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Un peu de gaieté

Formalisme

PERLAMOUTRE prenait sa retraite. Il passait la consigne à son successeur arrivé la veille au soir; par le dernier train, avec l'ingénieur de la traction, chef du réseau.

Les trois hommes, les mains au dos, arpentaient lentement le quai désert de la petite station. À quelque distance, ils étaient suivis par un petit groupe de personnes composé des agents disponibles dont le visage était tantôt larmoyant, lorsqu'ils pensaient au brave chef qui les quittait, tantôt hilare, lorsqu'ils pensaient au vin d'honneur qui les attendait sur une longue table disposée dans la salle d'attente des premières classes. Il y avait aussi trois journalistes, venus spécialement du chef-lieu afin de rendre compte de la petite cérémonie, leur « flash » en bandoulière, le maire, le garde champêtre et quelques invités ou resquilleurs, amis sincères de Perlamoutre ou simplement amateurs de vin blanc et de gâteaux secs.

Arrivé au bout du quai, avant le réservoir d'eau, le groupe de tête s'arrêta. Les invités se conglomérèrent autour. Perlamoutre, tel un faisceau de projecteur, promena lentement son regard sur les objets familiers qu'il allait abandonner. Il était fort ému et, pendant quelques minutes, chacun respecta son silence.

Entré à la compagnie à l'âge de vingt-deux ans en qualité d'aide-lampiste, il avait, grâce à son travail toujours ponctuel et consciencieux, à ses succès aux divers examens subis et aussi à un sérieux piston toujours envoyé à temps par un camarade d'enfance de sa femme qui était « quelque chose » dans un bureau de Paris, il avait donc été nommé successivement homme d'équipe, garde-barrière, signaleur, aiguilleur, serre-frein, chef de train, sous-chef et, enfin, depuis quinze ans, chef de gare, poste qu'il quittait définitivement après quarante ans de bons et loyaux services, suivant la formule inéluctable dans tous les cas analogues.

Enfin, il parla :

— Mes amis ... pardon ! ... Monsieur l'ingénieur, messieurs, monsieur le maire et puis tous les autres copains, dit-il avec un trémolo de larmes au bout de chaque mot, vous excuserez mon émotion, bien facile à comprendre, du reste, quand je regarde tous les objets, constructions et machines, qui m'entourent pour la dernière fois en cette minute ultime. Je vais dire adieu à cette ligne sur laquelle j'ai vécu les plus belles heures de ma vie. J'en connais tous les fils, toutes les aiguilles, tous les rails, toutes les traverses, tous les remblais tous les champignons, tous les crocodiles ...

— Les quoi ? ... fit un journaliste interloqué. Perlamoutre jeta à l'interrupteur un coup d'œil sévère :

— Je dis bien les crocodiles, monsieur. Si vous ne savez pas ce que c'est, ouvrez votre dictionnaire ... Je continue : bref, je connais cette ligne comme ma poche et je l'aime d'un amour sincère et véridique. Je sais bien que tout a une fin et que pour moi l'âge de la retraite a sonné. C'est dur, mais je me soumets aux volontés du règlement. J'ai passé les instructions nécessaires à mon honorable remplaçant qui vient me remplacer à cette place et auquel je souhaite tout le bonheur que j'y ai connu. Je ... je ... enfin, bref ! ... Si on allait boire un verre de vin à ma santé et à la vôtre !

Des applaudissements chaleureux saluèrent cette péroraison, courte mais vivement amenée, et tout le monde se dirigea vers la gare.

Autour de la table garnie de fleurs et de verdure, des dames avaient déjà pris place, et c'est dans un brouhaha plein d'euphorie que le chef de la buvette emplit les verres.

On but ferme et avec entrain sous les éclairs éblouissants des flashes que messieurs les journalistes ne ménagèrent pas. Perlamoutre était rayonnant, heureux d'être la cible des objectifs, le centre des conversations et l'objet de l'attention continuelle du buvetier qui ne laissait jamais son verre vide.

L'émotion connut son paroxysme lorsque les deux plus anciens hommes d'équipe vinrent, au nom de tout le personnel, offrir au chef qui les quittait une petite breloque en argent représentant une locomotive vue de face avec une pierre rouge entre les deux tampons. C'est ce moment que choisit M. l'ingénieur de la traction pour placer un petit discours.

Ce petit morceau d'éloquence, quelque peu plus académique que celui de Perlamoutre, se termina par ces mots :

— ... Enfin, mon cher ami, je suis heureux de vous demander, de la part de la direction, toujours désireuse de contenter ses vieux et loyaux serviteurs, si vous n'auriez pas, dans un petit coin de vos pensées, un souhait, raisonnable s'entend, qu'elle pourrait exaucer dans la mesure de ses possibilités. Réfléchissez et faites-m'en part dès que vous le pourrez. Je le transmettrai et je serai, naturellement, très heureux si une heureuse fin pouvait être donnée à votre desideratum.

On applaudit avec sympathie cette marque de cordialité. Perlamoutre, très gêné, dodelinait de la tête et se grattait l'occiput, un sourire crispant ses lèvres.

— J'en ai bien un, monsieur l'ingénieur, dit-il enfin. C'est quelque chose à quoi je pense depuis bien longtemps ... mais c'est si bizarre, si ... énorme, que j'hésite à le dire ...

— Dites toujours, on verra bien, dit en souriant l'ingénieur.

— Eh bien ! voilà : je vais me retirer dans ma petite propriété des Violettes, à dix kilomètres d'ici, le long de la voie ... Je voudrais ... si possible ... mettre un vieux wagon dans mon jardin. Cela me rappellera mon travail. Je m'y reposerai, j'ouvrirai et fermerai les portières, je le nettoierai ... enfin, voilà !

— C'est entendu. J'en parlerai.

Tout le monde se quitta enchanté de la journée en se congratulant ... et en titubant un peu.

Les démarches pour l'aboutissement du souhait furent couronnées de succès et, deux mois après, un vieux wagon désaffecté de 2e classe fut transporté, à grand renfort de grues et de treuils, dans le jardin de Perlamoutre, le nouveau retraité.

Il en fut transporté de joie.

Quelques jours après ce transfert, ses anciens collègues décidèrent d'aller lui rendre visite. Ce jour-là, il pleuvait à verse.

Ils trouvèrent leur ancien chef de gare assis sur le marchepied d'un compartiment de son wagon, fumant sa pipe, abrité sous un parapluie dégoulinant.

— Alors, mon vieux ! cria l'un des visiteurs, pourquoi ne te mets-tu pas à l'abri dans ton wagon ?

— Je ne peux pas, répondit Perlamoutre.

— Pourquoi ? ...

— Ben ... et ma pipe ! Je fume.

— Alors ?

— L'administration a été très chic, mais elle m'a donné un wagon de « non-fumeurs » ...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 384