Nous terminons aujourd'hui cette étude des ennemis de la
vigne (1) par le plus redoutable de tous, celui qui a manqué ruiner les
vignobles : le phylloxéra.
Cet insecte fut observé la première fois en 1863 dans une serre
aux environs de Londres ; presque à la même époque, deux foyers étaient
signalés dans le Gard.
Ce n'est qu'en 1868, cinq ans après sa découverte, que trois
savants français purent étudier le mode de vie de l'insecte ; l'un d'eux
lui donna le nom de Phylloxera vastatrix.
« Dans ces deux points, le phylloxéra a envahi tout
le vignoble français, surtout de 1873 à 1880, détruisant en trois ou quatre ans
les vignobles du Languedoc et des Charentes. À l'heure actuelle (1905), la
Corse a son vignoble détruit, ainsi que l'Autriche, la Bulgarie, la Roumanie,
la Suisse. Le Portugal est envahi complètement, tandis que l'Espagne, l'Italie
ne le sont que partiellement. La Tunisie est indemne, mais l'Algérie est
atteinte. L'Allemagne résiste à l'invasion. Les vignobles du cap de
Bonne-Espérance, d'Australie, ont été anéantis et, en Amérique même, les
vignobles de Californie ont été contaminés par l'insecte venu des provinces de
l'Est.
» En France, les pertes causées par cet insecte sont
évalués à dix milliards de francs. Elles sont proportionnellement aussi élevées
dans les autres pays. » (P. Pacottet.)
Cette citation, qui nous transporte à un demi-siècle en
arrière, illustre bien le désarroi qui régnait à cette époque dans les esprits
des vignerons du monde entier.
Si les moyens de lutte ont été lents à être définis, c'est
avant tout qu'il a fallu déterminer avec exactitude le cycle évolutif de
l'insecte, cycle assez compliqué du reste ; rappelons que sa longueur
varie entre un et deux millimètres. La vie de l'insecte est, en principe, la
suivante : après l'accouplement, un œuf est pondu à l'automne,
principalement sur les bois de deux ans, ayant l'écorce partiellement détachée.
Cet œuf (appelé œuf d'hiver) a approximativement la forme
d'un cylindre arrondi aux deux bouts ; jaune d'abord, il passe
successivement au vert olive, puis au brun. Au printemps, l'insecte éclos se
transporte sur n'importe quel organe vert de la vigne ; sa piqûre sur ces
organes produit des boursouflures appelées galles. Dans celles-ci et
sans accouplement (l'insecte étant auto-fécondé), il pond de 500 à 600 œufs qui
donnent naissance à d'autres insectes, lesquels pondent à nouveau. Toutefois,
l'importance de cette ponte diminue peu à peu pour tomber à une centaine d'œufs
par insecte, chiffre malgré tout considérable.
C'est la forme gallicole de l'insecte, qui n'affecte
guère la vigne.
Pendant la belle raison, les insectes descendent dans le
sol, se fixent sur les jeunes racines et radicelles qu'ils piquent ; ce
sont ces piqûres qui amenèrent la mort des plants français. Sous cette forme,
c'est un insecte radicicole ; il s'accouple, se reproduit.
Quelques-uns subissent une mue et apparaissent par temps
chaud à la surface du sol munis de moignons d'ailes ; celles-ci terminent
leur développement. L'insecte ainsi ailé peut, à l'aide du vent, parcourir de
très grandes distances.
Se posant sur un cep, il gagne la face inférieure d'une
feuille et pond plusieurs œufs (allant jusqu'à huit). Cette ponte a lieu à la
naissance d'une nervure secondaire sur une nervure primaire. Les petits œufs
donnent naissance à des mâles, les plus gros à des femelles ; de leur
accouplement naît l'œuf d'hiver.
Le phylloxéra est certainement l'insecte qui a le mode de
vie le plus compliqué. Aussi on comprend combien il a fallu de temps aux
spécialistes de la question pour fixer d'une façon précise le cycle évolutif du
plus dangereux de nos parasites.
Dans le désarroi consécutif à l'invasion, on a tout essayé :
la destruction de l'œuf d'hiver par des produits à base de naphtaline et d'huile
lourde ; les résultats furent incomplets, car il a été établi par M. Boiteau :
— qu'il n'est pas nécessaire aux radicicoles de passer
par la forme sexuée pour reprendre leur puissance prolifique, mais qu'il leur
suffit pour cela de redevenir quelque temps gallicoles ;
— qu'il peut y avoir quelques sexués sur les racines ;
— que vingt-cinq générations de radicicoles peuvent se
succéder durant plusieurs années sans que la faculté reproductrice s'annule.
Les lignes ci-dessus montrent la puissance considérable de
reproduction du phylloxéra.
On a aussi essayé la désinfection des boutures et des
racines. Enfin, contre l'insecte lui-même, on a employé le sulfure de carbone.
Tous ces traitements se sont révélés inefficaces à l'usage ;
aussi on s'est adressé aux vignes américaines, qui, elles, se défendent mieux
contre le fameux parasite.
Il a donc fallu, après bien des recherches et des
tâtonnements, procéder avec méthode. On a établi des pépinières avec différents
plants et, selon leur comportement à la résistance, on leur a donné un numéro
permettant de les classer ; par convention, l'échelle va de 0 à 20.
Le n°0 est donné à nos Vinifera (Jacquez et Solonis
exclus) et le n°20 au V. rotundifolia. Le n°18 a été attribué aux V. riparia,
V. rupestris et V. Berlandieri.
Ce sont ces trois derniers qui ont été retenus pour
constituer la partie souterraine de nos vignes : le porte-greffe. Celui-ci
est hybride en combinaison binaire au ternaire avec les américains ou les Vinifera.
L'hybridation a aussi donné naissance à une autre branche de
la production viticole : les producteurs directs.
Le sulfure de carbone auquel nous avons fait allusion a été
préconisé en 1872 (neuf ans après la découverte de l'insecte). Il faut des
terrains assez perméables pour permettre la diffusion totale des vapeurs.
L'épandage se fait en mai au pal injecteur ; on ne dépasse jamais 400
kilos à l’hectare, épandu en deux parties de 200 kilos chaque. Le sol doit être
damé de façon à éviter l'évaporation du gaz dans l'atmosphère.
On détruit radicalement l'insecte, là où cela est possible,
par asphyxie produite par immersion du vignoble. De semblables installations
existent en France dans le Roussillon, par exemple, et partout où le terrain
s'y prête.
Il a été constaté que le phylloxéra ne peut vivre dans le
sable fin des dunes. C'est ainsi que l'on trouve encore des vignes franches de
pied dans certaines régions du cordon littoral.
Le froid gêne le développement du parasite, comme tous les
autres insectes du reste ; c'est pour cette raison que l'Allemagne a été
en partie préservée.
Nous avons terminé cette trop courte étude sur les accidents
et les ennemis du vignoble. Nous n'avons pas tout dit, la documentation sur ces
questions étant considérable.
Nous pensons toutefois que les descriptions très succinctes
que nous avons données des parasites aideront le praticien a mieux discerner la
nature du mal constaté dans son vignoble, et qu'il n'oublie pas surtout cet
axiome : pour bien connaître un ennemi, il faut connaître comment il naît,
se développe et se transforme.
Pour finir, nous émettons un vœu. Il existe en France des
instituteurs publics itinérants de l'enseignement agricole.
Ne serait-il pas possible de mettre à leur disposition deux
collections :
— la première concernant les cryptogames parasites des
cultures ;
— la seconde étant celle des insectes ? Les
différents parasites seraient présentés de telle façon que l'élève puisse
apprendre par le moyen de la mémoire visuelle.
V. ARNOULD,
Ingénieur agronome.
(1) Voir Le Chasseur Français, n° 636 et suivants.
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