Groupe Dimitri, avec Jeanette Breton, biologiste et naturaliste | Mont Ulia |
11 mai 2012 |
Que ce soit en montant depuis Pasajes ou en redescendant sur Saint Sébastien, ce qui marque avant toute chose, c'est le miracle extraordinaire de cette côte à la nature préservée à proximité de deux agglomérations aussi populeuses que trépidantes. Comment est-il possible que le Mont Ulia, tout comme le Jaizkibel, offrent un tel contraste, et qu'aucun programme immobilier ni aucune activité industrielle ne soient venus dégrader cet environnement ? Il demeure bien quelques discrets vestiges d'aqueducs et de souterrains, des portions de sentiers qui furent aménagées, une fontaine, des hortensias à proximité de la grande ville, mais c'est tout, du moins sur le parcours que nous effectuons totalement hors du bruit et de l'agitation urbaine. C'est d'autant plus étonnant que, de 1900 à 2010, la population du Guipuzcoa a été multipliée par trois et demi, passant de 195 000 habitants à 705 000. Celle de Pasajes a septuplé entre les années 1900 et 1970 (de 2 856 à 21 130 habitants) pour redescendre au quintuple en 2010 (15 977 hbts), et celle de Saint Sébastien a quintuplé en 110 ans (de 37 812 à 185 510), concentrant à elle seule le quart de la population de la province. La croissance a donc été essentiellement urbaine durant ce XXe siècle, mais celle de ces deux villes s'est effectuée exclusivement autour des estuaires et à l'arrière des montagnes côtières. - Illustration : Cartographie de Saint Sébastien pour Felipe IV en 1622. -
Historiquement,
Pasajes n'existe que depuis 1805, date à laquelle
le roi Carlos IV décida d'unir le petit port de San Pedro, qui n'était
alors qu'un simple quartier excentré de Saint Sébastien,
à celui de San José, sur la rive opposée de la ría,
récemment détaché de Fontarrabie en 1770 pour devenir
une commune indépendante, et il les soumit à une juridiction
unique sous l'autorité d'un capitaine de port. C'est à cette
époque, en 1777, que le marquis de La Fayette partit à
l'âge de 19 ans de San José sur une frégate affrétée à ses
frais, après avoir rencontré Benjamin Franklin à
Versailles. Il combattra les
Anglais aux côtés des Nord-Américains qui briguent leur indépendance,
militera contre la traite des Noirs et l'esclavage, et participera à la
Révolution française. San Pedro héberge quant à lui le nouveau
Centre de la Culture Maritime, un chantier naval ouvert au public qui
présente des embarcations traditionnelles basques et des répliques
réalisées par l’association Albaola, un exemple qu'aimerait bien
suivre l'association Itsas Begia de Ciboure, comme nous le signale
notre guide, Jeanette Breton. Rien qu'à voir le palmier qui
pousse sur le toit, on ne doute pas de l'ancienneté de l'édifice ! -
Photos : Chantier naval patrimonial de Pasajes - San Pedro. -
Le Mont Ulia appartient donc depuis l'origine de Saint Sébastien à cette ville. Plus exactement, il faisait sans doute partie des terres dont les habitants étaient soumis à la dîme, un impôt-aumône obligatoire collecté par le monastère de religieuses dominicaines qui fut fondé vers le XIe siècle dans le quartier actuellement dénommé "el Antiguo" (l'ancien). Leur bâtiment fut construit en annexe de l'église San Sebastian dont la paroisse était administrée par des frères prêcheurs, une cohabitation unique en son genre. Les chroniques relatent que la communauté laïque qui vivait alentour s'agrandit et prospéra, car le monarque Sanche VI "Le Sage" décida de créer un port dans la baie, que devait défendre une nouvelle ville encerclée de hautes murailles, au pied du Mont Urgull. Pour la peupler, il la dota de "fors", c'est à dire de droits qu'il accorda en 1180, et il put ainsi écouler les laines navarraises et aragonaises qui transitaient auparavant par Bayonne. Suite à l'ensablement de l'embouchure de l'Adour et son déplacement vers le Nord, les marins et armateurs bayonnais profitèrent de l'aubaine et vinrent s'installer dans ce nouveau port. Il reste en souvenir de cette époque quelques rues aux noms de notables gascons dans ce qui est devenu le quartier, toujours portuaire, de la ville de Saint Sébastien où a été construit l'Aquarium. D'abord bâtie essentiellement en bois, la ville subira tellement d'incendies qu'après 1489, où elle sera entièrement détruite, on la reconstruira en pierre. Antxon Aguirre Sorondo a retrouvé les derniers tailleurs de pierre des anciennes carrières du Mont Igueldo et du Mont Ulia pour reconstituer leur vie, leur travail, connaître les instruments qu'ils utilisaient, les débouchés, bref, une vraie mine de renseignements. La pierre extraite du Mont Ulia servit notamment à la construction des églises de Santa María (XVIII s.), San Ignacio (XIX s.), la Bibliotèque Municipale, les anciennes Ecoles Publiques, le Marché de la Brecha, le Palacio de la Diputación, le Grand Casino, etc. Toutefois, quand un édifice requérait l'élaboration de pointes ou d'ornements, on faisait venir du grès de Pitillas, en Navarre, de consistance plus dure.
L'historien-ethnologue a donc
répertorié en tout 26 carrières sur les deux monts, 22 pour la
construction normale, 6 à pierre dure, et 4 dont on extrayait les meules
(de moulin ou à aiguiser). Les carriers n'utilisaient pas de plans. Il
suffisait qu'on leur fournisse les dimensions désirées et ils taillaient
la pierre (toujours sur commande). Les meules faisaient de 0,95 à 1,30 m
de diamètre extérieur pour 35 cm d'épaisseur, ou bien 30 cm sur 7 cm, et
elles étaient toutes percées d'un trou central de section carrée de 10
cm de côté. Il fallait une pleine journée de travail pour tailler les
plus grandes. Ils taillaient aussi des pierres pour la construction, des
croix pour les cimetières, des bordures de trottoir, mais jamais de
pierre sculptée. Les pierres étaient descendues à Saint
Sébastien sur un char tiré par deux paires de boeufs. Pour
survivre, il fallait qu'ils aient un autre métier en parallèle. Comme
ils travaillaient sans protection, ni gants, ni lunettes, les accidents
étaient fréquents, souvent un membre cassé, et bien sûr, ils n'avaient
pas d'assurance (jusqu'à la guerre de 1936), et ils ne recevaient alors
aucune rémunération quand ils étaient immobilisés. Le pire, c'était la silicose,
la maladie de la mine, mais également celle des carrières, provoquée par
l'inhalation de particules de poussières de silice cristalline, et
ils mouraient tous vers 48 ou 50 ans. La pierre qui rendait le plus
malade était la dure, la verte. - Photo : Entrée du Port de
Pasajes. - Photo ci-dessous : Carrière d'Aïnhoa (29 mai 2012). -
Le
Mont Ulia contient une deuxième ressource, l'eau. Tant que la population
de Saint Sébastien est demeurée réduite, les divers puits ou sources
répartis dans la ville emmurée suffisaient à couvrir ses besoins. A
partir de la moitié du XIXe siècle, la démographie suivit une courbe
ascendante, les remparts furent abattus, la ville agrandie, accueillant
des milliers de visiteurs l'été, et il fallut s'approvisionner plus
loin. Un premier réservoir de 7 000 m3,
fut construit en 1840 (1871-72 selon une autre source) pour recueillir
l'eau d'un ruisseau. On lui donna le nom de Sorondo, rappelant
celui de la borde (bergerie) voisine, Soroborda, où un éleveur gardait
ses chèvres et ses brebis. Un aqueduc l'acheminait ensuite à Saint
Sébastien. Une source alimentait la fontaine et le lavoir de la
Kutralla autour desquels nous avons vu des hortensias poussant dans le
bosquet et qui ont été utilisés, paraît-il, par les lavandières de
l'hôtel de Londres. En 1885, la population atteignit 10 364 hommes et 10
991 femmes, et les besoins s'accrurent aussi du fait de l'industrie
naissante. Un deuxième réservoir d'une capacité de 10 000 m3 fut alors
construit en 1893 (1894-1900 selon une autre source) à
côté du premier, recueillant les eaux du même ruisseau. On lui donna le
nom d'un ancien hameau qui avait existé jusqu'en 1812 dans les parages,
Buskando. Mais en 1900 déjà, la ville comptait une population de 37 812
habitants. Les besoins croissants nécessitèrent d'acheminer l'eau d'un
ruisseau du Mont Txoritokieta pour compléter le remplissage de Buskando.
Ce réservoir ne fut abandonné qu'en 1982, lorsque la ville réussit à
s'approvisionner totalement grâce aux réservoirs de Mons et d'Artikutza.
A partir de 1960, elle capta également l'eau de la rivière Añarbe, qui
fut équipée d'un barrage de retenue en 1974. - Photos : Bateau de
pêche rentrant au port de Pasajes. - Ci-dessous : Aqueduc. -
Considérant que l'architecture de Buskando était
originale, et que le réservoir désormais désaffecté devait être
considéré comme un élément du patrimoine de la ville, quelques voisins
s'inquiétèrent du sort qui lui était réservé dans le PGOU de 1995 qui
prévoyait des constructions (une trentaine de logements) qui risquaient
de détruire en même temps le jardin (un terrain vague ?) qui le
recouvrait. Ils émirent une revendication auprès de la municipalité,
prévinrent l'association des "voisins de Ulia", de même que la société
de sciences Aranzadi. Les
projets immobiliers furent suspendus, et le projet de réhabilitation du
site associa la création d'un musée de l'eau et de la biodiversité, à
celle d'un parc accessible au public, les logements étant construits en
bordure, de façon à ne pas provoquer de dommages aux réservoirs.
L'article du Diario Vasco où j'ai trouvé ces informations remonte au 22
mars 2007, et il semble que rien ne soit encore réalisé. - Photos :
Intérieur du réservoir d'eau de Buskando sur le Mont Ulia. - Grémil
à rameaux étalé (grémil couché -Lithodora prostata-, crozonnaise -cousin
de la bourrache-). -
Si
la croissance démographique a été si lente pendant des siècles de part
et d'autre du Mont Ulia, c'est en raison de la situation stratégique de
cette zone frontalière. San Pedro deviendra à partir du dernier quart du
XVe siècle une base navale de l'Escadron cantabrique, une force maritime
qui luttera jusqu'au XIXe siècle contre la France, les Pays Bas et la
Grande Bretagne. Quant à Saint Sébastien, elle sera
confinée dans une enceinte fortifiée, devra engager des frais pour
l'entretien des remparts et la solde de la garnison. Son économie sera
d'autant plus affectée que Séville obtiendra en revanche le monopole du
commerce avec l'Amérique. Sur la rive droite du río Urumea
et au Nord de la plage de Zurriola, Mompás, un
promontoire au nom gascon donnant sur l'océan, suscitera
dès le XVIIe siècle l'intérêt des ingénieurs militaires qui étudient le
site pour y bâtir une deuxième forteresse en avant-poste.
En 1742 la "Real Compañía Guipuzcoana de Caracas" y construit des
défenses et une batterie d'artillerie. Pendant les guerres
napoléoniennes, Ulía et Mompás auront un rôle lors du siège
britannique de 1813. A son issue Saint Sébastien, qui n'a alors qu'une
population de 9 104 habitants, sera saccagée, dévastée par le feu. Un
millier d'habitants sera tué par les belligérants. En 1898, la
batterie d'artillerie de Mompás y est définitivement installée
pour défendre Saint Sébastien d'une attaque possible de la marine
américaine qui a pris fait et cause pour Cuba, une des dernières
colonies espagnoles alors en pleine guerre d'indépendance. Cette
protection est d'autant plus nécessaire que la ville se convertit de
fait chaque été en capitale de l'Espagne toute entière, puisque la
famille royale y réside. Il est aussi important de protéger le port de
guerre de Pasajes. Après la guerre de 1936-1939, ces fortifications
seront abandonnées et la zone démilitarisée vers 1950. - Photos :
El Faro de la Plata (Phare de l'Argent, nom donné par les pêcheurs en
raison de l'éclat grisé des strates lisses de la falaise lorsqu'elles sont
humides). - Ci-dessous : Le "tramway aérien" ou transbordeur du Mont Ulia.
-
Enfin, trois derniers facteurs se conjugueront pour empêcher toute construction sur le Mont Ulia. Après le décès du roi Alphonse XII en 1885, sa veuve, la reine régente Marie-Christine, transfèrera tous les étés les Cortes (*) à Saint Sébastien, résidant au palais de Miramar. A l'instar de Biarritz sous Napoléon III et Eugénie de Montijo (de 1855 à 1868), la capitale du Guipuzcoa deviendra une station balnéaire, un Casino sera construit en 1887, et la ville deviendra un lieu de villégiature prisé et cosmopolite. Alors que le quartier de Gros, où nous arrivons en fin de parcours du sentier du littoral, n'est encore qu'une étendue de sable, en 1902 sera inauguré le premier tramway électrique de la péninsule qui parcourait en 20 mn les trois kilomètres qui séparaient le quartier Ategorrieta du Mont Ulia, devenu un parc d'attraction et un lieu de détente apprécié par la haute société. Il ne fonctionnera que jusqu'en 1917, car une nouvelle attraction installée depuis 1912 au Mont Igueldo lui fera concurrence et le videra progressivement de ses passagers. Seule se maintiendra quelque temps sur le Mont Ulia une activité de tir aux pigeons, convertie en ball-trap.
(*) Cortes : Instance représentative un peu comparable aux états généraux français, comprenant une réunion par corps (noblesse, clergé et tiers état) et désignant à l'heure actuelle les chambres législatives (congrès des députés et sénat).
En 1907, Leonardo Torres Quevedo installe son premier "transbordeur" (téléphérique) pour faire l'ascension jusqu'au sommet du dernier dénivelé de 30 mètres sur une nacelle suspendue à un câble et parcourant 300 mètres. Cette invention constituait une première mondiale, mais elle sera démantelée dans les années 30. A Bilbao, l'ingénieur en fait fabriquer un exemplaire similaire par l'entreprise "The Niagara Spanish Aerocar Co. limited" : il paraît qu'il fonctionne toujours au-dessus des célèbres chutes américaines. Leonardo Torres Quevedo n'en est pas à son coup d'essai. En 1901, il a contacté Edouard Surcouf qui a aménagé depuis 1899 des Ateliers aéronautiques à Billancourt. En effet, cet ingénieur s'intéresse à la résolution du problème scientifique et technique le plus important de l'époque, le vol, et en 1902 il développe avec le Français son nouveau système de ballon dirigeable semi-rigide trilobé dont la version améliorée de 1906 sera une contribution majeure dans l'histoire de l'aéronautique. La même année, il présentera à Bilbao le "telekine", le premier instrument commandé à distance par ondes hertziennes (radio), qui sera présenté en 1903 à l'Académie des Sciences de Paris. Il précèdera aussi de plusieurs décennies les pionniers de l'informatique avec son étude théorique "Essais sur l'automatique" (1914), ses échiquiers automatiques (1912, 1920), et son arithmomètre électromécanique (1920), le premier ordinateur selon les standards actuels. - Photo : Le premier tramway électrique de la péninsule ibérique conduisant au Mont Ulia. -
Tombée
durant la guerre civile sous les coups du général Emilio Mola Vidal en
1936, Saint Sébastien devient la résidence d'été du Général Franco de
1940 à 1975. Celui-ci séjourne chaque mois d'août au palais de Aiete,
construit par le duc de Bailén en 1878, où avaient logé auparavant le
roi Alphonse XII et son épouse Marie-Christine. Ainsi, Saint Sébastien
maintient sa vocation tertiaire, l'industrie s'installe de façon dispersée dans les
autres villes du Guipuzcoa. Elle se concentre et se développe surtout en
Biscaye autour de Bilbao. Enfin, le récent classement des
falaises de Ulia comme lieu d'importance communautaire au sein du réseau
Natura 2000 apportera sa dernière contribution au gel de ces terres
destinées à demeurer en leur état quasi naturel. Désormais, les seuls
risques qui les menacent sont les incendies, les glissements de terrain
et l'érosion hydrique de ses flancs sablonneux déboisés. - Photo :
Epiaire des bois (Stachys sylvatica) ou ortie puante, lamiaceae. -
Suivant toujours mon fil conducteur
sur la recherche des facteurs qui ont permis de conserver de vastes
espaces naturels comme celui du Mont Ulia à proximité de zones urbaines
en forte croissance, je découvre une étude fort intéressante réalisée par deux
universitaires, Daniel Lanero (Universidade de Santiago de Compostela)
et Raúl López Romo (Universidad del País Vasco/EHU). Elle s'intitule
"Nationalisme et conflictivité socio-environnementale dans un monde
rural en transition : les protestations contre les centrales nucléaires
en Pays basque et Galice". Voici la traduction de quelques passages
synthétisés ci-dessous. - Photo : Jeunes frondes fertiles de
fougère "Blechnum spicant". -
Au moins depuis les années 1930, il existait des montagnards basques qui partaient en excursion pour connaître et promouvoir la préservation de l'environnement naturel "national", des sortes "d'alpinistes par patriotisme" qui diffusaient le nationalisme basque. Le lien entre la défense de l'environnement et le mouvement nationaliste remonte donc bien avant les années 1960. Il trouva un nouvel élan lorsque l'Etat espagnol, à travers le plan énergétique national, projeta d'implanter plusieurs centrales nucléaires au Pays basque et en Galice au début des années 1970. Le contexte était alors bien différent, en pleine Guerre froide, le pays étant marqué par une crise écologique parallèlement à une crise politique à la fin du Franquisme. Le conflit débuta, du vivant du Général Franco, par l'opposition à l'implantation d'une centrale à Deba (Guipuzcoa) en 1974 qui était exprimée par la "Commission contre le risque atomique" qui milita en distribuant des tracts, organisant des colloques et communiquant auprès des médias et des autorités municipales. Ses arguments s'appuyaient notamment sur des rapports élaborés par la Société des Sciences Aranzadi de Saint Sébastien. Il s'en suivit la création d'une "Commission de défense d'une Côte basque non nucléaire" et les comités antinucléaires commencèrent à proliférer à partir de 1976, parce que ces projets étaient aussi perçus comme de nouvelles mesures imposées par le Franquisme, contre lesquelles la population s'insurgeait.
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