation
numérique et poussés par un atavisme séculaire,
tuent de préférence
les mâles les plus
beaux, perturbant le bel ordonnancement de l'évolution si
bien décrit par Darwin, où ne
devraient subsister que les individus les mieux
adaptés à un environnement donné. Les cerfs
passent un tiers de leur temps hors de la forêt, et
peuvent même totalement s'en passer, comme en Ecosse, par
exemple. Cependant, ils sont six fois plus nombreux en montagne
au-dessus de 1500 m, comportement qui les différencie très
nettement des chevreuils.
L'information que donne Dimitri sur les dents des cervidés est intéressante : elles s'usent beaucoup moins que celles des bovins par exemple, car les feuilles et branchages contiennent moins de sels siliceux que l'herbe. Arrachés par les incisives inférieures et la partie osseuse dépourvue de dents de la pointe de la mâchoire supérieure, ils sont ensuite broyés dans un mouvement latéral où les molaires supérieures taillées en pointe s'insèrent dans les creux correspondants des molaires inférieures. Aussi curieux que cela puisse paraître, feuilles et branchages sont donc au bout du compte plus tendres que l'herbe, la silice étant un abrasif très puissant. Je me demande s'il ne s'agit pas là d'une adaptation des herbes pour lutter contre ses prédateurs herbivores, car, parmi les sels minéraux puisés grâce aux racines dans le sol, les sels siliceux ne me paraissent pas vitaux, les principaux éléments nutritifs étant ceux qui contiennent de l'azote, du phosphore et de la potasse, science dont nous abusons pour amender les sols et améliorer artificiellement nos cultures.
Chemin faisant, nous assistons à une
bataille d'oiseaux : un busard Saint
Martin se fait pourchasser par un faucon crécerelle. Un milan
royal s'approche de nous et survole le groupe à plusieurs
reprises, accompagné de ses congénères. Peu farouche,
il est en total déclin car on
ne le trouve qu'en Europe, de façon encore plus critique que le gypaète
barbu dont la population a été multipliée par quatre depuis 1985 dans
les Pyrénées, grâce à leur vitalité dans la péninsule ibérique. Deux
grands corbeaux traversent l'espace, affairés. Sur
une crête, la silhouette reconnaissable d'un vautour fauve se
dresse au-dessus de pottoks qui pâturent paisiblement. Un autre
moins impressionnant se tient à quelques mètres de lui. L'air trop
paisible n'est pas propice à une
bonne portance, ils attendent l'arrivée
de la prochaine perturbation pour s'élever dans les tourbillons
engendrés par la formation de cumulus.
Dimitri le compare à
un "tapis volant", en raison de ses très larges ailes et de sa queue
courte, afin que nous apprenions à le distinguer du milan royal,
à la queue plus allongée et les ailes plus ramassées. Il rapporte que
la présence des vautours en Espagne est liée à leur fonction d'équarrissage
des carcasses des porcheries industrielles (par exemple, la production
de Serrano en Navarre). L'élevage
comporte toujours une part de mortalité dans les effectifs. La présence
des vautours a donc un impact économique
et sanitaire et permet aux industriels de faire
des
économies
substancielles en évitant d'avoir à transporter et éliminer
les déchets de leur production.
La France, de ce point de vue, est
plus
écologique,
puisque leur présence dans les Pyrénées est liée au pastoralisme
qui perdure. En plaine dans le Sud-Ouest, il faut en passer par la
société d'équarrissage Ferso
bio, devenue Atemax après son rachat par le groupe manceau Akiolis en 2010.
Enfin,
l'heure du brame approche. Alors que le soleil se couche dans un flamboiement
de nuages qui s'atténue
progressivement, une bise s'enfle, dévale du col dénudé,
siffle dans les herbes rases et les aiguilles d'ajoncs, corne dans nos oreilles
en les frigorifiant. Chacun sort bonnet, capuche, écharpe pour
s'en protéger, mais l'écoute s'en trouve malaisée
et nous fuyons en contrebas pour nous lover dans des replis de terrain
après nous être emmitouflés,
car la
pluie menace. Le guet commence, tandis que les conversations, progressivement,
s'éteignent. Les premières étoiles apparaissent
dans un ciel bousculé, annoncées par la chouette
hulotte qui pousse son cri plaintif. Ce n'est qu'à la nuit noire
qu'un premier cerf lance son brame dans le lointain, sur notre droite.
Un
autre lui
répond, encore plus éloigné. Un silence relatif
s'installe, peuplé
par le vent et émaillé de sonnailles des brebis terrées
en contrebas.
Le
brame reprend, et cette fois, un cerf tout proche, sur notre gauche
relève le défi et clame sa puissance, aussitôt
relayé par un autre
campé à quelques collines de là. L'ambiance
est impressionnante, le son majestueux, entre meuglement de taureau
et rugissement de lion,
s'enfle et se développe, se répercute contre le relief
qui s'en fait l'écho.
Pour
une raison
mystérieuse, les défis s'interrompent, pour reprendre
quelque temps plus tard, dialogues de géants qui communiquent à distance,
par delà
les montagnes, dans leur grande sagesse, l'emplacement
de leur harde afin d'éviter toute confrontation inutile et
meurtrière.
Si les bois sont essentiels pour charmer les biches, le brame ne
l'est
pas moins pour les conserver en décourageant quiconque de
les approcher. La tâche du cerf est délicate : chacune
n'est réceptive qu'un jour
par an, il lui faut donc, pendant toute la durée du rut, veiller
à l'état des femelles afin de favoriser au mieux la reproduction.
Et tout cela, dans le noir le plus complet, au fin fond de l'immense
forêt
d'Iraty... !
CPIE Pays basque avec Dimitri Marguerat | Brame du Cerf |
30 septembre 2009 |