IL Y A CENT ANS ECLATAIT LA PREMIERE REVOLUTION RUSSE :

1905 OU LE PROLOGUE
DE LA REVOLUTION SOCIALISTE INTERNATIONALE


L’intelligentsia petite-bourgeoise - et dans cette catégorie on doit inclure les publicistes des grandes organisations ouvrières - n’a pratiquement rien à dire, un siècle après l’apparition des conseils ouvriers (soviets) dans le cours de la première révolution russe de 1905, laquelle devait poser à l’épreuve des faits, pour tous les pays, les questions de tactique et de programme dans la lutte du prolétariat pour le pouvoir dans la perspective du socialisme.
Ces questions restent d’une actualité brûlante alors que la survie du régime capitaliste, à l’échelle mondiale, met partout aux prises les forces antagoniques du capital et du travail, menaçant toutes les positions acquises par la classe ouvrière. Il est vrai que la période actuelle de décomposition du mouvement ouvrier s’accompagne d’un mépris général des bureaucraties qui le dominent, tant vis-à-vis de l’histoire même de la révolution prolétarienne que de toutes les questions théoriques que l’avant-garde ouvrière se doit d’assimiler afin de permettre à la classe ouvrière de conquérir, dans tous les pays, le pouvoir politique, sans l’exercice duquel il ne saurait être question de renverser le régime de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme pourrissant.
Mais ces messieurs se moquent bien des perspectives, ils se refusent à ouvrir la voie du combat pour le socialisme alors que le maintien du système capitaliste mondial ne peut conduire l’humanité qu’à la barbarie.
Les bureaucraties petites-bourgeoises des partis ouvriers bourgeois et celles des syndicats sont à tel point intégrées à la société bourgeoise que toute évocation de l’actualité des combats révolutionnaires du passé, du point de vue des leçons à en tirer pour le présent, les font frémir d’horreur. Les lieux communs démocratiques que déverse la classe dominante sont pour eux le dernier mot de la pensée politique. Aux traditions révolutionnaires de la classe ouvrière et à la nécessité de l’armement politique dans son combat pour le socialisme, les dirigeants ne cessent de rabâcher les mérites et les vertus des institutions de la démocratie parlementaire.
Depuis 1914, la social-démocratie a constamment montré qu’elle ne saurait envisager un instant de séparer son sort de celui des possédants. Quand la société bourgeoise entre en crise au point que les masses la portent au pouvoir, la social-démocratie ne gouverne toujours qu’avec l’assentiment du capital financier afin de préserver les positions de la classe ennemie au nom des valeurs de la « démocratie ».
Les partis ex-staliniens qui suivent depuis longtemps le même chemin sont plus respectueux que jamais des « bienfaits » de la démocratie bourgeoise. Il y a quelques années, sans doute pour mettre en accord ses actes et ses écrits, le PCF a renoncé formellement à la dictature du prolétariat, montrant le chemin à son ombre portée, la LCR qui, abandonnant à son tour la perspective du pouvoir de la classe ouvrière (lors de son dernier congrès, en 2003), réclame ainsi sa place dans le concert des partis « démocratiques », au titre d’opposition loyale à la bourgeoisie dans le cadre de ses institutions politiques.

REVOLUTION PROLETARIENNE DANS UN PAYS ARRIERE SEMI-FEODAL

Or qu’est-ce que la révolution russe de 1905 sinon la deuxième tentative de la classe ouvrière, après la Commune de Paris, de renverser le vieux monde d’oppression et d’exploitation ? Une révolution qui éclata alors que le développement tempétueux des forces productives du capitalisme s’accomplissait avec retard dans le dernier grand pays arriéré d’Europe dont le régime d’absolutisme politique plongeait ses racines dans les résidus de la barbarie médiévale, régime insupportable à toutes les classes ravalées au rang de nullités politiques (bourgeoisie, prolétariat, paysannerie).
C’est le paradoxe de la révolution de 1905 qui est entrée dans l’histoire sous la forme d’un puissant mouvement de grèves en masse et de grèves générales de la classe ouvrière dans tout l’empire des tsars, alors que la révolution était nécessaire pour que soient satisfaites les revendications purement démocratiques, ouvrant la voie au développement de la société.
Dès les premiers pas du parti ouvrier social-démocrate russe, dans la dernière décade du 19e siècle, la question s’est ainsi posée du caractère de la révolution et du mécanisme de ses forces internes. Qui devait prendre la tête des luttes de classes à venir, la bourgeoisie libérale, la paysannerie opprimée par les seigneurs et le capital, ou le prolétariat tout nouveau arrivé sur l’arène sociale, afin que soit mise à bas l’autocratie, réglée la question de la terre, celle des nationalités opprimées et instaurées les libertés démocratiques ?
C’est précisément au cours de l’année 1905 que la réalité vivante de la révolution russe a posé ouvertement ces questions auxquelles le mouvement ouvrier a tenté d’apporter une réponse au sein de la social-démocratie (dénomination du parti ouvrier de l’époque), constituée sur la base du marxisme dans le cadre de la 2e Internationale. Mais 1905 n’est que le sommet d’un immense mouvement révolutionnaire, le premier de cette envergure qui se soit affronté à l’Etat tsariste sur plusieurs années, mouvement qui a revêtu essentiellement la forme de la grève de masse et cela dès les années 1896-97 à St Pétersbourg jusqu’à l’écrasement de toute résistance des masses dans les deux à trois années qui ont suivi 1905.
Trotsky brosse dans sa biographie de Staline, un saisissant tableau du mouvement révolutionnaire étalé sur ces dix années :

« Le début des grèves de masse dans les années 1896-1899 avait annoncé l’approche de la révolution. Pourtant, le nombre moyen de grévistes n’avait pas même atteint 50.000 par an. En 1905, leur nombre s’éleva soudain à 2.750.000 ; en 1906, il descendait à un million ; en 1907, à trois quarts de million, y compris naturellement les hommes ayant participé à plusieurs grèves ! En 1908, s’ouvre la période de réaction : le nombre des grévistes tombe immédiatement à 174.000 ; en 1909 à 64.000 ; en 1910 à 50.000. Mais alors que le prolétariat se replie si rapidement, les paysans, éveillés par lui, poursuivent et redoublent même leur offensive. Dans les mois de la première Douma, les mises à sac de propriétés foncières prirent une ampleur considérable. Il y eut une série de troubles parmi les soldats. Après que les tentatives de soulèvements de Sveaborg et de Kronstadt (juillet1906) eurent été écrasés, la monarchie s’enhardit, introduit les cours martiales, falsifie, à l’aide du Sénat, le droit de vote, mais n’atteint pas par ces moyens-là les résultats voulus ; la deuxième Douma s’avère plus radicale que la première.
« En février 1907, Lénine caractérise la situation politique du pays en ces termes : « L’arbitraire le plus sauvage, le plus éhonté… La loi électorale la plus réactionnaire d’Europe, la composition de la représentation populaire la plus révolutionnaire d’Europe dans le pays le plus arriéré ! » D’où la conclusion : « Nous avons devant nous une nouvelle crise révolutionnaire encore plus formidable ». La conclusion s’avéra erronée. La révolution était encore assez forte pour se faire sentir sur l’arène du pseudo-parlementarisme tsariste. Mais elle était déjà brisée. Ses convulsions étaient de plus en plus faibles »
.

Lénine, au cours de cette même année 1907, devait rapidement tirer la véritable conclusion : la première révolution russe de 1905, qui avait abouti à une défaite provisoire, constituait en réalité, selon ses propres termes, la « répétition générale » d’une nouvelle révolution à venir, inéluctable, laquelle mettrait à bas le vieil édifice vermoulu, discrédité quoique restauré, de l’autocratie tsariste, pilier de l’ordre européen depuis près d’un siècle.

GREVES EN MASSE ET GREVE GENERALE

La révolution de 1905 ne se résume pas à l’histoire d’une grève générale ayant abouti en décembre à l’insurrection ouvrière de Moscou. Rosa Luxembourg analysant en détail le mouvement de la classe ouvrière russe de ces années, écrit dans sa brochure Grève générale, parti et syndicats :

« Les grèves générales advenues en Russie offrent une telle diversité de réalisation, qu’il est absolument impossible de parler de « la » grève générale, d’une grève schématique abstraite. Chacun des éléments de la grève en masse, aussi bien que son caractère, ne diffère pas seulement selon les villes et les régions, mais surtout son caractère général s’est lui-même plusieurs fois modifié au cours de la Révolution
».

Sans pouvoir refaire ici en détail l’histoire du mouvement ouvrier russe au cours ces dix années, essayons d’en retracer les grandes articulations.
La première grève générale inaugurant la montée révolutionnaire éclate en 1896 à St Pétersbourg d’abord comme une lutte partielle, purement économique, pour une question de salaire. A l’occasion du couronnement du tsar Nicolas II, trois jours de chômage forcé non payés, sont le prétexte d’un mouvement contre les patrons du textile dans la capitale. Décidée le 24 mai par 300 ouvriers, la grève en rassemble 40.000 une semaine plus tard, chose inouïe en Russie à cette époque, note Rosa Luxembourg, qui voit dans cette lutte déclenchée de façon fortuite et spontanée, « toute une révolution en petit ».Ecrasée, la grève des ouvriers du textile s’affirma comme un événement politique de premier ordre et rebondit dès janvier de l’année suivante, en 1897, obtenant un succès éclatant : l’établissement de la journée de 11 heures et demi dans toute la Russie. Dans la foulée se développe une lutte intensive d’organisation syndicale (illégale) et d’agitation politique.
La grève ressurgit en mars 1902 au Caucase sous forme d’une explosion des travailleurs du pétrole de Batoum, 400 ouvriers en entraînant des milliers d’autres dans une protestation en masse contre le chômage, avec démonstrations de rues, bientôt suivies d’arrestations, d’un massacre et d’un procès politique, ce dernier nourrissant le flux du mouvement révolutionnaire. Celui-ci s’affirme à nouveau en novembre 1902 sous la forme d’une grève générale à Rostov-sur-le-Don, à l’initiative des cheminots qui entraînent rapidement tous les autres métiers. Bientôt, de gigantesques meetings politiques de 15 à 20.000 ouvriers se tiennent en plein air où les orateurs social-démocrates interviennent ouvertement, pour la première fois en Russie. Le droit de réunion et la liberté de parole arrachés pour un temps à l’absolutisme s’accompagnent une fois de plus de massacres et de combats de rues. Mais les ouvriers du Don, vaincus, ont été entendus dès le printemps 2003 par les prolétaires de Russie méridionale, à Bakou, Tiflis, Batoum, Elisavetgrad, Odessa, Kiev, Nicolaïev.
Rosa Luxembourg résume :

« Telle fut la grandiose grève générale du Midi de la Russie dans l’été 1903. De mille petits canaux de luttes économiques partielles et de petits incidents « fortuits » se forma rapidement une mer puissante, changeant pour quelques semaines tout le Sud de l’empire des tsars en une bizarre république ouvrière révolutionnaire ».

En 1904, l’autocratie se lance dans l’aventure de la guerre contre le Japon, ce qui marque pour un temps une pause dans le déferlement des grèves en masse. Le patriotisme officiel tient le haut du pavé, aux applaudissements de la bourgeoisie libérale, un moment « réconciliée » avec le régime. Mais pas pour longtemps. De graves revers militaires se succèdent (défaite de la flotte russe à Port-Arthur, suivie de terribles échecs de l’armée sur la terre ferme en Extrême-Orient), révélant la faiblesse du régime au bord de la débâcle. Le gouvernement, en d’autres termes, la bureaucratie de l’Etat tsariste, tente alors de se concilier les bonnes grâces de la bourgeoisie libérale rassemblée dans les institutions locales et municipales des zemstvos et des doumas, toutes empressées à jurer fidélité au trône honni par les masses.
S’ouvre alors la courte période, dite du « printemps » gouvernemental sous l’égide du médiocre prince Sviatopolk-Mirsky, saluée avec enthousiasme par l’opposition libérale. Le programme du prince tentait de garder le juste milieu : l’autocratie, mais adoucie par la légalité ; la bureaucratie, mais appuyée sur les forces sociales des possédants. Une campagne de banquets, de motions, de déclarations, de protestations, de mémoires et de pétitions prépare le congrès (semi-légal) des zemstvos (assemblées locales aux mains des possédants), lequel réclame en novembre les libertés publiques, l’inviolabilité de l’individu et une représentation populaire avec participation au pouvoir législatif, sans prononcer toutefois le mot tabou de constitution. Cette agitation politique aboutit à deux grandes manifestations de rues des étudiants et d’une élite peu nombreuse du prolétariat, à Pétersbourg le 28 novembre, à Moscou les 5 et 6 décembre. Mais la bourgeoisie effrayée s’empresse bientôt de désavouer ses « enfants radicaux » abandonnés aux cosaques et à la gendarmerie du prince libéral. Telle était le climat politique à la veille de la nouvelle année 1905.
La révolution prend d’une certaine façon son élan décisif en décembre 1904 lors de la grève générale des travailleurs du pétrole de Bakou, soulevés contre le chômage et qui se déroule sur plusieurs semaines, mettant le parti social-démocratie en première ligne et gagnant la sympathie du prolétariat dans tout l’empire.
Trotsky résume en ces termes, dans le chapitre de son livre sur 1905 consacré au « printemps » la période de 1902 à 1904 qui marque l’ouverture des écluses de la révolution :

« Les troubles se développaient avec une puissante régularité, s’étendaient inexorablement, fortifiaient leurs positions et arrachaient les obstacles qui s’opposaient à leur passage ; et sur le fond de ce grand ouvrage, devant son rythme intérieur, devant son génie inconscient, apparaissent les petits bonhommes du pouvoir qui promulguent des lois, contractent de nouvelles dettes, tirent sur les ouvriers, ruinent les paysans et, pour finir, plongent de plus en plus le pouvoir qu’ils voudraient sauver dans l’impuissance et la colère ».

LE DIMANCHE SANGLANT DE SAINT-PETERSBOURG

La marche des événements dans la capitale, en janvier 1905, semble se dérouler selon un développement implacable. Elle eut dès le lendemain du 9 janvier un immense écho, non seulement dans toute la Russie et les nationalités opprimées de l’empire russe (Pologne, Finlande, pays baltes, Caucase…) mais aussi au sein du mouvement ouvrier international, en Europe et en Amérique.
Le 3 janvier, la grève éclata dans la métallurgie à l’usine Poutilov pour un motif minime, contre le renvoi de deux ouvriers appartenant à l’association « légale » du policier Zoubatov, « autorisée » par l’Etat. Le 7 janvier, les grévistes étaient 140.000 dans la capitale, en lutte pour la journée de 8 heures, le droit de coalition, la liberté de la parole et de la presse… Ces revendications démocratiques qui s’opposaient à la phraséologie confuse des résolutions libérales, sont celles-là même qui sont inscrites dans la pétition ouvrière du 9 janvier dressant immédiatement l’un contre l’autre le prolétariat et la monarchie, comme deux mortels ennemis. Le champ de bataille met face à face 200.000 manifestants derrière le pope Gapone, foule pacifique qui avance les mains nues face à la redoutable garde du tsar. Le pope n’est qu’un élément décoratif qui, tout comme l’association de Zoubatov, débordée, a canalisé la menace des ouvriers qui gronde à travers la supplique des sujets :

« Souverain, nous, les ouvriers, nos enfants, nos femmes et nos vieillards débiles, nos parents, nous sommes venus vers toi, souverain, pour demander justice et protection. Nous sommes réduits à la misère, on nous opprime, on nous accable de travail au-dessus de nos forces, on nous injurie, on ne veut point reconnaître en nous des hommes, on nous traite comme des esclaves qui doivent endurer leur sort et se taire. Nous avons patienté mais on nous précipite de plus en plus dans l’abîme de l’indigence, de l’asservissement et de l’ignorance. Le despotisme et l’arbitraire nous écrasent, nous étouffons. Les forces nous manquent, souverain ! La limite de la patience est atteinte ; pour nous, voici venu le terrible moment où la mort vaut mieux que le prolongement d’insupportables tourments ».

Et la mort, en effet, ne les épargna pas. Le soldats tirèrent toute la journée. Les cadavres se comptèrent par centaines, les blessés par milliers sans qu’on puisse en établir le nombre exact, la police enlevant les corps pendant la nuit. Le comte Witte, ministre de l’intérieur qui passait pour « libéral » demanda, en vain, le 11 janvier en conseil des ministres que des mesures soient prises pour prévenir de nouveaux massacres. Mais, écrit Trotsky dans 1905 :

« Le conseil des ministres ignora le début de la révolution russe, parce que cette révolution n’était pas inscrite à l’ordre du jour de sa séance ». Et Trotsky de préciser : « La signification essentielle du 9 janvier ne réside pas dans le cortège symbolique qui s’avança vers le Palais d’Hiver ; la soutane de Gapone n’était qu’un accessoire. Le véritable acteur, c’était le prolétariat. Il commence par une grève, s’unifie, formule des exigences politiques, descend dans la rue, attire à lui toutes les sympathies, tout l’enthousiasme de la population, se heurte à la force armée et ouvre la révolution russe ».

La bourgeoisie libérale qui sortait d’une stérile campagne de banquets et de pétitions fut prise à l’improviste et députa auprès du gouvernement des intellectuels, « pitoyables » selon Trotsky, « dans l’espoir, écrivait sa presse ; d’éclairer la question de telle manière qu’on n’eût pas à employer la force armée ».
Ainsi le 9 janvier balaya le « printemps » libéral de l’autocratie par l’établissement de la dictature militaire du général Trepov. Les éléments les plus clairvoyants de cette même bourgeoisie libérale, épouvantée par les conséquences du dimanche rouge, tiraient la conclusion qui s’imposait. L’influent hebdomadaire libéral Pravo (« Le Droit ») écrivait :

« Est-ce maintenant, après les sanglantes journées de janvier, que l’on peut mettre en doute l’idée de la mission historique du prolétariat de Russie ? Evidemment, cette question, du moins pour le moment historique actuel, est résolue, non par nous, mais par les ouvriers qui, en ces mémorables journées d’horreur et de sang, ont inscrit leur nom dans le livre d’or du mouvement social russe ».

Mais c’est avant tout au sein du prolétariat de toute la Russie que le massacre de janvier ouvrit les vannes au déploiement de l’énergie révolutionnaire. Dans les deux mois qui suivirent, une vague de grandioses grèves en masse déferla d’un bout à l’autre de l’empire. D’après les statistiques approximatives de l’époque, la grève remua en profondeur cent vingt-deux villes et localités, s’étendit à plusieurs mines du Donetz et à dix compagnies de chemins de fer. A chaque fois, les organisations social-démocrates prirent partout les devants, par des appels, des manifestations, des discours, des affrontements avec la troupe. Pourtant, il ne s’agit pas là d’actions organisées mais de soulèvements spontanés de la masse ouvrière qui définit avec les partis ouvriers ses exigences politiques. La grève politique est la forme particulière que prend alors la révolution russe. Et dans le même mouvement, partout où cela est possible, les revendications « économiques » sont arrachées : la durée de la journée de travail (10, 9, parfois 8 heures), un salaire minimum fixe, l’organisation des syndicats qui s’organisent tout au long du printemps et de l’été, etc.
Rosa Luxembourg, qui n’utilise pas le mot soviet mais parle de la chose, écrit dans sa brochure :

« Dans les plus grandes usines de tous les centres importants se sont constitués spontanément des comités ouvriers, avec lesquels seul le patron traite et qui décident de tous les conflits »
.

Ainsi la grève politique, forme et produit de la fournaise révolutionnaire, cherche le moyen de se doter d’une force organisée rassemblant toute la masse combattante, plus largement que ne peuvent le faire les partis et syndicats ouvriers. S’appuyant sur les comités de grève et les syndicats, les premiers comités ouvriers commencent à apparaître. Dès le mois de mai 1905, la grève d’Ivanovo-Voznessensk fait surgir un organe dirigeant qui présente déjà les traits essentiels d’un soviet de députés ouvriers. Mais il faudra attendre la grande grève générale d’octobre pour que les soviets se constituent dans les deux grands centres industriels de Moscou et de Pétersbourg ainsi que dans plusieurs dizaines d’autres villes, comme les organes unificateurs de la lutte d’ensemble de tout le prolétariat, mettant alors à l’ordre du jour la question de l’insurrection armée.
La révolution se déploie selon son rythme propre. Le dimanche sanglant de janvier ouvre une période de développement tempétueux de grèves de masse et de grèves générales dans tout l’empire et se donne ses premières formes d’organisation élémentaires, en la personne des syndicats. Mais la masse ouvrière sent elle-même que les syndicats ne sont pas suffisants dans la guerre sans merci qu’elle livre contre l’absolutisme. Sans qu’elle le sache clairement, la question du pouvoir est posée, c’est à dire de la chute du régime tsariste.

LE ROLE PARTICULIER DU PROLETARIAT DANS LA REVOLUTION RUSSE

Comment la social-démocratie envisage-t-elle la question ? Est-elle prête à diriger le soulèvement ouvrier et à prendre elle-même le pouvoir ? Répondre à cette question, c’est définir quelles sont les forces motrices de la révolution russe qui a pour tâche immédiate d’arracher les revendications démocratiques fondamentales.
La particularité de la Russie consiste en un énorme retard de son développement économique alors que l’Europe occidentale est parvenue à un stade industriel qui constitue déjà la base matérielle de la future économie socialiste. Cela signifie-t-il que la Russie doit passer, pendant un siècle ou deux, par toutes les phases d’un développement capitaliste « classique » ? Les intellectuels, comme Plékhanov qui, vers 1880, ont introduit la pensée marxiste en Russie dans une lutte acharnée contre le populisme, n’envisageaient comme perspective révolutionnaire que la conquête des libertés politiques. Une fois la Russie devenue une république bourgeoise, alors seulement, quoique dans un futur indéterminé, le prolétariat pourrait engager la lutte pour ses objectifs socialistes. Telle était la conception de la fraction des mencheviks au sein du parti ouvrier social-démocrate russe. Elle caractérisait la révolution à venir comme bourgeoise et se refusait à mettre en avant les revendications propres du prolétariat, de peur de rejeter la bourgeoisie russe dans le camp de la réaction. Le principal tacticien du menchévisme, Axelrod, résumait clairement en ces termes la nécessité de subordonner la lutte du prolétariat à celle du libéralisme :

« Les rapports sociaux de la Russie ne sont mûrs que pour la révolution bourgeoise. Avec l’arbitraire politique général qui règne chez nous, il ne peut être question d’un combat immédiat du prolétariat contre les autres classes pour conquérir le pouvoir politique… Il lutte pour établir les conditions d’un développement bourgeois. Les conditions objectives vouent notre prolétariat à une collaboration inévitable avec la bourgeoisie dans sa lutte contre l’ennemi commun ».

Les bolcheviks, avec Lénine, se refusaient résolument à reconnaître à la bourgeoisie russe toute capacité pour mener à son terme la révolution démocratique. L’apparition, en quelques années, d’un prolétariat très concentré et des plus combatif, effrayait mortellement cette bourgeoisie qui s’était développée dans le cadre de l’Etat tsariste garant de l’ordre social. Déjà, en 1848, les bourgeoisies d’Europe occidentale n’avaient-elles pas manifesté leur couardise en France et en Allemagne notamment, préférant la restauration de l’ancien régime au déferlement de la révolution ouvrière ? Pour Lénine, il n’était pas question pour le prolétariat d’appuyer la bourgeoisie russe, mais de faire alliance, contre les libéraux épouvantés par les soulèvements, avec la paysannerie porteuse d’une immense réserve d’énergie révolutionnaire dans sa lutte pour l’appropriation de la terre.

« Le nœud de la révolution russe, explique Lénine inlassablement, c’est la question agraire. Il faut conclure à la défaite ou à la victoire de la révolution selon la manière dont on apprécie la situation des masses dans la lutte pour la terre ».

En dépit du caractère bourgeois de la révolution agraire, la bourgeoisie russe manifeste une hostilité résolue à l’expropriation de la grande propriété foncière et s’efforce d’arriver à un compromis avec la monarchie. A la tactique menchévique d’une alliance du prolétariat avec la bourgeoisie libérale, Lénine oppose l’idée d’une alliance du prolétariat avec la paysannerie. Pour briser la résistance des possédants (nobles et bourgeois), la collaboration révolutionnaire de ces deux classes devra, pense-t-il, aboutir à une « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Cette dictature, comme celle des Jacobins dans la révolution française, resterait de nature bourgeoise car, soulignait Lénine, « comment une révolution paysanne victorieuse serait-elle possible sans que la paysannerie révolutionnaire prît le pouvoir ? »
Trotsky, dès la fin de 1904, montrait le point faible de la conception de Lénine dans le fait que la paysannerie ne forme pas une classe homogène par ses rapports sociaux, ne saurait avoir de politique indépendante et donc prendre la tête de la révolution. En politique, le paysan suit le bourgeois ou l’ouvrier. Lénine a raison de refuser tout soutient à la bourgeoisie et d’estimer que la victoire de la révolution en Russie, alors que l’économie mondiale forme un tout, donnerait une forte impulsion à la révolution socialiste en Occident. Mais sa position aboutit à maintenir le prolétariat russe dans le cadre étroit de la société bourgeoise, donc à une auto-limitation de son énergie révolutionnaire. A la conception de Lénine, il opposait la perspective de la révolution permanente. La victoire complète de la révolution démocratique en Russie n’était concevable qu’au moyen d’une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. Le pouvoir révolutionnaire mettrait non seulement à l’ordre du jour la conquête des droits démocratiques mais aussi les tâches socialistes et donnerait en même temps une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale sans laquelle il serait impossible de mener en Russie l’édification socialiste à son terme.
La révolution de 1905 eut le mérite de poser sur le terrain de la lutte l’incompatibilité radicale des programmes du menchévisme et du bolchevisme. Mais comme elle n’aboutit pas au renversement du tsarisme, la perspective de Lénine ne put recevoir la sanction des faits. Il fallut attendre la révolution de février 1917 qui devait donner naissance à un régime bourgeois chaotique incapable de régler aucune tâche démocratique, pour que puisse triompher la conception de Trotsky.
Il n’en reste pas moins qu’en 1905 et jusqu’en 1907, la première révolution russe se développa sous la forme d’une multitude de soulèvements ouvriers. La paysannerie ne commença à entrer en mouvement qu’après la défaite de la révolution dans les grands centres industriels. Il fallut ainsi attendre plus de dix ans pour soumettre la théorie à la sanction de la réalité.

LA GREVE GENERALE D’OCTOBRE

Pourtant 1905 n’a pas été qu’une succession de grèves ouvrières en masse. La révolution qui n’a pas vaincu a néanmoins donné le maximum de ses possibilités au cours des mois décisifs d’octobre à décembre.
Jusqu’à l’automne, les grèves de masse ne cessent de se succéder mais sans parvenir à renverser le régime de l’absolutisme pourtant fortement ébranlé. Dans la capitale, le mouvement se donne pour objectif de rassembler toutes ses forces afin de livrer bataille en janvier, pour l’anniversaire du dimanche sanglant et la convocation de la Douma d’Etat prévue le 10. Mais la grève générale d’octobre surprit tout le monde.
Elle commença chez les typographes de Moscou le 19 septembre à l’imprimerie Sytine sur des revendications de salaire et la diminution des heures de travail. La police se plaint bientôt de ne pouvoir empêcher l’action d’une Union des ouvriers typo-lithographes de Moscou. Le 24, 50 imprimeries sont en grève. Le 25, on élabore un programme de revendications et l’autorité s’effraie de l’activité naissante du conseil (soviet) des députés des typographes. La grève gagne dès lors d’autres branches de l’industrie et semble s’essouffler le 1er octobre. Pourtant le 2, les compositeurs des imprimeries de Pétersbourg entrent en grève pour trois jours. La grève ne s’étend pas encore, elle hésite. Mais l’assemblée des députés ouvriers, des corporations de l’imprimerie, de mécanique, de la menuiserie, du tabac et d’autres, prend la résolution de constituer un conseil (soviet) général des ouvriers de Moscou. Puis le travail reprend. Rien ne peut faire prévoir ce qui va se passer.
En réalité, la grève n’attendait qu’une occasion pour se déployer dans toute son ampleur. En raison de l’effervescence sur les lignes de chemins de fer du réseau de Moscou, le bureau central des cheminots décida d’avancer le mot d’ordre de grève générale prévue pour janvier. Le 7 octobre fut une journée décisive, la grève paralysa toutes les lignes et formula ses mots d’ordre : la journée de 8 heures, les libertés civiques, l’amnistie, l’Assemblée constituante. Trotsky écrit dans 1905 :

« La grève s’étend maintenant à tout le pays et le domine. Elle se défait de toutes ses hésitations. A mesure que le nombre de grévistes augmente, leur assurance devient plus grande. Au-dessus des revendications professionnelles s’élèvent les revendications révolutionnaires de classe. En se détachant des cadres corporatifs et locaux, la grève commence à sentir qu’elle est elle-même la révolution, et cela lui donne une audace inouïe ».

En quelques jours, toute l’armée des cheminots arrête le travail : 700.000 hommes. Entraînant d’abord le télégraphe dans son mouvement, la grève manifeste partout son emprise. Le 10 octobre, une grève politique générale commence à Moscou et dans des dizaines d’autres villes de tout l’empire. La vie industrielle s’arrête. Des meetings grandioses s’organisent. Pour la première fois depuis janvier, la grève montre que la révolution peut désormais soulever au même moment tous les centres industriels de Russie. Elle n’est pas une protestation passive des bras croisés. Elle se défend et de la défensive, passe à l’offensive, notamment dans plusieurs villes du Midi où elle élève des barricades, s’arme et résiste aux pogromes sanglants perpétrés par les groupes réactionnaires avec la bienveillance des autorités. C’est le cas à Kharkov, Ekaterinoslav dans l’Oural, à Odessa où ont lieu des combats de rues. Trotsky écrit :

« Mais dans leur ensemble, les journées d’octobre ne furent qu’une grève politique, une grande manœuvre pour la révolution, une revue simultanée de toutes les forces ; ce ne fut pas une véritable insurrection. Et cependant, l’absolutisme céda ».

Il céda en accordant le 17 octobre un manifeste constitutionnel qui promettait catégoriquement toutes les libertés, plus le droit de légiférer pour la Douma ainsi que l’extension du droit électoral. Mais en attendant, tout restait en place, la bureaucratie, les lois, l’armée et les officiers détestés qui faisaient donner la troupe contre la grève et les ouvriers soulevés. Pour la réaction, il s’agissait de gagner du temps. L’autocratie, en tant que fait matériel, subsistait intégralement. Les autorités reçurent l’ordre d’appliquer les lois de l’absolutisme « dans l’esprit » du manifeste du 17 octobre. En réalité, et bien qu’ayant revêtu le masque du libéralisme, le gouvernement préparait la contre offensive. Il lui fallut deux mois pour parvenir à l’essentiel : détruire l’organisation qui rassemblait toute l’énergie révolutionnaire du prolétariat, les soviets des députés ouvriers.
Dans la capitale, une des deux organisations de la social-démocratie, rapporte Trotsky dans son livre sur 1905 (en réalité, l’initiative vint des… menchéviks, beaucoup plus à gauche à la base que leurs dirigeants) prit le 10 octobre l’initiative de créer une administration autonome révolutionnaire ouvrière alors que la plus grande des grèves s’annonçait. La première séance eut lieu le l3 avec une quarantaine de délégués qui décidèrent sur le champ d’appeler à la grève politique générale à Pétersbourg et à l’élection des délégués. Ainsi, en élargissant la grève, le soviet s’élargissait et s’affermissait lui-même. Toute usine qui cessait le travail y nommait un député ouvrier. A la seconde séance, le 14 octobre, quarante grosses usines étaient déjà représentées et trois syndicats. La réaction piaffait, le général Trepov interdisait les réunions et faisait occuper les rues. Le soviet ne pouvait en appeler qu’à une grève offensive et formula dès le début les revendications suivantes à l’adresse de la douma municipale :

1. prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ;
2. ouvrir des locaux pour les réunions ;
3. suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc.
4. assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté.


Aux exigences de cet embryon de programme d’un gouvernement ouvrier, la douma municipale refusa de satisfaire et exprima sa confiance à la police, protectrice de l’ordre.
Beaucoup plus qu’un parlement, le soviet, dès ses premiers actes, se comportait comme un gouvernement et avait l’air d’un « conseil de guerre », selon Trotsky qui participa à ses travaux dès le 14 octobre. Le soviet concentrait toute la force de la classe ouvrière en lutte. Né d’un besoin pratique, celui de regrouper les multitudes disséminées et dépourvues de liaison, il s’emparait de l’arme de la grève générale politique avec une claire conscience de ses buts formulés dès l’appel lancé lors de sa première séance :

« Dans quelques jours, des événements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au-devant des faits avec nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun soviet… »

« Nous déclarons la grève politique, proclamait l’usine Oboukhov, une des citadelles de la révolution, et nous lutterons jusqu’au bout pour la convocation d’une assemblée constituante sur la base du suffrage universel, direct et secret, dans le but d’instaurer en Russie la république démocratique ».

Ainsi l’appel à la grève générale politique posait inéluctablement la question du pouvoir. La situation devenait intenable pour la monarchie aux abois qui ne put faire autrement que concéder le manifeste constitutionnel du 17 octobre. Une course de vitesse s’engageait entre le prolétariat et le régime menacé.
Le tsar nommait le « libéral » Witte à la tête du gouvernement, à la satisfaction des banquiers, la Russie « constitutionnelle » étant placée sous le contrôle d’un ministre autocrate. Mais la situation du comte Witte était sans cesse menacée tant que la grève se développait et que les soviets concentraient l’énergie révolutionnaire des masses. Pourtant la révolution ne se montra pas assez forte pour mettre à bas la vieille machine gouvernementale et en reconstruire une autre avec ses ressources propres. L’armée resta dans les mêmes mains, tous les vieux administrateurs choisis pour le service de l’autocratie conservèrent leurs postes. L’absolutisme maintenait intégralement ses positions. La grève générale ne pouvait vaincre par elle-même.
Mais le soviet s’organisait. Le jour même de la publication du manifeste, les députés ouvriers exigèrent : l’amnistie, le désistement de la police du haut en bas, l’éloignement des troupes de la capitale, la création d’une milice populaire.
La lutte pour la libération des prisonniers politiques prit un caractère grandiose. A Moscou, le 18 octobre, une foule énorme obtint leur élargissement du général gouverneur, sous le contrôle d’une députation du comité de grève. Le même jour, le peuple brisait les portes des prisons de Simferopol. A Odessa et Reval, les manifestants obtinrent aussi l’ouverture des cachots. A Bakou, les tentatives amenèrent une échauffourée avec les troupes ; il y eut des morts et des blessés. Dans la capitale, le tsar est contraint de signer le 22 octobre une amnistie partielle qui ne satisfait personne.
Les Izvestia, l’organe du soviet, écrit :

« Nous avons obtenu une constitution. Nous avons la liberté de nous réunir, mais nos réunions sont cernées par la troupe. Nous avons la liberté de nous exprimer, mais la censure n’a pas changé. Nos personnes sont inviolables, mais les prisons sont bondées. Nous avons Witte mais on nous a laissé Trepov. Nous avons une constitution mais l’autocratie est toujours là ».

Le soviet adopte une décision : la grève générale continue. Il obtient ses premiers succès en faisant libérer une partie des prisonniers. Mais voici que la province reprend le travail : Moscou termine la grève le 19. Le soviet de Pétersbourg fixe la reprise du travail au 21 octobre à midi et à l’heure dite, des milliers et des milliers d’ouvriers reprennent leurs outils. Le soviet est beaucoup plus que l’émanation des comités de grève d’où il a surgi. Il est l’autorité politique incontestée de la classe ouvrière toute entière. Il poursuit la lutte en fixant au 23 octobre une manifestation générale à l’occasion des obsèques de tous ceux qui ont péri depuis le dimanche sanglant. Witte se cache derrière Trepov qui menace : aucune démonstration sur le terrain politique ne saurait être tolérée. Que faire ? Risquer un nouveau massacre ? Le soviet était conscient de marcher à un conflit et ne voulait pas en hâter la venue. Le 22 octobre, Trotsky proposa au soviet de renoncer à la manifestation projetée. La motion adoptée à une écrasante majorité concluait :

« Le soviet décide de remplacer les obsèques solennelles par d’imposants meetings en divers endroits de la ville ; on se rappellera en outre que les militants tombés sur le champ de bataille nous ont laissé, en mourant, la consigne de décupler nos efforts pour nous armer et pour hâter l’approche du jour où Trepov, avec toute sa bande policière, sera jeté au tas d’immondices dans lequel doit s’ensevelir la monarchie ».

Si les masses dans la capitale parvinrent à éviter un nouvel affrontement sanglant, l’autocratie se déchaîna en province par des pogromes contre les ouvriers. Il y eut, au cours de la grève d’octobre, dans cent villes, de trois à quatre mille personnes massacrées et dix mille mutilées. Portraits du tsar en tête, des détachements de bandits des bas-fonds encadrés et encouragés par l’armée et le clergé se livrent au pillage et aux meurtres contre des ennemis désignés : juifs, étudiants, ouvriers. En un grand nombre de villes, les ouvriers organisèrent des compagnies armées qui résistèrent aux bandits. « Si la troupe de son côté, écrit Trotsky, avait gardé au moins la neutralité, les milices ouvrières n’auraient eu aucune peine à réprimer les débordements des voyous ».
A Pétersbourg, où des préparatifs de massacre s’étaient faits ouvertement, il n’y eut pas de pogromes du fait que les ouvriers entreprirent de s’armer comme ils le purent. Dans les faubourgs de la Neva et les quartiers des usines, s’organisa une véritable milice forte de six mille hommes avec des services de nuit réguliers. Le pouvoir impérial aux abois lança contre les miliciens une campagne d’interdiction et de confiscation d’armes, toutefois sans pouvoir aller jusqu’à l’affrontement. Mais celui-ci n’était que différé.

LA GREVE POLITIQUE DE NOVEMBRE ET LES SOLDATS

Les 26 et 27 octobre éclata à Cronstadt, tout près de la capitale, une mutinerie militaire. Le 28, l’état de siège était déclaré et l’émeute fut écrasée. Le même jour, sous prétexte de volonté séparatiste, le gouvernement décrétait l’état de siège en Pologne. Certains cantons de Russie où s’étaient déclarés des troubles agraires furent également mis en état de siège. Dès le 29 octobre, de grands meetings eurent lieu dans la plupart des usines de Pétersbourg réclamant du soviet d’énergiques mesures de protestation.
Le soviet répondit le 1er novembre par un appel à la grève politique générale pour l’abrogation de la loi martiale et de la peine de mort dans toute la Russie. Elle fut encore plus puissante que celle d’octobre terminée depuis à peine deux semaines. Quoique pris au dépourvu, le gouvernement du comte Witte s’imagina apaiser le prolétariat par de nouvelles promesses. Il vaut la peine de citer la réponse du soviet publiée le 4 novembre :

« Le comte Witte signale la gracieuse sollicitude du souverain à l’égard du peuple ouvrier. Le soviet des députés ouvriers rappelle au prolétariat de Pétersbourg le Dimanche rouge du 9 janvier.
« Le comte Witte nous prie de lui donner « le temps nécessaire » et nous promet de faire pour les ouvriers « tout le possible ». Le soviet des députés ouvriers sait que Witte a déjà trouvé « le temps » de livrer la Pologne aux bourreaux militaires et le même soviet ne doute pas que le comte Witte ne fasse « tout le possible » pour étouffer le prolétariat révolutionnaire.
« Le comte Witte déclare être un homme qui nous veut du bien et qui a pour nous de la sympathie. Le soviet des députés ouvriers déclare qu’il n’a nul besoin de la sympathie des favoris du tsar. Il exige un gouvernement populaire sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret »
.

Le 5 novembre, le gouvernement capitulait devant la grève et rapportait l’application de la loi martiale à Cronstadt et en Pologne. Dans la soirée, le soviet appelait à terminer la grève, affirmant sa volonté de gagner la sympathie des soldats et de l’armée, alors que « le flot révolutionnaire monte sans cesse et que le moment n’est pas loin où il déferlera sur le régime de l’autocratie ».
Le lundi 7 novembre à midi, suivant la décision du soviet, la grève s’arrêta avec ensemble, comme elle avait commencé. Allant plus loin que celle d’octobre, elle prit la défense des soldats qu’elle commença à remuer. Des meetings eurent lieu dans les casernes de la garnison de Pétersbourg et les premiers délégués de la troupe commencèrent à participer aux travaux du soviet. Une lutte à mort s’engageait au sein de l’armée et les soldats se tournaient de plus en plus vers le soviet qui lança vers la fin de son existence, début décembre, son appel fameux connu nous le nom de Manifeste aux soldats :

« Un grand nombre de régiments nous envoient leurs députés. (…)
« Les ouvriers tiennent toujours pour les soldats honnêtes. (…)
« C’est par un puissant élan de toute la masse que nous balaierons l’arbitraire et l’autocratie du sol de notre patrie.
« Qui peut se charger de cette grande tâche ?
« Le peuple ouvrier uni avec les soldats ses frères »

.
La révolution, en organisant les soldats autour des soviets ouvriers et en incorporant leurs délégués, se dotait d’une force révolutionnaire dirigée contre l’existence même de l’autocratie. L’insurrection devenait inéluctable.

LA LUTTE POUR LA JOURNEE DE HUIT HEURES

Dès la reprise du travail, après la grève générale d’octobre, les ouvriers de la capitale qui continuaient la lutte sous de multiples formes, ne supportaient plus les interminables et épuisantes journées de travail qui les empêchaient de participer pleinement à la révolution. Où donc était l’issue ? Dans la journée de huit heures. Ce fut partout le vœu unanime. Cette revendication apparemment « économique », dont les masses exigeaient la satisfaction immédiate, allait concentrer rapidement la question du pouvoir effectif du soviet de plus en plus irréductible à celui du gouvernement du comte Witte.
Tout commença en dehors du soviet. Le 26 octobre, les délégués d’un quartier ouvrier de Péterbourg décident de réaliser dans leurs usines la journée de huit heures par la voie révolutionnaire. Dès le 28, les grosses usines métallurgiques ne travaillent plus que huit heures. A l’autre bout de la ville, la revendication est satisfaite « de force » dans trois grandes usines. Le soviet prend alors la décision d’inviter toutes les entreprises à établir de leur propre chef la journée de huit heures, suscitant des transports d’enthousiasme. Le 1er novembre, le mouvement s’étend à presque toutes les usines métallurgiques et les plus importantes des entreprises textiles.
Alors que le patronat s’était, depuis janvier, cas par cas, engagé dans la voie des concessions sur cette question, il se montra brusquement intraitable : la journée de huit heures ne serait pas accordée. Frayant la voie aux lock-out des établissements privés, le gouvernement prit l’initiative de fermer les usines de l’Etat. Mais la masse ouvrière n’acceptait pas même d’entendre parler d’un retour au travail dans les anciennes conditions. Le soviet eut recours à un compromis, la revendication cesse d’être obligatoire pour tous et la lutte ne doit continuer que là où il existe quelque espoir de succès. Le mouvement risquait de se diviser en de multiples escarmouches, si bien que le 12 novembre, après quatre heures de débats, le soviet ordonna de battre en retraite. La résolution signalait que « la coalition du capital avec le gouvernement avait transformé la question des huit heures, applicables à Pétersbourg, en une question d’intérêt général pour tout le pays ». C’était laisser entendre que cette revendication « économique » centrale ne pourrait être satisfaite que si la révolution parvenait à imposer un nouveau gouvernement sur les ruines du pouvoir tsariste.
Telle est la leçon que Trotsky tire dans son livre sur 1905 :

« Certes, la journée normale pour le seul Pétersbourg, est une absurde prétention. Mais la tentative de la capitale, dans l’esprit du soviet, devait soulever le prolétariat du pays entier. Naturellement, la journée de huit heures ne peut être instaurée qu’avec le concours du pouvoir gouvernemental. Mais le prolétariat, à cette époque, luttait précisément pour la conquête du pouvoir (…). Les résultats pratiques de cette campagne furent bientôt réduits à néant par les entrepreneurs. Mais les résultats politiques laissèrent une trace ineffaçable dans la conscience des masses. (…) En se heurtant à la résistance organisée du capital derrière lequel se dressait le pouvoir de l’Etat, la masse ouvrière revint à l’idée du coup d’Etat révolutionnaire, de l’inéluctable insurrection, de l’armement indispensable ».

LA REVOLTE DES MOUJIKS ET DE LA FLOTTE

Si les événements décisifs se déroulaient dans les villes, les campagnes ne restaient pas silencieuses et l’agitation pour la terre commença à mobiliser les masses, surtout après la grève d’octobre. Dans le gouvernement de Saratov, tous les paysans se soulevèrent. Les propriétaires quittent leurs manoirs, tous les biens meubles sont mis en partage, on emmène le bétail, les ouvriers sont payés et l’incendie finit par ravager le domaine dans le but d’empêcher le retour des maîtres. Des compagnies armées se placent à la tête des « colonnes » paysannes, paralysant gardes et gendarmes. Les paysans rédigent en commun un « jugement » qui remet la terre au « mir », c’est-à-dire à la communauté agraire indivisible qui reçoit aussi en dépôt l’argent et les biens confisqués. En peu de temps, plus de deux mille manoirs furent brûlés et détruits dans le pays. Là où sont présents des militants socialistes, les assemblées villageoises demandent l’abolition de la propriété privée de la terre et la convocation de représentants du peuple.
Au mois d’août s’assemblèrent près de Moscou plus de cent représentants de vingt-deux gouvernements lors du premier congrès des paysans. Ainsi prit forme pour la première fois l’idée d’une Union pan-russe des paysans.
Après le 17 octobre, les libéraux des villes s’efforcent de canaliser le mouvement au nom de l’harmonie des classes. Mais dans maints cantons, les Unions paysannes, avec l’aide des militants socialistes et parfois avec la sympathie de la troupe, prennent les choses en main : la terre est saisie, l’impôt n’est plus payé.
Le 6 novembre s’ouvrit à Moscou le 2e congrès de l’Union paysanne qui préconisa « la propriété commune de toutes les terres », exigeant « qu’elles ne soient utilisées que par ceux qui travaillent la terre eux-mêmes, en famille ou en association ». Le congrès en appela à la future Constituante qui, selon ses vœux, « devait être convoquée au mois de février 1906 » pour que « soit établi un système équitable d’exploitation des terres ». Il prévenait qu’en cas de refus des autorités, les campagnes se verraient nécessairement contraintes à entrer dans une insurrection générale. L’expropriation des terres apparut imminente aux yeux du gouvernement et de la noblesse qui jetèrent un cri d’alarme.
Le 12 novembre, le congrès des paysans clôturait ses travaux et le l4 le bureau de l’Union à Moscou était mis en arrestation. Le ministre de l’intérieur n’y allait pas par quatre chemins et, face aux troubles des campagnes, annonçait à la fin du mois « l’extermination des émeutiers par la force armée et dans le cas de résistance, l’incendie des habitations » de centaines et de milliers d’hommes.
L’ère de la contre-révolution qui s’ouvrait dans les villes s’étendait simultanément aux campagnes.
Mais la révolte qui dévastait les domaines sur la terre de Russie alors que les villes dressaient la classe ouvrière contre le régime au moyen de grèves et de manifestations de rues, s’accompagna aussi de grèves de policiers et finit par gagner les matelots et les soldats dans une sorte de désagrégation totale, de chaos. Au sein de ce chaos se manifestait déjà le besoin d’un ordre nouveau. Ainsi des meetings incessants sortaient de nouvelles députations des masses, y compris des soldats dont le mouvement culmina en novembre lors de la révolte militaire de Sébastopol, là même où les marins insurgés du cuirassé Potemkine croupissaient dans les bagnes depuis la révolte de juin. La grève d’octobre ouvrit dans la ville une période de grandioses meetings où les matelots, suivis d’une partie des soldats d’infanterie, se rassemblèrent par dizaines de milliers, prirent la parole, s’organisèrent. Le 11 novembre, le commandement de la flotte interdit toutes les réunions. Dans le tumulte, un matelot tua un officier supérieur. Les marins agirent sans délai et tous les officiers de service furent arrêtés, désarmés et enfermés bien que libérés le lendemain. Le mouvement s’élargit bientôt aux soldats d’infanterie de la forteresse dont les officiers subirent le même sort que ceux des marins. Soldats et matelots prirent possession de la ville, dans un ordre exemplaire avec fanfare en tête et drapeaux rouges. Ils élirent une commission qui siégeait en permanence, élaborant les revendications particulières aux soldats et aux marins (les matelots du Potemkine furent libérés) qu’on joignit aux exigences politiques générales. La grande affaire était de parvenir à désarmer les officiers de tous les navires et des casernes. Le 13 au soir, le lieutenant Schmidt prit la direction militaire de la révolte et s’adressa au tsar en ces termes :

« La glorieuse flotte de la mer Noire exige de vous, souverain, la convocation immédiate d’une assemblée constituante et cesse d’obéir à vos ministres ».

Un ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : « Ecraser la révolte ».
L’heure décisive était venue. La ville et la forteresse furent déclarées en état de siège et les troupes gouvernementales réussirent à prendre le dessus. En plus de nombreux massacres, plus de 2.000 matelots furent arrêtés. Un amiral tout juste libéré télégraphiait au tsar : « La tempête militaire s’est apaisée, la tempête révolutionnaire continue ».
Pour Trotsky, la révolte de Sébastopol qui a constamment recherché l’ordre et l’unité d’action représente un immense pas en avant depuis la mutinerie des marins de Cronstadt un mois plus tôt. La ville se rendit au bout de cinq jours sans avoir épuisé toutes ses ressources révolutionnaires. Les marins et les troupes du génie, composés d’ouvriers, ne faiblirent pas devant les officiers. Mais l’irrésolution des régiments d’infanterie composés de paysans les paralysèrent et leur fut fatale. Le gouvernement put reprendre la dessus en s’appuyant sur la méfiance et la passivité du soldat inculte, du moujik.

DECEMBRE : LA CONTRE-REVOLUTION PASSE A L’OFFENSIVE

Alors qu’en octobre, la bourgeoisie avait tenté d’arracher quelques concessions à la monarchie, en s’appuyant sur la grève, après la révolte de Sébastopol, la tendance qui domine chez les libéraux est la recherche d’un accord immédiat avec le ministère de Witte. Le passage de toutes les classes possédantes dans le camp de l’ordre avait commencé début novembre au moment de la grande grève spontanée et inattendue des postes et télégraphes où le droit de former des syndicats restait interdit aux fonctionnaires. Devant la suspension des communications postales, la bourgeoisie, les marchands et boursiers s’affolèrent. Touchés à l’endroit sensible, le porte-feuille, les capitalistes penchaient de plus en plus vers la réaction.
Néanmoins, la contre-offensive de l’autocratie restait encore paralysée. Le 23 novembre, les cheminots se remirent en grève (celle de la poste continuait) en solidarité avec le commandant et les fonctionnaires de la forteresse de Kouchka, traduits en cour martiale et condamnés à mort pour propagande révolutionnaire. La sentence devait être exécutée le soir même. La puissance de la grève conjointe des cheminots et des postiers fit plier le gouvernement. La révolution remportait une dernière victoire car tout indiquait que se préparait contre elle une attaque forcenée. A Pétersbourg, le président du soviet, Khroustalev, fut arrêté le 26 novembre.
Le même jour, le soviet élisait Trotsky à sa tête et présentait une motion :

« Le 26 novembre, le gouvernement du tsar a mis en captivité le président du soviet des députés ouvriers, notre camarade Khroustalev-Nossar. Le soviet des députés ouvriers élit un bureau temporaire et continue ses préparatifs pour l’insurrection armée ».

La décision du soviet reçut dès le lendemain, en plus de celui des soldats des bataillons finlandais, le soutien de l’Union des paysans dont le congrès venait de refuser de payer l’impôt et de livrer des recrues au gouvernement. La plupart des usines de la capitale, les soviets de Moscou et de Samara ainsi que le bureau de l’Union des syndicats affirmèrent une même détermination, conscients de l’inévitable collision armée. La bourgeoisie libérale affichant de plus en plus son hostilité au soviet préparait le terrain pour que soit au plus vite restauré l’ordre ancien.
Le temps était compté. Le 27 novembre, le soviet lança un appel aux soldats et approuva le texte du Manifeste financier dont les courts extraits suivants résument la portée :

« Il n’y a qu’une issue : il faut renverser le gouvernement, il faut lui ôter ses dernières forces. Il faut tarir la dernière source d’où il tire son existence : les recettes financières.(…) On refusera d’effectuer tous versements de rachat des terres et tous paiements aux caisses de l’Etat. (…) Nous décidons de ne pas tolérer le paiement des dettes sur tous les emprunts que le gouvernement du tsar a conclus alors qu’il menait une guerre ouverte contre le peuple ».

L’affrontement violent des ouvriers et des forces de l’autocratie paraissait imminent. Entre le 20 et le 30 novembre, la loi martiale fut proclamée dans les villes de Kiev, Saratov, Simbirsk. Contre les grèves des chemins de fer ou des postes on commença, en province, à appliquer la « loi d’exception ». Le 2 décembre, on confisque huit journaux ayant imprimé le Manifeste financier du soviet et un règlement draconien (l’emprisonnement pour grève jusqu’à quatre ans) s’attaque aux syndicats des cheminots et des postiers. Le même jour et le lendemain des désordres se produisent dans la garnison de Moscou, avec cortèges de soldats dans les rues, expulsions d’officiers. Dans les provinces le brasier des révoltes paysannes gagne un grand nombre de cantons. Les capitalistes paniquent.
Le 3 décembre, le soviet relève le défi de l’absolutisme et prépare une grève générale politique des ouvriers s’appuyant sur les mouvements agraires et les révoltes militaires. Mais il n’eut pas le temps de diriger le soulèvement de décembre dans la capitale : ce jour-là, Witte fit arrêter les députés ouvriers et soldats.
Le 4 décembre à Moscou, le soviet décide de déclarer la grève générale pour le lendemain avec l’intention de la transformer en insurrection armée. A Pétersbourg, la grève s’ouvrit le 8, vit son apogée le 9 et déclina dès le 12, ne rassemblant que les deux tiers des ouvriers. Tout le monde savait qu’il s’agissait d’une lutte à mort et le 9 janvier avait laissé une empreinte ineffaçable dans l’esprit des masses. Les sinistres régiments de la garde faisaient la loi dans la garnison et les ouvriers de la capitale ne pouvaient prendre sur eux l’initiative de l’insurrection. Il fallait une victoire en province pour engager l’action décisive. Mais cette victoire ne vint pas et finalement, l’on battit en retraite.
Moscou est le centre du mouvement de décembre. Le 4, un soviet des députés soldats se constitua qui se joignit au soviet existant. Le bruit court que dans d’autres villes, l’armée avait fait cause commune avec les ouvriers. Dans cette ambiance, la lutte commença à Moscou le 7 avec 100.000 grévistes qui étaient 150.000 dès le lendemain. Ce jour-là, le soviet fit tout son possible pour faire la conquête de l’armée. Mais il était trop tard. Les chefs militaires avaient fait entourer les soldats réfractaires par des cosaques et des dragons qui les ramenèrent aux casernes. La foule obtint d’abord la neutralité des cosaques. Mais, le troisième jour de la grève, des rencontres sanglantes eurent lieu entre les masses et l’armée. Les affrontements durèrent cinq jours, la troupe ne parvenant pas à restaurer l’ordre dans les rues qui commençaient à se couvrir de barricades. Le l0, la ville fut systématiquement bombardée, canons et mitrailleuses foudroyant les quartiers insurgés. En deux ou trois jours, un revirement de la garnison la dressa brusquement contre les révoltés. Pourtant, les 13 et 14 décembre, journées critiques, virent les troupes mortellement lasses, refuser d’aller au combat contre un ennemi insaisissable. Sur 15.000 soldats de la garnison, on ne put « mettre en œuvre » que 5.000 hommes. L’ordre fut alors donné d’expédier à Moscou le régiment redoutable de la garde Semenovsky. Le 16 décembre, le gouvernement se rendit maître de la situation, prit l’offensive et débarrassa la ville de ses barricades. Le soviet et le parti social-démocrate décidèrent de cesser la grève le l9. L’insurrection à Moscou avait duré neuf jours : du 9 au 17 décembre.
Trotsky fait remarquer l’insignifiance des cadres de combat du soulèvement : seulement quelques centaines d’ouvriers armés. Mais une population de 500.000 âmes s’était dressée comme un corps vivant entre les francs-tireurs et les troupes régulières qui ne bénéficiaient que de la sympathie de la couche supérieure des capitalistes. La révolte coûta sans doute mille morts et autant de blessés à la population. Puis s’ouvrit l’ère des expéditions de répression. En deux mois, rien que dans les provinces baltiques, sept-cent quarante-neuf personnes furent mises à mort, plus de cent fermes et manoirs furent brûlés ou détruits, d’innombrables victimes reçurent le fouet…
Du 9 janvier à la convocation de la première douma le 27 avril 1906, le gouvernement du tsar avait fait massacrer plus de 15.000 personnes et blessé environ 20.000 dont beaucoup moururent ; 70.000 autres furent arrêtées, déportées, incarcérées. « Ce prix ne semblait pas trop élevé, conclut Trotsky dans 1905, car l’enjeu n’était autre que l’existence même du tsarisme ».

COMPRENDRE LES LEÇONS DE LA DEFAITE

Après l’arrestation du soviet de Pétersbourg et l’écrasement de l’insurrection ouvrière de Moscou en décembre 1905, le tsarisme n’a plus à craindre pour son existence. Il peut dès lors se permettre de concéder, sans aucun dommage pour l’autocratie, un régime politique pseudo-libéral au profit exclusif de la bourgeoisie. C’est d’ailleurs en pleine répression anti-ouvrière, le 11 décembre, qu’est promulguée la loi électorale pour la convocation de la Douma d’Etat qui ne fut jamais qu’un parlement octroyé. Dès que la bourgeoisie (qui devait dominer quatre assemblées de 1906 à 1917) manifestait quelque volonté propre, le gouvernement s’empressait de dissoudre la douma et les classes dominantes, respectueuses des « institutions », ne manquaient pas de s’incliner devant le diktat de la cour.
La révolution de 1905 avait déjà montré au monde entier que la liquidation complète des décombres de la féodalité ne serait possible en Russie que par une lutte résolue du prolétariat, entraînant derrière lui toutes les masses laborieuses. Les bolcheviks avaient toujours proclamé cette vérité qu’à une époque où le capitalisme avait définitivement constitué le marché mondial, la bourgeoisie russe, arrivée tardivement dans l’arène économique, étant entièrement dépourvue de toute capacité révolutionnaire. Comme Trotsky devait l’exprimer en 1932 dans son Histoire de la révolution russe :

« la Russie a accompli sa révolution bourgeoise si tard qu’elle s’est trouvée forcée de la transformer en révolution prolétarienne ».

Trotsky pensait déjà en 1905 que la classe ouvrière ne pourrait se contenter de déblayer le terrain des vieilleries féodales au compte de la nouvelle classe possédante mais serait contrainte, en s’appuyant sur la paysannerie en lutte pour la terre, de prendre elle-même le pouvoir. Les tâches de la révolution démocratique se confondaient ainsi avec celles de la révolution socialiste, la révolution russe ne pouvant se maintenir durablement qu’avec l’aide et le secours de la révolution prolétarienne en Europe.
Seuls les mencheviks, se refusant de tirer la principale leçon du prologue révolutionnaire de 1905, persistaient à subordonner, dans le cours de la révolution, la lutte du prolétariat à la bourgeoisie libérale, estimant, comme Plékhanov, en 1906, que « nous n’aurions pas dû nous battre », autrement dit, que l’insurrection de décembre 1905 avait été une erreur.
C’était passer sur les positions de l’ennemi, pire lui servir de relais au sein du mouvement ouvrier comme le montrera le régime issu de la révolution de Février 1917. Sans l’expérience des masses en 1905, l’autocratie tsariste ne se serait pas effondrée en cinq jours, sous les coups de la grève générale du prolétariat qui parvint à gagner à sa cause, la masse des soldats de la garnison de la capitale. Mais, en l’absence d’un parti révolutionnaire (la plupart des cadres bolcheviks étant dispersés dans les prisons, la déportation et à l’étranger), les insurgés de février 1917 se virent confisquer leur victoire par les partis ouvriers conciliateurs qui s’empressèrent de remettre le pouvoir à la bourgeoisie. Il fallut huit mois aux bolcheviks pour gagner le prolétariat à la claire compréhension de ses tâches historiques et l’aider à se saisir du pouvoir en Octobre.
De ce point de vue, la révolution de 1905 est bien le prologue de celles de 1917 comme des révolutions qui suivirent en Europe. Que ces dernières aient été défaites (en Allemagne, en Hongrie, en Italie, en Chine, en Espagne…) n’a fait que retarder, à l’échelle mondiale, le règlement des comptes entre les deux classes fondamentales de la société. Mais toutes ces défaites, comme la défaite de la révolution de 1905, ne sont que des moments dans la crise historique sans issue de la société bourgeoise. Et pour autant que les leçons en soient tirées par la classe ouvrière, en terme de conscience, c’est à dire de programme et d’organisation, alors malgré l’accumulation des échecs, la victoire du socialisme pourra se frayer son chemin en dépit de tous les obstacles.
Telle est le grand enseignement de la révolution russe de 1905 que Trotsky résume en quelques mots dans son Histoire de la révolution russe :

« Les événements de 1905 furent le prologue des deux révolutions de 1917 – celle de Février et celle d’Octobre. Le prologue contenait déjà tous les éléments du drame qui, cependant, n’étaient pas mis au point. La guerre russo-japonaise ébranla le tsarisme. Utilisant le mouvement des masses comme un repoussoir, la bourgeoisie libérale alarma la monarchie par son opposition. Les ouvriers s’organisaient indépendamment de la bourgeoisie, s’opposant même à elle, en des soviets (ou conseils) qui naquirent alors pour la première fois. La classe paysanne s’insurgeait sur une immense étendue de territoire, pour la conquête des terres. De même que les paysans, des effectifs révolutionnaires dans l’armée se trouvèrent portés vers les soviets, lesquels, au moment où la poussée de la révolution était la plus forte, disputèrent ouvertement le pouvoir à la monarchie. Cependant, toutes les forces révolutionnaires se manifestaient pour la première fois, elles n’avaient pas d’expérience, elles manquaient d’assurance. Les libéraux se détachèrent ostensiblement de la révolution dès qu’il devint évident qu’il ne suffirait pas d’ébranler le trône, mais qu’il fallait le renverser. La brutale rupture de la bourgeoisie avec le peuple – d’autant plus que la bourgeoisie entraînait dès lors de considérables groupes d’intellectuels démocrates – facilita à la monarchie son œuvre de désagrégation dans l’armée, le triage des contingents fidèles et de répression sanglante contre les ouvriers et les paysans. Le tsarisme, quoique ayant quelques côtes brisées, sortait encore vivant, suffisamment vigoureux, de ses épreuves de 1905. »

Fabrice LEFRANCOIS