Au
début, nous prenons garde à ne pas les écraser,
mais bientôt, il y
en a tant que nous sommes obligés de
marcher dessus. Curieusement, le
frottement de nos semelles contre ces
feuilles vernissées provoque un grincement qui fait penser aux
gros élastiques
qu'il m'arrivait de mâchouiller quand j'étais très
jeune, et ces plantes solides mais souples offrent à la fois un
confort de tapis de gymnastique, mais également un risque de glissade
comme sur un caoutchouc mouillé. Et
si nous mettons le pied à côté, l'épais tapis
de feuilles mortes à demi
décomposées
forme un humus glaiseux qui colle à la semelle
et provoquera quelques chutes incontrôlées dans la montée,
mais surtout aussi dans la
descente. L'une d'entre nous atterrira d'ailleurs douloureusement sur
un de ces blocs rocheux mentionnés plus haut. -
Photo : Grand narcisse. -
Une
des grandes différences entre une forêt
primaire et une forêt exploitée, outre la diversité des
espèces animales et végétales, c'est que l'on
y trouve des arbres de tous les âges,
avec un sol jonché de
branches cassées et d'arbres tombés
de vieillesse, ou sous le coup des tempêtes, car ils ont bien
du mal à s'enraciner profondément, avec un sol si rocailleux et mouvant.
Un if au moins centenaire domine la hêtraie.
Nous sommes tellement concentrées
sur notre progression difficile (nous passerions à côté d'un
ours sans le voir, s'exclame Delphine !) que nous manquons presque
de rater la
vision d'un arbre dont le tronc parfaitement évidé est
une vraie dentelle, mais avec une partie encore colorée et bien
vivante. Il n'aurait
pas fait long feu dans un environnement citadin, et pourtant, il peut
résister
ainsi fort longtemps ! - Nous ne tolérons dans cet état
que les tamaris, et encore, ils sont taillés sauvagement tous
les ans. - Photo : La scille lis-jacynthe.
-
Nous découvrons
un festival de mousses, lichens et champignons qui font le bonheur
de
Delphine,
tandis
que
Dimitri
tente de nous faire reconnaître le chant des oiseaux quasi
invisibles
à la cime des grands arbres, troglodyte, sitelle, pie à dos
blanc, nonnette. Certains
sont cavernicoles, ce qui ne veut pas forcément dire qu'ils
nichent dans les rochers : ils affectionnent également
les creux dans les vieux troncs d'arbres (de même que les chauve-souris)
- d'où l'intérêt de ne pas les couper systématiquement,
sous peine de détruire à la fois un habitat et un garde-manger
pour nombre d'espèces
-. En passant, nous apercevons justement dans un petit creux formé
dans une branche cassée à la base près du tronc,
une grosse graine mise en réserve par un oiseau. -
Photo : Arbre au tronc évidé. -
Alors que nous faisons une petite pause à la lisière du bois, avant d'aborder la traversée délicate d'un lapiaz où s'ouvrent dans le sol des béances sombres entre les crêtes acérées des roches érodées sur lesquelles nous devrons cheminer, Dimitri nous explique le cycle du gui dont nous voyons des grappes de jeunes pousses suspendues de façon un peu inhabituelle sous une branche. Cette plante est dépourvue de racines, remplacées par des suçoirs qui plongent à travers l'écorce pour aspirer la sève de l'arbre-hôte. Il n'est pas indifférent qu'il soit souvent sur ou à proximité d'arbres fruitiers à baies ou fruits rouges (alisier blanc, pommiers, poiriers, sorbiers...) car il dépend des oiseaux pour sa dissémination et ne pourrait exister sans eux. Ils consomment ses fruits dont la graine est indigeste et gluante. Expulsée dans les fientes, elle a de fortes chances de pouvoir se fixer ainsi sur une nouvelle branche, vierge de tout parasite et propice à son développement. D'une longévité approximative de dix ans (on compte un an par ramification), il lui arrive de tellement épuiser une branche qu'elle se casse, la partie infestée par le parasite formant une sorte de moignon boursouflé caractéristique. Autour de nous, sur le sol, poussent aussi la dorine à feuilles opposées, aux myriades de petites fleurs jaunes pointant dans des éventails de feuilles arrondies vert pâle, l'anémone Sylvie aux grandes feuilles à plusieurs lobes largement découpés, et l'euphorbe vert, dont les fleurs hésitent à se différencier des feuilles, d'un jaune anisé tendant vers le vert, et qui émet un latex blanchâtre irritant pour la peau lorsqu'une tige se casse. Selon Pline l'Ancien, le mot euphorbia viendrait d'Euphorbus, nom du médecin du roi Juba II de Maurétanie (partie occidentale de la Berbérie, à partir de l'actuel Maroc, en passant par tout le nord de l'actuelle Algérie, jusqu'aux frontières de l'actuelle Tunisie), qui était un homme de science et de lettres à l'époque de l'empire romain et rédigea, entre autres, un traité sur cette plante.
La
neige recommence à tomber. Une des participantes commence à avoir
la fringale, mais Dimitri nous motive à poursuivre encore un
peu vers le haut : "encore dix minutes, ce n'est plus loin" (c'est
la troisième
fois qu'il le dit !). Il nous fait la surprise de déjeuner,
un peu avant le sommet, sous les ramures d'un if immense et centenaire,
qui
nous abrite de la neige, mais pas du froid. L'une
d'entre nous, pas assez couverte, tremble continûment et trouve à peine
la force de manger des carottes crues. Nous
l'encourageons à goûter un peu à nos victuailles
et elle finit par accepter une tasse
de ma soupe de potimarron encore tiède, emportée dans
un thermos. Il ne fait pas bon s'arrêter trop longtemps. J'ai
mouillé mes gants en
prenant appui sur les rochers enneigés couverts de mousse imbibée
d'eau glaciale, mes chaussettes ont pris aussi l'humidité à travers
les chaussures, mais dès que nous reprenons la marche vers le
sommet, le corps se réchauffe,
heureusement. - Photo : Delphine et les champignons.
-
La
troisième averse a pris fin et les nuages circulent rapidement
dans le ciel, dégageant peu à peu le relief sous nos
yeux
éblouis par la beauté du paysage que nous découvrons
au sommet, atteint en "mettant un peu les mains", pas vraiment
de l'escalade, mais plus de
la marche
non plus. Devant nous, les cimes enneigées, derrière
nous, la plaine avec ses villages, sur notre gauche, la large échancrure
creusée par
la Bidouze, qui pénètre profondément à l'intérieur
du massif. Nous restons un moment à prendre nos repères
et à attendre le chocard à
bec jaune, nous contentant d'observer au loin des vautours fauves qui
planent majestueusement autour des pics. - Photo
: L'if du pique-nique. -
La
descente est rapide (parfois un peu trop, gare aux glissades !), et
nous retrouvons notre poljé avec les voitures en vue
sur le col, à gauche du Belchou. C'est alors, enfin et chance
extraordinaire, que Dimitri pointe ses jumelles vers un vol d'oiseaux
qui passe le
col et se met à prendre les ascendances devant nous, vers le
Sud : ce sont les chocards ! Ils sont au rendez-vous et planent rapidement,
s'entrecroisant avec souplesse sans jamais se toucher, coordonnant
leur ballet en couples accordés, une maîtrise du vol plané impressionnante.
Ils se croisent, se décroisent, s'assemblent et s'écartent,
en une savante et élégante parade nuptiale en guise de
préliminaires,
tout en suivant les ascendances qui les font peu à peu disparaître
dans
les
nuages.
Mais
Dimitri connaît bien les flux aériens et leurs circuits.
Alors que nous cherchons encore devant nous à distinguer les
derniers dans les vapeurs froides, il s'est déjà retourné et
les voit à travers
ses jumelles glisser comme sur un toboggan au-dessus du relief qui
entoure le poljé et se
laisser tomber comme des pierres à la verticale dans leur aven
! C'est impressionnant ! Exactement ce qu'il nous a décrit le
matin même et
nous en avons la démonstration en fin de balade ! -
Photo : Au sommet du Zabozé. -
Nous
traversons beaucoup plus lentement que les oiseaux le poljé pour
remonter vers le gouffre en essayant de ne pas trop les déranger.
Un petit groupe vient se poser dans l'herbe, à une distance
respectable, et reste là à nous observer en sautillant çà et
là. Deux
autres se perchent sur une branche au-dessus d'un autre aven et patientent
pareillement. Nous poursuivons notre approche et finissons par écouter,
près des barbelés, au moins deux oiseaux qui crient depuis
leur perchoir des profondeurs. L'écho se propage, tout comme
celui des oiseaux d'autres espèces qui vivent autour du poljé,
les montagnes répercutent les sons
et offrent ainsi une expérience sensible du volume qui nous entoure et
de sa forme, leurs cris démultipliés et notre oreille formant ensemble
un sonar qui explore l'environnement. Si nous fermions les yeux, en nous
concentrant, peut-être pourrions-nous dessiner le relief alentour,
en trois dimensions, rien qu'en écoutant les sons. -
Photos : Chocards à bec jaune. -
C'est
encore un peu tôt pour la reproduction qui s'effectuera vers
la fin avril. Les oiseaux choisissent le lieu de la nidification
et "fréquentent", en prévision de l'accouplement
prochain. Ce sont des animaux sédentaires, qui n'effectuent
que des migrations d'altitude, quotidiennes et saisonnières.
Les poussins profitent
à partir de début juin de la prolifération des
insectes en haute montagne pour effectuer leur croissance au cours
de l'été, au moment où il y
a le plus à manger. Les chocards affectionnent les pâturages
fréquentés
par les troupeaux et se nourrissent des coléoptères qui
pullulent sur les crottes. Ils sont aussi frugivores et consomment
par exemple les
pommes sauvages. A l'occasion, ils peuvent être charognards.
Les
Arbailles sont un des hauts lieux où l'on peut les trouver,
car la géologie est
particulièrement favorable pour leur habitat. -
Photos : Chocards à bec jaune, Dent de chien. -
C'est Claude
Dendaletche qui, le premier, a eu l'idée
d'étudier cet intéressant corvidé dans les années
80. Naturaliste et biologiste de l'Université de
Pau et des Pays de l'Adour, spécialiste des Pyrénées,
il est à l'origine
de la protection de l'ours des Pyrénées, mais s'intéresse
à beaucoup d'autres sujets sur lesquels il a écrit plusieurs livres,
le dernier, édité en 2005, ayant pour titre original "L'archipel
basque", mais celui que nous conseille Dimitri, en liaison avec
le sujet de
notre balade, est "Grands rapaces et corvidés des montagnes
d'Europe". Actuellement à la retraite, il réside à Cambo.
Pour l'instant, il semble qu'aucune étude n'ait été faite
sur les facultés
visuelles du chocard
à bec jaune. Dimitri nous fait remarquer qu'il faut avoir une
particulière
capacité d'accomodation pour être capable de passer aussi
brutalement de la lumière crue à l'obscurité quasi
complète, et ce, en traversant
un entrelacs de branchages. Cependant, ces oiseaux font parfois halte
sur un rameau au-dessus de l'aven avant d'y plonger pour atteindre
leur
perchoir
sur les parois du gouffre. Une transition aussi brutale nous éblouirait
durant plusieurs minutes. Peut-être leurs cris les aide-t-il à sonder
et percevoir les obstacles, à l'instar des chauve-souris ? Auraient-ils
une sorte de sonar dans la tête ou leur oreille en ferait-elle
office ? Encore des questions sans réponse : nous sommes loin
d'avoir élucidé
tous les mystères de la nature et tous les modes d'adaptation
des êtres
vivants à leur environnement... - Photos
: Champignons, Vue sur les Pyrénées enneigées depuis le Zabozé. -
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CPIE Pays basque avec pour guide naturaliste Dimitri Marguerat, avec un groupe de 11 personnes | ZABOZE et le chocard à
bec jaune |
Jeudi 1er avril 2010 |