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Le « pour » et le « contre »

Il a toujours été fort difficile de définir les règles, les régimes à suivre pour parvenir à un âge avancé, devenir centenaire, si toutefois l’état de centenaire peut présenter quelques agréments, ce dont je n’ai aucune idée. À ce sujet, voici ce qui m’advint il y a quelques mois.

Je ne suis pas chasseur. Je suis même — si j’ose m’exprimer ainsi — totalement anticynégétique, pour la bonne raison que mon caractère, doux comme un agneau, répugne à l’idée de faire le moindre mal à de pauvres petites bêtes. Je n’admets que trois chasses : la chasse au tigre quelque part dans le Nagpour ; la chasse au rhinocéros enragé aux environs du Zambèze et la chasse au gorille noir dans les jungles de Sumatra. Ça ce sont des chasses. Mais ...

J’ai pourtant accepté, il y a quelque temps, une invitation à une partie de chasse à 30 kilomètres de Paris émanant de mon bon ami le Dr Tuveau. Naturellement je m’y suis rendu sans aucune arme. Lorsque j’ai le désir (ce qui m’arrive assez souvent) de manger du gibier, j’estime qu’il est beaucoup plus simple et beaucoup plus économique de l’acheter dans un magasin spécialisé. J’ai même entendu dire que certains chasseurs étaient de cet avis et que ...

Mais passons...

Tuveau et moi avons eu une journée magnifique. Mon ami est un érudit, un causeur délicieux, infiniment spirituel, et les heures passèrent comme un éclair d’été (l’éclair d’été est, paraît-il, considérablement plus court que l’éclair d’hiver).

Le docteur tira bien une vingtaine de coups de feu, mais ne tua absolument rien.

Le soir vint. Au loin se profilaient les maisons d’un village. (Oh ! le bel alexandrin ! Laissons-le.)

— Il y a là, dit-on, fit Tuveau, une auberge où nous serons très bien.

Tout en marchant vers l’auberge, nous reprîmes la vieille discussion qui nous sépare, très amicalement, depuis des années.

Tuveau est un enragé amateur de vins, de liqueurs, même d’apéritifs, et ne cesse de prôner la valeur hygiénique de ces boissons. Je suis, tout au contraire, un partisan de l’eau comme boisson habituelle. Je n’ai connu, dans ma vie, que deux liquides potables : le lait de ma nourrice, dont je ne me souviens plus du goût, et l’eau, l’aqua simplex.

— Pour vivre très vieux, déclamait Tuveau, il faut boire le merveilleux jus de la treille. Il n’y a rien de tel. Du reste, tous les centenaires sont des buveurs de vins, des connaisseurs en liqueurs.

— Pour vivre très vieux, rétorquai-je, il faut se rapprocher de la nature, et l’eau est la seule boisson naturelle. Les animaux ne boivent que de l’eau ; or l’homme est un animal ; donc l’homme doit boire uniquement de l’eau.

Ce syllogisme, quoique parfait, n’ébranla nullement la conviction de mon ami.

Nous fûmes reçus à l’auberge par un grand et beau vieillard, droit et ferme comme un chêne, aux yeux clairs, à la peau rose, à la barbe blanche. Bref, un vieux splendide.

— Quel âge avez-vous ? lui demanda Tuveau.

— J’ai eu soixante-dix-neuf ans le mois dernier, répondit le beau vieillard avec une flamme de fierté dans les prunelles.

— Et ... continua le docteur, vous buvez certainement du vin ?

— Jamais, répondit sans hésiter l’aubergiste, de ma vie, je n’ai bu une seule goutte de vin. Je ne bois que de l’eau.

Je ne pus m’empêcher d’applaudir à tout rompre. Ma victoire était éclatante.

Tuveau faisait un nez ...

À ce moment précis, un vacarme épouvantable se fit entendre dans la pièce du dessus : des cris, des hurlements, des coups de pied, des meubles qui tombaient ...

Le docteur et moi levâmes des yeux effarés vers le plafond.

— Mais ... que se passe-t-il donc là-haut ? fis-je, inquiet. L’aubergiste restait calme, souriait et haussait imperceptiblement les épaules.

— Ce n’est rien, dit-il. Nous y sommes habitués de longue date. C’est la même comédie tous les jours.

— Mais ... quoi donc ? interrogea Tuveau. Alors, l’aubergiste, tout naturellement :

— C’est mon père qui revient du café. Depuis l’âge de vingt ans, il ne dessoûle pas ...

Tuveau n’a rien dit. Mais il m’a lancé un de ces regards ... Un de ces regards qui écrasent un homme.

Charles BLEUNARD.

Le Chasseur Français N°608 Juin 1946 Page 224