Pour beaucoup de personnes qui ont dû se contenter pendant
des années de la ration de viande fort réduite à laquelle donnaient droit les
tickets de rationnement, se bien nourrir, c'est manger beaucoup de viande,
c'est passer des 100 grammes ou 150 grammes par semaine à la demi-livre de
beefsteak ou à la tranche de gigot quotidienne, quand ce n'est pas davantage ...
Pour beaucoup d'hygiénistes, un juste milieu est souhaitable, et la majorité
pensent que 80 à 100 grammes par jour et par personne de viande désossée et
dégraissée est une quantité bien suffisante, à condition encore qu'au même
repas ne s'ajoutent pas d'autres protéines d'origine animale (poisson, œufs,
fromages, lait) ou végétale (légumineuses, céréales) ; ces autres
protéines doivent se substituer à la viande, et non s'ajouter à elle dans un
même repas.
La guerre n'a fait que confirmer ce point de vue de la
science. À ce sujet, les observations faites en Suisse pendant la dernière
guerre sont particulièrement intéressantes. Le rationnement des denrées
alimentaires a permis de contrôler assez exactement l'alimentation d'une
population de 4 millions d'habitants. La grande majorité de ce peuple a
consommé pendant plusieurs années une quantité de protéines animales deux fois,
parfois trois fois plus petite que celle généralement admise par les médecins
jusqu'alors, tout en fournissant un travail intellectuel et physique intense et
en conservant sa santé et sa capacité de travail. L'état de santé du peuple
suisse a été meilleur à la fin de la guerre avec une nourriture pauvre en
viande qu'avant la guerre avec une nourriture fortement carnée : une
diminution de la mortalité a été enregistrée, dont les taux les plus bas en
1943 et 1944.
La question est cependant toujours controversée :
n'a-t-on pas fait remarquer, en faveur de la viande, qu'aux Jeux Olympiques de
Berlin, en 1936, tous les participants, à l'exception de huit, avaient consommé
des quantités exceptionnelles de viande, en moyenne 400 à 600 grammes par jour ?
Or, à ces Jeux Olympiques, toute une série de nouveaux records furent établis.
Cette expérience permet de penser que la viande est
l'aliment de choix pour des efforts musculaires extrêmes, mais de courte durée.
On admet, en général, que la viande est excitante ; elle serait en quelque
sorte un fouet pour le système nerveux. L'usure du muscle étant également très
grande dans ces compétitions, une réparation plus importante est demandée. On
comprend que la viande, dont la composition est presque identique à celle du
muscle humain, constitue la source de protéines la plus rationnelle. Une forte
consommation de viande s'explique ainsi aisément dans ce cas particulier. Mais
se justifie-t-elle également dans la vie journalière ? Il semble prouvé,
par ailleurs, que, dans les compétitions de longue durée demandant un effort
prolongé, les végétariens l'emportent sur les autres. Déjà Darroin constatait
avec admiration les performances presque surhumaines des mineurs du Chili, qui
portaient sur leurs épaules des blocs de minerai de 100 kilogrammes avec lesquels
ils montaient douze fois par jour une échelle verticale de 72 mètres et qui se
nourrissaient exclusivement de figues, de pain de fèves cuites et de blé rôti.
Les porteurs de Smyrne, se nourrissant de pain noir, de fruits et de
légumineuses, portaient aisément des charges allant jusqu'à 200 kilogrammes. Un
paysan des environs de Smyrne, également végétarien, portait sur son dos des
charges de 300 et 400 kilos.
Les succès obtenus par l'administration de protéines
solubilisées dans les maladies consomptives telles que la tuberculose et après
les interventions chirurgicales parleraient également en faveur d'une
consommation accrue de viande. Il est bien exact que le choc opératoire, bien
connu des chirurgiens, serait dû principalement à une perte aiguë de protéines ;
on comprend alors l'effet parfois extraordinaire, miraculeux, de l'injection de
protéines solubilisées. Or, pour préparer ces protéines solubilisées, on
n'emploie pas précisément la viande, mais la caséine, protéine du lait, ce que
les propagandistes de la viande omettent de dire. Si l'on n'emploie pas la
viande, c'est parce qu'elle est très putrescible et que ses protéines sont
moins complètes que celles de la caséine.
Sans aucun doute, la viande est un aliment de valeur à cause
de sa forte teneur en protéines, et les protéines sont essentielles à la vie,
car elles servent à réparer ou à développer les tissus, et rien ne saurait les
remplacer. En cas de déficit en protéines, la viande peut sauver la vie d'un
individu. Mais il n'y a pas que la viande : poissons, œufs, fromage, lait,
céréales, légumes secs, fruits oléagineux contiennent également des protéines.
D'autre part, si une petite quantité de protéines est indispensable à la vie,
une trop grosse quantité est nuisible à la santé : les protéines qui ne
sont pas utilisées à la réparation ou au développement de nos tissus sont
presque entièrement brûlées, car l'organisme ne peut pas constituer des
réserves de protéines, comme il constitue par exemple des réserves de graisse
(ou d'hydrates de carbone, que notre organisme transforme en graisse). Mais,
alors que les hydrates de carbone et les graisses forment des combustibles
parfaits, étant brûlés intégralement sans laisser de résidus, les protéines
brûlent incomplètement et laissent des scories toxiques telles que l'acide
urique et l'urée. L'organisme les neutralise et les élimine sans difficulté
tant que leur quantité reste dans certaines limites ; au delà de ces
limites, elles l'encrassent et l'intoxiquent.
Ne doit-on pas aussi mettre en évidence le côté économique
de la question ? Au moment où les ménagères se plaignent du coût de la vie
et de la difficulté qu'elles éprouvent à équilibrer leur budget, n'est-il pas
utile de faire remarquer que les protéines sont chères, qu'il est inutile de
les gaspiller en les employant comme combustibles, qu'à ce point de vue-là les
hydrates de carbone (contenus en abondance dans le pain, toutes les céréales,
les légumes secs, les châtaignes, les pommes de terre) sont bien préférables
parce que beaucoup moins chers et d'un rendement meilleur ? Remarquons
également que les protéines de la viande sont parmi les plus chères. La pomme
de terre contient dix fois moins de protéines que la viande, mais elle coûte
trente à quarante fois moins : de ce fait, elle nous fournit une protéine
meilleur marché que celle de la viande et nous donne encore une grande quantité
d'amidon en plus. Les céréales, quatre fois plus riches en protéines que la
pomme de terre, sont une source de protéines meilleur marché que la viande. Les
légumes secs (pois, haricots, lentilles) contiennent plus de protéines que la
viande, coûtent quatre ou cinq fois meilleur marché et apportent en plus une
forte proportion d'amidon ; s'ils ne sont pas bien tolérés par les
sédentaires, ils doivent, avec le pain et les céréales, constituer la base de
l'alimentation des travailleurs de force. Un peu plus chères, mais moins chères
que les protéines de la viande sont les protéines du fromage, du lait, des
œufs, du poisson (selon le lieu et les jours : à la ménagère de savoir
choisir).
En conclusion, nous nous contenterons de citer le professeur
Terroine, de Strasbourg : « Le préjugé de la viande, les habitudes
fastueuses qui augmentent incessamment la consommation de cet aliment sont
aussi absurdes physiologiquement qu'économiquement ... La vieille
alimentation ouvrière et paysanne de nos régions, alimentation dont le pain,
les pommes de terre, les légumineuses, les légumes verts, les fruits et les
laitages constituent la partie essentielle, dans laquelle la viande n'intervient
guère que par ses qualités de sapidité, est la plus raisonnable des pratiques. »
A. PEYREFITTE.
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