![]() |
|||
|
|||
« Jamais notre langue n’a été aussi malmenée et jamais à ce point mal aimée. Quand elle n'est pas dénigrée pour des motifs où elle sert de bouc émissaire à d’autres combats (la lutte contre le sexisme, par exemple), elle est trahie au profit de l’anglais, qui se voit paré de toutes les vertus. Les amoureux du français font face à une coalition vaste et hétéroclite qui emprunte à toutes les couches de la société, des jeunes gens des banlieues en déshérence économique et culturelle, qui chantent en anglais pour échapper à leur condition et se fondre dans une Amérique fantasmée, jusqu’à l’élite économique, scientifique et politique de notre pays, de tous temps férue de jargon, qui larde aujourd’hui ses discours de mots immigrés, par paresse ou pour paraître. » Un
premier état de ce livre d'humeur contre l'invasion du globish, La langue est un combat (ou De la
servitude volontaire...), a été
publié dans la Guillotine de la 23e Secousse. Un article sur le même sujet, Ce brave nouveau monde, a été publié dans le n°403 de la revue La Pensée (été 2020).
|
Extraits
Entretiens
Critiques
|
|||||
Extraits |
|||||
Aux
colonies
Ouvrons la radio. « La Paris Fashion Week s'est achevée hier après 83 shows. » Je m'insurge. Nous voici aux colonies. Rien n’est bon qui ne soit truffé d’anglais. Le temps de noter pour mon placet, la rubrique a changé. Aucune qui dépasse la minute : l’auditeur est incapable d’une attention plus longue. Page des sports. Même en changeant
précipitamment de station à ce mot, on a le temps de
s’effarer. Aucune discipline sans un faux-nez anglais : Champions League, top 14, skipper, indoor, pole position… Ne disait-on pas
autrefois : ligue des champions, championnat de France, capitaine, en
salle, première ligne ? (...) 1 Traduction :
« Hé con ! Tu tires ou tu pointes ?
Touchééééé ! Ils vont l’embrasser,
la Fanny ! ». |
|||||
Si
français…
SUGAR – HOP’S – SO YUMMY, SO FRENCH (si, si…) – RIVER WOODS, NORTH-EASTERN SUPPLIERS – NOT SHY – KAPRIKA – ONE STEP – CASHMERE MARKET OUTLET – MICHA – STEPH FIVE – LOLLIPOPS. C’est le côté exposé au sud. Le soleil, quoique souvent pâle sous ces climats, porte-t-il à la tête des marchandes enfermées tout le jour dans leur serre ? En attendant le chaland (oh qui dira l’ennui qui prend le commerçant derrière ses vitrines?), rêvent-elles du ciel gris de l’Angleterre, un doigt entre les pages d’un Assimil ? Revenons sur nos pas et voyons en face, côté impair – je n’omets qu’un glacier et un chocolatier : IKKS – GALLERY 71 – GAB – BOU (une lettriste ?) – SUD*EXPRESS – Berenice (sans accents) – RITUALS – JACQUOT CHAUSSEUR (un attardé) – IKKS MEN – CATHERINE FABRE (devant l’ego, même l’anglais capitule) – LBC – HAPPY FEET – HOP’S – BEL AIR (une originale) – JONAK. C’est un peu mieux, mon hypothèse
climatique
n’est peut-être pas sans
fondement, mais cela reste impressionnant. On me dit que c’est normal,
que Deauville est une destination très prisée des
Anglais. Que cette
explication me plaît ! Figurons-nous un couple passant la Manche
pour
une escapade en Europe et qui, ayant entendu louer la cité
normande
(ses planches, ses bains pompéiens, sa Villa Strassburger), s’y
rend
aussitôt. Les voilà qui déambulent dans les rues,
dans le petit soleil
d’Auge, l’homme lorgnant les jeunes filles court-vêtues qui
reviennent
de la plage, son épouse écumant les vitrines du coin de
l’œil. Ils ont
fui leur île pour se distraire du quotidien et flatter le
sentiment
d’exotisme attaché à tout pays étranger,
même quand on le connaît bien : et
les voilà assaillis par ces enseignes qu’ils pourraient lire
à Chelsea
ou dans les rues de Bath... À Paris les fourreurs écrivent
en anglais 1 Louis Aragon, Le roman inachevé, Poésie/gallimard, p.220. |
|||||
D’outre-tombe
Un concierge du nom de Bartoloměj Smečka, qui portait sous une vieille redingote fripée de l’armée impériale un gilet de fantaisie à fleurs barré d’une chaîne de montre en or, émergeait d’une sorte de cachot en sous-sol et, après avoir étudié le papier que je lui tendais, haussait les épaules en signe de regret et me disait que la tribu des Aztèques était hélas éteinte depuis de nombreuses années, qu’au mieux survivait encore ici et là un vieux perroquet comprenant encore quelques mots de leur langue.2 On reconnaît, surgi du fond du sommeil et
accoutré à la Habsbourg, le
souvenir d’un célèbre passage des Mémoires
d’outre-tombe3 – à
moins que Sebald ne se souvienne des perroquets de l’île
tropicale qui,
depuis deux siècles et demi, répètent les jurons
de François de
Hadoque… Il me semble parfois être ce Bartolomé : reclus
dans mon
cachot (ma bibliothèque), engoncé dans un habit
chamarré d’un autre temps (la littérature
française), parlant pour moi seul un idiome désuet qui
fut celui de
Montaigne, de Racine, de Diderot, de Hugo, de Claude Simon. Dans un
siècle, peut-être, seule une bande de corbeaux nichant
dans les combles
d’un théâtre désaffecté, conservé par
nostalgie d’une époque désormais
aussi étrangère que l’empire romain et le Monomotapa,
parlera encore
des bribes d’une langue qu’ils se seront transmise de
génération en
génération, jusqu’à ce que lassé de leurs
criailleries un voisin
irascible les disperse à coups de fusil et que le
français meure avec
les derniers êtres vivants qui le parlaient encore. Et c’en sera
fini
de notre langue, reléguée dans la pénombre des
bibliothèques, au rayon
des langues mortes, entre le sanscrit et le latin, au milieu de
beaucoup d’autres qui vivent encore et auront subi le même
destin, ne faisant le plaisir que de rares érudits : «
Ariane ma
sœur de quel amour blessée… ». Et de l’extraordinaire
Babel de notre
monde, de ce foisonnement de voyelles, de tons, de coups de glotte, de
soupirs, de claquements de langue, ne resteront qu’une poignée
de
langages universels, tous atrocement contaminés par un anglais
que
Keats et Shelley ne reconnaîtraient pas. …J’éprouve une véritable
souffrance à l’idée
qu’une langue articulée
par les humains puisse un jour disparaître… 1 Pline
l’Ancien, Histoire naturelle,
livre X, chap. LIX, trad. Stéphane Schmitt, La Pléiade,
p. 493. |
Critiques |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
|
Haut de page |