L’auteur de ce récit a quitté Addis-Abéba, malgré la
défense des autorités éthiopiennes, pour traverser l’Abyssinie en direction du
Soudan égyptien. Le voici, à mi-route environ, dans une région assez mal
connue, peuplée de nègres très arriérés, le pays des Chankallas-Moas.
Notre guide Tageyn nous a éveillés avant le jour, et nous
sommes partis rapidement. D’habitude, c’est nous qui sommes debout les
premiers, et qui crions pour secouer nos dormeurs. La célérité de nos hommes ce
matin vient de leur peur innée des fièvres, qu’ils sentent planer, et de la
sinistre réputation qui a dû leur être contée, à Lekemti ou en chemin, sur le Didessa.
Ils veulent franchir la distance en une seule fois.
Donc nous marchons bien dans l’obscurité. La descente est
raide, continue, avec des crochets que font les mulets mal guidés. Mais il est
préférable de se fier à eux, car, dans le noir, ils y voient mieux que les
humains. La piste est un mince ruban nettoyé par les pas, en dehors duquel
pierres et racines ont vite fait de vous culbuter.
Cependant peu à peu le ciel s’éclaircit. Il rosit, puis
s’emplit de feu. Nous ne voyons pas le soleil qui fait sa montée dans notre
dos, derrière les montagnes dont nous descendons.
La nature, elle aussi, se ranime doucement. Quelques chants
d’oiseaux s’élèvent dans les broussailles. Nous entendons un premier saut de
singe, ou la plus lourde agitation d’un gros gibier.
Le ciel s’embrase d’un seul coup au moment où quelque part
derrière nous le soleil se décide à émerger pour de bon. Et, dans le même
moment, c’est partout l’égale explosion de la vie : la joie ailée, les
vocalises à gorges déployées, les vols multicolores, et, dans la gent
quadrupède, toute la série des gambades, des courses et des sauts. À ces
minutes initiales du jour, il y a une folle familiarité des animaux.
Une portée de phacochères conduite par sa mère laie s’arrête
en vrai public pour mieux nous voir passer. Une gazelle, qui se réchauffait en
bonds colossaux, manque de sauter Toléra. Bernard a des regards d’envie vers
ses armes. Ah ! si nous n’étions pas raisonnables et pressés ! ...
Sur le paysage, par contre, le lever du rideau nous
déçoit. Nous ne sommes encore que dans une jungle demi-boisée, qui précède,
évidemment, les zones de forêts aperçues de là-haut. Le sol rouge, poussiéreux,
est planté d’épineux et d’arbustes clairsemés. Depuis que la descente est
achevée, nous voyageons dans une vallée désertique. (C’est cette partie qui
s’appelle le « désert » du Didessa.) Toutes les caravanes se hâtent.
On cherche à se dépasser. Nous en doublons une qui nous inspire pitié pour ses
malheureuses bêtes.
Les sangles scient à vif dans les chairs. Des charges qui
ont glissé déséquilibrent la marche, les fouets s’abattent durement, et, d’un
implacable aiguillon, il y a un grand diable noir qui harcèle toujours le même
mulet épuisé. Qu’on imagine le bruit, la poussière, les odeurs et les cris de
cette masse en mouvement.
Il nous faut plusieurs minutes pour la remonter en raison de
la longueur de piste qu’elle couvre. Les ronces grincent au passage. Quelque
part, un spectacle touchant : un petit ânon de six mois qui suit sa mère
martyre en gambadant. Je montre à Bernard sa gaîté, ses comiques oreilles de
lapin. Le fouet l’évite. Il ignore le sort qui l’attend d’ici peu, lors qu’il sera
en âge d’être bâté ...
Une rivière se présente en un gué large et aisé. Le Maka,
nous disent des Nagadés. C’est l’un des affluents du Didessa, et nous en
traverserons plusieurs autres petits et grands, qui coulent presque
parallèlement à lui dans cette partie très étalée de sa vallée. Celui-ci est
d’une eau assez claire, largement livrée au soleil par la nudité de ses rives,
et donc purifiée. Ce ne sera pas toujours le cas. Nous buvons, en commençant à
croquer de la quinine avant d’avaler.
Comme nous sortons de ce gué, nous voyons s’avancer une
caravane sans aucun rapport avec celles déjà rencontrées. Noblesse et richesse
caractérisent celle qui vient. Un nombreux personnel à pied précède et encadre
des cavaliers vêtus de bure et coiffés du « borsalino », à la mode
des grands de ce pays. Les chasse-mouches tournoient. Toutes les mules marchent
un amble nerveux, stimulé par la proximité de l’eau. Et la queue de ce brillant
cortège, dont tous les dignitaires nous ont successivement dévisagés, nous
apporte la plus inattendue et la plus troublante des apparitions.
Une princesse abyssine voyage sous l’escorte de ses barons.
Elle clôt la marche. Nous la surprenons. Coiffée du même large feutre que ses
chevaliers servants, elle a un visage ovale extrêmement racé, des traits
européens, italiens, dirais-je, à peine teintés de nuit, et dont la bouche
seule nous échappe sous le voile blanc qui l’abrite des poussières. Ses yeux
sont un peu étirés en amande. De longues mains de déesse reposent sur le
pommeau maroquiné. Droite en selle, infiniment aristocratique, elle est exquise
dans l’étonnement que nous lui causons.
Les longues routes à la chaleur sont fastidieuses et bercent
sans doute les rêves des grandes dames privées d’expansion ... Quel est le
mari — s’il y est — parmi ces sombres et bedonnants seigneurs qui ont
défilé ? Quel qu’il soit, il ne peut être digne de cette épouse affinée.
Est-ce le sentiment de cette disparité conjugale qui ouvre si intensément les
yeux de cette dernière sur ces deux hommes nouveaux qui passent, deux
Blancs ? Ses prunelles d’antilope m’ont paru livrer une étincelle de
regret en nous quittant, au bout des brèves secondes de ce contact
écourté ...
Quel dommage que ce pays soit si fermé, si austère, si lié à
ses ancestrales traditions ! Mais c’est aussi ce qui fait son cachet.
Voici notre conversation alimentée ! Et nous devenons lyriques pour le
joli sexe éthiopien, quand une nouvelle rencontre, bien différente celle-là,
jette bas toutes nos exaltations ! Elle se produit à un tournant de la
piste, dans une zone reprise par la végétation.
De noires femelles, noires d’encre, poussent des cris aigus
en nous découvrant et sautillent chacune vers l’abri d’un tronc.
Elles sont nues. Leur peau brille. Leurs vilains seins
ballottent. Faces rondes, nez écrasés, bouches lippues.
— Chankallas-Moas ! Chankallas-Moas !
claironne Tageyn.
Il a la joie du garde-chasse qui avait promis un gibier
rare, et qui l’annonce à une battue. Certes, nous connaissions, tout le monde
connaît les Chankallas, ces déshérités d’Éthiopie, ces vrais nègres voués immémorialement
à la traite, ou, à présent qu’officiellement elle n’existe plus, aux besognes
pénibles.
Il y a chez ces femmes, apprivoisées depuis qu’elles ne nous
craignent plus, une agilité dans la laideur, une espièglerie dans l’animalité,
une libre sauvagerie. Les jambes sont fines, les épaules bien moulées. Nous
n’avons pas de peine à admettre qu’il s’agisse d’une fraction déterminée, avec
des caractères spéciaux.
Elles sont là remuantes, luisantes, avec les longs fléaux
qu’elles balancent à l’épaule et auxquels pendent deux charges à peu près
équilibrées. Dans les calebasses ainsi montées, il y a du grain et des œufs.
Elles les portent à quelque marché. Elles semblent être, elles, en corvée. Il
est possible qu’elles appartiennent à des maîtres d’un hameau que nous allons,
paraît-il, traverser, qu’elles soient esclaves d’Abyssins, colons en pointe
dans la savane du Didessa.
Mais leur présence dans ces contrées, et surtout leur
provenance posent un problème sur lequel nous espérons que la suite de notre
route pourra nous éclairer.
François BALSAN.
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