Succession Lagardère - La norme ou l’énorme (09/03)   

Comme tout un chacun, j’ai depuis longtemps ma petite idée sur ce qui, dans le monde actuel, est normal et sur ce qui ne l’est pas. Invité à exposer mon point de vue, je cherchais un angle pour aborder mon propos quand l’actualité est venue opportunément m’en offrir un : la disparition de Jean-Luc Lagardère.

Cet événement a le mérite de mettre en pleine lumière quelque chose qui constitue, à mes yeux du moins, un aspect de notre monde à la fois essentiel et profondément anormal. Ce qui en l’occurrence m’a particulièrement frappé, une fois de plus, ce n’est évidemment pas l’unanimité dans la louange qui est montée de toutes les sphères dirigeantes, amplifiée comme il se doit par les grands médias qu’elles contrôlent financièrement et/ou idéologiquement. Tout ce monde de l’argent, du pouvoir et du pouvoir de l’argent, rendait hommage à l’un de ses membres les plus représentatifs et les plus puissants, une incarnation exemplaire du système capitaliste en France. Ce ne sont pas non plus les commentaires relatifs à la succession à la tête de « l’empire » Lagardère, du jeune Arnaud, héritier désigné du trône à son tour couronné, à propos duquel on sentait poindre, sous la couche onctueuse des éloges, comme une interrogation un peu inquiète, peut-être plus rhétorique que réelle, quant à sa capacité personnelle et à sa volonté de marcher dans les pas de son père.

Non, ce qui m’a frappé, c’est qu’à aucun moment, pas plus dans les commérages de boutique que dans les bavardages médiatiques, je n’ai entendu la moindre réflexion sur la légitimité même de cette passation de pouvoir d’un magnat de notre temps à son fils. Car enfin, voilà un jeune homme qui, jusqu’ici, ne s’est, comme on dit, donné que la peine de naître, et qui n’a jamais, que l’on sache, œuvré au bonheur de l’humanité ni fait preuve d’un génie personnel hors du commun, en tout cas pas plus que quelques millions d’hommes et de femmes de sa génération, qui se trouve placé soudainement, du seul fait de sa naissance, en position de décider du sort d’une foule d’humains, de peser de tout le poids de ses possessions, de ses milliards et de ses réseaux d’influence, sur leur existence et sur le fonctionnement de l’Etat, comme le ferait un dieu tout-puissant, et personne, ou presque, ne trouve cela énorme, fou, aberrant, arbitraire, exorbitant, inique, personne ou presque ne semble y voir un défi au bon sens et au bon droit, un scandale au regard de la raison ni une injure à la morale ! Nulle protestation officielle des syndicats, du mouvement associatif, des partis de gauche ou soi-disant tels, des Eglises, des professionnels du droit-de-l’hommisme, nulle manifestation de rue ou de campus, rien qui dénote la moindre indignation dans le corps social ni la moindre révolte. Au contraire, il semble qu’aux yeux de la plupart, cette succession automatique paraisse tout à la fois légitime, juste, logique, rationnelle, saine, conforme à la règle, bref, en un mot qui contient tous les autres, « normale ». En conséquence, ce sont ceux qui, comme moi, voient dans cette opération un injustifiable et intolérable coup de force, sont conduits à se demander s’ils ne sont pas des archaïques (atypiques /attardés /bornés /irrationnels /débiles /insanes), bref, des « anormaux », comme on ne se prive d’ailleurs pas de les en persuader.

Mais, au risque de décevoir certains et d’en irriter d’autres, je persiste à penser que c’est la réaction des gens comme moi qui est la « bonne ». J’entends par là non pas qu’elle serait conforme aux lois universelles de la Nature, ni aux décrets éternels de la Providence, ni aux leçons objectives de l’Histoire, mais simplement qu’elle est la seule cohérente et digne, la seule en accord avec l’idéal républicain démocratique et avec les valeurs de civilisation auxquels notre société prétend par ailleurs rester attachée. Comment peut-on encore, de nos jours, s’affirmer démocrate et se réclamer de la devise républicaine, en continuant à trouver normal qu’il y ait des « empires » économiques, dont les souverains par la grâce de Dieu (ou de Mammon) seraient des individus nommés Lagardère (ou de tout autre nom) et dont les sujets soumis et obéissants seraient les millions de ci-toyen(ne)s formant le reste d’un peuple prétendument souverain ?

Le vieux Micromégas, passant de nouveau sur notre planète, ne manquerait pas de relever cette évidente contradiction et de remarquer qu’elle vicie et pervertit de façon rédhibitoire le modèle de la démocratie bourgeoise qui sert de façade présentable au monde occidental moderne. « Eh quoi, dirait-il, voilà des gens, des Français, Allemands, Anglais, Italiens, Espagnols et autres grands civilisés qui, en toute occasion, ont plein la bouche des mots Liberté, Égalité, Fraternité, Solidarité, Justice, et qui trouvent normal que l’immense majorité des humains, de leur pays et d’ailleurs, soient dépossédés au profit de minorités de privilégiés qu’une légalité truquée, habillage mensonger de la force, autorise à s’approprier privativement les biens et les ressources appartenant à tous et les richesses matérielles et symboliques créées par le travail collectif. En vérité, ces soi-disant civilisés le sont bien moins qu’ils ne le croient, puisqu’en ce début du XXIe siècle de leur civilisation, ils n’en finissent toujours pas d’émerger de la féodalité et acceptent sans trop d’états d’âme de sacrifier des myriades d’êtres humains au Moloch capitaliste, à l’appétit de leurs entreprises privées, de leurs grands patrons, de leurs grands investisseurs et autres actionnaires avides autant qu’insatiables. Ils ont beau protester, tous ces humanistes, de leur infini respect pour la personne humaine, ils respectent la propriété bien davantage encore. Que dis-je, ils la respectent ? Ils la vénèrent, ils l’encensent, ils se prosternent à ses pieds, lui édifient des autels et des palais, ils en ont fait leur fétiche, leur divinité, ils lui appartiennent corps et âme, ils sont possédés par elle. »

Ce Micromégas-là aurait raison : notre société libérale est aliénée et la racine objective de son aliénation, c’est le développement monstrueux de la propriété privée, véritable cancer social qui est en train de tuer la planète et son Humanité. Ne faisons pas à notre visiteur l’injure de croire que ce qu’il met en cause, c’est la petite propriété personnelle, fruit du travail honnête et de l’épargne non spéculative. Cette forme d’appropriation, liée à la satisfaction de besoins individuels légitimes en rapport avec le niveau de développement historiquement atteint, n’a jamais mis en péril le genre humain, au contraire.

Ce qu’il faudra bien que l’on finisse par remettre en question, avant qu’elle n’ait achevé son œuvre de destruction, c’est évidemment la propriété privée capitaliste, celle des grands moyens de production, qui en l’espace de quelques générations a mené la Terre tout entière au bord du chaos physique et moral et dont on veut nous faire croire, par la voix de nos politiciens et de nos économistes les plus autorisés, qu’elle est la condition même du bonheur généralisé et « mondialisé ».

Le fait qu’on ne puisse plus aujourd’hui critiquer la propriété capitaliste sans donner l’impression de proférer une énorme incongruité, voire un horrible blasphème, témoigne de la profondeur à laquelle l’idéologie dominante s’est incorporée chez les agents sociaux, du degré auquel ils sont façonnés, dans leur sensibilité et leur entendement, par le système où nous vivons. Toute société doit sa cohésion et sa stabilité relatives au fait que la socialisation de ses membres a pour effet (recherché ou non), de faire intérioriser en profondeur par chaque individu, bien au-delà de la conscience immédiate qu’il peut en prendre, l’ensemble spécifique des propriétés physiques et psychologiques, intellectuelles et morales, dont le système a besoin pour reproduire globalement, d’une génération à l’autre, ses structures et sa logique de fonctionnement. Le système social capitaliste cesserait de se soutenir s’il ne parvenait, par une action pédagogique permanente, tant diffuse qu’institutionnalisée, à installer et à réactiver continûment chez chaque individu des structures de personnalité adéquates, adaptées à l’ordre établi et en particulier au fonctionnement de ses structures économiques : ce qu’il est convenu d’appeler un homo oeconomicus capitalisticus, c’est-à-dire un type d’humain qui trouve spontanément normal de consacrer tous ses efforts, tout au long de sa vie, à être en compétition avec tous les autres, dans tous les domaines, pour accumuler des richesses et des biens matériels et/ou symboliques, sans aucune garantie d’ailleurs d’y parvenir, et qui a le sentiment de gâcher sa vie quand il n’y parvient pas.

Ce conditionnement structurel est plus ou moins profond et achevé selon l’origine et la trajectoire personnelles de chaque individu, mais peu ou prou il touche tout le monde et l’on peut en observer les manifestations plus ou moins caractérisées, y compris chez ceux que des circonstances diverses ont conduits à adopter un rapport partiellement critique avec certains aspects du système dont ils ont pris conscience (c’est le cas de la plupart des gens «de gauche»).

Jusqu’à une époque relativement récente historiquement, le façonnement de l’homo capitalisticus rencontrait dans le corps social davantage d’obstacles, pour une raison fondamentale : la socialisation des générations nouvelles s’effectuait dans le cadre de rapports sociaux infiniment plus conflictuels qu’aujourd’hui. Il existait, pratiquement jusqu’à la fin des années 70, ce que l’on appelait une « lutte des classes » déclarée et consciente d’elle-même depuis que les socialistes et les sociologues de la fin du XIXe avaient commencé à la théoriser, ouvrant ainsi la voie à un mouvement politique et social « de classe », organisé et vigoureux. Dans ces conditions, une partie au moins de la population, rendue réceptive par ses conditions objectives d’existence et de travail (et tout particulièrement les ouvriers), parvenait à acquérir la capacité de penser l’ensemble de la société, et elle-même au sein de cette société, en termes de rapports de domination et d’exploitation entre classes dominantes (dont la bourgeoisie possédante formait le pôle dominant) et classes dominées (dont la classe ouvrière formait le pôle de résistance).

Pour les raisons historiques que l’on sait, ce mouvement politique et social « de classe », à visée révolutionnaire, a périclité. Du coup, l’idéologie dominante, spécialement l’ultra-individualisme libéral, a pu se donner libre cours sans plus rencontrer de résistance, et avec d’autant plus d’efficacité que, par suite des retombées de la croissance, des transformations technologiques et de la division du travail dans la société industrielle avancée, des fractions nouvelles de petite-bourgeoisie se développaient et renforçaient quantitativement et qualitativement la tendance structurelle des classes moyennes à la collaboration et au consensus dans la société « sans classes » de l’ère « post-moderne ».

Dans une société où les individus sont socialement conditionnés à prendre conscience d’eux-mêmes, non pas comme de membres d’une classe sociale déterminée, et singulièrement d’une classe exploitée, dépossédée et dominée de diverses façons, mais seulement comme d’individus parmi d’autres, de monades réduites à leurs seules forces individuelles et condamnées à une compétition sans fin – faussement soumise à des règles démocratiques – pour exister distinctement, il est facile de faire apparaître tel ou tel concurrent, un Lagardère en l’occurrence, comme le modèle exemplaire de l’individu accompli, qui a su porter au comble de l’épanouissement le lot de qualités intrinsèques dont il était doté au départ par la Nature, le Destin et la Providence, comme tout le monde, et qui a connu une réussite sociale à la mesure de ses efforts et de ses mérites strictement personnels. Il « s’est fait lui-même », avec éventuellement l’aide du Ciel, et l’organisation de la société n’y est pour rien. Ce qui signifie a contrario, que ceux qui ne connaissent pas la même réussite ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Il ne tenait qu’à eux de se bâtir ou non un « empire ». Le verdict du marché est censé désigner infailliblement et impartialement les vainqueurs et les vaincus de la compétition. Dans une telle société réduite à un nuage d’« électrons libres », animés du mouvement brownien de la concurrence généralisée, les seuls critères en vertu desquels peuvent éventuellement s’opérer des regroupements et des mobilisations identitaires sont des critères apparemment sans rapport immédiat avec la condition de classe, tels que les caractères ethniques, culturels ou sexuels, qui permettent à la rigueur de dénoncer des inégalités et des injustices réelles et de développer des luttes bien ciblées mais qui n’entraînent aucune remise en cause explicite des rapports de domination inhérents à la structure des classes puisque ces luttes ne visent qu’à rétablir une égalité des droits (entre hommes et femmes, jeunes et vieux, Blancs et gens de couleur, hétéros et homos, etc., à l’intérieur d’un système de pouvoirs reposant sur une distribution parfaitement arbitraire du capital qu’on a cessé de contester dans son principe même).

Ces luttes sont évidemment nécessaires, mais en faire une fin en soi, comme le font désormais les « réformistes » de gauche et de droite, c’est finalement renoncer à se battre contre la domination du capital sur l’ensemble de la société. Il est important par exemple de combattre les discriminations sexistes dont les femmes sont victimes dans le monde du travail. Ce serait mieux encore de connecter cette lutte avec un mouvement plus ample et plus radical de contestation du pouvoir patronal dans les entreprises où les travailleurs de tout âge, de toute extraction, de toute confession, de toute couleur, et de quelque sexe que ce soit, sont tou(te)s traité(e)s comme de « la mauvaise graisse » ou des « kleenex », au mépris des principes démocratiques et en vertu du droit prépondérant de la propriété des actionnaires et de la supériorité du capital sur le travail.

Dans la lutte pour changer le monde, il faut revenir aux « fondamentaux », comme disent les sportifs, c’est-à-dire en l’occurrence à une analyse des rapports sociaux en termes de classes. Non pas à celle qui a trop longtemps prévalu dans le mouvement ouvrier et qui avait fini, à force d’objectivisme, par verser dans une forme de théodicée messianiste d’un prolétariat plus mythique que réel, mais à une analyse qui, tenant compte des évolutions propres à la société actuelle et aussi des avancées de la science sociale, permette aux salariés d’aujourd’hui, et tout particulièrement à ceux des classes moyennes, de voir clairement comment le système capitaliste non seulement les exploite, mais encore les manipule et finalement les aliène par le biais de leurs propres investissements dans un jeu social concurrentiel, en proie aux mirages de la réussite individuelle.

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    Le cœlacanthe et le politologue (12/06)   

En zappant sur les ondes, je suis tombé sur une de ces émissions de la radio « de service public » comme celle-ci en fabrique tant : des journalistes réputés éclairés y accueillent des spécialistes réputés savants et sans autre parti pris que celui de la science désintéressée ; ensemble ils nous prodiguent leurs lumières pour nous expliquer avec objectivité le monde social tel qu’il va. Bien souvent, au—delà des thèmes d’actualité traités, ces échanges de bon ton entre experts de bonne compagnie contiennent un message implicite selon lequel si nous ne pouvons affirmer, en toute rigueur, que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, du moins l'expérience et la raison nous commandent-elles d’admettre honnêtement que nous vivons dans le moins mauvais ; patience et modération valent mieux que révolte ou rébellion ; l'intelligence consiste à comprendre et mériter la chance ou le privilège qui sont les nôtres, et a l’inverse la bêtise et l'ingratitude consistent à en douter.

Bien qu'ayant pris l'émission en cours de route, je pus constater très vite qu’elle restait dans le registre usuel. Cette fois encore, sous la baguette empressée de deux journalistes, un quartette d’éminents spécialistes universitaires, des politologues plus précisément - la science politique, c’est connu, surtout celle enseignée dans les IEP, prédispose tout particulièrement ses adeptes à la compréhension du monde réel -, faisaient avec virtuosité aux auditeurs une démonstration d'improvisation concertante sur le thème « Mais à quoi peut bien servir la gauche radicale ? » Par « gauche radicale » - qu’ils qualifiaient aussi d’« extrême », de « critique », de « gauchiste » et même d’« altermondialiste » —, ils désignaient apparemment tout ce qui se trouve « à gauche de la gauche de gouvernement », c'est-à-dire du parti socialiste essentiellement. Il ressortait clairement de leurs doctes propos que cette gauche ne possédait aucune des propriétés permettant à une force politique d’exercer légitimement le pouvoir. Réduite à quelques minorités trublionnes et râleuses, divisée en groupuscules sans doctrine ni projet communs, elle ne trouvait un semblant d’unité que dans une humeur anticapitaliste, un ressentiment anti-élitiste et une opposition antigouvernementale de principe. J'étais frappé par le fait que ces politologues parlaient de la gauche, ou plutôt des deux gauches, comme des paléontologistes évoquant les rapports entre les mammifères supérieurs et les poissons paléozoïques qui les ont précédés de quelques millions d’années. Au fond, a les entendre, on aurait pu penser que la gauche de gauche était à la gauche de droite ce que le cœlacanthe est à l’Homo sapiens, un fossile vivant témoignant du lointain passé de l'espèce, une ébauche rudimentaire condamnée par l'évolution du vivant.

Pour la politologie en effet, non seulement cette « gauche radicale » est archaïque, vestigiale et donc inutile à la « gauche gouvernementale », mais encore elle lui est nuisible, vu que, par sa seule présence, elle entretient et cristallise dans notre société une atmosphère persistante de rogne et de grogne, un climat de nostalgie bornée et grinçante, une attitude immature d’hostilité à la modernité en marche. La « gauche radicale » est donc un facteur de régression, une de ces « exceptions françaises » dont la mission historique de la gauche de gouvernement est de débarrasser la France pour lui permettre de rejoindre le chœur des nations capitalistes civilisées. Bref, rien qu’on n’ait entendu cent fois déjà.

Mais ce qui m’a paru le plus significatif dans cette avalanche de poncifs dédaigneux, déversée en toute neutralité scientifique bien sûr, c’est la remarque, faite comme en passant par un des augures présents, que cette calamiteuse gauche radicale « tient un discours qui se veut très moral ». Cette remarque, dans la bouche d’un(e) politologue, loin d’être un compliment, tient plutôt du constat d'imbécillité rédhibitoire. En effet, de même que Monsieur Jourdain avait à choisir la prose ou les vers, de même pour les têtes pensantes des IEP, qui préfèrent Machiavel à Platon, il faut choisir entre la politique et la morale.

En foi de quoi, il convient de laisser les illuminés de la gauche « gauchiste » s’abîmer dans leurs rêves creux, leurs utopies stériles et leurs grands idéaux abstraits, et de laisser la gauche gouvernementale sérieuse et responsable, c’est-à-dire le parti socialiste, cogérer concrètement, avec la « droite républicaine », le monde réel, dont la bonne « gouvernance » demande beaucoup de compétence technique et n’a que faire de ruminations éthiques.

Je me disais en les écoutant pontifier que c’est bien là que passe, aujourd’hui plus que jamais, la ligne de partage entre ceux qui, ayant fétichisé le règne des moyens (les pouvoirs politique, économique, technologique, etc.), en ont fait des fins en soi et ont réduit la culture au culte des idoles ; et ceux qui s'obstinent a considérer que ce qui met notre espèce au-dessus du cœlacanthe, du dinosaure et même des éléphants roses, c’est précisément sa capacité de poser en toutes circonstances des questions inséparablement politiques et morales, comme par exemple celle — que les médias et les IEP ont bien perdue de vue - de savoir au nom de quoi des minorités possédantes exploitent les masses humaines et s’approprient ce qui appartient a tous, ou bien encore celle de savoir si le FMl, la BM, l’OMC, etc. vont continuer longtemps encore, sous couvert de croissance et de développement, à ruiner l’avenir de l'humanité.

La gauche radicale ne servirait-elle qu’à réactiver de telles interrogations, qu’elle serait encore indispensable, n’en déplaise aux sommités de la politologie.

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    Bestiaire 2007 (01/07)   

Tout récemment, Daniel Mermet a publié sur le site de son émission « Là-bas si j'y suis » un texte où, avec beaucoup d'humour, il opposait, pour caractériser les deux formes d’action qui lui paraissaient avoir la faveur des gens de gauche, d’un côté le colibri « pimpant » et un peu exhibitionniste, qui volette frénétiquement pour ne déverser finalement qu’une goutte d’eau sur le terrifant incendie capitaliste ; de l’autre la taupe souterraine qui creuse silencieusement et ronge patiemment « les pilotis » de l'édifice.

Cette allégorie m’a de prime abord amusé. Je trouvais qu'elle pointait avec à-propos la tendance effectivement assez répandue à gauche à se donner bonne conscience à moindres frais, en développant une critique du bout du bec. Et puis, à la réflexion, il m'est apparu que la métaphore du colibri était sinon trompeuse, du moins ambiguë et qu’il convenait de préciser la nature des réserves suscitées par la chétive et remuante bestiole. Ce qu’on peut lui reprocher, me semble-t-il, ce n’est pas de s’accommoder d’un bec minuscule qui ne peut transporter qu’une seule goutte d’eau à la fois. C'est plutôt de n’avoir pas suffisamment réfléchi aux moyens de dépasser ses limites objectives personnelles et de n’avoir pas compris que le seul moyen de surmonter la faiblesse de l'action individuelle, si bien intentionnée soit-elle, c’est la force du nombre et de l'organisation collective, comme l'avaient fort bien vu Marx, Lénine et les prolétaires de leur époque, les seuls qui aient jamais réussi à ébranler vraiment la forteresse capitaliste.

La métaphore astucieuse de Mermet pourrait donner à croire que ce qui importe dans les moyens d’action, c’est la modalité ou le style de l'intervention et que là ou l'agitation pointilliste du colibri se révèle dérisoire, le travail souterrain et obstiné de la taupe fera merveille. Outre qu’on ne sait pas très bien finalement en quoi consiste concrètement le travail de taupe en matière de lutte révolutionnaire (celle-ci n’est pas clandestine par essence), il faut bien voir que si la taupe est seule à creuser, elle ne minera pas plus l'édifice avec sa galerie que le colibri n’éteindra l'incendie avec sa goutte d’eau, à moins qu’ils n’aient l'éternité devant eux... et encore ! Ce qu’il faut, ce sont des millions de colibris et des millions de taupes, qui ne fassent pas n'importe quoi, chacun(e) selon son humeur et ses fantasmes du moment, mais qui se constituent en une véritable armée politique et économique, avec ses structures, ses objectifs et ses stratégies. Naguère encore on appelait cela un parti. Hélas, à force de nationalisme chauvin, de parlementarisme bourgeois, de réformisme social-libéral et d’électoralisme boutiquier, ils sont devenus les ectoplasmes que nous voyons aujourd’hui. Il faut reconstruire à gauche un grand parti de masse et de classe(s) explicitement révolutionnaire, dans sa philosophie comme dans son organisation, dans ses moyens comme dans ses fins.

Malheureusement la pente actuellement dominante ne va pas clans ce sens, si on en juge par le gâchis auquel a abouti la « gauche antilibérale » en France, rassemblement semi-spontané à forte teneur petite-bourgeoise. Les Colibris préfèrent continuer à papillonner de fleur en fleur et les taupes à creuser isolément des galeries terminées en cul-de-sac. Ils sont tous assez contents d’eux-mêmes et fort mécontents de leurs concurrents. Tout le monde comprend bien qu’il faut s’unir. Mais en même temps chacun(e) reste jalousement sur son quant-a-soi plus ou moins narcissique. Le résultat de cette dialectique de l’union dans la distinction et vice-versa, c’est le foisonnement des groupes et des tribus, et des clans dans les tribus, et des sectes dans les clans, et des chapelles dans les sectes, et des coteries dans les chapelles, et des cliques dans les coteries, etc., à l'infini, c’est-à-dire jusqu’à l'atomisation individualiste, le ballet médiatiquement orchestré des « personnalités ». Chacun(e) y va de sa petite ambition personnelle ou groupusculaire. Le déclin mérité (malheureusement) des partis politiques fait ainsi la fortune du mouvement associatif - c’est encore un aspect révélateur, mais pas toujours bien perçu, de l'américanisation de la société occidentale. Et par une de ces ruses constantes de la raison sociologique, on en arrive à ce résultat paradoxal que l’un des meilleurs moyens de défendre l’ordre établi, c’est de l'attaquer en ordre dispersé, comme ces « méchants » incroyablement bornés qui, dans les films d’action, s’arrangent toujours pour ne bondir sur l'insubmersible héros que les uns après les autres, jamais tout ensemble, transformant ainsi leurs chances d’imposer la force écrasante de leur nombre en certitude d’être balayés dans une succession de petits duels perdus d’avance.

Bien entendu, je ne dénie ni leur part de légitimité ni leur utilité relative et circonstancielle à tous ces groupes, mouvements, associations, courants, cénacles et autres cercles toujours plus nombreux et le plus souvent étiques. Je dis seulement que leur utilité n’est pas inconditionnelle et qu’ils ne sont pas suffisamment attentifs au fait que, dans la logique structurelle du champ politique et idéologique, ils risquent constamment de devenir à eux-mêmes leur propre fin. Privilégiant leur autoreproduction, ils entretiennent une poussière d’unités en compétition stérile là où il faudrait constituer un front de lutte unitaire et cohérent. Marx qualifiait peu charitablement cette démarche de « crétinisme parlementaire ». Notre gauche institutionnelle, syndicale et politique y a quasiment succombé (le crétinisme n’a pas été le seul facteur (l'effondrement, bien sûr). L'obsession de la différence distinctive et identitaire (voire communautaire) conduit in fine à « peser des œufs de mouche dans des balances de toile d'araignée », comme ricanait déjà Voltaire. On pense faire ainsi la démonstration de son intelligence et de sa liberté. Mais trop souvent on ne fait que sacrifier l’essentiel a l’accessoire. Ce dont notre système éminemment « démocratique », « parlementaire » et médiababélisant ne peut que se féliciter.

C’est pourquoi, à la réflexion, s’il fallait absolument adopter un totem, je ne choisirais ni le colibri ni la taupe mais le criquet. Quand il y en a un, il y en a des millions, qui se soutiennent en volant serrés dans la même direction ; et comme une mâchoire géante faite de myriades de petites mandibules inlassables, là où s’abat le nuage compact il fait place nette.

Toutes ces considérations zoologiques m’amènent d’ailleurs à me demander s’il ne nous faudrait pas un nouveau Buffon plutôt qu’un nouveau Marx pour théoriser correctement la lutte des classes actuelle. Et je m’interroge pour finir sur la pertinence du choix éventuel du termite comme animal-fétiche de la gauche de gauche. Plus efficace que la taupe qui slalome entre les piliers sans les ronger (quoi qu’en dise Mermet), il peut, grâce à la force du nombre et sans proclamation tapageuse ni effet d'annonce, désintégrer effectivement l'édifice qu’il attaque. Toutefois, le termite étant, comme la taupe d’ailleurs, un animal lucifuge, on peut comprendre qu’un amoureux des Lumières répugne à en faire un emblème.

En tout cas, cher(e)s ami(e)s, quel que soit le mode d’action que chacun(e) d’entre nous, faisant de nécessité vertu, a choisi pour son compte, ne cessons pas de voleter, creuser, ronger, miner autant que nous pourrons au cours de cette année 2007, mais sans perdre de vue le nécessaire rassemblement sans lequel colibris et taupes resteront également voués à l'impuissance, pour le plus grand bonheur des ténias sarkoléniens et ségozistes qui prospèrent dans les entrailles du système.

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    Un vrai problème (02/07)   

On apprenait récemment qu’un chanteur français célèbre, abondamment enrichi dans le show-biz, avait décidé de prendre la nationalité suisse à seule fin d’échapper au fisc français. Que ce chanteur, plus prompt à vocaliser qu’à analyser, n’ait manifestement pas compris en quoi consiste le civisme en régime républicain, la nécessité démocratique d’opérer une forme de redistribution par l’impôt et le devoir de solidarité des plus riches envers les autres, et qu’il déclare de surcroît se moquer de ce qu’on en pense, c’est évidemment consternant ; mais hélas, on sait que certains entendements sont hermétiques à ce genre de considérations.

Comprendre l’esprit des lois n’empêche d’ailleurs pas de critiquer et combattre très légitimement une loi fiscale infiniment plus clémente pour le Capital que pour le Travail. Mais précisément ce que veut notre chanteur, ce n’est pas alléger la fiscalité qui pèse à l’excès sur les revenus des travailleurs. De cela il n’a cure. Ce qu’il veut, c’est supprimer les contributions prélevées sur les gros bénéfices. Il veut bien jouir des droits du citoyen français, à condition d’en esquiver les devoirs.

Que là-dessus une foule de gagne-petit, influencés par l’exemple de leur « idole » et enhardis par son cynisme, proclament d’un ton provocant que le récalcitrant a raison et qu’ils en feraient bien tout autant, s’ils en avaient les moyens, voilà qui est non seulement consternant mais encore extrêmement inquiétant pour ce qui est du niveau de l’esprit public et de la moralité qu’on peut en attendre. Qu’à cette occasion enfin, des personnalités politiques parmi les plus éminentes, dont un candidat à la magistrature suprême ayant des prétentions à incarner dans sa personne la République tout entière, déclarent sans s’émouvoir davantage de la dérobade de leur ami chanteur, que le comportement de celui-ci est compréhensible et ne fait que révéler l’existence d’ « un vrai problème », ce n’est pas seulement consternant, ce n’est pas seulement très inquiétant, c’est aussi proprement révoltant et cela en dit long sur le degré de décomposition intellectuelle et morale de nos élites dirigeantes.

Se contenter de concéder qu’un fait, quel qu’il soit, « pose un problème », c’est trop souvent en effet une façon hypocrite d’éviter de prendre clairement position sur sa signification morale. Un meurtre, un viol, un incendie volontaire, des sévices à un enfant, etc., sont assurément les indices de problèmes sérieux appelant des solutions. Ça n’empêche pas de les qualifier de crimes et de les condamner moralement. Alors pourquoi euphémiser quand un chanteur cousu d’or, suppôt notoire du pouvoir en place, refuse de remplir ses obligations civiques ? C’est qu’en réalité le problème auquel nos politiciens font allusion, sans en expliciter la nature, peut se formuler ainsi : que faire pour aider les riches à être encore plus riches ? Et la solution de ce « vrai problème » consiste, on le devine, à les exonérer de tout impôt sur la fortune, en faisant payer les autres à leur place.

A ceux qui l’auraient oublié, rappelons qu’il s’agit là d’un « problème » vieux comme les sociétés de classes, et que sa solution fut celle de tous les régimes féodaux. Entendre des représentants de l’État républicain et démocratique réactiver, même à mots couverts, cette conception scélérate et inique, cela assurément, c’est l’indice qu’ « il y a un vrai problème ». Et il est même arrivé que sa solution s’appelle « révolution ».

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    La connivence (03/07)   

On a pu lire dans la presse que des familles de déportés ont attaqué la SNCF en justice pour avoir accepté d’organiser, sous le régime de Vichy, des convois vers les camps de concentration. Le fait qu’il ait fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’une telle démarche soit effectuée témoigne de la force d’inertie des mentalités en général et en l’occurrence des représentations touchant à l’implication des acteurs sociaux dans le fonctionnement d’un système de pouvoir hiérarchisé (Etat, institutions, administrations, entreprises, etc.).

Pendant très longtemps l’idée a prévalu, jusque dans la loi écrite, qu’en dehors de la poignée de dirigeants au sommet qui disposent de tous les moyens de s’informer et surtout de se faire obéir, tous les autres ne sont que de simples exécutants tenus de se conformer aux ordres, « perinde ac cadaver », sans plus de réaction qu’un cadavre, comme disait la règle des Jésuites. Le monde n’étant qu’un vaste champ de bataille et la discipline faisant la force des armées de toute obédience, il y allait du salut de tous que chacun se comporte en « bon petit soldat » sans état d’âme. Ainsi des millions de « braves » gens ont-ils prêté la main, sans sourciller, à des millions d’abominables crimes sur lesquels ils ne s’interrogeaient pas. Il semblerait qu’après les sommets atteints dans l’horreur contemporaine, les esprits commencent enfin à évoluer et à approfondir leur réflexion sur ce que c’est qu’ « être responsable ».

Peut-être que sur cette voie escarpée où cahote la civilisation, des foules de gens qui ne se préoccupent que d’accomplir « en toute innocence » leur devoir, dans leurs bureaux, leurs ateliers, leurs boutiques, leurs labos, etc., finiront par réaliser que la conscience d’un individu ne se limite pas à l’impeccabilité professionnelle et qu’elle lui impose de se demander si parfois, à trop bien remplir sa fonction, il ne bafoue pas l’humain, en lui-même et en autrui. Pour une raison sociologique fondamentale : aucun système de domination ne fonctionnerait si les dominés, à la fois victimes et bourreaux, ne collaboraient à leur propre asservissement et à celui des autres, ne fût-ce qu’en y jouant un rôle subalterne.

S’agissant du système dans lequel vit notre société, on sait bien aujourd’hui de quel prix terrible il a fait payer l’établissement de sa puissance arbitraire à des peuples entiers qu’il n’a cessé, à ce jour encore, d’exploiter, opprimer, spolier, de mille façons, en pillant et saccageant la planète au nom de l’efficacité et du rendement, pour le plus grand profit de castes privilégiées. Certes, on sait qui et où sont les grands responsables, honorés et décorés, de ces crimes. Il arrive même qu’on les dénonce. Mais on constate encore bien des réticences à admettre que ces chefs mafieux seraient voués à l’impuissance sans la connivence, au moins passive, de légions de « collaborateurs » de tous grades, de gens ordinaires qui ont en commun, de laisser leur tâche immédiate faire écran à toute considération au-delà, de sorte qu’ils pourront toujours resservir la vieille excuse absolutoire : « Désolé(e), je n’y suis pour rien, je n’ai fait que mon boulot ». Ce système qui prône officiellement l’initiative et la responsabilité, est en réalité une machine à déresponsabiliser et donc à déshumaniser.

C’est pourquoi on peut se réjouir d’entendre grandir la protestation des justes, la voix de ceux qui, sortant de leur sommeil, posent à eux-mêmes et à tous leurs semblables, la question toujours actuelle : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »

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    Courage, camarades !  (04/07)    

Le 7 février dernier, un groupe de journalistes de l’audiovisuel public a mis en ligne un appel adressé à leurs collègues et à leurs directions pour protester contre la mauvaise couverture de la campagne par les chaînes et les radios du service public (accusées de partialité, bipolarisation, méconnaissance des vrais problèmes, etc.) et pour demander qu’on y remédie sans plus tarder, sous peine de voir « le fossé se creuser encore un peu plus entre (eux) et les citoyens qui (les) financent ».

Les signataires de cet appel estiment que les « directions n’ont pas tiré tous les enseignements, non seulement en regard de 2002, mais aussi des dérives constatées lors du Référendum sur le Traité constitutionnel ou encore plus loin lors de la candidature de Balladur en 1995 ».

Sans minimiser les risques qu’il fait courir à ses courageux signataires, du fait de l’arbitraire directorial régnant dans leurs rédactions, il est permis de formuler quelques remarques sur ce texte :

- la première, c’est que son objet n’a rien d’un scoop. Tout le monde, ou presque, sait depuis longtemps que les grands médias audiovisuels, publics et privés confondus, sont globalement du côté du pouvoir politico-économique et de l’ordre établi. Pas seulement parce qu’ils appartiennent à des groupes industriels et financiers, ou qu’ils sont les otages des annonceurs publicitaires, mais plus fondamentalement encore parce que les professionnels qui les font fonctionner (quelques milliers d’hommes et de femmes), constituent dans l’ensemble, et plus encore dans leur fraction dirigeante, un corps relativement homogène sociologiquement, dont le recrutement et la formation impliquent l’adhésion consciente et inconsciente au système existant et à la même vision du monde, avec les diverses variantes réformistes à la mode. De sorte qu’en toutes circonstances, sur tous les sujets importants, la grande presse tombe du côté où l’emporte sa propre pesanteur : celui du maintien de l’ordre capitaliste.

- la seconde, c’est que dans ces conditions il y a quelque naïveté, pour le moins, à se laisser aller épisodiquement à ces mouvements d’humeur contre le fonctionnement prévisible d’un système cadenassé qu’on ne remet jamais vraiment en cause le reste du temps, et à admonester des directions dont il est clair qu’elles ne peuvent ni ne veulent faire le contraire de ce pour quoi elles ont été mises en place. Ces petites mutineries rituelles sont sympathiques, mais condamnées à demeurer parfaitement inopérantes, sauf pour se donner bonne conscience.

- la troisième, c’est que même naïves, ces protestations seraient les bienvenues si elles préludaient à une mobilisation durable, énergique et lucide pour développer à l’intérieur même de la sphère journalistique le combat, réduit aujourd’hui à des gestes symboliques, contre l’esprit de soumission aux institutions dominantes et aux puissances établies, contre le despotisme des chefs, l’égoïsme carriériste, la précarisation croissante du travail et l’exploitation des plus jeunes, la dégradation de l’information, l’enseignement de la servilité, bref contre tout ce qui fait de ce journalisme-là, volens nolens, non pas le « pilier essentiel de la démocratie » évoqué dans l’appel, mais le complice du néo-féodalisme capitaliste et l’instrument de sa propagande socialo-libérale.

Bien que l’abaissement actuel des grands médias semble hélas ne laisser subsister aucun espoir en ce sens, on a envie de crier à cette poignée de frondeurs : « Courage, camarades, encore un effort !… »

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    Vive le changement ! (05/07) - (Flexibilité/mobilité)   

Parmi les vertus les plus prisées par le néolibéralisme, chez les individus comme dans les institutions, il y a la « flexibilité » qui permet de s’adapter, l’ « ouverture » qui permet de changer, la « mobilité » qui permet de « bouger », etc., et on considère tous ceux qui ne possèdent pas suffisamment ces ressorts de mouvement perpétuel, comme des attardés, des infirmes, ou pis encore, comme des ennemis du progrès humain.

On sait d’expérience ce que recouvre en fait cette apologie du « bougisme » généralisé : d’une part une incitation permanente à la consommation de produits « nouveaux », d’autre part une offensive contre les acquis sociaux et le Droit du travail, accusés de « bloquer » les nécessaires changements.

Si nos post-modernistes s’intéressaient encore aux œuvres des Anciens, nul doute qu’ils invoqueraient à l’appui de leur philosophie mobiliste l’autorité du célèbre Héraclite d’Ephèse qui fut le premier à formuler, de façon imagée, cette grande loi du devenir historique : « Tout coule. Tout se transforme. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne respire jamais deux fois la même rose. »

Ne rouvrons pas ici la vieille querelle entre Héraclite et Parménide qui soutenait la thèse exactement opposée. La réalité donne à la fois raison et tort à l’un comme à l’autre. Mais prenons plutôt nos mobilistes au mot : « Vous voulez que tout change ? Vous prétendez que c’est la loi de notre monde ? Que quiconque y résiste est un ringard passéiste ? Eh bien, chiche, changeons tout, mais vraiment TOUT ! Pas seulement le code du travail, la sécurité sociale, les retraites, les services publics, et autres dispositifs imposés ou arrachés de haute lutte aux classes dominantes par les travailleurs, mais aussi tous les dispositifs, toutes les barrières, toutes les protections que le Capital a dressés pour perpétuer sa domination depuis des siècles. Mettons fin aux inégalités scandaleuses, aux discriminations indécentes, aux humiliations insupportables, que la loi prétendument républicaine inflige, génération après génération, aux classes populaires, aux Français au rabais ; faisons enfin entrer dans les entreprises la démocratie qui s’est arrêtée pile à leurs portes depuis au moins la loi Le Chapelier de 1791 ; faisons-la aussi entrer vraiment dans les assemblées parlementaires, dans les grands corps de l’Etat, dans les tribunaux, dans les grandes écoles et les universités, dans la législation fiscale, dans la loi électorale, etc., partout où elle est oubliée, bafouée, contournée et niée, avec une inlassable constance, par ceux qui accaparent tous les pouvoirs.

Tant que nous y sommes, faisons bonne mesure et supprimons une fois pour toutes ce droit de propriété archaïque grâce auquel les riches enrichis par l’exploitation du grand nombre, privatisent les ressources et les biens qui, produits par la nature et le travail collectif, devraient appartenir à la collectivité. Mettons enfin un terme à la séculaire mascarade politique qui déshonore la République en la livrant aux puissants. A bas l’ancestrale tyrannie de la marchandise et de l’argent-roi. Il faut changer tout ça. Vive le Devenir et vive la Révolution !

Qu’en dites-vous chers partisans du changement, n’est-ce pas là un sacrément beau programme de transformation de la société ?

Mais quoi, voilà que vous tordez le nez, vous faites la moue, vous regardez ailleurs. On se disait bien aussi que votre culte du changement, ce n’était rien qu’un vulgaire slogan publicitaire…»

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    La Peste publicitaire (05/07)   

La publicité, propagande de la marchandise, est devenue progressivement la principale instance éducative chargée de façonner le nouveau type d’humain que réclamait le productivisme capitaliste: le consommateur, individu soumis au despotisme insatiable de ses envies du moment et dont l’essence sociale tend à se réduire à son pouvoir d’achat

Que la peste publicitaire, dont la pandémie affecte désormais toute la planète, ait atteint aussi l’Ecole, voilà qui ne peut guère surprendre.

Car c’est bien d’un fléau qu’il s’agit, et le terme de peste utilisé ici ne doit pas être entendu comme une simple métaphore. La publicité est effectivement, comme la peste, la lèpre ou le sida, une saloperie, une infection de l’organisme (social en l’occurrence) extrêmement virulente, contagieuse et meurtrière. Elle peut certes avoir des effets physiques, ne serait-ce qu’indirectement, comme c’est le cas par exemple avec les maladies provoquées par l’alcool et le tabac, ou l’obésité des jeunes entraînée par l’abus des sucres et des graisses de la «fast-food», ou la traumatologie lourde liée aux accidents de la pratique sportive, etc. Mais les effets spécifiques de la publicité sont symboliques, c’est-à-dire qu’ils concernent le psychisme humain, le façonnement des structures intellectuelles et affectives de personnalité, l’aptitude des individus à percevoir le réel et à lui donner sens.

La publicité est fille de l’économie capitaliste. C’est une arme forgée dans la concurrence impitoyable des entreprises, et qui n’a jamais eu d’autre finalité que de maximiser ou optimiser la part de profit prélevée sur un marché donné. A l’origine elle était censée diriger les besoins solvables existants vers une offre ponctuelle appropriée. Avec le développement du capitalisme occidental, la constitution d’empires industriels et financiers, et l’emballement de la mécanique productiviste, la concurrence s’est exacerbée, à la mesure de la difficulté pour les entreprises d’accroître ou maintenir leur part de profits. Cette dynamique implacable a entraîné bien sûr une rationalisation de l’exploitation du travail salarié devenu principale variable d’ajustement, une course démentielle à l’innovation et corollairement un déferlement publicitaire – y compris la publicité pour le crédit – qui n’avait plus pour objet d’aiguiller les besoins réels vers les produits et services correspondants, mais de faire surgir et d’attiser de nouveaux besoins répondant à une offre préexistante et démultipliée. Peut-on d’ailleurs parler de besoins, là où en vérité il ne s’agit plus que de susciter et manipuler des désirs aussi irrationnels qu’impérieux, quitte à enfoncer l’acheteur dans un irrémédiable surendettement.

C’est ainsi que la publicité, propagande de la marchandise, est devenue progressivement la principale instance éducative chargée de façonner le nouveau type d’humain que réclamait le productivisme capitaliste: le consommateur, individu soumis au despotisme insatiable de ses envies du moment et dont l’essence sociale tend à se réduire à son pouvoir d’achat. L’évolution du capitalisme a abaissé d’un degré encore, par le biais de la publicité, le niveau de formation de la masse de la population. Jusque-là ce niveau était celui du travailleur manuel ou intellectuel, dont l’école républicaine, prétendument libératrice, se chargeait de faire un semi-robot bien formaté que son appartenance à l’entreprise réduisait à sa force de travail. On était déjà en cela très éloigné du modèle humain défini par les Lumières, celui d’un individu citoyen, fondant sur sa capacité de réflexion, sur le libre usage de sa raison, l’exercice de droits et de devoirs à la fois personnels et universels. Grâce à la technologie publicitaire, le système capitaliste a fait accomplir à l’ensemble des populations un pas de plus dans l’aliénation. Les entreprises tendaient à transformer en ilotes disciplinés les travailleurs qui franchissaient leur seuil. La publicité tend désormais à transformer les hommes et les femmes en somnambules hallucinés, perpétuellement en proie au mirage consumériste, qui voue le plus souvent leur existence aux fantasmes et à la frustration, parfois jusqu’à la névrose et aux anti-dépresseurs.

Pas seulement d’ailleurs les hommes et les femmes adultes, mais aussi les enfants, de plus en plus jeunes, que la publicité s’en va maintenant chercher là où ils se trouvent, c’est-à-dire à l’école, de la maternelle au supérieur.

Une fois de plus l’Ecole n’a rien vu venir. Accaparée par les impératifs de sa mission institutionnelle, obsédée de pédagogisme, sous couvert de démocratiser l’accès du peuple à un savoir censé le «délivrer de ses chaînes», elle n’a pas su ni voulu voir que son travail avait pour résultat objectif massif de légitimer par la distribution du capital culturel la soumission de ce peuple à des «élites» déjà favorisées par la distribution du capital économique. Le même aveuglement idéologique qui avait empêché l’Ecole du début du XXème siècle de comprendre quelle part irremplaçable elle prenait au contrôle social des masses laborieuses par le pouvoir du Capital, a empêché l’Ecole de la fin du siècle de déceler sous quel travestissement symbolique le loup, c’est-à-dire «le nouvel esprit du capitalisme», était en train de pénétrer dans la bergerie. Quand les classes laborieuses étaient encore des «classes dangereuses», l’Ecole les endoctrinait en leur prêchant la bonne morale des familles. L’alibi idéologique était un discours de légitimation de nature éthique. Dans une société que l’évolution de l’économie capitaliste a «moyennisée», un alibi esthétique est venu se rajouter à l’arsenal de la légitimation du système. Ce n’est plus au nom du bien, du vrai, du juste et de l’utile, mais c’est au nom du beau, de l’agréable, du primat du sensible sur l’intelligible et du corporel sur le spirituel, du plaisir immédiat sur la satisfaction différée, que la publicité s’est insinuée dans tous les secteurs de la pratique sociale, y compris à l’école, où elle aurait dû en principe se heurter, plus qu’ailleurs, au barrage de l’intelligence. Mais à l’exception de minorités plus lucides et combatives, le corps enseignant dans son ensemble ne lui a guère opposé de résistance. On peut même dire que la publicité a rencontré chez les enseignants la même complaisance et la même complicité niaise que dans les autres fractions des classes moyennes.

Entendons-nous bien, le QI personnel de chaque individu n’a rien à voir avec le niveau d’imbécillité du groupe social auquel il appartient. Celui-ci relève d’une forme de cécité structurale, un effet d’écran automatiquement provoqué par le poids spécifique des intérêts de classe (ou de fraction) auxquels adhère spontanément tout agent du seul fait de son appartenance à tel ou tel groupe socialement situé. Ces intérêts objectifs inhérents à la condition et à la position de classe, sont capables, en l’absence de tout travail d’autosocioanalyse, de tout effort d’autoréflexivité, d’obnubiler l’entendement, même le plus intelligent, et de faire prendre littéralement des vessies pour des lanternes, par exemple la publicité pour de l’art, ou pour de l’information. Si le corps enseignant n’était pas essentiellement constitué d’agents appartenant aux classes moyennes, et par là même prédisposés à adhérer globalement aux normes et valeurs du style de vie cher à la petite-bourgeoisie, c’est-à-dire à cet art-de-vivre-avec-art dont les agences de publicité sont les ateliers, la peste publicitaire n’aurait peut-être pas pu contaminer aussi aisément l’Ecole.

On touche ici à un autre problème: celui du rapport compliqué, de connivence et de réticence à la fois, pour une part objectif et involontaire, pour une part conscient et intentionnel, que les classes moyennes n’ont cessé d’entretenir avec le système capitaliste qui les a engendrées, et auquel elles n’ont cessé d’apporter leur collaboration tout en le critiquant (…)

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    Mediocratie (07/07)   

Par la grâce des médias, les élections sont devenues dans nos démocraties de véritables opéras, orchestrés et mis en scène par un recours intensif à tout l’arsenal de la publicité et de la propagande déguisées en information. Dans une chorégraphie minutieusement réglée par leurs conseillers en communication, les « grands » candidats sont venus faire leur numéro de danse du nombril, en mobilisant autour d’eux un ballet de faire-valoir appartenant à ce qu’il est convenu d’appeler les « élites de la nation ».

On a pu voir ainsi se presser sur les tréteaux, bombant le torse et se bousculant pour mieux entrer dans le champ des caméras, de « grands » intellectuels, pêle-mêle avec de « grands » acteurs, de « grands » chanteurs, de « grands » champions sportifs, et un tas d’autres « grands » qui sont censés faire la grandeur de la France, si l’on en croit les « grands » journalistes qui animent ces « grandes » cérémonies rituelles.

Nul doute que cet exhibitionnisme de la « grandeur » doit impressionner nombre de citoyens enclins à se prosterner devant l’étalage de l’importance sociale, ce que Pascal appelait justement les « grandeurs d’établissement ». Mais il en est d’autres, dont je m’honore de faire partie, qui dans tout ce déploiement de grandeur ont été surtout frappés par l’insigne médiocrité du spectacle et de tous ses acteurs, y compris des candidats eux-mêmes. Et on voudrait nous faire croire que l’élite, ce serait ÇA ! On ne peut pas dire honnêtement de tout ce beau monde que c’est un ramassis de nullités, dans la mesure où la plupart ont fait preuve, à un moment donné, d’un peu de talent dans un domaine ou un autre. Mais on ne peut pas dire non plus que cela suffise à leur assurer une gloire immortelle. Ni tout à fait nuls, ni véritablement grands, ils sont simplement médiocres, et sans la complaisance intéressée des marchands de la presse « people » et de leurs annonceurs, qui font trafic de ces fétiches et leur fabriquent du « charisme » à grands renforts de pub et de com, ils ne seraient jamais devenus des « stars » ni des « idoles » ; tout au plus, dans les meilleurs des cas, aurait-on pu parler de ces étoiles filantes dont l’éclat fugace annonce le retour au néant.

Et toutes ces marionnettes, enflées de vent et rayonnantes de médiocrité satisfaite, s’adressaient à nous pour nous dire, par leur seule présence : « Allons braves gens, regardez-vous, vous les humbles, la piétaille, les minus, la roture, et puis regardez-nous, nous le sel de la France, le champagne de la droite, le caviar de la gauche, l’incarnation de l’aristocratie républicaine, les précieuses élites, la noblesse new look, les nouvelles altesses et éminences, bref, les grands de ce monde, nous qui venons féalement mettre notre grandeur au service des meilleurs d’entre nous, les « grands » candidats à la majesté présidentielle ».

Ravis et subjugués par tant de m’as-tuvuisme tapageur, les électeurs de base applaudissaient à tout rompre. A l’exception de quelques-uns qui avaient remarqué que, pour mieux faire illusion, tous ces prétentieux bateleurs s’étaient, à l’instar de leur « grand » candidat préféré, juchés sur des talonnettes.

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    Bas les masques ! (09/07)   

La ruée de quelques-uns des cracks du PS au paddock élyséen et leur enrôlement dans le haras gouvernemental sarkozyste a soulevé une émotion intense, avec l’aide des médias, bien sûr, jamais en retard quand il s’agit d’accoucher d’une montagne à propos de souriceaux.

Et les bonimenteurs de la presse à reluire de crier au génie présidentiel et de s’émerveiller devant le stratège machiavélien qui, à la différence d’Ulysse faisant entrer par ruse le cheval de Troie chez l’adversaire, a ouvert lui-même les portes de sa citadelle aux vieux chevaux de retour du parti adverse, alléchés par l’odeur du picotin. Et les éditorialistes bien en cour de s’apitoyer, avec des trémolos hypocrites, sur le calamiteux destin d’une « gauche » décapitée, en voie d’implosion, dont le char, désormais privé de ses meilleurs attelages, est manifestement condamné à verser bientôt aux fossés de l’Histoire.

Du calme, du calme, la journaille ! Essayons, si vous le pouvez, de redonner aux choses leurs justes proportions.

D’abord ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on assiste aux palinodies et reniements de politiciens carriéristes-opportunistes toujours prêts à se rallier au plus offrant. Avec un peu d’aplomb et moins encore de scrupules, on peut faire longue carrière en politique. Fouché et Talleyrand ont eu beaucoup d’émules. Quand les idées se brouillent, que les convictions s’attiédissent, que le sens de l’honneur vacille, l’intérêt personnel reste une boussole sûre et « un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras».

Ensuite, s’agissant des politiciens professionnels du PS, on est en droit de se demander où est vraiment la trahison : chez ceux qui partent ou chez ceux qui restent ? Car enfin nous sommes quelques-uns à gauche à nous sentir abominablement trahis, et depuis longtemps, par un PS qui a opté définitivement pour une « gestion loyale » du système et abandonné officiellement le combat anticapitaliste. L’impérieuse nécessité de ce combat était encore réaffirmée avec force (au moins dans les mots) par les socialistes d’après la Libération, qui aimaient à rappeler, par la voix de Léon Blum (Discours de 1946), la formule clairvoyante du grand Jaurès : « Au fond du capitalisme, il y a la négation de l’homme ».

Depuis maintenant plus de 25 ans, le PS a tourné le dos à toute perspective de rupture avec le capitalisme. Bien plus, ses distingués hiérarques n’ont cessé de prêcher au monde du travail – et du chômage – l’évangile de la pensée unique, le dogme néo-libéral de la soumission aux lois du réel tel qu’il est, et la morale de la réussite individuelle à tout prix. Bref les socialistes sont devenus des sociaux-libéraux, c’est-à-dire l’avatar petit-bourgeois de la droite bourgeoise. Dans ces conditions, la prétention des socialistes à constituer la force principale sinon exclusive de la gauche n’est-elle pas devenue une imposture, un mensonge éhonté, une trahison pure et simple de l’idéal originel et un abus de la confiance des travailleurs ? Toutes les contorsions rhétoriques n’y changeront rien.

Sans doute est-il déshonorant de quitter le navire quand il prend l’eau. Du moins doit-on reconnaître aux transfuges qui ont préféré monter à bord de la nef amirale, qu’ils font preuve d’une certaine cohérence : tant qu’à faire la politique de la droite, autant que ce soit sous son pavillon. Leur départ pour la Sarkozie équivaut à dire à leurs camarades : « Pour une fois soyons honnêtes, c’est-à-dire logiques ; nous ne passons pas à l’ennemi, nous rejoignons notre tribu, nous rentrons à la maison. Nous ne trahissons pas la gauche (c’est de l’histoire ancienne), nous manifestons ouvertement notre appartenance à la droite. Ce n’est pas un vil reniement, au contraire c’est un méritoire coming out ».

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    « Néo-taylorisme » (10/07)   

La Ministre de l’Économie et des Finances, Madame Christine Lagarde, s’est livrée, le 10 juillet dernier, devant un parterre de députés UMP charmés par son intervention, à une charge virulente contre tout ce qui constitue, d’un point de vue sarkozien orthodoxe, un obstacle à la libéralisation totale du monde en général et de la France en particulier. Entre autres propos édifiants, elle a déclaré ceci : « C’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant, retroussons nos manches. »

S’il nous fallait un indice supplémentaire que la démarche sarkozienne se situe non pas en rupture avec, mais dans le droit fil de la politique qui est depuis toujours celle de la droite capitaliste, nous le trouverions dans cette injonction comminatoire : « Assez pensé maintenant », qui fait suite à la fière revendication de Nicolas Sarkozy, « Moi je ne suis pas un intellectuel ! » A ceux que pourraient étonner de telles déclarations, il convient de rappeler que depuis le XIXème siècle, la fraction dominante de la droite française, la droite de gouvernement, celle qui s’est trouvée le plus souvent et le plus longtemps « aux affaires », ne s’est jamais distinguée par un attachement immodéré aux valeurs autres que boursières et entrepreneuriales, qu’elle a toujours apprécié les spéculations financières infiniment plus que les spéculations philosophiques, et que la seule culture qui n’ait jamais provoqué sa défiance, c’est la « culture d’entreprise ».

A telle enseigne que l’opposition structurale entre le monde économique et le monde intellectuel et artistique, déclinée classiquement en oppositions entre le boutiquier et l’artiste, le patron et le professeur, le financier et le chercheur, le gestionnaire et le saltimbanque, etc., est devenue une constante de l’analyse sociologique. Avec une bonne conscience inébranlable, les représentants de cette droite des privilèges, de l’accaparement et du gaspillage, n’ont cessé d’exhorter les classes laborieuses à faire de nouveaux efforts et à endurer stoïquement l’austérité. Cette bourgeoisie affairiste et réactionnaire, qui pleurait ces jours-ci en Raymond Barre l’un de ses meilleurs commis, n’a cessé de « se retrousser les manches » sur les bras des travailleurs, en adressant à ces derniers le reproche récurrent d’être trop enclins à la paresse, à la rêvasserie utopique et à la contestation. C’est que pour fonctionner de façon optimale, le système capitaliste a besoin de séparer le plus rigoureusement possible les fonctions d’exécution et les fonctions de conception, quoi qu’en disent les théoriciens du néo-management. Penser est un droit de propriétaire, réservé aux patrons, parfois délégué à leurs acolytes cadres, et aux intellectuels « jaunes ». Quant à la piétaille des ouvriers et employés des entreprises, il lui revient de travailler sans relâche et sans murmure, conformément à l’avertissement que F.W. Taylor, l’inventeur de l’organisation « scientifique » du travail, lançait aux ouvriers qu’il mettait à la chaîne : « Vous n’êtes pas ici pour penser ! » Une poignée de têtes pensantes commandant à une armée d’ilotes lobotomisés et muets, telle est l’organisation idéale à laquelle vise un système qui prétend s’identifier avec la démocratie et l’intérêt général, si on en croit ses propagandistes des salles de rédaction, des IEP et des facs de sciences économiques. A plus d’un siècle de distance, l’interdiction de penser lancée par la sarkozienne Christine Lagarde, fait très exactement écho à la mise en garde de Taylor, grand serviteur du capitalisme américain.

Vous parlez d’une rupture !…

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    La fabrique des humanoïdes (11/07)   

Qu’on me permette d’ajouter mon grain de sel aux propos avisés des intervenants du mois dernier sur le thème : « La morale est-elle réactionnaire ? »

Les historiens futurs qui étudieront l’évolution de la société française (et plus largement occidentale) aux alentours de l’an 2000, seront certainement attentifs au processus de démoralisation qui s’est produit au cours de cette période et qui s’est caractérisé par un tel affaissement du sentiment moral, un tel affaiblissement de la capacité de distinguer entre le bien et le mal, qu’une partie des populations des pays les plus développés de la planète en est arrivée à considérer la morale comme caduque, voire comme une forme de « réaction » à l’émancipation du genre humain. Malgré la grande complexité du sujet, un accord se fera sans doute sur quelques aspects essentiels, comme par exemple sur le fait que cette anesthésie morale tenait par certaines de ses racines les plus profondes aux changements structurels intervenus dans le mode de production occidental à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Sur le plan matériel, et plus précisément économique, l’occident, subjugué par le modèle américain, est entré dans l’ère de la production et de la consommation de masse. La reconstruction dynamisant l’investissement et la croissance, le capitalisme industriel a démultiplié sa productivité en même temps que l’accumulation colossale des profits renforçait sa financiarisation.

Mais dans une économie capitaliste de marché, il ne suffit pas d’accroître l’offre pour gagner beaucoup d’argent, il faut aussi augmenter la demande correspondante et pousser les clients à consommer toujours davantage, au-delà même de leurs besoins et de leurs moyens réels. Cette tendance de fond au gavage forcé du public se heurtait au début à la culture des vieilles générations, aux habitudes et attitudes héritées du passé, transmises par des instances éducatives valorisant traditionnellement la décence, la modération, la réserve, l’épargne, la crainte de l’endettement, la retenue, la frugalité, voire l’ascétisme. Ces modèles ancestraux, à mesure que les nouvelles générations remplaçaient les anciennes, ne résistèrent pas à la formidable poussée consumériste suscitée par le plein emploi, l’augmentation du niveau de vie, l’allongement des études, l’urbanisation accélérée, la tertiarisation, l’extension des loisirs, etc., tous ces facteurs structurels permissifs étant eux-mêmes accompagnés par la mise en œuvre de tout un arsenal symbolique.

Par le biais en particulier d’une publicité agressive et obsédante et d’une propagande massive portée par l’explosion des médias audiovisuels et de la presse magazine, le productivisme capitaliste entreprit de favoriser l’émergence dans chaque individu d’un homo oeconomicus dont les structures de subjectivité personnelle présentaient toujours davantage d’homologie avec les structures objectives de l’économie de marché. Tout ce qui d’un point de vue intellectuel et moral pouvait mettre un frein au gaspillage et à la prolifération des désirs insatiables, excités en permanence, fut critiqué, attaqué et finalement disloqué. Il n’y eut pas un seul domaine de la pratique où, au nom de l’innovation et de la modernité, on ne s’attaquât aux préceptes et aux règles de vie antérieurs, dénoncés comme des contraintes archaïques, ridicules et insupportables. Toutes les barrières s’effondrant, le flot naguère plus ou moins contenu de la convoitise, de la concupiscence et de la vanité ostentatoire prit un cours impétueux, sous apparence d’une « révolution » des mœurs. Cette « critique artiste » (comme dirait Luc Boltanski) préconisant un nouvel art de vivre, pouvait d’autant plus facilement se réclamer d’un idéal de libération et d’émancipation que sur bien des points la morale traditionnelle était effectivement dépassée et réactionnaire. Mais on échangea un cheval borgne contre un cheval aveugle en avalisant l’idéologie individualiste/hédoniste, éminemment congruente à la logique du marché, selon laquelle le seul accomplissement personnel qui vaille, c’est d’être un gagneur que rien ni personne ne doit empêcher de se faire plaisir, c’est-à-dire finalement de consommer encore et encore, sans délai et sans mesure. Ce qui au demeurant est bien une forme de morale, mais aliénée et d’ailleurs pas vraiment nouvelle.

Ainsi le capitalisme a-t-il implanté partout sa fabrique de pantins humanoïdes qui, selon le mot de George Steiner, « se croient émancipés quand ils ne sont que déboutonnés ».

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    Insurrection (11/07)   

Le mouvement inertiel des structures sociales persiste bien au-delà des conditions objectives qui les ont historiquement engendrées. On peut le vérifier dans tous les domaines, surtout les plus institutionnalisés et stabilisés, tel le champ politique.

L’un des plus récents exemples est la création d’un « comité de riposte à la politique de Sarkozy » [sic] décidée conjointement par le PS, le PCF, la LCR et les Verts en manière de prélude à une hypothétique relance de l’union de la gauche et en vue, bien évidemment, des prochaines élections. Cette gauche institutionnelle (dans la galère de laquelle la LCR semble vouloir aussi se laisser embarquer) n’a décidément rien appris, sinon à manipuler indéfiniment ses partisans. Ses représentants nous annonçaient qu’ils étaient résolus a prendre un nouveau départ, du bon pied cette fois, pour « refonder » la gauche, rien de moins I En conséquence, on aurait pu penser qu’ils allaient revenir à une vision du changement social caractérisée par la volonté de rupture avec le capitalisme, par la proposition d’un socialisme digne de ce nom, etc. Au lieu de quoi on a vu surgir une sorte de nouveau « comité Théodule » qui se préoccupe de « riposter à la politique de Sarkozy ». Autant dire que cette gauche exsangue et comateuse n’a rigoureusement rien d’autre à proposer que la poursuite à l’infini de la comédie politicienne de l’« alternance républicaine » dans la cogestion du système capitaliste, avec comme seules différences, entre deux variantes d’une même politique, des nuances dans le rythme et les formes du démantèlement de l’État-providence, de la casse des acquis sociaux et des services publics, de l'exploitation des petits et moyens salariés, de la gestion du chômage de masse, de la répression sécuritaire, de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes, bref, de toutes les démolitions méthodiquement programmées qu’on appelle aujourd’hui des « réformes », sarkoziennes ou autres.

« Riposter à la politique de Sarkozy », c’est bien le moins, quand même l C’est, si l’on ose dire, le minimum syndical qu'une gauche digne de ce nom est tenue de fournir. Mais ça ne suffit pas pour se refaire une virginité et regagner le crédit perdu. Après tout, une foule de gens qui ne sont pas précisément de gauche peuvent s’opposer a la politique de Sarkozy sur un point ou sur un autre. Même Bayrou en est capable ! Le travail politique essentiel de la gauche ne consiste pas seulement a mobiliser par à-coups les citoyens sur des « causes » ponctuelles, si légitime moralement et utile politiquement que soit la riposte ; ni à pilorier tel ou tel individu, si malfaisant soit-il. Car ces combats sporadiques et ces exécutions ciblées ne sont rien au bout du compte - voire peuvent servir de diversions - s’ils ne s'inscrivent pas dans une lutte d'envergure, permanente et sans concession, explicitement dirigée contre l'ennemi véritable, c’est-à-dire contre le système, source fondamentale de la plupart des maux qui minent matériellement et moralement notre société et la planète tout entière : la domination écrasante du capital (la grande propriété privée, industrielle et financière) et son cortège d’exactions, d'oppressions et de corruptions. C'est cette lutte-là qu’il faut mener et que la gauche institutionnelle a malheureusement abandonnée depuis longtemps. La seule chose qui l’intéresse est la poursuite, sous couvert de « dialogue démocratique » et d’« ouverture républicaine », du bonneteau politique visant au partage du pouvoir dans le système, jeu dont la logique implacable conduit ouvertement désormais, à force de démissions et de soumissions, de ralliements et de reniements, à une prostitution sans masque à l'ordre établi. Non, cette gauche de l'abandon et de la trahison, cette gauche de droite, cette gauche bourgeoise, nous n’en avons pas besoin. Elle peut crever, le peuple ne s’en portera pas plus mal.

En revanche, nous avons un besoin vital et urgent d’une gauche de gauche, populaire, généreuse, idéaliste, passionnée de justice et incorruptible, capable de porter un projet vraiment révolutionnaire, et de nous dire la vérité — et même nos quatre vérités - sans euphémisme ni flagornerie. Trêve de proclamations du style « Peuple français, tu es formidable, mais tu as de mauvais bergers ! » Ce genre de démagogie a surtout servi jusqu'ici à perpétuer l'alternance entre des bergers à peu près tous aussi mauvais les uns que les autres car tous sont des serviteurs zélés des maîtres qui tondent le troupeau et en font du chiche-kebab.

S’il y a refondation, celle-ci doit commencer par une phase de critique sans complaisance des errements qui ont conduit à la situation actuelle. Ce qu’il faut avoir l'honnêteté de dire aux Français, en particulier aux fractions des classes moyennes et populaires qui soutiennent traditionnellement la « gauche de gouvernement », pour commencer c’est ceci : « Nous sommes effectivement les légataires d’une histoire formidable, d’un héritage fabuleux glorieusement amassé par les luttes de nos prédécesseurs, mais nous, pour la plupart, nous ne sommes pas du tout formidables, car nous n’avons pas su nous hisser a la hauteur de notre patrimoine, nous l'avons laissé tomber en déshérence, nous l’avons troqué contre le vent dont nous abreuve la machine capitaliste, nous l’avons bradé contre la fumée du rôt sortant de la cuisine du château, que nous humons avec délices en mangeant notre croûton. Nous, classes moyennes qui rêvons d’entrer en bourgeoisie et nous, classes populaires qui aspirons à la petite bourgeoisie, s’il est vrai que chaque génération a mission de faire avancer la civilisation, et non de la faire régresser, alors nous avons failli collectivement à notre devoir. L'excuse qui consiste à incriminer l'incompétence, la malhonnêteté ou l'absence de combativité des leaders et responsables politiques et syndicaux est sans doute fondée, mais elle n’est pas absolutoire et ne nous exonère en rien de la responsabilité qui est la nôtre. S’ils ont pu se livrer si longtemps à leurs jeux endogamiques et mortifères, c’est parce que nous le leur avons permis, pas seulement en leur donnant aveuglément délégation et en légitimant dans les urnes leurs compromissions et renoncements, mais parce qu’en adoptant le mode de vie qui est le nôtre, aberrant à tous égards, nous avons laissé s'installer, en nous et autour de nous, un climat intellectuel et moral favorable à toutes les abdications. Nous sommes devenus un troupeau d'analphabètes spirituels, incapables de comprendre en quoi et pourquoi ils ont sombré dans une nouvelle barbarie. Nous croyons avoir inventé la liberté sans rivages quand nous n’avons fait que redorer les anciens servages et acquiescer aux infamies de nos nouveaux seigneurs.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : au-delà des comédies électorales rituelles qui ne servent plus qu’à amuser le tapis et abuser les candides, le seul enjeu politique réel est celui de la poursuite ou de l'arrêt des politiques démentielles et suicidaires, dont les variantes successives, de « gauche » et de droite, nous ont conduits, chez nous comme ailleurs, à l'état catastrophique d'abaissement et de dégradation dans lequel se trouvent aujourd’hui la république et la démocratie. La république n’est plus qu’une abjecte ploutocratie et la démocratie est sa façade en trompe-l'oeil. La richesse créée par le travail collectif sert moins à la recherche et à la santé, à l'éducation et à la justice, au logement social et à la culture, qu’à aller grossir les dividendes des grands actionnaires et les stock-options de leurs managers. Une bourgeoisie de l'argent et de la spéculation, où des parvenus arrogants, tels les féodaux de jadis, insultent à la misère des pauvres, des sans-le-sou, des sans-travail, des sans-logis, des sans-papiers, des sans-avenir, par un train de vie outrageusement fastueux et ostentatoire, s’est emparée non seulement du pouvoir d’État mais encore de l’esprit public, par l'intermédiaire de ses ateliers de propagande et des médias vendus à la finance, avec le concours d’une foule d’histrions et de gladiateurs ; et aussi, hélas, d’intellectuels aliénés aux médias, universitaires, enseignants, chercheurs, écrivains, publicistes petits—bourgeois, opportunistes et carriéristes, qui entretiennent des relations incestueuses avec les journalistes à gages du grand patronat, à seule fin d’être comptés au nombre des élites médiatiquement reconnues.

Le triomphe du capitalisme est peut-être plus dans ce ralliement des « élites » petite-bourgeoises aux puissances d’argent, dont le PS, parti de ralliés, a été aussi l'actif sergent recruteur, que dans des accomplissements économiques discutables dont les conséquences catastrophiques, tant humaines que matérielles, deviennent de plus en plus évidentes. De ces prétendues élites-là, il n’y a probablement plus rien à attendre que la poursuite du fantasme d'anoblissement qui leur masque leur propre déchéance.

S’il doit y avoir une résurrection de la gauche, elle implique nécessairement une rupture totale et définitive, de principe et de fait, avec la déshonorante collaboration de classes, avec la participation concertée au monde inhumain et démentiel que le capitalisme mondial a entrepris d'installer. Le temps n’est plus aux illusions sur la possibilité de réformer progressivement de l'intérieur un système pervers par essence. Être à gauche aujourd’hui, plus que jamais, c’est être convaincu qu’il faut que l'humanité torde le cou au capitalisme avant que celui-ci n’anéantisse et la nature et la culture. Il a d'ailleurs déjà largement avancé son œuvre de mort sur la planète. Ne lui facilitons plus la tâche ! La raison d’être et l'urgence de la gauche, aujourd’hui plus qu’hier, ce n’est pas la cogestion. C’est l'insurrection. Et d'abord celle de l'esprit.

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    Incommunication (12/07) (amélioration)   

Un de mes contradicteurs, cadre supérieur qui confond volontiers capitalisme et progrès du genre humain, croyant m’embarrasser par un argument sans réplique, m’a lancé : « Vous n’allez tout de même pas nier la fantastique amélioration, dans nos pays, du sort des petites gens par le capitalisme, et en particulier, l’amélioration du sort des travailleurs : il vaut quand même mieux être ouvrier en 2007 qu’en 1907, non ? On ne peut le contester. »

J’aurais pu lui répondre d’abord que parler d’amélioration par le capitalisme est pur abus de langage, vu que le capitalisme n’a jamais cherché qu’à améliorer ses méthodes d’exploitation du travail tandis que les travailleurs s’efforçaient de s’organiser et de se donner les moyens de lutter qui, seuls, leur ont permis d’inspirer à leurs exploiteurs la crainte de leur colère, et les concessions nécessaires qui en découlaient. Ça aussi, c’est incontestable. J’aurais pu ajouter ensuite, de façon plus polémique, que puisque la condition des petits salariés était devenue si enviable, il était étrange que lui et ses pareils aient jusqu’ici envoyé si peu de leurs enfants dans l’enseignement technique pour un CAP de chaudronnerie ou de coiffure. Mais je m’abstins de faire cette réponse à mon interlocuteur. J’aurais eu le sentiment d’entrer dans une querelle stérile et de me laisser piéger dans une problématique fallacieuse.

La véritable question n’est pas en effet de savoir si oui ou non, et de combien, la part des biens, services et ressources, allouée aux classes populaires, s’est accrue en un siècle ou en une décennie. On peut admettre sans barguigner inutilement que cette part a forcément augmenté, en valeur absolue. Ce qui pose problème, c’est que là où le système concède une augmentation x de la part dévolue aux besoins du plus grand nombre, il autorise une augmentation dix, vingt, cent fois, incomparablement plus grande, de la part accordée à la rémunération du capital, de ses actionnaires et de ses grands managers, de sorte que non seulement il entretient mais il accroît continuellement l’insondable fossé séparant la minorité possédante de l’immense majorité des dépossédés d’ici et d’ailleurs, et engendre une existence humaine à deux vitesses, ou plutôt deux conditions humaines incommensurables, au mépris des valeurs et des principes les plus fondamentaux de la République. Il vaut encore mieux être un grand possédant en 2007 qu’en 1907. Tel est le propos que je lui ai tenu, en ajoutant : « C’est là le véritable problème que devrait se poser aujourd’hui toute conscience digne de ce nom, dans des pays qui se prétendent civilisés et ultra-modernes mais qui maintiennent en fait, en en cachant l’arbitraire derrière une façade démocratique mensongère, des inégalités dignes des sociétés antiques et même pires encore. Toute autre façon d’aborder la question, en particulier celle qui consiste à focaliser le débat sur la mesure du poids de rogatons tombant de la table des maîtres dans la gamelle des serviteurs, revient à accepter, comme l’ont fait les sociaux-démocrates, les axiomes du capitalisme et donc l’aggravation des inégalités entre les maîtres, privilégiés intouchables, et la masse des serviteurs réduits à vendre leur âme pour un plat de lentilles. C’est cette iniquité, doublée d’une indignité, qu’il convient de supprimer à sa racine même en abolissant le droit des puissants et des grands possédants à accaparer, au nom des intérêts du capital, une part démesurée des ressources qui appartiennent à tous et des biens qui sont produits par le travail de la collectivité. » À ces mots, mon interlocuteur s’est écrié, avec commisération : « Mon pauvre ami, vous êtes un incurable et archaïque partageux ! » A quoi j’ai rétorqué : « Et vous, un fieffé suppôt du néo-féodalisme ! ». Sur cet échange d’aménités, nous nous sommes séparés, en état de totale et définitive incommunication.

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    Parlons net !  (02/08)   

Le 11 novembre dernier, une manifestation de plusieurs centaines de personnes a eu lieu à Paris en faveur des mal logés. Parmi les personnalités présentes à la manifestation, se trouvaient Josiane Balasko et Carole Bouquet. La première a dit, comme on a pu l’entendre à la télé : « Je me demande ce que foutent les mecs du Parti socialiste, où est l’opposition ». Quant à la seconde, elle a déclaré : « Je demande au président de la République pourquoi il y a une telle différence de traitement dans un pays qui se dit de l’égalité entre les citoyens, quelles que soient leur couleur et leur origine ».

1°/ Les « mecs » du PS ne « foutent » plus rien depuis longtemps, du moins en tant qu’opposants à la politique de droite. Parce que, en tant que comparses et attelage de rechange pour le char de l’Etat capitaliste, ils se démènent beaucoup, allant même jusqu’à rejoindre ouvertement la mangeoire sarkozienne. La soi-disant opposition socialiste est aux mains d’une troupe de bateleurs et de bonimenteurs qui font mine de critiquer le pouvoir sur des questions subalternes pour mieux le seconder sur l’essentiel. Cette collusion ne date pas d’hier. Nous étions déjà nombreux à la dénoncer au cours de toutes ces années où la plupart des vedettes du monde des arts et du spectacle avaient encore pour le PS les yeux de Chimène et agrémentaient de leur présence les raouts de la gauche-caviar plutôt que les comités de soutien aux opprimés et les manifestations de rue des salariés en lutte. On peut féliciter Mmes Balasko et Bouquet de nous démontrer qu’elles ne font pas partie, quant à elles, des saltimbanques qui courent faire de la figuration au banquet des puissants.

2°/ Nous ne sommes pas, contrairement au discours rituel de célébration de la propagande officielle, dans un régime démocratique digne de ce nom, où le peuple serait véritablement souverain, où le souci constant de l’égalité irait de pair avec le goût de la liberté et la recherche de la fraternité. Nous sommes dans une société néo-féodale, où une caste dominante s’octroie des privilèges exorbitants et impose sa loi tout en enrobant d’un verbiage pseudo-démocratique une politique marquée par le culte inconditionnel et décomplexé de l’Argent, le pouvoir arrogant des riches, la dévotion au Patronat, la crainte haineuse de « la rue » c’est-à-dire des mobilisations populaires, le dégoût pour les parias et les exclus, le mépris pour le plébéien et le collectif. Une société où la démocratie n’est plus que faux-semblant et communication, façade bavarde et tartuffarde pour masquer la violence meurtrière des rapports de domination.

Voilà ce que je dirais à Mmes Balasko et Bouquet, si j’avais l’honneur de leur parler. Mais je suis prêt à parier que tout cela, elles le savent déjà. Aussi ajouterai-je une dernière réflexion :

Il est plus que temps, pour celles et ceux qui bénéficient de quelque notoriété, qui ont le privilège d’avoir une image publique plus ou moins prestigieuse, et qui entendent lutter sérieusement contre l’injustice, d’en finir avec les prudences langagières et les euphémismes rhétoriques, de cesser de substituer l’action humanitaire au combat politique, et de se décider à prendre position clairement en appelant « organisation criminelle » le système capitaliste, « gangs maffieux » ceux qui, de droite ou de gauche, le dirigent et en tirent bénéfice, et « complices » tous ceux qui ne le combattent pas ouvertement. Leur image en sera peut-être écornée, mais elle y gagnera en crédibilité.

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    Jusqu’où tomberons-nous ?  (03/08)   

Il ne m’appartient pas d’établir si Jérôme Kerviel, l’opérateur de la Société Générale qui a reconnu avoir hasardé quelques milliards d’euros de sa banque dans des spéculations calamiteuses, a agi de sa propre initiative ou en service commandé (les deux démarches ne s’excluant d’ailleurs pas nécessairement).

En revanche, ce que la sociologie et le bon sens autorisent à dire, me semble-t-il, c’est que des faits aussi graves ne devraient pas focaliser l’attention, à la façon de la grande presse inculte et sous influence, sur les comportements de quelques individus isolés, qu’ils soient des chefs ou des exécutants, mais sur ce que ces comportements révèlent de la logique profonde d’un système global, celui du capitalisme financier en l’occurrence, qui tend à transformer tout être humain en serviteur inconditionnel de l’Argent.

Ce que montre en effet l’affaire de la Société générale, au-delà de l’extrême perversité des technologies de la spéculation financière dont les mécanismes permettent aux grands investisseurs de s’enrichir davantage encore en dormant sur leur matelas d’actions et de titres, et aux petits porteurs de se ruiner, c’est le conditionnement psychologique et moral par lequel le système façonne l’entendement et la sensibilité de populations entières, PDG, cadres, actionnaires, employés et clients confondus, tous communiant dans le culte de la nouvelle Trinité : Capital, Bénéfices et Saint-Profit. Que reproche-t-on en fait à Jérôme Kerviel, sinon d’avoir été un peu trop téméraire, ou pas assez chanceux, dans l’exercice d’une compétence hautement qualifiée et reconnue, pour l’acquisition de laquelle il a fait des études supérieures et obtenu des diplômes universitaires ? Si les placements qu’il a risqués avaient, comme espéré, rapporté d’autres millions d’euros à la Société Générale, il aurait poursuivi, avec félicitations de ses employeurs et prime de rendement à la clé, sa tâche habituelle et grassement rétribuée qui consiste à expédier d’un judicieux clic de souris des ordres d’achat et de vente en bourse. Ils sont désormais légion un peu partout à faire fonctionner la machine à engraisser le capital, avec l’unique souci, tels d’invétérés joueurs de poker, de rafler le pot sur le tapis, sans jamais se préoccuper un seul instant de savoir combien d’êtres humains en chair et en os, le clic de leur souris va condamner, quelque part dans le monde, au dénuement, voire à l’anéantissement, ni combien d’hommes, de femmes et d’enfants doivent croupir dans la misère pour faire un riche à milliards. Le crime qui consiste à pousser des pauvres au désespoir demeurera impuni, même pas imputé. Le seul crime inexpiable est d’avoir touché aux profits de la Banque, d’avoir lésé le capital. Que la planète crève s’il le faut, mais qu’on ne touche pas à notre Fric ! C’est là le seul impératif moral. Mais, que l’on sache, l’opinion publique des grands pays dits civilisés, dans sa très grande majorité, loin de s’insurger contre un tel système, y adhère foncièrement, que ce soit avec enthousiasme ou comme à un moindre mal. A l’exception de quelques rares minorités éclairées, nos élites intellectuelles et morales comme nos foules domestiquées, nos « pipoles » jouisseurs comme notre « grand public » avide de réjouissances, n’ont pas un mot pour dénoncer cet autre immense et monstrueux holocauste perpétré par le capitalisme mondial, par les Maîtres du Monde et leurs auxiliaires sans conscience. Ses principaux planificateurs étaient récemment réunis à Davos, et notre Premier ministre est venu docilement y réaffirmer l’engagement de la France.

Peuple français, es-tu vraiment tombé si bas que tu sois devenu le complice de ces gens-là et de leurs abominables entreprises ?

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    Autoplumage (04/08)   

Après Mitterrand, qui jurait de mettre fin à l’immoralité de ceux qui s’enrichissent en dormant, après Jospin, qui invoquait les limites de l’Etat pour ne pas faire ce pour quoi les socialistes avaient été élus, après Chirac qui faisait des promesses n’engageant que ceux qui les écoutaient, voici Sarkozy qui accroît à son tour les profits des riches en oubliant sa promesse d’augmenter le pouvoir d’achat des travailleurs.

Ce bafouage éhonté des valeurs républicaines d’égalité dure depuis des générations. Mais avec une admirable constance, ou un singulier masochisme, les Français continuent, en majorité, à élire des gens sans parole, mais non sans aplomb, qui n’ont de cesse de démentir par leurs décisions leurs généreux engagements de campagne. Il est vrai que l’application même de la loi électorale creuse un abîme entre la société civile et sa représentation politique. De même que les légistes de l’Ancien Régime avaient réussi, par l’invention de la théorie du droit divin, de la règle de primogéniture, et le recours à quelques autres astuces comme la loi salique, à légitimer le despotisme de la lignée la plus forte et du monarque le plus puissant, de même nos constitutionnalistes baptisent du beau nom de démocratie, le despotisme de la grande bourgeoisie sur le reste du peuple et qualifient de représentatif un système électoral qui envoie aux chambres du Parlement, une majorité massive de riches ou de fondés de pouvoir des grands possédants, bien décidés à ne rien céder de leurs privilèges.

De même que jadis les titulaires des postes de pouvoir civils et religieux se recrutaient exclusivement dans les rangs de la noblesse, ou à la rigueur d’une bourgeoisie avide d’anoblissement, de même dans nos démocraties le peuple est-il invité à remettre son destin aux mains des milliardaires ou de leurs représentants, une « élite » d’avocats, de médecins, de professeurs, de journalistes, d’entrepreneurs, de hauts fonctionnaires et de cadres supérieurs, qui ont en commun, quand ils ne sont pas eux-mêmes immensément riches, d’avoir des ressources bien supérieures à la moyenne, de vivre sans vergogne sur un grand pied aux frais des contribuables et de ne jamais connaître les fins de mois difficiles, le surendettement, ni les retraites misérables, grâce aux augmentations substantielles de leurs émoluments, indemnités, frais et pensions, qu’ils se votent sans sourciller à eux-mêmes dans le même temps qu’ils appellent les salariés à plus de sacrifices et d’austérité.

Comment imaginer que des gens façonnés par un tel mode de vie, imbus d’une telle philosophie, avec ce que cela implique de bonne conscience et de mauvaise foi, s’attachent à résoudre vraiment les problèmes d’une masse de travailleurs voués à la pauvreté et à l’insignifiance ? Quelle est la probabilité de voir réapparaître, dans la typologie des « représentants du peuple », des figures comme celles d’Aristide le Juste ou de Caton l’Ancien, qui tenaient à honneur de vivre comme les simples laboureurs et de ne pas profiter de leurs charges pour s’enrichir ? Sans aller jusque-là, est-il encore imaginable d’envoyer dans les palais de la République, au lieu d’une majorité de sectateurs du Veau d’or, une majorité de députés, de sénateurs et de ministres qui soit à l’image de la composition sociologique de notre peuple, avec une majorité d’ouvriers, d’employés de bureau, de petits agriculteurs, de modestes artisans, des ajusteurs et des postières, des conducteurs de bus et des femmes de ménage, des mineurs de fond et des techniciens de surface, des métallos et des institutrices, des cheminots et des caissières, bref, la France innombrable du travail probe, fatigant et anonyme, au lieu de ces distingués amis du grand patronat, plus préoccupés de se mettre en scène que de défendre le peuple qui les a mandatés…et qui s’apprête, hélas, à les réélire ?

Les puissants de toutes les époques ont pratiqué l’art de plumer la volaille sans la faire crier. Il appartenait à la démocratie bourgeoise de perfectionner cet art en éduquant la volaille à se plumer elle-même.

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    Contre-réforme (05/08)   

Dans le vocabulaire politique et social actuel, l’un des termes les plus caractéristiques est assurément celui de « réforme ». Surtout depuis le triomphe du sarkozysme qui en a fait le thème le plus obsédant de sa propagande, répercuté à satiété par les médias. A vrai dire, ce n’est pas d’hier que le « réformisme » tous azimuts s’est répandu en France.

On peut même, plus précisément, remonter aux années 8O, à l’époque où le parti socialiste, renonçant à faire la politique économique et sociale de gauche promise lorsqu’il était dans l’opposition, a entrepris d’effectuer un « recentrage », c’est-à-dire un virage à droite, dont on peut, avec le recul, mesurer les effrayants dégâts dans tous les domaines.

Jusque-là le parti socialiste était déjà un parti « réformiste ». Mais ce qu’il appelait des réformes, c’était, conformément à la tradition sociale-démocrate, des mesures visant à améliorer les conditions de vie et de travail de la masse des salariés, des petites gens, et donc, à défaut de mettre sans délai un terme aux méfaits du capitalisme, à empêcher celui-ci d’aller au bout de sa logique anti-sociale et d’exploiter à outrance le travail des classes laborieuses. L’exemple le plus remarquable de politique réformiste favorable aux masses, reste l’ensemble des mesures mises en œuvre par le Front populaire. C’est dire que le réformisme originel, loin de se vouloir un auxiliaire du capitalisme, s’en déclarait doctrinalement l’adversaire, et s’il s’opposait au courant révolutionnaire sur le choix de la méthode, il en partageait la vision finale : l’abolition du capitalisme et l’instauration du socialisme.

Mais tout changea lorsqu’en 1983 le PS mitterrandien décida d’opérer son virage à droite ou plus exactement son tête-à-queue. Les socialistes ne pouvaient décemment dire aux populations qui les avaient ramenés au pouvoir : « Excusez-nous bonnes gens, mais nous avons décidé de tourner le dos à la voie suivie jusqu’ici par le courant réformiste, en direction du socialisme. Nous allons rejoindre les autres partis sociaux-démocrates européens dans la collaboration avec les classes possédantes et dirigeantes. Nous ne voulons plus détruire le système capitaliste, nous voulons participer loyalement à sa gestion. Le capitalisme est la fin de l’Histoire. Il faut s’en accommoder. Travailleurs, foin des rêveries utopiques, soyez réalistes, retroussez vos manches et faites fructifier le Capital dont vous n’aurez jamais que des miettes. Telle est désormais la voie réformiste ». Ne pouvant tenir ouvertement un tel langage, les socialistes de la « gauche-caviar » continuèrent à s’appeler « socialistes » et à manier la phrase réformiste, pour duper les électeurs, et en partie pour se duper eux-mêmes, baptisant « réformes » des mesures qui avaient pour effet de renforcer la domination du capital sur le travail. On peut donc affirmer, sans abuser des mots, que le revirement socialiste a inauguré une des plus formidables impostures dont probablement l’histoire gardera le souvenir : celle qui consiste à faire passer pour une politique réformiste au sens traditionnel, une politique qui est en réalité une contre-réforme néolibérale intégriste essentiellement opposée à l’intérêt général (démantèlement de l’Etat-providence, casse des services publics, privatisations, dérégulation, rigueur salariale, précarité, etc.) L’imposture des socialistes a évidemment fait école à droite. Lorsque la bancale « gauche plurielle » eut vidé les étriers et que la droite fut revenue « aux affaires », celle-ci n’eut plus qu’à entonner la rengaine des « nécessaires réformes dont notre pays a besoin », sans jamais préciser que c’est le capital qui en a besoin pour mieux régner. La soi-disant gauche avait fait le lit pour que la droite s’y couche sans même avoir à changer les draps. Et maintenant c’est Sarkozy, grand contre-réformateur devant l’Eternel, qui s’y prélasse. Bravo et merci les socialistes !

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    Faux et usage de faux  (06/08)   

Au cours d’un échange avec des journalistes qui se pourléchaient de l’entendre, M. Jean-Marc Ayrault, Président du groupe PS à l’Assemblée, a déclaré avec aplomb : « La presse est libre et indépendante. »

De deux choses l’une : ou bien M. Ayrault ignore tout de l’état réel du journalisme d’information et de l’inféodation de la presse au pouvoir politique et aux puissances financières. Dans ce cas, qu’il prenne la peine de s’informer. Des travaux sérieux existent sur le sujet. Il découvrira alors que de grands groupes industriels et financiers, comme Bouygues, Lagardère, Dassault, Pinault, Rothschild, et autres amis du peuple et des Lumières, sont les propriétaires de la plupart des grands titres de la presse écrite, des grandes chaînes de télévision et des grandes stations de radio. Il sera éclairé sur l’appartenance idéologique et politique de tous les journalistes placés aux postes de commande de ces entreprises de presse, il aura une idée de la composition du CSA, il prendra la mesure des dégâts infligés par la tyrannie des annonceurs et l’emprise publicitaire, enfin il sera édifié sur les conditions dans lesquelles fonctionnent les rédactions et où se fabrique une information biaisée de A à Z parla connivence et l’autocensure, le sensationnalisme, l’inculture, la précarité, etc.

Si après cette remise à niveau de ses connaissances, M. Ayrault continue à parler d’indépendance et de liberté de la presse comme d’un fait établi, alors c’est que nous sommes effectivement arrivés au stade de la propagande totalitaire décrit par Orwell, où les mots signifient exactement le contraire de ce qu’ils voulaient dire à l’origine. Si à la rigueur M. Ayrault avait déclaré : « Il existe encore en France une presse libre et indépendante, constituée de quelques titres de la presse écrite, animés avec une conviction et un désintéressement allant souvent jusqu’au total bénévolat, par de petites équipes courageuses et lucides, qui refusent la manne publicitaire pour mieux se battre contre les mensonges et les injustices de l’ordre établi, comme font par exemple CQFD, Le Plan B, La Décroissance, Le Sarkophage, et tant d’autres que je ne peux énumérer », alors on ne pourrait que souscrire à ses propos, surtout s’il avait ajouté : « Malheureusement, tous ces organes de presse sont devenus atypiques et quasi marginaux en dépit ou plutôt à cause de leur admirable résistance. En additionnant tous leurs lectorats respectifs, y compris ceux des plus diffusés d’entre eux, comme Le Monde diplomatique ou Le Canard enchaîné, on n’atteindrait pas l’audience ordinaire d’un des grands journaux télévisés quotidiens. C’est dire que l’antidote vaillamment distillé par cette presse critique reste très en deçà de la quantité de poison massivement déversée par les grands médias audiovisuels. Et ceux-ci, ouvertement ou hypocritement, se font tous les avocats du monde capitaliste ». Voilà ce que M. Ayrault aurait pu dire, mais il ne l’a pas dit. Il a proféré au contraire un énorme mensonge. Non pas parce qu’il ignorerait tout de ce qui vient d’être rappelé. Une telle ignorance serait indigne d’un président de groupe parlementaire. L’autre hypothèse, la plus probable, c’est que, bien qu’il soit parfaitement informé de l’état actuel d’aliénation de la grande presse, il se garde bien de le dénoncer, pour la raison décisive qu’il sait d’expérience à quel point cette institution gangrenée par l’argent fait corps avec le système en place, dont lui et son parti sont devenus des suppôts zélés, et parce qu’il a conscience de la nécessité de conserver le soutien de cette presse de propagande pour perpétuer l’alternance au pouvoir des différentes fractions de la bourgeoisie. Si Paris valait bien une messe, le retour « aux affaires » vaut bien un brevet de moralité à la journaille. Encore une illustration de la complicité des grands médias et des pouvoirs dans leur entreprise conjointe de faux-monnayage !

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    Le génie et l’audace (07/08)   

Bertrand Delanoë vient de publier un livre dans lequel il exhorte son parti, le PS, à faire preuve d’audace. « Bigre, se dit le lecteur un peu naïf en lisant cette information abondamment répercutée par les médias, Delanoë, maire de Paris, aurait-il été visité par le génie de cette merveilleuse capitale dont la population a été si longtemps soulevée par les plus nobles idéaux, à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire ?

Aurait-il entrepris de ramener son parti dans la voie qu’il n’aurait jamais dû quitter, celle qui conduit, de façon démocratique, au véritable socialisme et non à sa caricature sociale-démocrate ? Ah, certes, il faudrait bien de l’audace au PS pour retrouver le chemin de l’honneur et Delanoë a bien raison de le rappeler au respect de sa mission anticapitaliste, dans la lignée de Guesde et de Jaurès ! »

Las, en poursuivant sa lecture, le lecteur naïf découvre que l’audace selon Delanoë, ce n’est pas celle qu’il faudrait pour redevenir de vrais socialistes, mais pour se rallier au libéralisme !.. Le lecteur naïf en reste pantois : que faisait donc le PS au cours de ces derniers lustres, surtout quand il était au pouvoir ? N’était-ce donc pas du libéralisme ? Les privatisations, la police salariale, l’exclusion et la précarité, les cadeaux aux entreprises, le soutien au projet de Traité européen, etc., c’était quoi, ça, du socialisme ? Delanoë pourrait-il citer une seule mesure prise par les gouvernements « socialistes » successifs qui puisse être qualifiée de socialiste au sens propre et non affadi, ni expurgé, ni perverti, du terme ? Depuis des décennies le PS, s’alignant sur la social-démocratie européenne, n’a cessé de se comporter en gérant loyal du capitalisme, et de faire du social-libéralisme. Delanoë estimerait-il que dans ce libéralisme-là, le social est de trop ? Dans ce cas il est mûr pour entrer à l’UMP et sans doute Sarkozy va-t-il lui offrir un strapontin dans son gouvernement. On peut aussi faire l’hypothèse plus favorable – qui laisserait à Delanoë le bénéfice de la franchise – que le maire de Paris a simplement invité ses amis politiques à mettre leur discours en accord avec leur pratique et à abandonner leur référence mensongère au socialisme. Mais dans ce cas pourquoi parler d’audace ? Delanoë se paie de mots, il se gargarise, en bon communicateur qu’il est. Quelle audace ne faut-il pas, en effet, pour voler au secours de la victoire et surfer sur la vague idéologique dominante ! Que de hardiesse, de bravoure, de folle témérité ne faut-il pas aujourd’hui pour reconnaître qu’on ne croit plus au socialisme ni à la lutte des classes, qu’on trouve cela démodé, obsolète, furieusement ringard et qu’on ne jure plus que par la liberté d’entreprise, le marché et le profit maximum ? A moins que le PS ne soit tombé si bas qu’il lui faille des tonnes d’audace pour seulement faire preuve d’une once d’honnêteté. En vérité que risque-t-il à admettre explicitement qu’il est devenu un parti bourgeois libéral comme les autres, qui travaille pour les patrons et se fait élire par les employés ? Il y perdrait peut-être quelques poignées de vieux grognards socialistes, mais il ratisserait encore plus large chez les petits-bourgeois qui ont fait sa fortune, et en particulier chez les cadres, supérieurs, moyens et inférieurs, de la région parisienne et d’ailleurs, à qui la « culture d’entreprise » tient lieu d’évangile et de viatique. Non décidément, Delanoë, pas plus que ses camarades, n’a été revisité par le Génie de la Bastille. Celui-ci n’est plus qu’une statue vide scotchée au sommet de sa colonne, encombrée de ses chaînes brisées et de son flambeau inutile, vestige dérisoire d’un juillet aboli où le peuple parisien était capable de renverser des murailles et avait l’audace, la vraie, de faire ce que l’on appelait alors « la Révolution ». A l’Hôtel de Ville de Paris, on ne fait plus que des mondanités, avec stars de service, champagne et petits fours.

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    L’Hydre  (09/08)   

« Vous pourfendez volontiers « le système capitaliste » », m’a-t-on dit, « et je souscris à vos critiques. Mais vous vous en prenez moins souvent à des individus nommément désignés qui sont bien pourtant des auteurs reconnus des méfaits et des iniquités que vous dénoncez. Sans eux, « le système » ne pourrait rien, n’existerait même pas. Pourquoi ne pas les clouer publiquement au pilori ? »

Vieille fausse opposition que la sociologie a héritée de la philosophie sociale mais dont on a malheureusement du mal à se débarrasser. Il est vrai qu’un système social, quel qu’il soit, ne serait rien s’il ne s’incarnait dans une population d’individus dont chacun contribue d’une façon ou d’une autre, à le faire fonctionner, à le reproduire et/ou le changer. Il n’y a pas lieu d’opposer individu et système. L’un c’est aussi l’autre. On ne peut pour autant réduire un système à la somme des individus qui le composent ici et maintenant, pas plus qu’on ne peut réduire une horloge à la somme de ses rouages. Pour des raisons évidentes. D’abord la durée de vie d’un système excède, et de très loin, celle de n’importe quel individu. Personne parmi les millions d’hommes et de femmes qui faisaient fonctionner le capitalisme français il y a 150 ans n’est plus de ce monde.

Mais le capitalisme, lui, continue à prospérer et à exercer ses méfaits à travers de nouvelles générations qu’il a façonnées à son usage et qui le servent en s’en servant. Le système capitaliste n’a attendu la naissance d’aucun(e) d’entre nous pour exister, et chacun(e) d’entre nous, considéré(e) isolément, ne dispose à titre personnel que de moyens très limités pour agir sur son fonctionnement. Seule l’action de masse (« tous ensemble ») peut avoir l’ampleur et la force nécessaires pour peser sur des structures sociales. Il faut avoir l’humilité d’admettre – même si ce constat est ulcérant pour notre narcissisme – qu’au regard du système, nous sommes, en tant qu’individus, assez largement interchangeables. En effet tout système social s’incorpore, dans des proportions et à une profondeur que la plupart des individus ne soupçonnent même pas, dans tout individu et pas seulement chez quelques-uns qui seraient ses seuls fondés de pouvoir et donc seuls responsables de son fonctionnement. Ce qui fait sa force, c’est sans doute, plus encore que l’adhésion délibérée de quelques-uns, le soutien par défaut du plus grand nombre.

C’est sur ce terrain-là, celui de l’idéologie entendue comme processus d’intériorisation de la logique objective d’un système dans la sensibilité, l’entendement et le comportement des individus, que la critique sociale devrait aujourd’hui investir davantage son énergie, en paroles et en actes. Je ne suis donc nullement hostile au fait qu’on critique nommément des personnes, pour autant qu’elles sont des incarnations exemplaires du système dans un domaine ou un autre et qu’elles en tirent bénéfice ou s’en font les défenseurs. Bien au contraire, j’apprécie qu’on les attaque avec justesse, avec vigueur et si possible avec talent. Certains y font merveille et j’y applaudis. Mais je crois aussi utile d’insister sur l’autre versant du système, celui du logiciel dans la machine, qu’on voit moins immédiatement, sans doute parce qu’il fonctionne dans la pénombre et qu’il implique bien plus de monde qu’on ne croit, y compris parmi les adversaires déclarés du système.

De même qu’on n’a pas renversé le régime féodal en se bornant à dénoncer publiquement les ci-devant, de même on ne battra pas l’ordre capitaliste, en se contentant de pilorier certains de ses représentants, si odieux soient-ils, si mérité que soit leur opprobre, si nécessaire que soit leur dénonciation et quelque plaisir qu’on y prenne. Les têtes de l’hydre repoussent à mesure qu’on les coupe. On ne peut tuer l’hydre qu’en lui arrachant le cœur : le pouvoir de l’argent et sa force corruptrice. La révolution, c’est l’abolition d’un système, pas un jeu de massacre. Il importe de garder cela à l’esprit.

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    Exercice de rentrée (10/08)   

En cette période de rentrée scolaire, je me permets de suggérer aux enseignants de tous niveaux le petit problème suivant, à l’intention de leurs élèves ou étudiants :
Etant donné que…

1/ nous vivons dans un monde où une minorité de gens très riches ne peut jouir de son existence que si son univers demeure inaccessible au reste du genre humain, car « son orgueil ne voudrait pas même devenir Dieu, s’il ne lui restait plus de malheureux à insulter et à traiter en esclaves, si le luxe de son bonheur ne devait plus être relevé par les angoisses de la misère, si l’étalage de ses richesses ne devait plus torturer les indigents et allumer leur désespoir » (Thomas More, L’Utopie, II, 8) ;

2/ le mode de vie ultra-dispendieux de ces richissimes gaspilleurs leur impose d’accaparer une part toujours plus grande des richesses, ressources et profits de toute nature qui devraient servir au contraire à satisfaire les besoins légitimes de l’immense multitude d’humains qu’on laisse croupir un peu partout ;

3/ le prélèvement de cette part de profits léonins implique le développement d’une production pour des marchés de masse incitant des millions de consommateurs à l’achat compulsif et excitant en permanence leurs désirs jusqu’à l’absurde ;

4/ pour la plupart, ces consommateurs sont des salariés modestes (quand ils ont un emploi) férocement exploités pour grossir les profits et qui doivent s’endetter à vie pour accéder au marché ;

5/ la masse des richesses disponibles n’est pas extensible à l’infini et les ultra-riches préfèrent la guerre sous toutes ses formes (même civile) à tout partage raisonnable au prorata des besoins de tous ;

6/ le maintien du taux de profit le plus élevé possible ne peut se faire qu’au prix d’un productivisme aveugle, d’une utilisation démentielle des ressources (y compris humaines) et d’atteintes criminelles à l’environnement ;

7/ la minorité des ultra-riches tient en mains, directement ou par serviteurs interposés, tous les moyens matériels et symboliques de faire fonctionner la « démocratie » à son avantage et il n’y a donc aucun moyen institutionnel légal de mettre fin à un tel désordre ;

8/ l’affaissement moral des masses comme des élites ne laisse plus subsister que des îlots de résistance à l’aliénation idéologique du monde occidental ;

9/ la propagande obsédante des féodalités politico-économiques capitalistes a installé partout des fantasmes de succès social et d’enrichissement personnel, même chez les pauvres à perpétuité ;

10/ tout le monde ne peut pas devenir ultra-riche vu que nous vivons…etc. (voir suite ci-dessus alinéa 1) ;

Répondez aux questions suivantes :

a/ Combien de temps encore un système aussi aberrant et inhumain peut-il durer ?

b/ Les problèmes inextricables qu’il pose sont-ils susceptibles d’être résolus rationnellement et dignement, ou bien s’agit-il d’une nouvelle version de la quadrature du cercle ?

c/ Une politique comme celle de Sarkozy est-elle de nature à apporter de bonnes solutions ?

d/ Et celle des « socialistes » ?

e/ Alors pourquoi les Français les élisent-ils ? Serait-ce qu’ils se fichent pas mal des solutions faute d’être en mesure de voir où est le problème ?

On remarquera que l’énoncé est ainsi formulé qu’un enseignant peut facilement y introduire des données numériques (du type 20% les plus riches s’approprient 80% des richesses de la planète, revenu par habitant, coût d’une trithérapie, d’un puits, d’une école, etc.), de sorte que ce problème peut être proposé aussi bien comme exercice d’arithmétique, ou d’instruction civique, en CM2, que comme sujet de dissertation en classe de philosophie, ou en TP de licence d’économie, ou comme sujet de DEA en science politique, ou encore comme épreuve au concours d’entrée de l’INSEE et de l’ENA.

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    Le doigt de Dieu (11/08)   

Frédéric Bastiat (1801-1850) a été et demeure l’un des grands penseurs du libéralisme économique. On rapporte que ses œuvres faisaient partie des lectures favorites de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. On comprend pourquoi quand on parcourt quelques-unes des pages au long desquelles il ne cesse de pourfendre, dans un style incisif et limpide, le socialisme, les interventions de l’Etat et du gouvernement, l’organisation, la solidarité, la compassion, le syndicalisme, le monopole, bref, tout ce qui, à ses yeux, peut perturber si peu que ce soit le libre jeu concurrentiel des forces économiques et sociales et les empêcher de tendre vers la plus grande harmonie.

« Harmonie », tel est le maître-mot de sa pensée, dont il a d’ailleurs fait le titre de son ouvrage le plus célèbre, Harmonies économiques, considéré comme un des textes sacrés du libéralisme.

On y trouve, entre autres propos édifiants, la formulation du principe fondamental (dit « loi de Bastiat ») qui s’énonce : « Les intérêts (individuels) abandonnés à eux-mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance progressive du bien général. » L’ouvrage expose brillamment la démonstration de cette « loi naturelle », au terme de laquelle l’auteur conclut : « L’harmonie ne consiste pas dans l’absence absolue du mal, mais dans sa graduelle réduction. Le corps social, comme le corps humain, est pourvu d’une force curative dont on ne peut étudier les lois et l’infaillible puissance sans s’écrier : Digitus Dei est hic » (C’est le doigt de Dieu).

On pourrait, sans malice excessive, faire remarquer à ses disciples actuels, que l’évangile de l’apôtre Bastiat ayant été rédigé au milieu du XIXe siècle, il faut beaucoup, sinon de mauvaise foi, du moins de foi tout court pour considérer que tout ce qui s’est passé depuis plus d’un siècle et demi dans le monde, sans parler de tout le cours de l’histoire qui a précédé, est allé dans le sens de « la prépondérance progressive du bien général » et de l’instauration d’une « harmonie » grandissante entre les intérêts des uns et des autres. Au contraire, le système de l’économie libérale capitaliste n’a cessé de faire la démonstration, effroyablement coûteuse à tous égards, de son incapacité à résoudre ses incohérences et à répondre de façon, ne disons pas très harmonieuse, mais simplement décente, aux besoins les plus légitimes des populations de la planète. « Ah mais, plaideront les adeptes du libéralisme, c’est que justement les Etats et leurs dirigeants de tous bords ont voulu se mêler d’organiser, corriger, optimiser, le cours des choses, et ce faisant, ils l’ont dévoyé gravement. » On aura beau leur opposer que toutes les sociétés humaines connues ont pratiqué cet interventionnisme et qu’historiquement on ne voit pas quand, depuis l’expulsion de l’Eden, la fameuse loi naturelle inventée par Bastiat aurait pu jouer assez librement pour qu’on puisse être assuré de sa réalité, ils n’en démordront pas. Ces gens-là sont des intégristes.

En vain tirera-t-on argument de l’état actuel d’un monde que la recherche insatiable du profit capitaliste a mené au chaos et précipité, une fois de plus, dans une crise catastrophique à laquelle – ô cruelle ironie et suprême affront – on n’a pas trouvé d’autre remède (si c’en est un) que l’intervention massive de l’Etat pour combler avec des fonds publics les gouffres creusés par la libre spéculation des capitaux privés, remède qui laisse sceptique sur la « force curative » intrinsèque du système ; ils s’obstineront à trouver, à la façon de l’ange Jesrad répondant au sage Zadig, qu’ « il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien ». Surtout quand du mal des petites gens sort le bien des grands prédateurs. En tout cas laissons faire la main invisible et le doigt de Dieu : ils finiront bien par égaliser toutes les conditions, à la longue…

Et s’il y en a qui doutent ou qui sont pressés, eh bien, ils n’ont qu’à faire la révolution !

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    Culte vaudou (12/08)   

Chacun aura apprécié à sa manière l’initiative prise par la société d’édition qui a mis en vente deux « coffrets vaudous » contenant une poupée à l’effigie, l’un de Nicolas Sarkozy, l’autre de Ségolène Royal, avec une douzaine d’aiguilles et une notice pour jeter des sorts aux deux victimes en les piquant aux bons endroits. On peut regarder cette opération commerciale comme un simple gag (c’est le parti pris par Royal) ou au contraire comme un outrage (c’est le sentiment de Sarkozy). Ni l’une ni l’autre de ces réactions ne me paraît convenir à la nature d’un acte dont la signification implicite échappe probablement à ses auteurs eux-mêmes.

Je n’y vois en effet, ni vraiment une offense, ni tout à fait une plaisanterie, mais bien plutôt une sorte de métaphore de ce qu’est devenu le combat politique et idéologique dans notre pays.

Car enfin, que font depuis longtemps les soi-disant opposants à la politique de régression continûment menée par nos princes et que fait la prétendue gauche institutionnelle, politique, syndicale et associative, sinon multiplier les cérémonies rituelles et les formules incantatoires, des simulacres de débat parlementaire jusqu’aux mobilisations en ordre dispersé, en passant par les grèves sans lendemain ? Que font toutes ces protestations platoniques, toutes ces gesticulations médiatiques, sinon donner des coups d’épingle dérisoires dans la poupée fétiche de l’ordre établi ?

Quoi, voilà des lustres que les gestionnaires de droite et de « gauche » du système capitaliste ont entrepris, sous couvert de réforme, la démolition méthodique de toutes les conquêtes de la démocratie sociale, de toutes les institutions de l’Etat-providence, de toutes les structures du service public, de la sécurité sociale à l’enseignement et à la recherche, de la santé à l’emploi, du logement à la justice, voilà un régime qui a réussi à soumettre comme jamais le travail au capital, à accroître de façon indécente et cynique les inégalités, à léser les légitimes intérêts de presque toutes les catégories de salariés, à casser des pans entiers de notre économie, à ruiner notre environnement par le gaspillage et la spéculation, à désespérer la jeunesse par le chômage et la précarité, voilà un Etat aux ordres des puissances d’argent, un Pouvoir qui justifie l’injustice et bafoue la démocratie, voilà donc les exactions commises par nos nouveaux seigneurs, voilà des déprédations et des crimes qui en d’autres temps auraient fait surgir des barricades ! Et tout ce que des millions de citoyens qui se disent furieux, exploités, spoliés, humiliés, méprisés et indignés, trouvent à leur opposer, c’est de défiler gaiement avec des mirlitons en guise de piques et des tambourins au lieu de canons, c’est de déléguer des Chérèque, des Thibault, des Mailly et autres foudres de lutte des classes, à de consensuelles « négociations » sans substance et sans conséquences, c’est d’élire comme députés les sempiternels faux jetons socialo-carriéristes, et c’est de bavasser pendant que le pays coule ! Autant en effet planter des aiguilles dans le ventre d’une poupée de chiffon, en proférant des abracadabras ! A peu de chose près, les résultats doivent être équivalents. Les extravagances scélérates des banquiers et de leurs traders ont plus fait pour ébranler le capitalisme que toutes les gauches réunies. Car c’est bien là que nous en sommes, nous, peuple de France, citoyen(ne)s d’une nation qui fit jadis rêver les peuples de la Terre, nous qui sommes devenus les sectateurs zombifiés d’un vaudou consumériste où, toutes classes confondues, nous nous laissons posséder par l’« esprit du capitalisme », ses maléfices et ses sortilèges. Merci aux petits futés des coffrets vaudous de nous l’avoir rappelé. Mais il semblerait que la « crise » terrible où vacille présentement le système fasse office d’exorcisme et que les zombis commencent à s’éveiller de leur transe hypnotique… Mirlitons, sonnez la diane ! Tambourins, battez la charge ! Le monde va peut-être enfin changer de base.

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    Jérémiades audiovisuelles (02/09)   

Mesdames et Messieurs les journalistes de l’audiovisuel public, vous êtes, paraît-il, très en colère contre la réforme décidée par Sarkozy qui, entre autres effets, va supprimer la publicité en soirée, et permettre à l’Elysée de nommer directement votre président sans passer par le CSA. Alors vous vous indignez contre « la mainmise du pouvoir » sur l’information, la perte de votre « indépendance », la « dégradation » prévisible de la qualité des émissions, et autres menaces de berlusconisation.

Est-ce à dire que jusqu’ici l’information n’était pas sous l’influence du pouvoir politique et économique, que vos dirigeants étaient indépendants et que la qualité de votre travail était digne de tous les éloges ? Non, bien sûr, il n’est pas possible que vous souteniez de telles prétentions !

Evidemment, personne ne doute des véritables intentions de Sarkozy qui vise un double objectif : d’une part faire un cadeau substantiel à ses amis les patrons de l’audiovisuel commercial et s’assurer plus étroitement leur gratitude et leur soutien ; d’autre part contrôler de plus près l’information publique où les amis, les fidèles et les créatures de la droite néolibérale sont plus ou moins concurrencé(e)s par les femmes et les hommes-liges de la « gauche » tout aussi néolibérale. Les nuances subtiles qui distinguent ceux-ci de ceux-là, constituent sans doute aux yeux des intégristes de l’Eglise sarkozyenne un éventail encore beaucoup trop large qu’il convient de resserrer en épurant un peu plus les personnels.

Puisque cela est vrai, vous avez donc raison de protester. Oui, mais en avez-vous encore moralement le droit ? Pour pouvoir crier au loup de façon crédible, il faudrait que vous commenciez par reconnaître la lourde part de responsabilité qui est la vôtre dans la situation indigne où l’audiovisuel public a sombré depuis bien longtemps à force de connivence et de servilité envers le pouvoir politique, à force d’agenouillement devant le pouvoir de l’argent et d’adhésion au nouvel esprit du capitalisme. Il faudrait que, au lieu de servir la soupe aux puissants, vous vous soyez battu(e)s inlassablement contre la « mainmise du pouvoir », les atteintes à « l’indépendance » et la « dégradation » des programmes, qui sont des faits établis de longue date. Mais, à l’exception d’une infime minorité de journalistes qu’on doit saluer avec respect parce qu’ils/elles ont eu la probité et le courage, au milieu de rédactions hostiles ou indifférentes, de dénoncer l’aliénation du milieu journalistique par l’argent et les amitiés politiques, la très grande majorité d’entre vous, par conviction partisane, par carriérisme, par lâcheté, par inculture ou par bêtise, est restée muette quand elle n’a pas collaboré d’enthousiasme à faire de l’audiovisuel public, à l’image de son homologue privé, une effarante machine à décerveler les humains et à pomper du fric. On ne vous a pas entendus protester, sinon du bout des lèvres, contre l’instrumentalisation hypocrite du CSA par le pouvoir, pourtant de notoriété publique, ni contre toutes les atteintes caporalistes à votre indépendance, ou à la liberté et à l’impartialité de l’information, ou aux règles élémentaires de la déontologie, ni contre la précarisation massive du travail des jeunes au sein de vos propres rédactions. Vous n’avez cessé de vous mobiliser au service de la contre-révolution libérale, de falsifier ou étouffer le débat démocratique et de vous comporter en supplétifs de l’ordre entrepreneurial marchand. Souffrez qu’il vous en remercie aujourd’hui.

Et puis cessez de déplorer la fin de cette publicité qui a tant fait pour pervertir votre métier. Vous devriez plutôt y voir une invitation à régénérer votre travail, après tant d’abaissement.

Allez, Mesdames et Messieurs les journalistes, on sait bien que vous êtes victimes d’un régime gangrené qui infecte tout ce qu’il régente. Mais franchement, on a du mal à vous plaindre, et plus encore à vous prendre au sérieux.

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    Hurrah for Obama (03/09)   

À l’occasion du sacre du roi Obama, nos médias américanolâtres nous ont invités à nous prosterner once more, devant cette admirable démocratie américaine qui, pour la première fois dans son histoire, a décidé de porter un Noir à la présidence. Que la journaille me pardonne d’introduire un bémol dans son Glory Alleluia, mais ça ne fait jamais qu’un siècle et demi environ d’écoulé depuis l’adoption du 14e amendement qui était censé faire des Noirs des citoyens américains à part entière.

En réalité ils ont eu droit, pendant tout ce temps, à un pourcentage de lynchés, d’emprisonnés, de condamnés à mort, de morts infantiles, d’illettrés, de chômeurs, de SDF et autres laissés-pour-compte, sans commune mesure avec celui de n’importe quel autre groupe ethnique.

Mais bon, il n’est jamais trop tard pour commencer à réparer ses crimes et si l’élection d’Obama préludait à l’émergence d’une élite noire (qui, pour être statistiquement représentative de sa communauté, devrait être de l’ordre de 12 à 15 %) dans les sphères dirigeantes des Etats-Unis, j’y applaudirais sans réserve. Mais en attendant que l’hirondelle Obama fasse un printemps dont nous souhaiterions ressentir les effluves progressistes en France également, qu’on me permette de faire remarquer à tous les Saint-Jean-Bouche-d’or qui se gargarisent actuellement dans les médias sur le thème à la mode du triomphe de la « diversité », que parmi les critères permettant de mesurer le grand bond en avant de nos démocraties occidentales, il en est un sur lequel ils restent remarquablement discrets, pour ne pas dire aphones. Et pour cause. En effet, autant ils se montrent diserts quand il s’agit de se féliciter des progrès réalisés en matière de diversité ethnique, sexuelle, culturelle, etc., autant ils se montrent évasifs quand se pose la question du progrès démocratique en matière économique et sociale. Pour une raison évidente : s’ils ont enfin compris, plus de cent ans après les premiers anthropologues et sociologues, que la diversité des humains est faite de différences (ethniques, sexuelles, comportementales, etc.) qu’il faut enregistrer pour ce qu’elles sont précisément, de simples différences de fait, d’origine tantôt naturelle, tantôt culturelle, que rien n’autorise à transformer en différences de valeur, comme font les racistes, les homophobes, les phallocrates, etc., en revanche, à propos de la diversité sociale, les partisans de l’ordre établi se refusent à admettre qu’il ne s’agit pas là de simples différences factuelles dont il faudrait s’accommoder, mais bien d’inégalités sociales imposées historiquement par la force et qui sont le produit d’une organisation sociale viciée. Le fait que l’idéologie dominante les ait toujours naturalisées ou culturalisées, comme si on était riche ou pauvre à la façon dont on est blond ou brun, quaker ou ismaélien, ne rend pas ces inégalités moins arbitraires ni moins barbares. Alors j’attends – sans trop d’illusions pour être franc – que tous les chantres si enthousiastes de la démocratie politique, ethnique, sexuelle, culturelle, etc., appellent expressément de leurs vœux l’instauration de la démocratie économique et sociale et la mise hors la loi civilisée de la pauvreté de masse comme de l’enrichissement privé. Quant à Monsieur le Président Obama, à mon tour « j’ai fait un rêve » ; c’est qu’il tienne aux Américains et au reste du monde le discours suivant : « Jusqu’ici on vous a fait croire qu’il était inévitable et normal qu’il y ait deux espèces humaines sur la planète, radicalement inégales en droits et en devoirs, en ressources et en avantages, un immense troupeau de damnés voués à la pauvreté et une minorité d’élus voués à l’opulence. Tout ça, c’est des foutaises, de la bullshit pour préserver les privilèges des grands possédants. Sachez qu’il est possible aujourd’hui de s’organiser autrement. Nous avons désormais les moyens d’instaurer un vrai socialisme démocratique. Osons le mettre en œuvre ! YES, WE CAN ! »

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    Mythologie scolaire (03/09)   

La problématique centrée sur l’insuffisance de moyens a le défaut de ne pas toucher au mythe fondateur de l’«Ecole républicaine», c’est-à-dire à la croyance illusoire à l’égalité des chances de tous les enfants en matière scolaire (…) La division de la société en classes très inégalement pourvues des diverses variétés de capitaux a des conséquences dans tous les domaines de la pratique sans exception, de la naissance des individus à leur mort, et donc aussi, inévitablement, sur le plan de leur formation scolaire.

Les causes fondamentales de l’échec scolaire massif doivent être cherchées dans ces inégalités des héritages en capital économique et financier, et même davantage encore, s’agissant de l’école, des héritages en capital culturel, que les enfants et leurs familles peuvent investir dans une formation scolaire effectuée sur le mode de la course d’obstacles et de la compétition à outrance.

L’échec scolaire, qui affecte surtout les enfants des classes populaires, a été rendu encore plus massif et plus évident par l’augmentation de la fraction d’origine étrangère de la population. Mais ce n’est pas un fait nouveau. Il a été sociologiquement établi et constamment vérifié depuis qu’on est en mesure d’analyser statistiquement les flux d’entrée et de sortie du système scolaire aux différents niveaux. A l’heure actuelle, alors qu’ils représentent environ 50% des élèves de l’enseignement général, les enfants d’ouvriers, employés et inactifs forment plus de 80% des «élèves en difficulté» regroupés dans les SEGPA (Sections d’enseignement général et professionnel adaptées). Un enfant de famille bourgeoise a six fois plus de chances en moyenne de faire des études supérieures qu’un enfant de famille populaire. Les déplorations rituelles et les rustines ministérielles successives n’y changent rien. Pourquoi ce phénomène présente-t-il une telle inertie? On peut répondre à la question en focalisant la problématique sur l’insuffisance des moyens, matériels, financiers et humains. C’est ce que font en particulier les syndicats d’enseignants et d’étudiants de l’éducation nationale, les associations de parents d’élèves, les partis d’opposition, etc. Les critiques et les revendications qui en émanent ne sont certes pas dépourvues de justification. Et on peut regretter qu’elles ne donnent pas lieu à des mobilisations plus massives et plus offensives encore, en réponse à des politiques qui visent, plus ou moins explicitement, à asphyxier le service public au bénéfice d’un secteur privé commercial qui, à terme, pourrait drainer toute la demande sociale de formation, et monopoliser ainsi une source immense de profits. Malheureusement cette problématique centrée sur l’insuffisance de moyens – sans compter le fait qu’elle tend à laisser parfois la question des moyens éclipser celle des fins (quelles études, pour faire quoi, former quel type d’humain?) devenue confuse à la mesure de l’anomie régnante – a surtout le défaut de ne pas toucher au mythe fondateur de l’«Ecole républicaine», c’est-à-dire à la croyance illusoire à l’égalité des chances de tous les enfants en matière scolaire. C’est là une idée, apparemment généreuse, héritée de la IIIème République mais dont la sociologie en général et celle de l’éducation en particulier n’ont cessé, depuis quelque cinquante ans, de démontrer l’absence de fondement réel. On continue toutefois à faire comme si l’École pouvait se constituer en îlot d’égalité républicaine dans un océan d’inégalité sociale si seulement on lui assurait tous les moyens nécessaires. Mais il s’en faut de beaucoup que l’École à elle seule puisse remédier, sinon très marginalement, aux inégalités considérables qui séparent au départ les enfants d’une même classe d’âge du fait de leur appartenance à des classes sociales différentes. La division de la société en classes très inégalement pourvues des diverses variétés de capitaux a des conséquences dans tous les domaines de la pratique sans exception, de la naissance des individus à leur mort, et donc aussi, inévitablement, sur le plan de leur formation scolaire. Les causes fondamentales de l’échec scolaire massif doivent être cherchées dans ces inégalités des héritages en capital économique et financier, et même davantage encore, s’agissant de l’école, des héritages en capital culturel, que les enfants et leurs familles peuvent investir dans une formation scolaire effectuée sur le mode de la course d’obstacles et de la compétition à outrance. Le capital culturel c’est l’ensemble des savoirs, savoir-faire, savoir-être, dont l’intériorisation très variable fait qu’un enfant, selon son origine familiale, est plus ou moins précocement familiarisé avec la culture dominante et plus ou moins bien préparé à répondre efficacement aux attentes de l’univers scolaire, à maîtriser les codes, les classements et les stratégies qui y prévalent. Le mythe de l’ « l’École libératrice» cher aux vieux «instits» d’autrefois, selon lequel tout enfant du peuple trouvait dans son cartable son bâton de maréchal ou, si l’on préfère, une cisaille pour couper ses chaînes, est la transposition à la compétition scolaire de la risible croyance à une concurrence pure et loyale entre les agents économiques, chère au libéralisme. Ce mythe a longtemps masqué le fait sociologique fondamental que l’institution scolaire, s’il est vrai qu’elle peut contribuer occasionnellement à la mobilité sociale et à la promotion de quelques dominés miraculeusement rescapés de la sélection par l’échec, reste pour l’essentiel, dans les sociétés de classes, un appareil de reproduction des rapports sociaux qui maintient dans l’ensemble les générations successives sur la même orbite sociale. Et ce n’est pas la condescendance des IEP qui accueilleront çà et là quelques petits pauvres méritants, qui bouleversera les statistiques de la ségrégation scolaire de masse. Qui pis est, non seulement l’École, dans toutes les «démocraties» occidentales, est impuissante à supprimer les avantages et les handicaps sociaux de départ, mais elle les légitime en les naturalisant en «dons» intellectuels et en «talents» certifiés, contribuant par là à transfigurer en méritocratie républicaine (célébration des «élites» de tout poil) un régime accaparé par les classes possédantes et dirigeantes. Comme Bourdieu et Passeron étaient déjà en mesure de l’affirmer au terme de leur grande enquête sur les étudiants et la culture (Les Héritiers, 1964), «l’efficacité des facteurs sociaux d’inégalité est telle que l’égalisation des moyens économiques pourrait être réalisée sans que le système universitaire cesse pour autant de consacrer les inégalités par la transformation du privilège social en don ou en mérite individuel». Tel le miroir magique qui assurait à l’affreuse reine qu’elle était toujours la plus belle, le système scolaire ne cesse de présenter à la société qu’il reflète une vision enchantée d’elle-même.

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    Pour un anticapitalisme radical et conséquent (04/09)   

A l’occasion de la parution du livre d’Alain Accardo, Le Petit-Bourgeois gentilhomme, Sur les Prétentions hégémoniques des classes moyennes (édition revue et actualisée), nous mettons en ligne un extrait de la Préface adressé à la gauche anti-capitaliste.

(…) À l’heure où je rédige cette préface, il est enfin question avec insistance d’une refondation de la gauche «anticapitaliste» et de la naissance d’un nouveau parti capable de prendre la relève des organisations de gauche de naguère qui ont honteusement failli à leur mission historique. Je considère avec sympathie cette entreprise de refondation et je me sens prêt à y participer pour peu que ses promoteurs me donnent le sentiment d’avoir vraiment réfléchi à la problématique esquissée dans le présent ouvrage. La question essentielle qui se pose en effet à la gauche révolutionnaire, ce n’est pas tant de savoir comment conquérir le pouvoir que de savoir précisément pour quoi faire. Parce que s’il ne s’agit que de redorer le blason d’une petite bourgeoisie en perte de crédit et de pouvoir d’achat, s’il ne s’agit que de permettre à de nouvelles «élites» de se partager postes et prébendes, de plastronner sous les projecteurs, de mettre davantage encore à la remorque de la petite bourgeoisie des classes populaires qui ne le sont déjà que trop; s’il s’agit de continuer à faire croire au «peuple de gauche», sous couvert de «libération», de «progrès», d’«ouverture au monde», de «développement durable», de «modernité», et autres slogans ineptes, que l’avenir du genre humain est voué au mode de vie made in USA, insane, schizophrénique, totalement aliénant et soumis aux exigences du capitalisme mondialisé, qui apparaît aux petits-bourgeois comme l’objectif suprême du progrès humain, alors non, merci ! Une fois suffit.

Selon moi (et quelques autres, j’ose l’espérer), un révolutionnaire conséquent, qui veut sincèrement mettre fin à la société d’injustice, d’inégalité, d’oppression, de pillage, de gaspillage et d’insondable bêtise qu’est devenue la société capitaliste occidentale, vaste foutoir consumériste et antre de maffieux où tout idéal a sombré, doit évidemment se déclarer anticapitaliste. C’est bien le moins. Mais ce n’est pas suffisant. Car un changement qui n’affecterait que les structures économico-politiques (suppression de la propriété privée des grands moyens de production, d’échange et d’information, autogestion des entreprises par les travailleurs, restauration de la souveraineté démocratique à tous les niveaux, etc.),si nécessaire et incontournable soit-il (je souligne pour ceux qui seraient tentés de penser que ce type de changement ne me paraît pas indispensable), un tel changement serait incomplet et pour cette raison gravement compromis à terme s’il ne s’accompagnait d’un effort inédit, courageux et persévérant, personnellement entrepris et lucidement assumé par le plus grand nombre (avec l’aide des institutions familiales, scolaires, de presse, etc.), pour dévitaliser les structures internes de personnalité (les façons de penser, de sentir, de percevoir la réalité et de se comporter) qui sont en relation de causalité circulaire avec le style de vie petit-bourgeois et qui nous asservissent à l’ordre capitaliste. Il faut se décider à cesser de bricoler, et à comprendre qu’une société vraiment humaine et vraiment civilisée est incompatible avec la persistance du Babbitt [Personnage éponyme du roman de Sinclair Lewis (1922), Babbitt est devenu la figure exemplaire de la middle class américaine.] que nous portons en nous, pas même avec celle de son modèle rectifié et repeint en vert. Il serait ruineux, pour un pays qui aurait initié une politique de rupture radicale avec le capitalisme, de ne pas attirer l’attention de sa population, au motif d’un respect mal compris de la personne humaine, sur la nécessité pour chaque individu de se changer en profondeur, de juguler ce qui persiste en lui/elle des anciens rapports de production et de domination, toute cette subjectivité avide, insatiable et débridée que le capitalisme libéral enracine chez ses créatures pour mieux les enchaîner à son char.

Il va de soi que cet effort, dont on ne saurait faire l’économie, pour priver le système d’une partie au moins de l’énergie qu’il nous emprunte, peut et même doit être entrepris par chacun(e) dès aujourd’hui, sans attendre un hypothétique Austerlitz électoral. Le genre de bataille qu’il faut mener n’a pas grand-chose à voir avec le calendrier des simulacres rituels et des révolutions de palais périodiquement organisés par nos maîtres.

La révolution est un combat contre soi-même au moins autant qu’une transformation des structures objectives qui nous entourent. La gauche anticapitaliste dans son ensemble en a-t-elle vraiment pris conscience ?

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    Les Avocats procureurs  (05/09)   

Voici que « la crise » provoquée par la démesure même du système et de ses exactions a fait exploser la façade qui permettait jusque-là de sauver les apparences. Le roi est nu, il montre sa lèpre et son insanité, et l’on entend de partout monter les cris d’horreur des courtisans du régime, depuis les salles de rédaction jusqu’aux cabinets ministériels.

Nombre de militants anticapitalistes n’ont pas attendu la crise actuelle pour dénoncer les tares et les vices d’un système économico-politique qui sacrifie les besoins de la collectivité à l’insatiable appétit de profits et aux fantasmes de puissance de grands groupes industriels et financiers avec leurs nomenklaturas et leurs clientèles. Pendant longtemps les anticapitalistes, marxistes ou non, ont été seuls à faire ce travail d’analyse critique, et leur voix détonnait au milieu du consensus ambiant qui réconciliait la droite traditionnelle et la gauche de gouvernement dans la célébration de l’économie de marché. Celle-ci était présentée comme la seule possible, parce que son réalisme et son efficacité proclamés étaient censés reposer sur des bases scientifiques indiscutables, celles de la science économique telle qu’on l’enseigne à l’Université, alors que ses opposants étaient dénoncés comme des esprits rétrogrades prisonniers d’une idéologie archaïque, ce qui justifiait qu’on les couvrît de sarcasmes et d’injures sans jamais leur donner la parole.

Mais voici que « la crise » provoquée par la démesure même du système et de ses exactions a fait exploser la façade qui permettait jusque-là de sauver les apparences. Le roi est nu, il montre sa lèpre et son insanité, et l’on entend de partout monter les cris d’horreur des courtisans du régime, depuis les salles de rédaction jusqu’aux cabinets ministériels. Désormais la consigne est: «Hâtons-nous de dénoncer le criminel, puisqu’il est découvert! Fustigeons le crime puisque nous ne pouvons plus le nier!».

Ceux qui s’en font aujourd’hui les procureurs sont les mêmes qui en étaient hier les avocats inconditionnels et qui clouaient les anticapitalistes au pilori. Ce sont les mêmes journalistes, universitaires, chercheurs, politiciens et autres préposés à la célébration du système, toute cette engeance carriériste, narcissique et jacassante qui vaticine dans les Instituts d’études politiques, pontifie dans les facs de science éco et campe dans les studios des grands médias, les mêmes qui encensaient, bénissaient, caressaient et lichottaient à qui mieux mieux le Capital tout-puissant, l’Entreprise et le Marché, ce sont eux qui, toute honte bue, dénoncent maintenant les «excès», les «dérives», les «abus» du système et parlent sans rire de lui refaire une vertu en l’«encadrant», le «régulant», le «moralisant». Donner de la moralité au capitalisme, assainir ses marécages, chasser ses miasmes, tempérer son avidité, lui fabriquer un masque d’humanité… Voilà de bien rudes travaux en perspective pour une vulgaire bande de bonimenteurs!

Je me permets de leur suggérer d’employer leur énergie à une tâche plus accessible et plus honorable : faire honnêtement leur examen de conscience, venir à résipiscence et reconnaître publiquement qu’ils se sont lourdement trompés, exprimer le regret de s’être compromis et avilis au service des puissants, présenter des excuses à tous ceux qu’ils n’ont cessé de stigmatiser et d’ostraciser, demander pardon pour tout le mal qu’ils ont pu faire directement ou indirectement en légitimant un système proprement maffieux, et enfin disparaître à tout jamais de notre horizon audiovisuel.

Mais sans doute est-ce là trop attendre de tous ces sectateurs du Veau d’or; c’est leur supposer des réserves intellectuelles et morales qu’ils ont probablement épuisées, s’ils les ont jamais eues. Quand on a vendu son âme au Diable, il n’est pas si facile de se racheter. Gageons qu’à la première embellie économique, leur chorale ragaillardie entonnera une fois de plus sa louange aux forces du Marché, à sa capacité intrinsèque de surmonter les crises, s’autorégénérer, etc. Ces gens-là sont des télévangélistes du capitalisme. Il faudra donc leur arracher le micro et leur appliquer un de ces bons «plans sociaux» qu’ils ont toujours approuvés jusqu’ici, quand les planifiés n’étaient que des petits salariés qu’on jetait par la fenêtre, sans parachute.

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    Lettre d’Ouchronia  (06/09)   

Un de mes correspondants m’a envoyé d’Ouchronia, une petite République des antipodes, la lettre qui suit…

« Cher ami,
Que vous êtes heureux et comme nous vous envions, vous, Français, d’être si admirablement gouvernés, par des dirigeants si honnêtes, si désintéressés, si pleins de justice et d’humanité, à l’image de toutes vos merveilleuses élites.

Ici, en Ouchronia, il en va tout autrement, hélas ! La Grande Révolution, que nos aïeux ont faite au XVIIIe siècle pour instaurer la démocratie, n’est plus qu’un événement tellement lointain que pour la plupart de mes concitoyens, elle pourrait aussi bien s’être déroulée au paléolithique et dans le Monomotapa. Au fil du temps, le peuple a été dépossédé non pas de tous ses droits, dont les plus fondamentaux sont encore formellement dans la Constitution, mais de la capacité de les faire appliquer réellement dans la vie quotidienne. Tous les moyens sont en effet tombés aux mains des plus riches qui accaparent l’Avoir, le Savoir et le Pouvoir dans tous les domaines, de sorte qu’ils décident souverainement de tout. Notre régime effectif est celui d’une oligarchie ploutocratique, c’est-à-dire, en termes plus ordinaires, la dictature des riches. Mais, fort habilement, les puissants ont conservé une façade démocratique à l’exercice de leur omnipotence : il leur suffit pour cela de faire ratifier par les urnes le « choix » de candidats et de programmes également favorables aux riches, donnant ainsi l’onction du suffrage universel à ce qui n’est qu’une mascarade. L’immense majorité de mes compatriotes s’accommode de ce simulacre rituel, et s’imagine avoir encore son mot à dire dans la conduite des affaires. En fait, ils sont d’autant moins portés à protester contre leur servitude qu’ils se sont plus longtemps bercés de l’illusion de pouvoir consommer toujours davantage et faire la fête leur vie durant, sans autre souci.

En ce moment néanmoins, on voit se multiplier les explosions de colère chez les simples salariés qui sont évidemment les plus durement touchés par les effets de « la crise ». Dans l’indignation de leur révolte ils vont parfois jusqu’à enfermer des patrons et des cadres dans leurs bureaux. Ce crime de lèse-majesté patronale fait frémir d’horreur tous les bien-pensants du pays. « C’est la Révolution ! » disent certains en blêmissant, avant de transférer leurs avoirs en Suisse. Et sans doute, jamais depuis des décennies la situation ne fut aussi propice à une prise de conscience par les travailleurs de la nocivité du système qui les exploite et les ruine, et de la nécessité d’y mettre un terme. Mais que croyez-vous que réclament tous ces gens dont l’immense labeur est la vraie source des richesses, et qui pourraient légitimement revendiquer tout le bénéfice de leur travail au lieu de laisser les patrons et les spéculateurs s’en emparer gloutonnement ? Ils ne réclament rien de plus que ce que leurs spoliateurs ne cessent de leur refuser : une petite augmentation de leur misérable salaire, cent fois, mille fois moins importante que celle que s’octroient royalement leurs grands managers ! Ils quémandent un petit coup de pouce au lieu de donner un grand coup de balai ! Ils demandent l’aumône au lieu d’exiger leur dû ; ils tendent la sébile au lieu de brandir un fouet ! Ils mendient un peu de « pouvoir d’achat » au lieu de s’emparer du pouvoir tout court. C’est à pleurer.

Peut-être imaginez-vous que les représentants de la « gauche » politique et syndicale institutionnelle qui sont censés défendre les petites gens se sont dressés pour s’emparer des revendications des travailleurs exaspérés et désespérés, dénoncer les causes profondes de leur mal et proposer des solutions radicales ? Détrompez-vous ! Ce ramassis d’imposteurs libéraux-socialistes s’ingénie au contraire à euphémiser la situation et à stériliser la colère des exploités afin que tout rentre dans l’ordre sur de vagues promesses et engagements que les puissants ne tiendront évidemment pas.

Ah, ce n’est pas en France, chez les héritiers de 1789, de 1848, de la Commune et du Front populaire, qu’on verrait des petits salariés dépouillés et méprisés hisser sur le pavois des salopards de droite et de gauche qui les roulent pareillement dans la farine ! Saluez donc de ma part les glorieux travailleurs français ! »

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    Big Brother (08/09)   

Tout le monde n’est pas, c’est bien normal, un Nelson Mandela ou un Martin Luther King, mais si la seule évocation du risque encouru suffit à démobiliser des «justes», ou à en faire des «tièdes», alors c’est que Big Brother et son terrorisme d’État ont déjà gagné la bataille dans les têtes.

À en croire ma boîte de messagerie, un message circulait ces temps-ci sur la Toile, visant à alerter les citoyens (de préférence ceux ayant un regard critique sur l’ordre établi et militant pour le changer) à propos des fantastiques moyens de surveillance dont disposent aujourd’hui, grâce à la technologie de pointe, les gouvernements et les forces de l’ordre. À l’appui de ce cri d’alarme, chacun est invité à se rendre sur un site où on peut trouver une photo prise lors de l’immense rassemblement de janvier dernier à Washington, où une foule innombrable d’Américains s’était rassemblée pour assister à la cérémonie d’«investiture» de Barack Obama.

Sur cette photo panoramique embrassant un vaste espace, des abords de la Maison-Blanche au premier plan jusqu’aux berges du fleuve entraperçues dans un lointain vaporeux, on voit en effet, moutonnant à l’infini, un conglomérat compact et indifférencié de spectateurs réduits, pour les plus proches, à de minuscules silhouettes, puis à des taches ou des virgules de plus en plus fondues et indiscernables à mesure qu’on s’éloigne. Inutile de dire qu’il est rigoureusement impossible de distinguer les traits d’un quelconque visage. Et soudain, merveille, à chaque clic effectué sur le zoom, on voit grossir et se préciser les personnages photographiés, jusqu’à agrandir chaque visage au format d’une carte d’identité, parfaitement individualisé et reconnaissable. L’effet est vraiment saisissant, même s’il n’est pas totalement inédit à notre époque de satellites aux yeux télescopiques. Mais ce qui m’a le plus donné matière à réflexion, c’est non pas d’apprendre, comme y insistait mon correspondant, que tel était désormais le sort des militants qui battent le pavé des manifs: être pris dans le collimateur d’une caméra-robot de type Fullscreen Gigapan Viewer, capable à des kilomètres à la ronde d’extraire chacun de l’anonymat rassurant de la multitude où naïvement il se croit à l’abri de l’Argus policier. Non, cette menace n’a rien pour impressionner les vieux militants qui savent depuis leurs premiers engagements publics qu’ils ont l’honneur d’être fichés aux RG avec quelques milliers d’autres mauvais esprits coupables de non-adhésion à la politique des puissants. Les progrès de la technologie ne changent rien à l’affaire. Sans caméra-robot à grand angle, les services de Fouché étaient déjà très bien informés sur qui était où et qui faisait quoi. Ce qui en revanche m’a réellement interloqué, ce sont les commentaires de mon correspondant inconnu qui concluait son message à la fois émerveillé, terrifié et indigné en disant, sur un mode mi-sérieux mi-badin, qu’il éviterait à l’avenir d’arborer dans les manifs un T-shirt orné d’un slogan voyant afin de ne pas se faire repérer trop facilement. Même si tous ne l’expriment pas avec autant d’ingénuité, on peut penser que cette crainte doit hanter plus d’un manifestant, voire ôter à certains l’envie d’aller manifester. Alors qu’on me permette une réflexion de simple bon sens: ce n’est pas encore un crime, que l’on sache, de manifester contre la politique du pouvoir, surtout si pour la circonstance on se déguise en clown rigolard et inoffensif pour bien montrer à ceux «d’en face» qu’on n’est pas vraiment dangereux. Mais quand ce serait un «crime» au regard de l’ordre établi, si on est sincèrement convaincu que le mal doit être combattu, alors il faut combattre autant qu’on le peut à visage découvert, sans mettre ses convictions dans sa poche ni plier son drapeau par-dessus. Tout le monde n’est pas, c’est bien normal, un Nelson Mandela ou un Martin Luther King, mais si la seule évocation du risque encouru suffit à démobiliser des «justes», ou à en faire des «tièdes», alors c’est que Big Brother et son terrorisme d’État ont déjà gagné la bataille dans les têtes, avec ou sans caméra Fullscreen Gigapan Viewer.

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    Spirale ascendante (09/09)   

Un de nos lecteurs m’écrit qu’il a longtemps puisé dans les pages de La Décroissance des idées de nature à éclairer son entendement et à fortifier ses convictions. « Mais, ajoute-t-il, depuis un certain temps, j’ai la pénible impression que nous tournons en rond, et ça m’intéresse de moins en moins.

Au risque de surprendre ce lecteur, et peut-être d’autres avec lui, je répondrai que pour ma part je suis tout disposé à abonder dans son sens. Oui, c’est vrai, nous tournons en rond à l’intérieur de notre problématique, celle de « la décroissance », comme des chevaux à l’intérieur d’un manège. Nous ressassons les mêmes idées, nous refaisons indéfiniment les mêmes analyses, nous rabâchons inlassablement, nous donnons l’impression d’avancer et nous faisons du sur-place, à moins que nous ne montions insensiblement en spirale. Qu’on me permette toutefois d’ajouter quelques remarques.

D’abord que cette fâcheuse impression de tourner en rond a été et reste le lot de tous les groupes, tous les cercles, toutes les équipes qui se sont donné mission, à un moment donné de l’histoire, de défendre des idées fondamentales relatives à des aspects essentiels de la réalité. Les lumières sont rarement évidentes et provoquent généralement la coalition de tous les intérêts contraires, qu’il s’agisse d’imposer l’idée que la Terre tourne autour du soleil, que l’espèce humaine est issue du règne animal, que notre psychisme est largement inconscient, que le racisme est une ignominie, que la femme n’est pas un sous-homme, que les ressources de la planète ne sont pas inépuisables ou qu’elles appartiennent indivisiblement à tous, etc. Seules les conversions miraculeuses sont instantanées. Les autres demandent beaucoup de temps. Quand les enjeux sont d’importance, les mentalités établies sont plus résistantes que des murs de béton. Et tant que le mur résiste, que faire sinon continuer à cogner dessus ? La chose est tellement claire et les illustrations tellement nombreuses et accessibles que je ne m’attarderai pas davantage sur ce point.

En revanche ce qui me paraît devoir être souligné c’est que les idées, si justes soient-elles, ne sont jamais que des idées, et qu’elles n’ont jamais rien révolutionné dans l’histoire par elles-mêmes. Seules y sont parvenues celles qui ont rencontré les intérêts de groupes sociaux suffisamment larges et puissants (ne fût-ce que par le nombre) qui leur ont donné la force et l’impact nécessaires pour abattre les citadelles du conservatisme. Les éclaireurs, les minorités de pointe, n’ont rien d’autre à faire – et c’est déjà une tâche immense – que d’être un levain dans la pâte, exprimer et faire circuler des idées, expliquer, expliquer encore, expliquer sans cesse, contre la mauvaise foi, le refus de savoir, la caricature, la haine qui ne désarme pas, voire contre la détestable propension de beaucoup d’amateurs, surtout à notre époque de « zapping » culturel esthétisant, à jouer avec les idées comme avec des parures symboliques, en cherchant l’originalité distinctive et le plaisir de la nouveauté intellectuelle plutôt que des moyens d’agir effectivement sur le réel.

Les petits groupes qui se battent, à La Décroissance ou ailleurs, pour changer le monde, n’ont pas la prétention d’y parvenir par leurs seules forces. Ils font, quant à eux, tout ce qui est en leur pouvoir sur le plan de la bataille des idées. S’ils peuvent en tirer les conséquences pratiques sur le plan de leurs comportements personnels, il ne leur appartient pas de les tirer pour les autres. A chacun(e) de faire sa part et de prendre ses responsabilités. Alors on peut parier que les choses iront plus vite et qu’on cessera de tourner en rond.

En tout état de cause, personne n’a de bottes magiques pour enjamber les obstacles existants. Les idées mènent le monde, c’est entendu, encore faut-il que les gens concernés aient envie de se fatiguer à les suivre.

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    Sauce verte (10/09)   

Il est établi depuis longtemps que chaque grand type de société de classes dans l’histoire a développé une idéologie dominante constituée pour l’essentiel de représentations (idées, croyances, sentiments, etc.) permettant de légitimer la suprématie de la classe sociale dominante.

En fait, ces grandes idéologies, dans leur principe, n’étaient pas destinées à ce à quoi on les a fait servir par la suite. Elles n’ont intéressé les puissants que parce qu’elles possédaient une forme d’universalisme qui les rendait capables de répondre aux attentes du plus grand nombre et susceptibles d’être adoptées par les masses. Le christianisme, par exemple, n’avait pas originellement pour but de donner bonne conscience aux riches dans l’oppression des pauvres. C’était même plutôt le contraire. De même pour la philosophie des Lumières qui a enfanté l’idéologie démocratique au XVIIIe siècle, ou pour l’idéologie socialiste à la fin du XIXe. Chaque fois la classe possédante-dirigeante (quelque nom qu’on lui donne), secondée par son intelligentsia cléricale et/ou laïque, a su glisser sa main de fer dans le gant de velours d’un humanisme qui se voulait d’abord égalitaire et sans discrimination d’aucune sorte, le détournant ainsi dans ses finalités et le falsifiant dans son inspiration. Et il s’est trouvé, à chaque époque, des princes, des évêques, des philosophes, des politiciens, par corporations entières, pour théoriser, rationaliser et justifier ces impostures, et pour accomplir en toute bonne conscience ce travail de faux-monnayeurs.

Bien évidemment une telle adultération des doctrines initiales, un tel dévoiement du sens, ne pouvaient qu’avoir des effets catastrophiques à long terme, et plus précisément aboutir à ces parodies idéologiques qui ont permis aux seigneuries féodales puis aux grandes bourgeoisies contemporaines d’exploiter systématiquement et imperturbablement le genre humain, mais toujours ad majorem dei gloriam et au nom de la paix, de la justice et de la prospérité universelles. Et depuis les philosophes grecs justifiant l’esclavage jusqu’aux théologiens établissant la nature « démoniaque » de la Femme ; des « légistes » de Philippe le Bel, aux think tank de la Commission européenne de Bruxelles ; des économistes de l’espèce de Ricardo ou de Bastiat, théorisant la supériorité du libéralisme, aux technocrates du FMI enseignant aux pays pauvres à se ruiner pour enrichir les banques ; des « Messieurs du Commerce nantais » du XVIIIe légalisant la traite négrière, aux congressistes de Bad-Godesberg rangeant en 1959 la social-démocratie sous la bannière du capitalisme ; des gouvernants français couvrant les crimes du colionalisme, aux dirigeants du G20 faisant mine de tancer les rapaces de la Finance internationale pour leurs « excès », le camp des puissants de la Terre foisonne en cerveaux habiles non seulement à exécuter les mauvais coups portés au monde du travail mais à les légitimer au regard de l’éthique de leur époque.

Nous sommes précisément en train de vivre un moment historique spécialement édifiant à cet égard, une évolution idéologique de grande ampleur caractérisée par le mouvement simultané de déclin d’une forme d’idéologie dominante, le néolibéralisme, auquel les dévastations matérielles et humaines du capitalisme sont en train d’arracher son double masque social-libéral et social-démocrate, et de montée en puissance d’un courant idéologique encore multiforme et en cours de définition, l’écologie. Alors qu’il n’y a pas si longtemps les adeptes d’une vision écologique passaient pour des plaisantins ou des illuminés, la brutale évidence de la dégradation de l’environnement a mis l’écologie à l’ordre du jour. Le « Grenelle de l’environnement » n’a été qu’un moment significatif de la mobilisation du système pour, une fois de plus, s’emparer de la légitime émotion des masses, la canaliser, l’orienter et, sous le slogan du « développement durable », accommoder le capitalisme à la sauce verte.

Et une fois de plus, la main-d’œuvre pour mitonner cette nouvelle cuisine intellectuelle ne fait pas défaut, si on en juge par la foule de Cohn-Bendit, Hulot, et autres marmitons se bousculant au fourneau, lointains et pâles émules de l’évêque Adalbéron de Laon qui, sous le règne de Robert le Pieux, concoctait le mythe théologico-politique des « trois ordres » pour sanctifier le féodalisme, ou de l’« humaniste » Juan Ginès de Sepulveda, qui, pour soutenir la politique impérialiste de Charles Quint, démontrait que les Indiens d’Amérique latine étaient naturellement destinés à servir d’esclaves aux Espagnols.

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    La douzième question (11/09)   

L’opposition de Sa Majesté Nicolas Ier, je veux dire le PS, vient de se livrer à une opération de communication fort bien menée, en vue de ravaler sa façade décrépite et dangereusement lézardée.

L’équipe dirigeante de Martine Aubry, en butte aux difficultés incessantes créées par les irréductibles rivalités internes des courants et de leurs leaders, sur fond de discrédit grandissant à l’extérieur, a eu l’idée de se faire relégitimer en mobilisant les militants sur quelques thèmes porteurs de son choix. Elle a donc soumis au vote des adhérents un formulaire comportant onze questions, dont les deux plus importantes concernaient, l’une, l’organisation de primaires ouvertes à la gauche non socialiste pour désigner le prochain candidat du parti à la présidentielle ; l’autre, la fin du cumul des mandats pour les élus socialistes. Sur la presque moitié des adhérents du PS qui se sont déplacés pour voter, une nette majorité a approuvé les propositions de la direction présentées sous forme de questions auxquelles il fallait répondre par oui ou par non.

L’équipe dirigeante a immédiatement embouché les trompettes de la victoire complaisamment tendues par les grands médias qui se sont empressés de faire écho au chœur de l’autocélébration partisane, et nous n’avons sans doute pas fini d’entendre le PS se gargariser de son « ouverture démocratique », de sa « capacité de rénovation », de son « audace exemplaire », et autres vertus sans pareilles. C’est à peine si François Hollande a perfidement essayé de tempérer l’enthousiasme débordant, en soulignant qu’il ne s’agissait pour l’instant que de positions « de principe », peuh !… ; la nouvelle n’en a pas moins retenti jusqu’au fond des chaumières : « Noël et Hosanna, Pâques et Alléluia, le PS est ressuscité, il s’est relevé d’entre les morts pour marcher parmi nous, grand est le PS et Martine est son prophète ! »

Toutefois, avant d’applaudir au miracle annoncé, j’aimerais faire part aux dirigeants socialistes de mon regret, partagé par beaucoup d’autres, de ne pas avoir trouvé dans le questionnaire soumis au vote des militants, une douzième question, formulée à peu près ainsi :

« Etes-vous d’accord pour que notre parti cesse de prendre les Français pour des conscrits de la dernière averse et de pratiquer la phrase de gauche dans l’opposition pour faire la politique de la droite une fois au pouvoir ? Etes-vous d’accord pour rompre radicalement avec le social-libéralisme des bourgeoisies européennes et pour renouer en actes avec la doctrine révolutionnaire anticapitaliste de Jaurès, au lieu de nous borner à des génuflexions rituelles devant sa statue comme des dévotes devant une relique ? Etes-vous d’avis qu’il faut élire à notre tête des travailleurs sortis du rang plutôt que des petits-bourgeois friqués et opportunistes sortis de l’ENA ? Etes-vous d’accord pour faire l’Europe des travailleurs plutôt que celle des spéculateurs ? Voulez-vous vraiment mettre un terme à la religion du Capital qui a fait de nous des sectateurs du CAC 40 et des fétichistes du Marché ? Voulez-vous vraiment casser les reins au capitalisme en nationalisant les banques et les grandes industries ? Bref, voulez-vous mériter à nouveau le nom de socialistes plutôt que celui de supplétifs et de régisseurs des affaires bourgeoises, quand ce n’est pas d’apostats et de traîtres à la cause du peuple ? Répondez par oui ou par non. »

Avouez, chers Martine Aubry, Arnaud Montebourg, Benoît Hamon et tutti quanti, que si votre formulaire avait comporté cette douzième question, on y verrait plus clair dans vos intentions réelles et vous auriez même pu faire l’économie des onze autres. Mais en l’absence de ce genre de question, on peut craindre que votre opération ne serve pas même à énoncer des « principes » comme le dit votre camarade Hollande, mais vise seulement à redorer un « socialisme » de pacotille, sans principe et sans conséquence.

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    Panem et circenses (12/09)   

Il importe que les classes dominantes, si elles veulent conserver la reconnaissance (au double sens du terme) de la masse des dominés, concèdent à celle-ci une forme de « minimum vital ». C’est là une nécessité structurale pour reproduire les rapports de domination sans recourir systématiquement à la violence et à la terreur.

Généralement, pour la plupart des dominés, l’ensemble, historiquement variable, des biens et des services constituant ce minimum, apparaît comme un dû, incompressible autant qu’inconditionnel.

C’était déjà au fond ce que soulignait le poète satirique latin Juvénal (65-128), quand il reprochait à la plèbe de la Rome impériale, de ne plus réclamer que « du pain et des jeux » (panem et circenses). On sait comment les empereurs successifs, pour s’assurer un minimum de paix civile, dans un empire de plus en plus troublé et difficile à gérer du fait de son étendue et de sa diversité mêmes, ont été conduits à pérenniser une forme d’assistance sociale, très coûteuse, en particulier à Rome, au bénéfice des classes populaires de la capitale complètement écartées des affaires publiques. C’est l’ensemble de ces prestations sociales gratuites (telles que l’« annone », ou distribution régulière de céréales, et l’organisation de spectacles grandioses au cirque) que résumait la formule de Juvénal. Il est clair qu’aux yeux du satiriste et sans doute de son public aisé et cultivé, l’homme de la rue à Rome, le citoyen plébéien, avait abdiqué tout esprit de responsabilité civique, toute conscience politique, toutes ces vertus publiques et privées que les écrivains, magistrats et dirigeants de l’époque républicaine, de Caton l’Ancien à Cicéron, avaient exaltées comme les seules dignes du grand peuple romain. Le contexte de la célèbre formule est tout à fait explicite sur ce point : « Mais que fait la populace (turba) romaine ?

Comme toujours, elle se range du côté des gagnants, et se détourne haineusement des perdants. … Depuis qu’il n’y a plus personne pour lui acheter ses suffrages, elle se désintéresse de tout ; elle qui autrefois distribuait le pouvoir, les faisceaux, les légions, enfin tout, elle ne s’en préoccupe plus et ne désire plus que deux choses : du pain et des jeux » (Satires, X, 81). Le ton de Juvénal trahit le mépris qu’il éprouve pour une plèbe qui s’accommode de sa dépossession et de son avilissement. Selon toute vraisemblance, une part de ce mépris s’adresse à un régime et à une époque de décadence qui ont réduit la fière population romaine d’ « autrefois » à cet état de troupeau d’assistés.

On ne peut manquer d’être frappé par la ressemblance entre cette époque lointaine de l’Antiquité latine et la situation actuelle dans les sociétés occidentales dites « démocratiques », tant il est constant que la préservation de la paix civile continue à reposer fondamentalement sur une politique de redistribution au goutte-à-goutte, par le gouvernement des riches, sous forme d’allocations et subsides divers, juste assez ciblés et dosés pour répondre, surtout en période de récession et/ou de chômage, aux besoins les plus criants des masses populaires et désamorcer leur grogne.

L’idée que les classes dirigeantes ont toujours su domestiquer le peuple et « acheter » sa reconnaissance (et « ses suffrages ») trouve sa vérification aujourd’hui comme hier et les illustrations en sont si nombreuses et si évidentes qu’on est en droit de considérer cette méthode de fabrication du consensus comme une donnée intrinsèque du fonctionnement des pseudo-démocraties bourgeoises.

Juvénal, de retour parmi nous, dans l’empire des multinationales, n’aurait pas grand-chose à changer à sa formule, si ce n’est remplacer le pain et les jeux du cirque, par le Big Mac, le foot et la télé. La grande différence c’est qu’aujourd’hui, pour se remplir l’estomac et se lessiver le cerveau, les pauvres doivent payer de leur poche. Rien n’est plus gratuit, mon bon monsieur, c’est ça le progrès capitaliste ! Et les peuples européens, apparemment, en raffolent.

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    Les peigne-culs et les gratte-culs (12/09)   

Contribution à une sociologie des intellectuels : Alors qu’autour de l’« identité nationale », entre les intellectuels qui en débattent et ceux qui n’en débattent pas en en débattant (ou, comme on préfère, qui en débattent en n’en débattant pas), ça se pousse des coudes pour suivre l’agenda médiatique offert gracieusement par le gouvernement, il nous a semblé que cette satire, écrite à la fin de l’été dernier, donnait une réponse qui, faute de nous débarrasser de cette obscénité, au moins la tournait en dérision.

Nous apprenons, avec un réel plaisir, que notre éminente collègue Jeanne Aymard vient de soutenir très brillamment sa thèse pour un doctorat d’État en sociologie, sur le sujet suivant, « La démocratie bourgeoise comme fabrique de poil à gratter et de brosses à reluire : contribution à une sociologie des intellectuels ». Sur la base d’une enquête vaste et bien documentée, la jeune et talentueuse sociologue, que beaucoup voient un jour prochain au Collège de France, renouvelle complètement la représentation de la figure de l’intellectuel que la France s’est forgée, de Voltaire et Diderot à Vidal-Naquet et Bourdieu, en passant par Zola, Jaurès, Sartre, Camus et quelques autres.

Rompant délibérément avec la perspective de la plupart des sociologues universitaires actuels, chez qui le souci dominant semble être de jeter définitivement aux orties la vulgate ringarde héritée des grands bâtisseurs de la science sociale, et qui s’ingénient à montrer comment, en toutes circonstances, les individus échappent quasi miraculeusement à toute gravitation sociale objective pour aller s’ébattre librement dans le ciel des sujets purs, singulièrement s’ils ont le privilège d’être des sociologues et des philosophes, Jeanne Aymard développe la thèse, certainement très dérangeante pour beaucoup de gens, que la pollution par le système capitaliste actuel a provoqué une mutation dans la sociogenèse de l’univers intellectuel et que celui-ci, loin de pouvoir produire encore des géants de la pensée et de l’action, n’est plus en état d’engendrer qu’une espèce naine et rabougrie d’intellectuels, elle-même partagée en deux variétés : les nains flagorneurs et les nains râleurs. Malgré leur transversalité, les deux catégories se recrutent et se regroupent majoritairement, pour les nains flagorneurs, dans les milieux médiatiques ou les activités hautement médiatisées et pipolisées ; et, pour les râleurs, dans le secteur scolaire-universitaire de préférence.

Les deux catégories s’opposent évidemment sous de nombreux rapports, y compris sous celui même de l’activité intellectuelle, les académiques ayant sauvegardé au moins l’apparence de se consacrer à l’avancement des connaissances et à la diffusion du savoir, alors que les médiatiques sont trop accaparés par la gestion narcissique de leur image pour avoir encore du temps et de l’énergie à consacrer à un vrai travail intellectuel. Il y a toutefois un point sur lequel tous sont à égalité : la croyance qu’ils sont encore, à l’instar de leurs prédécesseurs de jadis et naguère, le sel de la terre.

L’originalité de l’étude d’Aymard, c’est justement de montrer que cette croyance est désormais totalement dénuée de fondement. L’examen approfondi des pratiques respectives des deux groupes d’intellectuels fait apparaître que la logique réductrice du capitalisme a finalement rendu au travail des uns et des autres le statut qui était sans doute le sien depuis longtemps déjà, celui d’activité technicienne auxiliaire, préposée à l’entretien symbolique du système, statut précédemment masqué par la transcendance de quelques maîtres dont le génie suffisait à lui seul à exhausser toute une discipline et toute une époque.

« Aujourd’hui, écrit Aymard, l’abaissement généralisé de l’esprit public, dont l’imbécillité journalistique est sans doute l’expression la plus accomplie, ne laisse plus aux intellectuels que deux fonctions à assumer, qui jadis étaient réunies sous le bonnet à grelots du bouffon de cour, mais que les progrès de la division du travail ont dissociées : la fonction d’amuseur obséquieux et la fonction de grincheux patenté, la servilité et la flatterie étant plutôt la spécialité des intellectuels de droite et la grogne institutionnalisée plutôt l’apanage des intellectuels “de gauche”. De même que la hache et le faisceau de verges étaient les instruments symboliques du licteur romain qui ouvrait la voie au dictateur, de même nos intellectuels de service exhibent comme insignes de leurs fonctions officielles, les uns une brosse à reluire, les autres une branche d’églantier entourée d’un bouquet de bardane. Je propose d’ailleurs, pour la commodité, de donner, par un raccourci trivial mais imagé, aux premiers l’appellation de “peigne-culs” ou, si l’on préfère, de “lèche-bottes”, et aux seconds celle de “gratte-culs”, ceux-ci comme ceux-là étant indispensables à un fonctionnement optimal des rapports capitalistes de domination. »

En effet, selon Aymard, dans un régime caractérisé par le despotisme glacé de l’argent-roi et la dictature implacable de la Banque, la façade démocratique ne peut être maintenue que par les soins, entre autres, de fonctionnaires zélés, chargés d’apporter un petit supplément d’âme et un renfort d’adhésion au système, d’une part en donnant à grands coups de brosse du lustre aux puissants, afin d’aider la plèbe masochiste à se laisser piétiner avec des sanglots de bonheur et des râles de volupté par les pompes si bien cirées des grands seigneurs en culottes de soie et talons hauts ; d’autre part en alimentant un semblant de critique sociale par une production ininterrompue de libelles sans conséquences et de proclamations sans lendemains, de papiers, topos, articles, dissertations et communications d’intérêt très limité, dont le brouhaha babélien, baptisé « débat public », entretient l’illusion que le système est bien démocratique puisqu’il réchauffe tant de contestataires dans son propre sein. Ainsi voit-on virevolter autour de nos princes une nuée de serviteurs à gages dont une partie est occupée en permanence à brosser les revers et les basques des habits de cour que les autres s’amusent à saupoudrer incessamment de poignées de poil à gratter.

Nul doute que la publication de la thèse de Jeanne Aymard suscite des protestations indignées chez la plupart des intellectuels des deux bords. Déjà d’ailleurs on entend s’aiguiser les poignards de la réfutation sur les meules puissantes des institutions de garde et de défense. Déjà les chefs d’orchestre ont fait sonner leur diapason et brandi leur baguette. On entend ou on lit des débuts de réquisitoire visant à discréditer le travail de la sociologue. Comme de coutume, les griefs les plus injurieux en même temps que les plus stupides sont formulés par Le Monde, Le Nouvel Observateur, Libération et autres maîtres à penser en format tabloïd de la petite bourgeoisie moderniste : la thèse de Jeanne Aymard serait celle d’une intellectuelle « crypto-stalinienne » pour les uns et d’une « gauchiste maccarthyste » pour les autres ; son travail relèverait d’une « conception archéo-déterministe de la vie sociale », d’une « vision holiste-mécaniste du monde intellectuel comme théâtre de marionnettes des structures » ; il ne serait qu’une « analyse liberticide de la réalité du sujet individuel », la « métamorphose des acteurs humains en produits inertes et calibrés comme ceux d’un champ de patates »… Bref, l’antienne habituelle des idéologues du libéralisme libertaire qui fournissent eux-mêmes de forts contingents aux deux grandes catégories aymardiennes d’intellectuels peigne-culs et d’intellectuels gratte-culs.

Mais Jeanne Aymard connaît trop bien ce petit monde pour ne pas avoir prévu, en bonne « déterministe », ses inévitables réactions. D’ores et déjà elle a qualifié cette vague de protestations de « tempête dans un vase de nuit » et fait preuve d’une extrême lucidité auto-réflexive en prêtant avec humour à sa propre thèse l’impact d’« une simple goutte de pipi qui ne pourra pas même faire déborder le vase » – vu que le règne du capital a plus à redouter des effets de ses propres crises et des dégâts de ses propres contradictions objectives que des humeurs inoffensives et des rébellions rituelles de sa valetaille symbolique.

« Une thèse de plus ou de moins, écrit la sociologue, ce n’est pas ça qui pourra mettre fin à l’hétéronomie du champ intellectuel et à la suprématie sans partage du pouvoir économico-politique. Dans le monde actuel, dire ce n’est plus faire et parler c’est ne rien dire. Le système capitaliste a appris à gérer et digérer toute critique, toute opposition, tout dissensus, toute hérésie, au point de s’en fabriquer lui-même pour se les donner en spectacle et procurer de l’émotion aux foules. La seule chose qu’il ne parvienne pas à maîtriser, c’est sa propre voracité, obscène et insatiable, et l’obésité pathologique qui en résulte. Les temps semblent d’ailleurs être venus où, tel un immonde léviathan s’effondrant sous sa propre graisse, empoisonné par ses propres toxines, il ira s’échouer et crever sur la plage de l’histoire. »

Et elle ajoute, pour terminer : « On m’opposera que ma thèse est excessive, qu’elle ne rend pas justice au milieu intellectuel, car tous les intellectuels sans exception ne se rangent pas dans la catégorie des peigne-culs ni dans celle des gratte-culs. On me demandera “d’où je parle”, de quelle position “en surplomb” je me crois autorisée à porter un regard aussi sévère sur mes pairs. De grâce, qu’on m’épargne ce genre de rhétorique oiseuse. Je ne me veux nullement hostile au monde intellectuel. J’en suis et j’y reste. Je montre seulement ce qu’en a fait le système le plus rationnel que l’histoire ait vu s’ériger contre la vie de l’esprit. Plus précisément, je parle depuis la position modeste que j’occupe dans le champ intellectuel, et où, pour autant que je puisse en juger, je ne suis pas seule. Avec quelques autres, j’essaie de jouer mon rôle d’intellectuelle gratte-cul à ma manière. Car le champ intellectuel ne produit pas seulement des “nouveaux philosophes” et des porte-plumes pour cabinets ministériels et politiciens en vue. Il produit aussi, dans la pénombre de ses marges, dans les recoins discrets de ses laboratoires, dans ses allées les plus reculées, des agents pas très nombreux, pas très voyants, pas très célébrés, mais qui tiennent à honneur et dignité de préserver les braises du feu sacré en soufflant obstinément dessus. Un jour on dira d’eux qu’ils ont sauvé l’intelligence du naufrage de notre civilisation. »

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    L’imagination au Panthéon (02/10)   

L’Elysée se propose, dit-on, de mettre Albert Camus au Panthéon. Pourquoi pas ? Le grand écrivain n’en est ni plus ni moins digne que certains de ceux qui y sont déjà. Ce n’est pas tant sur ses mérites qu’il faut s’interroger que sur les motivations de ceux qui veulent le panthéoniser.

S’agissant des titres qu’il peut avoir à la reconnaissance de la nation, il est permis de les résumer en disant qu’il fut, dans sa personne et dans ses œuvres, malgré ou peut-être à cause de ses origines très modestes, une incarnation accomplie de l’intelligentsia petite-bourgeoise du XXe siècle (et même encore du XXIe) irrémédiablement partagée, jusqu’au déchirement, entre l’horreur et le refus que lui inspirait un ordre bourgeois devenu la négation même de tout humanisme et de toute justice, et le désir forcené de s’en faire bienvenir, donc de s’y intégrer. Les plus talentueux des écrivains et artistes de cette génération marquée par l’abomination, entre autres, de la Seconde Guerre mondiale, ont exprimé leur désenchantement sous une forme culturelle originale, l’existentialisme, à la fois mode de vie et doctrine philosophique qui théorisait leur sensibilité particulière en la dotant d’une consistance ontologique et d’une signification universelle. Sartre et Camus, chacun à sa manière, en ont été les phares.

Au fond, le grand problème qui occupa cette génération tourmentée et meurtrie fut de concilier les termes de la contradiction qui est au cœur de la conscience occidentale et qui a été portée à son acmé par l’hégémonie du libéralisme capitaliste : l’ambition de parvenir au plus haut point d’accomplissement de soi-même et de distinction personnelle, et la volonté de ne pas se séparer des autres, surtout des plus opprimés. Il faut être un saint, croit-on, pour réussir en pratique une telle gageure. Le commun des mortels (du moins dans la classe moyenne) semble voué à vivre ballotté entre recherche égotiste du bonheur individuel et solidarité exaltante de l’engagement dans le combat collectif, un peu à la façon du très ambigu peintre Jonas de L’Exil et le royaume, dont les efforts pathétiques pour être « solitaire » tout en restant « solidaire » semblent ne pas avoir connu une franche réussite. L’idéalisation inhérente au travail intellectuel pour transposer la réalité empirique en représentations philosophiques, a conduit Camus à traiter comme une métaphore de la condition humaine tout entière le destin absurde de Sisyphe, condamné par les dieux à pousser éternellement un lourd rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où il retombe inéluctablement. L’image est belle, mais elle a le grave inconvénient de transfigurer un processus historico-social en une théodicée, plus précisément l’exploitation et l’oppression des classes laborieuses par les classes possédantes, en une espèce de malédiction métaphysique sans recours. C’est exactement le genre de fable dont les puissants ont toujours eu besoin pour se mettre à l’abri de la contestation. Imaginons un instant que Camus, approfondissant son analyse, ait finalement réalisé qu’il tombait lui-même sous le coup de la critique qu’il adressait à tous les philosophes auxquels il reprochait de « faire le saut » irrationnel dans une transcendance ou une autre, pour ne plus voir l’absurdité de notre condition. Imaginons que, lassé des abstractions idéalisantes, il ait porté, comme cela lui arrivait dans son travail journalistique, un regard un peu plus sociologique sur les conditions concrètes d’existence des légions de Sisyphes de la planète. Il aurait été obligé de reconnaître, car il était intellectuellement honnête, que dans la réalité historique, Sisyphe et ses pareils, les « prolétaires des dieux », sont d’abord et surtout les victimes d’un système institutionnalisé de domination, qui leur fait accepter servilement l’inique sentence les condamnant à un labeur sans fin et « sans espoir », au profit d’une minorité de malins qui vivent comme des divinités sur l’Olympe, à l’abri de leurs murailles, de leurs codes et de leurs frontières. Alors la probabilité eût été grande qu’il s’écriât, comme d’autres avant lui : « Sisyphes de tous les pays, unissez-vous ! » « Mais justement, objecteront certains, quand la masse des Sisyphes algériens s’est unie pour se dresser contre l’oppression colonialiste, Camus ne s’en est guère montré solidaire, à la différence de Sartre.» C’est que pour Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux » de son sort. Hélas, les Sisyphes réels n’ont pas les moyens de s’élever à des vues si sublimes. Ils doivent certainement manquer d’imagination.

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    Sois gai, ris donc ! (03/10)   

Un de mes amis m’a déclaré : « je suis foncièrement d’accord avec ce que vous dites, mais vos propos n’auraient-ils pas davantage de force si, au lieu de laisser transparaître votre humeur, ou percer votre indignation, ils s’exprimaient dans le ton neutre et impassible qui sied à tout discours soucieux d’objectivité? »

Eh bien, cher et savant ami, au risque d’aggraver mon cas à vos yeux, je vous répondrai que ce qui me paraît manquer le plus aujourd’hui, en matière de discours sur le monde social, c’est justement l’indignation. Car enfin, je conçois et j’approuve qu’on se préoccupe de faire avancer la connaissance du réel de la manière la plus rigoureuse possible – si tant est que le souci de rigueur du chercheur soit incompatible avec les sentiments qu’il éprouve (ce qui reste à démontrer) – mais j’aimerais que l’accumulation des connaissances serve quand même aussi à autre chose qu’à faire des carrières de mandarins, et que, s’agissant de la réalité sociale, on s’avise enfin de tirer les conséquences de tout ce que l’on sait déjà pertinemment, de science sûre, au lieu de toujours tout reprendre ab initio.

Je m’estime, pour ma part, suffisamment édifié sur les mécanismes du système capitaliste, sur les gens qui souffrent de ses méfaits et sur ceux qui en profitent, pour considérer qu’il n’y a pas désormais de tâche plus nécessaire ni plus pressante que de mettre fin à cette barbarie. Chacun peut voir que ce système est gangrené. Il faut opérer d’urgence. A quoi riment ces incessantes consultations au chevet du malade, toute cette rumination intellectuelle, ce remâchage interminable d’évidences, cette auscultation sous tous les angles et ces palpations à l’infini, cette procrastination déguisée en réflexion sourcilleuse, ces « si » et ces « mais » sempiternels, sinon à rationaliser l’impuissance, masquer l’absence de volonté et laisser en pratique s’imposer la conclusion qu’il n’y a rien à faire, rien d’autre que de s’accommoder de ce système certes imparfait, mais tellement complexe et de toute façon irremplaçable, et donc d’y faire son trou, même minuscule !

Cette escroquerie dure depuis des générations. Et l’une des choses qui m’indignent le plus, c’est de voir qu’une grande partie de ceux qui devraient la dénoncer, des gens « de gôche », préfèrent y prêter la main. Je sais bien que pour la plupart ce sont des manipulateurs manipulés, mais je sais aussi que les individus excellent à faire de nécessité vertu, et surtout qu’ils ont le chic pour transfigurer leurs petits intérêts égoïstes en raisons honorables, en vertu desquelles ils exhortent tous les indignés comme moi à faire preuve d’un peu de patience, de réalisme, de sens politique, d’intelligence enfin.

Et pendant que je m’exercerai à la patience, en attendant de devenir plus intelligent, ma boîte à lettres continuera à se remplir chaque jour d’appels à l’aide angoissés de dizaines d’organisations humanitaires m’informant qu’à chaque minute, quelque part dans le monde, à deux pas de chez moi comme aux antipodes, un homme, une femme, un enfant sont offerts en sacrifice au Moloch capitaliste, des êtres humains innombrables sont privés de travail, de toit, de pain, de soins, d’éducation, de liberté, d’identité, sont anéantis, physiquement et/ou moralement, pour permettre à des minorités de possédants et à leurs gouvernements maffieux de s’en mettre plein la panse et plein les poches ; que des millions d’innocents sont spoliés, brimés, broyés, privés des droits les plus élémentaires, exploités jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour que des nantis continuent à jouir de leurs privilèges, pas seulement des voyous cyniques et criminels mais aussi hélas, une foule de petits-bourgeois comme vous et moi, ni pires ni meilleurs que beaucoup d’autres, mais qui, pour préserver leur médiocrité dorée, font semblant de ne pas savoir ce qu’ils savent, afin de ne pas avoir à en tirer de conséquences dérangeantes, car eux ont les moyens d’attendre. Et vous voudriez que je fasse taire mon indignation ! En quoi vous dérange-t-elle exactement…?

Mais un doute me saisit tout à coup : et si les escrocs, c’étaient tous ces organismes humanitaires qui me harcèlent de leurs appels au secours alarmistes, toutes ces associations, ces fondations, ces institutions, dont les courriers incessants m’accablent, si c’étaient eux qui me racontaient des histoires à me donner des envies de révolution, pour me soutirer de l’argent ? Que font donc les pouvoirs publics pour mettre le holà à ces menées subversives, réprimer ce colportage de fausses nouvelles, interdire ces entreprises de démoralisation de la nation ou alors les condamner à financer quelques émissions supplémentaires de télé-hilarité avec nos bouffons préférés chaque soir en prime time ?

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    Vision du monde (04/10)   

Le Médiateur de la République, Mr Delevoye, a remis récemment au Président Sarkozy, son rapport annuel sur l’état de notre société. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le bulletin de santé n’est guère rassurant.

Le bon docteur Delevoye, qu’on ne saurait soupçonner de vouloir attrister sans raison ses amis de la majorité, se croit tenu de formuler un diagnostic sévère où il est question d’ « usure psychique » d’une population stressée par le présent et angoissée par l’avenir, d’une masse de citoyens à bout de forces, ulcérés par l’injustice, frustrés et pleins de ressentiment contre l’administration et les institutions ; il parle d’une dégradation des rapports humains « avec des montées d’agressivité au sein des familles, des entreprises, des espaces publics » et d’ une « banalisation de la violence » qui menace la cohésion sociale. Il met en garde au passage nos gouvernants contre « d’un côté, trop de gestion des émotions collectives, le plus souvent médiatisées, de l’autre, pas assez de construction d’une vision collective ». Il décrit une France sur laquelle nos médias courtisans ne s’attardent guère et qu’il appelle « la France des invisibles », celle des sans le sou, sans emploi, sans espoir, qui sont légion. Bref, le rapport est accablant. Pire que cela, il frise le subversif.

Après un tel tableau clinique de l’état du malade, on s’attendrait à ce que notre consultant national préconise une thérapeutique à la mesure des dégâts, un traitement étiologique, de nature à s’attaquer aux racines profondes du mal et pas seulement aux symptômes les plus apparents. Hélas, tout ce qu’il est capable de proposer c’est, nous dit-on, de « retrouver des lieux d’apaisement, de compréhension, d’explication, pour reconstruire un « vivre ensemble », sinon c’est le chacun pour soi qui l’emportera, et c’est la fin du pacte républicain ». Décidément, de nos jours, le blabla psychologisant et communicationnel est devenu la panacée de toutes les catastrophes, le dictame de toutes les souffrances, l’essentiel étant de ne pas troubler le merveilleux consensus républicain qui lie indéfectiblement les femmes-ministres et les femmes de ménage, les hommes de pouvoir et les hommes de peine, les petits salariés surendettés et les dirigeants des grandes banques, les chômeurs en fin de droits et les bénéficiaires des retraites-chapeaux.

C’est qu’en vérité, M. Delevoye et les autres belles âmes de la droite compatissante, n’ont rien à proposer : leur pharmacopée, celle des Diafoirus de toutes les époques, n’a jamais contenu que du sirop d’orviétan et de la poudre de perlimpinpin. D’ailleurs même leur diagnostic est faux ou, pour le moins, incomplet : le mal dont notre société est en train de crever, ce n’est pas une absence ou une insuffisance de « vision collective ». Celle-ci existe bel et bien et c’est même elle qui nous a conduits à l’abîme. Cette vision, c’est celle du néolibéralisme qui a triomphé partout et transformé notre monde en un immense cirque où la multitude des pauvres s’épuise à courir derrière les riches en désespérant de pouvoir jamais les rattraper et a fortiori égaler leurs records de gaspillage et de dépravation. Evidemment, ce n’est pas un idéal dont une nation puisse vraiment s’enorgueillir, mais c’est bien une philosophie de l’existence, au-dessous de la ceinture et au ras du tiroir-caisse, que le système s’efforce d’inculquer uniformément à sa population dès le plus jeune âge.

Au demeurant, qui donc pourrait forger une « vision collective » capable de tirer tout un peuple vers le haut : nos énarques carriéristes, nos banquiers sans scrupules, nos PDG sans vergogne, nos députés caporalisés, nos syndicalistes cogestionnaires, nos journalistes domestiqués, nos intellectuels de studio, nos juges déboussolés, nos enseignants déprimés, nos prêtres éteints, nos « stars » nombrilistes ? Allons donc ! Toutes ces soi-disant « élites », cette bourgeoisie aussi avide qu’insatiable et arrogante, cette petite bourgeoisie aussi niaise que futile et prétentieuse, ce ne sont plus que des larves se tortillant sur le cadavre de la République. Le peuple prolétaire s’est laissé trop longtemps rouler dans la gadoue, il lui faut désormais repartir à l’assaut, pour raser la nouvelle Bastille. Et qui l’aime, le suive !

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    Vidons le bocal !  (05/10)   

Au soir des élections régionales, comme il est de tradition pour l’ensemble des participants, je me suis déclaré satisfait des résultats. Certes, j’avais bien quelques petites raisons d’être dépité : la bigoterie alsacienne avait conservé à la droite sa seule et unique région ; le racisme fascisant avait repris des couleurs ; l’opportunisme cohn-bendiste faisait encore illusion et surtout l’imposture socialiste se voyait encouragée à tromper de nouveau les Français.

Mais cette déconvenue était plus que compensée par le triomphe éclatant de mon propre parti, celui des abstentionnistes : « plus d’une moitié de l’électorat a boudé les urnes », comme on le coassait dans la mare médiatique, sans d’ailleurs se préoccuper d’analyser plus profondément l’embarrassant phénomène. Il est tellement plus excitant de spéculer sur les futurs présidentiables ! Des commentateurs moins chabotisés que nos journalistes et nos politologues auraient pu faire quelques remarques instructives. Essayons de suppléer à leur défaillance.

Il est clair qu’une part croissante de l’électorat, qui sera un jour largement majoritaire, a enfin compris que le système du parlementarisme bourgeois est un stratagème qui consiste, sous apparence de démocratie, à faire avaliser par les petits et moyens salariés des politiques favorables, à tous les niveaux, aux intérêts des gros possédants, des affairistes et des spéculateurs, toutes catégories de profiteurs que les politiciens comme Mme Lagarde appellent « les forces vives de la nation », mais que nous sommes de plus en plus nombreux à appeler des maffias. Au train où vont les choses il n’y aura bientôt plus que les fétichistes de l’urne et du bulletin de vote pour répondre aux convocations électorales. Les gens avertis, désormais indifférents à la question de savoir s’il vaut mieux se faire pendre à un croc de boucher par la vraie droite ou écorcher vifs par la fausse gauche, s’abstiendront d’aller bêler leur soumission à leurs égorgeurs.

« Mais, m’objectera-t-on, n’est-ce pas là faire le jeu des forces réactionnaires ? » De grâce, qu’on m’épargne cette rhétorique éculée ! Où et quand avez-vous vu, depuis plus de vingt ans que dure la contre-révolution néolibérale, de Reagan et Thatcher en Bush et Blair, de Mitterrand et Jospin en Fillon et Sarkozy, que des élections prétendument démocratiques aient abouti, dans les sociétés occidentales, à autre chose qu’à renforcer la spoliation et l’asservissement des peuples en leur extorquant leur consentement dans un isoloir ? Quand par extraordinaire une population a réussi à exprimer massivement son opposition à l’entreprise de démolition sauvage de notre civilisation par la mondialisation capitaliste, comme lors du référendum sur le projet de constitution européenne, tous les pouvoirs en place se sont carrément assis dessus. Croyez-vous sérieusement que nos aïeux se sont farouchement battus pour la démocratie, pour laisser s’instaurer au bout du compte la mascarade à laquelle nous persistons à donner ce nom ?

Étant donné qu’aujourd’hui, à tort ou à raison, nous répugnons à répondre par la violence à la violence des institutions capitalistes, le refus de jouer les comparses ou les benêts dans la sempiternelle farce électorale cesse d’être une coupable abstention pour prendre une signification proprement révolutionnaire : puisque le capitalisme est comme un poisson dans l’eau trouble de la manipulation électorale, alors ôtons-lui l’eau de son bocal. « Mais dans ce cas, insistera-t-on, le Pouvoir de l’Argent pourra continuer à exercer ses méfaits avec simplement le soutien d’une infime minorité de complices ! » Peut-être bien, mais il ne pourra plus, avec le soutien d’une majorité de dupes, prétendre être le pouvoir du peuple et il n’y aura plus lieu de parer du nom de démocratie la dictature avérée du Capital. On en aura fini avec le mensonge du régime actuel qui lui permet, de toute manière, de gouverner au nom du peuple contre le peuple. Cette clarification est la seule voie pour mettre un peu de clarté et d’honnêteté dans un jeu politique complètement perverti par les maffias régnantes de droite et de « gauche ». On verra alors où et qui sont les véritables partisans de la démocratie, et la lutte des classes retrouvera son vrai visage.

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    La sisachthie, ou l’abolition des dettes (06/10)   

La scène se passe sur l’Agora d’Athènes, où Socrate vient de rencontrer Ploutocratès.

SOCRATE – Salut, Ploutocratès, je suis heureux de te voir tout fringant ; ton absence hier à la conférence de Gorgias a fait courir le bruit que tu étais malade. Je constate qu’il n’en est rien.

PLOUTOCRATÈS – Salut, Socrate, effectivement je ne suis pas venu hier parce que je suis très pris en ce moment et même un peu débordé, à cause des événements. J’ai passé l’après-midi avec mes camarades de la section socialiste de l’Acropole, à préparer la campagne pour expliquer aux masses le plan d’austérité du gouvernement Papandréou. En avez-vous parlé hier, au symposium ?

S. – Pouvions-nous ne pas en parler ?

P. – Alors, quelle était l’ambiance ?

S. – Au risque de te chagriner, je dois te dire que la politique du pouvoir a été condamnée par la plupart des présents. A l’exception de Calliclès qui, comme d’habitude, a fait de la provocation, et de Ménon la vieille baderne très jugulaire-jugulaire, tout le monde a trouvé que le parti socialiste se faisait, une fois de plus, l’exécuteur des basses œuvres du capitalisme.

P. – Ça ne m’étonne pas de la part d’une bande d’intellos gauchistes, toujours à couper les cheveux en quatre et à chevaucher les nuées théoriques, comme dirait Aristophane. Comment peut-on à ce point manquer de bon sens, être dépourvu de réalisme ? Vous vous refusez à comprendre que notre pays est en faillite et que pour éviter de sombrer, nous devons accepter de faire des sacrifices, pour restaurer notre crédit. Quand quelqu’un vous doit de l’argent, vous êtes bien contents qu’il paie sa dette, n’est-ce pas ? Eh bien, aujourd’hui c’est l’Etat, c’est-à-dire nous, les citoyens, qui devons de l’argent ; il est donc normal que nous remboursions nos créanciers et que nous acceptions de nous serrer un peu la ceinture. C’est clair, non ?

S. – Assurément, vieux sophiste, mais ce que tu oublies de mentionner dans ton raisonnement, c’est que seule une partie des richesses créées par le travail de tous a servi à satisfaire les besoins réels de la population. Le reste, des sommes colossales, est allé rémunérer généreusement le capital, remplir les coffres des actionnaires privés, des banquiers, des spéculateurs, grossir des comptes numérotés dans des paradis fiscaux, entretenir des clientèles électorales, alimenter toutes ces bourgeoisies du commerce, de l’industrie, de la finance et de la politique, qui s’engraissent du travail collectif selon le bon principe de gouvernance « socialisons les pertes et privatisons les profits », appliqué par tous les gouvernements successifs, y compris par vous, les prétendus socialistes amis du peuple. Que nos gouvernants, s’ils veulent faire preuve de justice, commencent par sanctionner les naufrageurs de l’économie nationale, et fassent rendre gorge aux pilleurs du Trésor public, aux évadés fiscaux, aux concussionnaires et aux prévaricateurs de tout acabit. Nous devons de l’argent à des banquiers, la belle affaire ! C’est de l’argent qu’ils ont volé à la collectivité. Remboursons-nous en nous inspirant de notre glorieux ancêtre, le sage législateur Solon, qui empêcha les Eupatrides, l’aristocratie foncière de l’époque, d’étrangler la paysannerie d’Athènes, en décrétant, en – 594, la seisachtheia, la sisachthie ou abolition des dettes. Et si, malheureusement, Solon n’a pas osé faire la réforme agraire qui, en s’attaquant aux inégalités entre grands propriétaires et petits tenanciers, aurait mis fin à l’endettement chronique de ceux-ci auprès de ceux-là, n’hésitons plus quant à nous à nationaliser les banques et à rendre à la nation grecque tous les moyens de production de sa richesse. Par Zeus et tous les dieux de l’Olympe, faisons enfin une vraie révolution, soyons de vrais socialistes ! Si Papandréou avait seulement le dixième de l’étoffe d’un Solon, il préférerait regagner la confiance des travailleurs plutôt que celle des marchés !

P. – Décidément, Socrate, tu files un méchant coton. Ne t’étonne pas si un jour tu es traîné en justice pour incivisme !

S. – Franchement, de moi ou de vous, les sociaux-démocrates, je ne sais qui a le plus à craindre du tribunal de l’Histoire !…

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    Le Fétiche culture  (08/10)   

Un usage médiatique intensif et sans discernement du concept de culture a fait de celui-ci une notion fourre-tout qui sert à justifier tout et n’importe quoi, et qui a contribué à dévoyer plus d’un « débat de société ».

Par exemple en ramenant les problèmes politiques, économiques et sociaux, liés au traitement des populations issues de l’immigration, à la question de l’appartenance à des minorités ethniques, dont la culture d’origine est différente de la culture dominante. On a redécouvert le « pluriel » et le « métissé », les « racines » et l’ « héritage », comme si la République n’avait pas toujours été, depuis ses origines, une mosaïque de groupes socio-culturellement différents, mais réunis dans la revendication d’une même citoyenneté, la reconnaissance des mêmes droits et des mêmes devoirs, la foi en un même idéal. Pourquoi chicanerait-on à des cultures d’origine maghrébine ou africaine, une reconnaissance qu’on ne refuse pas aux cultures bretonne, auvergnate, gasconne, corse et autres composantes de « la diversité » nationale ? Chacun(e) d’entre nous a droit à sa culture.

Mais il importe, en l’occurrence, de ne pas se tromper de problématique. La question fondamentale n’est pas de savoir s’il faut absolument sauver ou non, en tout ou en partie, une culture. Quelle qu’elle soit, populaire ou aristocratique, minoritaire ou majoritaire, ancienne ou récente, indigène ou exotique, une culture (au sens anthropologique du terme comme au sens élitiste), ne mérite d’être ni encensée ou dénigrée par principe, ni assumée aveuglément, de façon affective, mais doit être analysée et évaluée en fonction des rapports sociaux de domination – et particulièrement chez nous des rapports de classes – dont elle est à la fois cause et effet, qu’elle favorise ou qu’elle contrecarre, qu’elle ennoblit ou qu’elle stigmatise. Ainsi par exemple, ce serait une singulière forme de respect humain que de laisser, en France, un groupe social, sous prétexte de ne pas attenter à sa dignité culturelle, à l’intégrité de son identité ethnique, continuer à imposer à ses jeunes filles l’excision rituelle. Au regard d’une conscience progressiste, tout ce qui dans une culture donnée autorise certains humains à en opprimer d’autres, physiquement ou psychologiquement, matériellement ou moralement, est un facteur d’aliénation et doit être dénoncé comme tel. Toute culture est en effet constituée d’options pratiques et théoriques qu’un groupe social a été conduit à adopter au fil de son histoire parce qu’elles permettent, à une époque donnée, d’instaurer un ordre vivable et de faire coexister sans conflits destructeurs hommes et femmes, jeunes et vieux, aînés et cadets, riches et pauvres, maîtres et serviteurs, initiés et profanes, etc., dans un certain type de rapport au monde. Lorsqu’avec le temps et les inévitables transformations du mode de production, cet ordre relatif se met à apparaître de plus en plus comme un désordre, et que la culture dominante devient impuissante à masquer les injustices, à euphémiser les contradictions ou à justifier les inégalités existantes, le moment est venu de critiquer la culture concernée, c’est-à-dire d’examiner rationnellement ce qu’elle peut conserver éventuellement de promouvant et de libérateur et ce en quoi elle est désormais un frein ou un obstacle à l’émancipation du plus grand nombre. Ce genre de critique fait partie de la lutte des classes sur le terrain de l’idéologie, et il est de la plus grande importance de la développer sans préjugés fétichistes. Une pratique ou une institution qui aurait pour effet d’humilier, exploiter ou opprimer des êtres humains, même avec leur consentement, ne saurait être tenue pour légitime sous le seul prétexte qu’elle est ancestrale et consacrée par la tradition. Or toutes les cultures, y compris la « culture » petite-bourgeoise de l’ethnie « Bobo », comportent peu ou prou de telles pratiques, car toutes portent l’empreinte des rapports de classes qui les ont historiquement façonnées en se combinant étroitement aux différences de sexe, d’âge, de couleur, de langue, etc., différences purement factuelles arbitrairement érigées en inégalités de valeur. Aucune culture ne saurait donc être défendue inconditionnellement, même au nom d’un pluralisme bien intentionné.

Perdre de vue cet aspect des choses, c’est se condamner à brouiller la vision du réel et à tomber dans le confusionnisme. C’est ce qu’ont fait malheureusement la plupart des classes moyennes au cours des dernières décennies. Pour la raison décisive qu’elles avaient déserté le terrain de la lutte des classes et transhumé, sous la houlette de leurs bergers réformistes et contre-révolutionnaires, vers les consensuels pacages de la société de consommation et de communication, en même temps que leurs fractions intellectuelles sombraient dans le relativisme culturaliste et l’éclectisme informe de l’idéologie post-moderne. Quand on ne sait plus, ou qu’on ne veut pas, distinguer possédants et dépossédés, exploiteurs et exploités, on se met à classer les gens selon leur couleur, leur accent, leur confession, leurs moeurs, etc., et le moins qu’on puisse dire c’est que cela fait bien l’affaire des ethnies et des « héritiers » de l’establishment et du CAC-40.

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    Les haines entre pauvres  (09/10)   

Je reprends le fil de ma chronique au moment où les médias sont tout bruissants du prétendu « virage sécuritaire » de Sarkozy, comme si celui-ci et la droite dite républicaine s’étaient privés jusqu’ici d’exploiter le thème de la sécurité.

Le larbinisme journalistique est coutumier de ce genre d’exagération. Incurablement amnésique et sensationnaliste, la journaille de service excelle à transformer en nouveauté fracassante la moindre inflexion de voix et en événement historique le moindre écart de pluviométrie. Audimat oblige.

Mais ce qui m’a le plus frappé en l’occurrence, ce sont les réactions enthousiastes d’un grand nombre d’internautes (majoritaire ou minoritaire, leur opinion est significative) au-dessous de la dépêche AFP rapportant les propos du chef de l’Etat, lors de son voyage à Grenoble. Si Sarkozy s’était donné pour but d’exciter la haine raciste et la xénophobie anti-immigrés, il pouvait se flatter d’avoir réussi. J’en étais à la fois atterré et écoeuré. On a beau se dire que la plupart de ceux qui s’expriment ainsi spontanément sur Internet ne sont généralement pas des parangons d’intelligence et de culture, que leurs tripes prennent à leurs réactions plus de part que leur tête, quand on est en face d’un tel déferlement de bêtise et de mauvais sentiments de la part d’individus qui ont quand même bénéficié de plusieurs années de scolarité et à qui on a donné une carte d’électeur, on est bien obligé d’admettre que le grand pari humaniste-rationaliste d’une République éclairée, juste, égalitaire et fraternelle, n’est pas près d’être gagné.

Qu’au sommet de l’Etat, des responsables politiques se permettent de jeter explicitement l’opprobre sur une catégorie de population, ne peut évidemment qu’autoriser l’expression du racisme, ordinairement latent et difficilement contenu, qui subsiste chez bien des pauvres gens en mal de reconnaissance sociale et trop heureux de se venger de leurs frustrations en criant haro sur le baudet que la Cour désigne à leur vindicte. La plupart des observateurs ont parfaitement compris que cette manœuvre indigne n’avait pas d’autre but que de récupérer une partie des électeurs d’extrême-droite. Mais en même temps elle fait apparaître clairement quels sont les deux principaux clients de la politique sarkozyste : d’un côté le monde de la richesse dont l’Etat s’est fait le bouclier ; de l’autre celui du semi-analphabétisme à qui le ressentiment social tient lieu de conscience politique.

A vrai dire, cela n’est pas le propre du pouvoir actuel. Depuis qu’il y a des classes sociales, celles des possédants ont continûment, pour asseoir leur domination, recouru à la même stratégie fondamentale que résume le vieux slogan « diviser pour régner ». Pour écarter le seul danger qu’elles redoutent véritablement, c’est-à-dire la coalition massive de tous ceux qu’elles spolient, exploitent et oppriment de mille façons, et qui devraient trouver dans leur commune condition de dominés le ciment de leur union, elles s’ingénient à les dissocier, segmenter et disperser à l’infini. Les ressources ne leur manquent pas pour atteindre ce résultat. On pourrait sans doute caractériser chaque période historique par l’arsenal déployé pour diviser les dépossédés. On verrait que dans l’ensemble les moyens utilisés se répartissent en deux grandes catégories : d’une part ceux qui reposent sur la richesse économique et financière accaparée par les dominants (tous les rogatons et miettes tombés de la table des maîtres dans les écuelles des serviteurs, y compris les emplois, salaires, allocations et autres gratifications peu ou prou corruptrices dont la promesse d’octroi ou la menace de suppression sont un efficace instrument de discipline et de ségrégation) ; d’autre part ceux qui consistent dans le recours aux différents procédés symboliques de l’information, de l’éducation, du divertissement, etc., afin d’endoctriner, enrégimenter, et abêtir suffisamment les masses pour les empêcher de comprendre quelle est leur véritable identité et où est leur véritable intérêt. C’est ainsi que depuis des siècles, les riches n’ont cessé d’alimenter les haines entre pauvres, dont un nouveau témoignage vient de nous être donné.

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    Les eaux tièdes du réformisme (09/10)   

Un thème a ressurgi dans le débat public, qui semblait complètement périmé tant il était dissonant par rapport au consensus idéologique ambiant selon lequel « tout s’achète et tout se vend » au royaume de la marchandise.

Vu le degré actuel d’asservissement du système capitaliste à la loi du profit maximum et à la logique de la rentabilité immédiate, dans cet univers monétisé où même « le temps, c’est de l’argent », il semble en effet proprement inconcevable qu’il y ait encore de la gratuité et qu’on puisse encore donner ou recevoir « pour rien », quand tout le monde sait bien qu’« on n’a rien pour rien ».

Il est compréhensible que dans un paysage social submergé, selon la métaphore connue, par les « eaux glacées du calcul égoïste », certains réclament un peu de chaleur humaine et cherchent comment verser plus ou moins d’eau chaude dans ce bain glacial. Rien de vraiment nouveau au demeurant dans cette problématique dont l’exploration a mobilisé au fil des siècles la fine fleur de la pensée philosophique et théologique, anthropologique et économique. De l’argumentaire peaufiné par les plus brillants architectes de la Cité idéale, ressort, entre autres pierres d’angle, l’affirmation que ce qui fait l’irréductible valeur d’un être humain échappe à toute mesure, ne peut donc être quantifié et par là même transcende toute mise en équivalence et toute valeur d’échange. D’où ce véritable miracle ordinaire qu’est l’expérience de l’amitié, de l’amour, et de la compassion pour autrui, lien à la fois charnel et spirituel qui attache l’ego à son alter ego, son prochain, son semblable, et récuse du même coup l’égoïsme pernicieux et borné.

Les croyants, en particulier les chrétiens, y ont vu la manifestation de la grâce divine, don gratuit par excellence car on ne marchande pas avec Dieu. Il est significatif à cet égard que le christianisme ait fait de la charité (qui traduit le latin caritas et le grec agapê), la vertu théologale suprême, inséparablement amour du Créateur et de ses créatures, dont Luther s’est chargé de rappeler à une papauté pervertie qu’on ne saurait en faire commerce.

C’est cette même conviction qui animait un économiste chrétien comme François Perroux quand il écrivait que « Tout le prix de la vie vient des choses sans prix. Dans la sphère de l’acte gratuit, du don de ce qu’il possède et de ce qu’il est, l’homme atteint à ce qui constitue sa plus incontestable dignité ». Il est non moins significatif que les classes possédantes et leurs clergés aient révisé la charité à la baisse en la transformant en « aumônes », en « bonnes œuvres » et autres actions « caritatives ».

Il est donc admis depuis longtemps que si l’homme est un loup pour l’homme, son essence ne se réduit pas à celle d’un animal sauvage, mais qu’il est aussi, fondamentalement, un être d’amour, capable de sacrifice et de partage. Les sceptiques argueront que cela se produit bien moins souvent que l’inverse, que les intérêts particuliers n’ont cessé de dresser les hommes les uns contre les autres, que la violence a été et demeure le moteur de l’histoire, et que par conséquent la fraternité et la générosité humaines sont plus un principe éthique à réaliser que le constat d’une propriété déjà inscrite dans un ethos réel, un devoir-être plutôt qu’un être.

Et pourtant c’est bien au moulin de l’altruisme que la connaissance anthropologique a apporté son eau si on en juge par des travaux comme ceux dont Mauss a tiré son « Essai sur le don ». Théorisant la triple obligation universelle de donner-recevoir-rendre, Mauss concluait : « Si quelque motif équivalent (à notre notion d’intérêt) anime chefs trobriandais ou américains, clans andamans, etc., ou animait autrefois généreux Hindous, nobles Germains et Celtes dans leurs dons et dépenses, ce n’est pas la froide raison du marchand, du banquier et du capitaliste. Dans ces civilisations, on est intéressé, mais d’une autre façon que de notre temps. … Il y a intérêt, mais cet intérêt n’est qu’analogue à celui qui, dit-on, nous guide. Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante. L’homo oeconomicus n’est pas derrière nous, il est devant nous. … L’homme a été très longtemps autre chose et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer. »

Depuis l’époque où Mauss établissait ce constat historique, le mercantilisme et l’utilitarisme de l’économie libérale se sont répandus sur toute la planète avec la mondialisation capitaliste. L’homo oeconomicus semble avoir établi son empire. Mais les dégâts matériels et spirituels causés partout par le triomphe de cette idéologie de la concurrence impitoyable, du profit maximum, de la victoire par tous les moyens et de la jouissance égoïste, sont d’ores et déjà si terrifiants qu’on voit se dessiner de plus en plus nettement un mouvement de résistance à cette entreprise insane et arrogante de régression sociale, qui a le culot de se présenter comme une avancée de la civilisation.

Malheureusement, les forces qui naguère encore pouvaient y faire barrage ont tellement cédé de terrain et nos élites intellectuelles et politiques ont tellement abjuré leurs idéaux humanistes, qu’il ne reste plus guère que le registre de la morale traditionnelle (d’inspiration religieuse ou laïque), pour exprimer et justifier le rejet du monde que nous imposent la domination de l’argent et le règne de la valeur monétaire généralisée. Des analyses comme celles de Mauss ont du moins l’avantage d’attirer l’attention sur le fait que si des propriétés psychologiques et morales telles que l’altruisme, la capacité de faire droit aux besoins et attentes des autres, sont peut-être pré-inscrites dans une présupposée « nature humaine » marquée ou non du sceau d’une grâce transcendante, leurs manifestations concrètes, et surtout leur institutionnalisation à une époque donnée sous forme d’une idéologie agissante du partage, de la gratuité et a fortiori sous forme d’un Etat-providence, sont étroitement soumises aux conditions objectives d’existence des sociétés considérées et plus précisément aux structures de la propriété des ressources et des biens, de leur production et de leur distribution dans l’espace social.

On ne saurait mettre ces conditions décisives entre parenthèses ni même les sous-estimer sans tomber dans la prédication idéaliste, louablement intentionnée mais inopérante, sinon marginalement. Lors même que ces bonnes intentions humanitaires vont jusqu’à la prise de position spécifiquement politique, les programmes d’action proposés, faute d’une radicalité suffisante dans l’analyse sociologique et économique, restent enfermés dans une logique réformiste comme s’il était impensable pour l’entendement de leurs auteurs de remettre en question les fondements d’un système capitaliste intrinsèquement pervers, comme s’il était présomptueux de vouloir en finir avec l’appropriation et l’accumulation privées des ressources appartenant à tous et des biens collectivement produits, comme s’il était aberrant de chercher à supprimer l’exploitation et l’aliénation du travail salarié avec l’oppression du plus grand nombre.

C’est pourquoi on voit derechef se multiplier, sur le thème de la gratuité, de nombreuses propositions relatives à la défense ou la restauration d’un service public capable de répondre, par une générosité collectivement organisée et financée, aux besoins fondamentaux (nourriture, santé, logement, instruction, revenu minimum garanti, etc.) de toute la population et d’abord des moins nantis. Dans la mesure où ces propositions visent à stopper le démantèlement du service public et à remédier sans tarder aux pires dégâts sociaux, elles sont évidemment les bienvenues. L’erreur, malheureusement trop répandue encore chez les réformistes « de gauche », serait d’en faire un objectif en soi, dont le système peut toujours s’accommoder. Leur place n’est pas ailleurs que dans un programme de transition pour faciliter la rupture avec le capitalisme. Il devrait être clair dans les esprits que la meilleure façon de renforcer le service public, c’est de l’étendre rapidement et continûment jusqu’à la prise en charge « gratuite » de tous les besoins fondamentaux à mesure de leur évolution historique, ce qui n’est économiquement concevable que moyennant la restitution à la collectivité de toutes les ressources et toutes les richesses servant au travail social et produites par les efforts de tous. Les fruits de la Terre doivent profiter équitablement à tous ses habitants, sans abus et sans privilège. Tous y ont droit et aucun n’en est propriétaire. Toute autre démarche, quelle qu’en soit la justification, risque fort d’être un alibi pour un statu quo déguisé ou un pis-aller finalement dérisoire : ajouter de temps à autre quelques louches d’eau bouillante dans une marmite d’eau glacée n’a jamais permis d’obtenir autre chose que de l’eau tiède, qui ne peut que se refroidir davantage.

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    Taratata plan-rataplan (10/10)   

Fin août, la presse nous informait qu’aux championnats du monde d’Air Guitar, en Finlande, un Français venait d’être couronné pour la deuxième année consécutive, après avoir enthousiasmé son jury en mimant à la perfection le jeu d’un guitariste (Jimi Hendrix en l’occurrence)… mais sur une guitare imaginaire !

J’ai d’abord haussé les épaules à l’annonce de cette nouvelle loufoquerie et puis je me suis dit qu’il n’y avait pas lieu de tourner en dérision la performance de ce pseudo-guitariste, surtout si on la comparait à celles des athlètes et des nageurs qui viennent de se couvrir de gloire sur les podiums européens. Tous ces champions sportifs ont gagné leurs médailles en accomplissant un exploit réel sur le tartan des pistes ou dans l’eau des bassins. La matérialité même de leurs prouesses les rattache encore à la très ancienne tradition du chef-d’œuvre qui servait autrefois à consacrer les plus accomplis des compagnons, les meilleurs des artisans. Par là même, les accomplissements de ces sportifs de haut niveau conservent un je ne sais quoi d’archaïque, si j’ose dire, le parfum suranné d’un temps révolu où il fallait, pour être encensé, fournir la preuve tangible et mesurable de son excellence, même si l’engeance des charlatans et des imposteurs de tout acabit n’y était pas inconnue.

Avec notre guitariste d’apparence, nous avons au contraire une illustration pittoresque mais très symbolique, tout à fait dans l’air du temps, de ce qu’est devenu le talent de nos « élites » les plus célébrées : un simulacre habilement mis en scène. A force de faux-semblant et d’artifices, de pub, de com et de propagande, la modernité a fait franchir à notre démocratie en trompe-l’œil un nouveau seuil dans l’ordre de la comédie et de l’illusion. Désormais les apparences du pouvoir sont accaparées par des histrions dont le plus grand talent consiste à venir en place publique donner sur les tréteaux le spectacle de leur compétence imaginaire. Tels des enfants coiffés de bicornes en papier qui, pour mimer un défilé militaire, font avec leurs bouches « taratata plan-rataplan », en feignant de souffler dans des clairons et de battre des tambours invisibles, nos Excellences gesticulent et débitent leurs boniments, comme on le leur a appris à l’ENA, dans les IEP, les facs de Science-éco, les « mastères » de commerce, les écoles de journalisme et autres propédeutiques au carnaval médiatique.

On croit avoir confié le destin d’une population à des hommes et des femmes pleins de savoir et d’humanité, et on découvre qu’on a mis sur le podium des guitaristes aux mains vides qui font semblant de gratter sur une musique venue d’ailleurs. On croit avoir affaire à des experts de la gestion financière, et on découvre des banquiers naufrageurs ; on s’imagine avoir choisi de grands dirigeants dévoués à l’intérêt général et on découvre de misérables petits chefs de clans qui fraudent et pillent le Trésor public ; on croit avoir élu des représentants du peuple intelligents et désintéressés et on voit se contorsionner une bande d’UMP et de PS rejouant incessamment la Batrachomyomachie[1], et tout à l’avenant.

De ces gens en vue, de ces célébrités dont parlent radios et télés, des « stars » de la politique, du syndicalisme, des affaires, du sport, des arts et des lettres, des Eglises, de toutes ces Eminences sur le passage desquelles les journalistes se tiennent prosternés, on attendrait qu’ils proposent à leur public du vrai, du précieux, de l’authentique, du grand cru ; hélas, ils n’ont plus à nous offrir que du toc, de la pacotille, de la verroterie et de la piquette. Au fil du temps on s’est installé, chaque jour davantage, dans le règne des apparences, des bulles, de l’inconsistant, de l’ectoplasmique, bref, de l’inexistant. De fait, c’est toute notre civilisation qui devient toujours plus factice et s’achemine en musique vers son néant tout en jouant « taratata plan-rataplan » sur des instruments imaginaires.

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    L’infection (11/10)   

Beaucoup de bonnes âmes se sont émues de la révélation que les États-Unis, à des fins d’expérimentation médicale in vivo, avaient entrepris, entre 1946 et 1948, d’inoculer des maladies sexuellement transmissibles à de malheureux guatémaltèques tiré(e)s des prisons, des bordels, des asiles d’aliénés, des casernes et autres géhennes du Guatemala.

La réaction à cette information est généralement indignée. Certains vont même jusqu’à parler de « crime contre l’humanité », tellement les procédés utilisés rappellent les pires horreurs nazies. C’est là faire preuve d’une totale incompréhension de l’admirable philosophie qui présidait aux travaux des chercheurs américains.

Pour ces derniers, l’inoculation de la syphilis et de la blennoragie à des populations étrangères vulnérables n’avait d’autre but que de faire profiter ensuite les contaminés d’un nouveau médicament, la « pénicilline », le tout premier antibiotique, qu’on avait introduit récemment dans la thérapeutique et dont on souhaitait mieux connaître les effets sur les maladies vénériennes.

Ainsi, loin d’être une manifestation de mépris raciste pour de pauvres sous-humains laissés pour compte, le pourrissement méthodique et contrôlé de leurs relations sexuelles s’inscrivait-il dans l’immense et généreuse croisade entamée par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale pour entraîner le reste du monde sur la voie du bonheur à l’américaine.

Le Guatemala n’est pas le seul à leur avoir servi de terrain d’expérience. C’est en effet très exactement à cette époque-là qu’ils ont entrepris de mettre en œuvre, dans le cadre du fameux « Plan Marshall », leur rêve d’hégémonie mondiale au moyen d’injections massives de dollars, de chewing-gum, de Coca-Cola, de DDT, de pin-ups et autres ingrédients de l’american way of life qui allaient rapidement transformer les pays occidentaux en satellites de Washington, leurs administrations en bureaux d’affaires des trusts et leurs populations en troupeaux robotisés de consommateurs conditionnés par les banques et les agences de publicité.

Systématiquement, quasi scientifiquement, les Américains ont entrepris de ranimer le semi-cadavre exsangue de l’Europe et de lui insuffler une vie nouvelle à leur image. À grand renfort de packs de bière, de pop-corn, de jeans, de chaussettes en nylon, de films en technicolor et de 45-tours en vinyle, ils ont fait entrer à marche forcée les culs-terreux du Vieux Monde dans un Eldorado qui, aux dires du général Marshall, ne devait plus jamais connaître « la faim, la pauvreté, le désespoir et le chaos ». Cette gigantesque opération de transfusion, que les peuples européens ont payée de leur décervelage, a entraîné là encore l’inoculation aux cobayes indigènes de divers micro-organismes particulièrement virulents, dont les effets conjugués constituent la pathologie spécifique du régime capitaliste.

Pour ne citer que quelques-uns parmi les plus agressifs de ces agents infectieux, tous culturellement transmissibles, mentionnons le tréponème de la soif de profits, le gonocoque de la spéculation financière, la bactérie de l’hostilité aux services publics, le spirochète de l’évasion fiscale (dit aussi peste des îles Caïman), le bacille du gaspillage ostentatoire, le vibrion du despotisme managérial, le diplocoque de la haine des pauvres, le microbe de la phobie anti-syndicale, le streptocoque flagellé du carriérisme du cadre, le spirille de l’amoralité du trader, le sarcopte galeux du journalisme de marché et, peut-être le plus mortel de tous, le staphylocoque doré de la connerie bourgeoise (avec son mutant gangréneux de la prétention petite-bourgeoise).

Tous ces germes d’une extrême contagiosité sont devenus pénicillino-résistants à mesure qu’ils se sont répandus sur la planète. En France comme ailleurs, la pandémie, appelée par euphémisme « mondialisation libérale », poursuit ses ravages. Des petits groupes de chercheurs très actifs essaient actuellement de mettre au point un vaccin révolutionnaire anticapitaliste capable d’éradiquer le mal. Réussiront-ils avant qu’il soit trop tard et que le monde soit irrémédiablement infecté ?

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    La grande manip’ (12/10)   

Une fois de plus la machine à berner les citoyens et à bafouer la démocratie a rempli son office. On peut même dire que le déroulement de la bataille contre la réforme sarkozienne des retraites aura fourni une illustration exemplaire de la façon dont, dans une ploutocratie à façade démocratique, comme la France, on s’y prend pour contourner la résistance du peuple. Le mécanisme de la manipulation est relativement facile à décrire.

Dès qu’un mouvement social de quelque envergure semble s’amorcer, les médias dominants, tous au service de la puissance capitaliste, entreprennent d’une seule voix, comme si cela allait de soi, de le confier aux bons soins des grandes centrales syndicales et de l’opposition de « gauche », dont les dirigeants sont rappelés à leur rôle de « partenaires sociaux » titulaires et responsables, seuls interlocuteurs autorisés du pouvoir. Ainsi donc, d’emblée, la communication institutionnelle se charge-t-elle de placer le mouvement sous le signe de l’œcuménisme républicain et d’excommunier toute démarche, toute mobilisation qui ne s’effectuerait pas sous la houlette officielle de l’épiscopat syndical. Quiconque aurait des velléités de manifester son opposition par un autre canal s’exposerait à être dénoncé comme un ennemi de la République, un extrémiste voire un terroriste, et se verrait privé d’accès à la parole publique.

De leur côté, les hiérarques de la prétendue opposition politique et syndicale, forts du monopole de la représentation qui leur est reconnu, s’installent à la tête du mouvement pour y donner leur répertoire rituel. Le premier sketch, dit « de la feinte humilité démocratique », consiste à jouer les serviteurs du peuple et à s’abriter derrière la volonté alléguée des gens de la base : « Ce sont les salariés seuls qui décident » – ce qui permet de ne pas trop engager l’organisation. Si, comme ce fut le cas, on sent s’exprimer à la base une grande combativité, qui laisse augurer une mobilisation de grande ampleur et de longue durée, les directions passent au tableau suivant, dit « de la rodomontade », qui consiste à faire les bravaches – dans le registre « Nous n’accepterons jamais que… », « Nous sommes déterminés à aller jusqu’au bout » et « Si le gouvernement refuse de nous entendre, alors… » –, tout en tempérant autant qu’elles peuvent l’ardeur de leurs troupes. À cette fin, le procédé le plus efficace, parce que le plus hypocrite, c’est de corseter le mouvement dans la camisole de l’agenda institutionnel, et de casser la dynamique offensive en subordonnant toute initiative aux échéances fixées par le pouvoir (rencontres avec des ministres, discussions au Parlement, déclarations du chef de l’État, etc.). L’ardeur des troupes étant ainsi constamment freinée par la pusillanimité des chefs, la grande bataille annoncée se réduit sans surprise à une succession de « journées d’action » consacrées pour l’essentiel à des défilés plan-plan et de journées d’inaction consacrées à polémiquer stérilement sur le nombre des manifestants et à guetter les symptômes d’un essoufflement annoncé jour après jour par les médias. Devant tant de mollesse et d’incurie chez des dirigeants visiblement vaincus avant de se battre, on ne sait plus s’il faut parler d’incompétence ou de connivence. Des deux sans doute, puisque la mascarade a, entre autres avantages, celui de ne pas bousculer les plans d’un PS qui préfère attendre paisiblement son retour aux affaires.

Pendant ce temps, le pouvoir poursuit imperturbablement sa sale besogne, pas le moins du monde impressionné par un mécontentement dont il sait n’avoir rigoureusement rien à redouter, assuré qu’il est du légalisme de « partenaires » acquis au respect inconditionnel du désordre établi, et du légitimisme d’un électorat trop borné pour comprendre qu’il est tombé dans la nasse où on voulait le faire entrer : une foule de gens atomisés, abêtis et domestiqués, qui se croient toujours des citoyens quand ils ne forment plus qu’une masse de manœuvre livrée aux manipulations politiciennes des deux fractions de la bourgeoisie régnante en concurrence pour le pouvoir.

Les moins pitoyables ne sont pas ceux qui, pour sauver la face, se donnent la satisfaction fantasmatique d’avoir « gagné la bataille de l’opinion » et se préparent à prendre leur « revanche » en 2012. En quoi faisant ? En élisant DSK qui milite inlassablement au FMI pour défendre les damnés de la Terre ?

Parions que cette menace épouvantable fait déjà pleurer les banquiers… de rire.

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    Attente  (02/11)   

Comme chacun sait, le capitalisme financier n’a été sauvé (provisoirement) de l’effondrement total que par l’injection massive de fonds publics dans le système bancaire occidental.

De Washington à Athènes, les gouvernements en place, tous libéraux à tous crins, n’ont eu aucun scrupule à détourner l’argent de la collectivité pour renflouer à milliards les caisses privées. Si au moins ils avaient tiré en même temps les enseignements de la crise et pris les mesures appropriées pour remédier à ses causes profondes ! Mais rien n’a été fait en ce sens, sinon quelques hypocrites déclarations de principe. Tout s’est passé comme si rien ne s’était passé : les banques, leurs actionnaires, leurs dirigeants et leurs traders continuent à spéculer furieusement, les profiteurs continuent à s’octroyer généreusement des dividendes, des primes, des retraites-chapeaux, des stock-options, à ouvrir des comptes dans des paradis fiscaux, à vivre en nababs, bref, à tricher, piller, corrompre, faire des affaires, quoi !

Et pendant ce temps que fait le peuple ? Rien. Il attend, comme on lui commande de le faire depuis longtemps. Qu’attend-il ? La prochaine échéance électorale. En France, les présidentielles de 2012. Y a-t-il une chance que cette élection apporte un réel changement ? Pas la moindre. L’actuelle majorité de droite attend simplement d’être confirmée dans son entreprise de démolition méthodique de ce qui subsiste encore d’Etat social. Déjà certains de ses représentants ont annoncé la prochaine étape : la disparition des fonctionnaires en vue de la privatisation du secteur public. Mais personne n’a moufté. La mise à l’encan de tous les services devra-t-elle aller jusqu’au rétablissement du marché aux esclaves ou à celui du travail des enfants pour que le peuple s’émeuve enfin ?

On pourrait penser que l’heure est à la mobilisation de toutes les résistances contre cette incroyable régression de la civilisation. On aurait pu imaginer que le Parti socialiste, soucieux de se refaire santé et dignité, se donne pour tâche de fédérer une opposition digne de ce nom. Mais il se tait prudemment, fait le dos rond et les seuls échos qu’on ait de son existence, ce sont les éclats, complaisamment médiatisés, des rivalités qui divisent ses innombrables prétendants au trône. En réalité, le PS en tant que force politique homogène n’existe plus. Ce qu’il en reste, c’est une écurie politicienne dont les ambitieux candidats ne sont d’accord sur à peu près plus rien, sauf sur la nécessité de parachever la mission historique de la nouvelle « gauche » européenne, que Mitterrand fut le premier à acclimater en France il y a quelque trente ans : convertir l’archaïque tropisme socialisant des masses laborieuses en adhésion moderniste au capitalisme et au productivisme de marché présentés comme la condition sine qua non du progrès des peuples.

Et donc le PS continue, imperturbablement, enfermé dans son dogme libéral-social, aveugle et sourd aux déprédations et aux crimes du capitalisme, aux souffrances qu’il engendre, à ses incohérences et ses crises récurrentes, comme si rien ne s’était passé, comme si tout était pour le mieux dans le meilleur des systèmes possibles. Des millions de salariés se sont levés récemment pour combattre la réforme sarkozienne des retraites. Le PS, avec la complicité des organisations syndicales qu’il contrôle ou manipule en partie, les a plantés au milieu du gué, laissant le mouvement partir à vau-l’eau, sans un mot, sans se mobiliser lui-même, parce qu’il ne veut ni ne peut s’engager à faire une politique foncièrement différente de celle de la droite. Il ne lui reste qu’à attendre tranquillement 2012 et l’alternance pour revenir aux affaires, et pour poursuivre, au nom de « la crise », la version « socialiste » de la casse de l’Etat social.

Et que font les Français « de gauche » ? Rien. Ou plutôt chacun(e) attend 2012 et s’apprête à voter pour le candidat du PS « le plus crédible ». « Le plus crédible », on veut bien le croire : il est banquier et le capitalisme mondialisé lui a déjà confié la direction du FMI, organisme humanitaire bien connu. On peut assurément lui faire confiance pour défendre le monde du Travail…

Et si vous avez le malheur de dénoncer le système électoral complètement pervers et truqué qui permet de faire voter les plus pauvres pour les plus riches et leurs serviteurs, honte à vous, graines d’anar, casseurs, voyous, suppôts du terrorisme, fourriers de l’extrême droite, vous êtes des ennemis de la sainte et immaculée Démocratie toujours pure ! Ce sont nos journalistes qui le disent et question démocratie, ils en connaissent un bout, les porte-voix de Bouygues, Lagardère, Dassault, Pinault, Rothschild et Cie !

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    « Nostalgie du néolithique »  (03/11)   

Le grand anthropologue que fut Alfred Métraux invoquait volontiers la « nostalgie du néolithique » pour expliquer l’intérêt soutenu que les sociétés contemporaines portent aux civilisations « primitives ». L’homme de notre temps garderait au fond de lui comme un sourd regret de s’être éloigné d’un univers séparé de nous, plus encore que par les millénaires, par la perte d’une forme d’innocence, de naïveté du sentiment et de simplicité des mœurs, bref, par la disparition d’un ensemble de traits devenus progressivement incompatibles avec la poursuite de la révolution néolithique.

Nous continuerions donc à croire que dans ses premiers commencements, cette culture, en dépit des contraintes matérielles et des maux liés au sous-développement et à la pénurie, était capable de mettre suffisamment de sens dans la vie de nos lointains ancêtres pour enchanter leur vision du monde et de leur destinée, alors que nous, populations privilégiées d’un monde « développé » mais atomisé par le progrès et frappé d’anomie, nous ne savons plus ce que nous faisons ni où nous allons. Ce serait en quelque sorte la trace de ces temps bénis, le secret d’un accord originel entre les hommes et leur milieu naturel, que nous chercherions à retrouver en étudiant ce qui reste aujourd’hui de sociétés traditionnelles, où les rapports de force ne l’auraient pas encore emporté sur les rapports de sens et où la valeur économique ne serait pas devenue la mesure de l’homme.

Alfred Métraux avait quant à lui conscience de la dérive possible de cette « nostalgie » vers ce qu’il appelait un « rousseauïsme facile », c’est-à-dire une version un peu niaise de la mythologie du « bon sauvage » ou de la croyance au bonheur adamique d’avant la chute. Pourtant, malgré sa lucidité, ou à cause de sa lucidité même, Métraux ne manquait pas d’ajouter : « Il me semble que l’humanité a peut-être eu tort d’aller au-delà du néolithique. »

On imagine aisément les réactions qu’une telle interrogation peut provoquer aujourd’hui chez nos apôtres de la croissance ininterrompue et nos doctrinaires du développement illimité. L’idée exprimée par Métraux ne peut être entendue par eux que comme une profession de foi passéiste un peu folle, un désir insensé de retour à la hutte de branchages et à la lame de silex. Et nos modernistes de ricaner : « Ces écolos nostalgiques, quels poseurs !…Au premier furoncle à la fesse ils seront bien contents de se précipiter chez leur médecin pour avoir des antibiotiques ! »

Le principe de générosité commande de prêter à des esprits de la force d’un Métraux une conception un peu plus dialectique de la notion de progrès. Douter que l’humanité ait bien fait de sortir du néolithique, cela ne revient nullement à regretter qu’elle ne soit pas restée à ce stade. Cela signifie plutôt qu’il est permis de penser, au vu des conséquences, que le « choix » de la voie du développement technologique à outrance n’était peut-être pas le meilleur possible. Cela signifie surtout que ce que l’on est en droit de regretter, c’est que le choix de la civilisation mécanique – toute détermination enveloppant une négation – ait fermé toujours davantage l’accès à d’autres voies et détourné l’humanité d’inventer d’autres formes de progrès moins ruineuses matériellement et spirituellement à long terme. Quelles formes ? On ne peut que fantasmer sur ce qui aurait pu advenir. Mais cela n’empêche pas que nous gardions la conviction que d’autres cheminements civilisateurs étaient possibles, sans doute plus riches en sapience et en humanité.

Ce n’est évidemment pas une raison pour tomber dans un « rousseauïsme facile » en se donnant une vision idyllique de l’ « état de nature ». A fortiori pour cultiver l’illusion de pouvoir le ressusciter. Ce serait là la niaiserie. Nous devons plutôt nous inspirer de Rousseau lui-même, qui ne s’en est pas tenu à sa fiction du « bon sauvage » (si tant est qu’elle ait jamais été pour lui autre chose qu’un artifice rhétorique de démonstration), mais qui a proposé un moyen inédit pour débloquer la société enlisée dans la barbarie féodale régnante : le Contrat social, qui instituait inséparablement l’individu citoyen et le peuple souverain.

Il appartient aux humains d’aujourd’hui de concevoir le nouveau pacte social capable de nous faire oublier la « nostalgie du néolithique » en combattant la barbarie moderniste sur toute la planète, et de nous faire regarder l’avenir avec une confiance retrouvée.

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    Écologie (04/11)   

Quasiment inconnu, sinon des spécialistes, jusqu’aux années 1970, le mot « écologie » est désormais dans toutes les bouches. Accommodé à toutes les sauces, il est devenu un véritable mot de passe censé attester le souci de préserver l’environnement naturel.

Bien évidemment, l’usage inflationniste du terme s’est accompagné de sa dévaluation sémantique, au point qu’aujourd’hui il n’évoque plus que la nécessité de modérer une exploitation devenue démentielle des ressources de la planète, et que même les plus grands pollueurs peuvent se décerner des brevets d’écologie, dès lors qu’ils promettent, non pas de mettre fin à leurs pratiques délétères, mais seulement de les « développer durablement », en les rendant plus « propres », c’est-à-dire en acceptant un minimum de réglementation.

On pourrait qualifier d’objectiviste l’acception actuellement dominante et médiatiquement consacrée du terme « écologie », en ce sens qu’elle concerne surtout le rapport que nous entretenons avec le monde nous entourant physiquement. Pour la résumer en quelques images, elle connote l’idée que quand on veut sauver la planète, il faut commencer par éteindre la lumière derrière soi, fermer le robinet pendant qu’on se brosse les dents, aller à son travail à vélo plutôt qu’en auto, accélérer en douceur le moteur de sa voiture, cesser de pulvériser des pesticides sur le pommier du jardin et veiller en toutes circonstances à émettre le moins de CO2 possible.

Loin de moi la tentation de sous-estimer si peu que ce soit ces pratiques de modération, d’abord parce qu’elles ne sont pas par elles-mêmes dépourvues d’une efficacité réelle lorsqu’elles se multiplient suffisamment. Ensuite parce que je vois dans ce changement volontariste de nos habitudes un premier effort pour « plier la machine », c’est-à-dire pour casser nos vieux automatismes et commencer à nous façonner en quelque sorte une nouvelle subjectivité personnelle. Car, on l’aura compris, une démarche véritablement écologique implique une conversion de tout l’être, ou, si l’on préfère, une révolution.

En effet, à quoi rimerait de nous battre pour garder « propres » notre air, notre eau, nos énergies et tout notre environnement, si c’était pour accepter de garder, individuellement et collectivement, une âme « sale » et intoxiquée, c’est-à-dire continuer à cultiver et transmettre à nos descendants les mêmes mentalités barbares qui, depuis pratiquement la sortie des cavernes, ont fait de notre espèce une engeance de prédateurs insatiables, à la fois un Prométhée et son propre vautour. C’est fondamentalement la même libido socialement transmise et encouragée, qui a régulièrement engendré une même entreprise furieuse de conquête, d’appropriation, de domination des hommes et d’exploitation des choses, dont les effets les plus désastreux faisaient croire aux sages des temps bibliques que le genre humain était intrinsèquement corrompu par un « péché originel ». Nous savons aujourd’hui que si péché il y a, il passe par l’intériorisation personnelle de logiques de concurrence sociale qui n’ont cessé d’ériger en institutions la loi de la jungle et le droit du plus fort, à la façon dont de nos jours les forces du marché capitaliste tendent à confisquer la planète entière au bénéfice des plus riches et transforment l’existence de chacun(e) en une course haletante à la propriété, à l’accumulation et au gaspillage, au mépris de l’humain et au détriment de la nature.

C’est là qu’est la véritable pollution, pas seulement celle par les résidus de métaux lourds ou par les chlorofluorocarbones, mais la souillure tenace introduite dès l’enfance dans les esprits et les cœurs par notre mode de vie même et notre éducation. Si donc l’écologie veut être autre chose qu’un label vendeur ou une concession politique hypocrite à l’air du temps, il lui faut s’affirmer clairement comme un projet de révolution totale, indissociablement politique, économique et culturelle. A défaut de quoi, au lieu de faire avancer la civilisation, elle ne sera jamais qu’une mascarade ou un vœu pieux.

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    Faux passeport (05/11)   

L’habitude s’est installée, en particulier chez les politiques, de déclarer solennellement, en manière d’hommage à une population qui vient de vivre douloureusement des moments d’histoire, qu’on s’identifie totalement à elle. Depuis le fameux « Ich Bin Ein Berliner » de J.F. Kennedy en visite à Berlin en 1963, on a entendu revendiquer fièrement, en diverses langues, l’appartenance à de nombreuses communautés étrangères. C’est ainsi que, dans la période la plus récente, on a pu entendre à satiété l’affirmation que nous étions « tous des Tunisiens » et « tous des Égyptiens ».

On ne songerait pas à critiquer cette façon d’exprimer à des gens qui souffrent et qui luttent toute la sympathie et l’admiration qu’ils inspirent, si ceux qui s’identifient à eux, non sans quelque présomption, allaient vraiment jusqu’au bout de leur démarche d’auto-naturalisation et adoptaient à leur tour le même comportement que leurs modèles, au lieu de s’en tenir à des proclamations platoniques. Faute de passer aux actes, prétendre qu’on est un Tunisien ou un Égyptien, n’est plus qu’un hommage hypocrite de la pusillanimité au vrai courage.

Car les Tunisiens et les Égyptiens, eux, se sont vraiment battus, ils n’ont pas fait semblant, ils se sont levés en masse et ils se sont exposés, quasiment à mains nues, aux coups d’une répression meurtrière. Sans doute parce qu’ils avaient toute la détermination nécessaire. Ils ne se berçaient plus d’illusions sur la nature dictatoriale de l’État qui bafouait leur souveraineté, ni sur la corruption des castes privilégiées qui bénéficiaient de l’injustice régnante ; ils ne se racontaient plus d’histoires sur les vertus proclamées du « dialogue républicain », sur la probabilité de faire prendre leurs revendications au sérieux par un pouvoir cynique tout entier dévoué aux intérêts des puissants. Ils ont dit simplement : « Y en a marre, trop c’est trop » ; et ils ont crié à la clique dirigeante : « Dégage ! » ; ils ont envahi les avenues et campé sur les places publiques, non pas pour faire du théâtre de rue comme font aujourd’hui nos défilés entre Nation et Bastille, mais pour faire tomber le régime et entreprendre une révolution. Et, chose admirable, chose incroyable, qui va contre tous les usages de notre prétendue démocratie, chose inconcevable pour notre corps électoral domestiqué, chose impensable pour l’entendement figé de nos experts en politologie, LE RÉGIME EST TOMBÉ. Parce que le seul véritable soutien d’un régime, celui contre lequel même les armes des prétoriens ne peuvent prévaloir, c’est l’adhésion des masses… ou leur démission.

Mais en France, on n’envahit plus l’espace public qu’à grand renfort de pub et de com, pour de « grands événements » culturels, sportifs, commerciaux pour faire la fête, pour faire du cinéma, du fric, du tapage, pour se donner en spectacle et pour se procurer des bouffées d’adrénaline, à la mesure des aspirations médiocres d’une population vouée à une existence sans grandeur et sans souffle.

Qu’attendent donc nos porte-parole patentés, toujours prêts à s’affirmer « Tunisiens » ou « Égyptiens » pour la galerie, qu’attendent-ils pour prendre leurs responsabilités et appeler leurs concitoyens à descendre dans la rue et à l’occuper aussi longtemps qu’il faudra pour faire tomber le régime ?

« Ah, nous disent-ils, c’est que voyez-vous, nous ne sommes plus au XIXe siècle, nous sommes un grand pays occidental moderne et civilisé et chez nous, c’est au Parlement, à la représentation nationale de prendre toutes les grandes décisions qui engagent notre destin. C’est donc à nos Assemblées d’examiner démocratiquement la question de savoir si nous devons nous révolter et déposer à cet effet un préavis d’insurrection. Mais vous pouvez faire confiance à vos élus : les rangs de l’UMP et du PS regorgent d’admirateurs inconditionnels de la révolution… en pays arabes. Le » consensus républicain » là-dessus est sans faille, et dès que le Parlement vous donnera le feu vert, après la navette entre les deux assemblées, vous pourrez descendre dans la rue avec vos banderoles. »

Soit. Mais dans ce cas cessez de vous faire passer pour des Tunisiens et des Égyptiens : c’est pour le moins de l’usurpation d’identité.

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    Consultation gratuite (06/11)   

Conversation entendue dans la salle d’attente d’une petite usine à soins, pardon, d’un gros cabinet médical dans un bourg de France profonde. Ici, la moitié des patients se connaissent pour le moins depuis l’école primaire.

Un gros rougeaud à casquette s’adresse à sa voisine qui tient un bambin sur ses genoux :
- Tu viens pour le petit ?
- Oui, il a attrapé froid et il s’est mis à tousser. Je préfère le montrer au docteur…
- En général c’est pas bien méchant, dit Rougeaud d’un ton qui se veut rassurant. Avec un bon sirop et du paracétamol ça se calme vite.

Sur la chaise voisine un grand échalas à lunettes prend la conversation en marche et dit en repliant son journal :
- À condition que ce soit vraiment du bon sirop. Je viens de voir dans le journal que la commission de contrôle des médicaments a ordonné le retrait de deux sirops du marché, des sirops pour enfants justement. À cause du scandale du Mediator, ils sont nettement plus regardants maintenant…
- C’est quand même terrible, dit Rougeaud, que pour s’en mettre plein les poches les grands laboratoires se foutent pas mal d’empoisonner les gens…

Une mamie avec des mitaines et des bottillons fourrés, qui pourrait bien avoir été l’institutrice des trois autres, déplore d’une voix pleine de réprobation :
- Moi je n’arrive pas à comprendre comment ça peut se faire. Des investisseurs, des financiers, qui ont des actions dans des laboratoires, je peux comprendre : la seule chose qui les intéresse, c’est les dividendes, pas les personnes en chair et en os. Mais les gens qui travaillent pour eux, tous ces salariés, ces techniciens, ces commerciaux, tous ces hommes et ces femmes, et tous ces chercheurs tellement instruits et diplômés, ce sont des gens comme vous et moi, des pères et des mères de famille, non ?… Comment peuvent-ils accepter de mettre sur le marché des produits qui tuent ou estropient les enfants ? Ils n’ont pas de conscience ?

Échalas opine gravement :
- Comme disait le vieux Tonton Dufau (son oncle ?) : « Sans conscience, toute ta science tu peux te la mettre où je pense ».

De sa chaise en face, un quinquagénaire grisonnant, genre cadre moyen, en veste de cuir, intervient d’un air entendu :
- C’est pas une question de conscience ; la conscience, ça marche quand les gens ont le choix ; mais là, ils sont coincés dans un système et quand le système est pourri, les gens se comportent comme des pourris, c’est comme ça. On croit toujours qu’on peut faire ce qu’on veut, mais on ne commande rien du tout ; c’est le système qui te commande, et comme c’est le pognon qui commande le système, il faut faire le maximum de pognon dans le minimum de temps, point-barre. Tout le reste c’est du pipeau. Et celui qui n’est pas d’accord, il peut aller se faire délocaliser chez les Roumains.
- Ouais, c’est vrai, concède Échalas avec réticence, mais quand même, quand même, ta conscience, elle te reste ; tu peux pas faire n’importe quoi, bordel…
- Pour faire du fric, beaucoup de gens feraient absolument n’importe quoi, ils vendraient leur mère… coupe Rougeaud catégorique.
- Mais pas assassiner des enfants… gémit Mamie, l’air consterné.
- Mais Madame Berthous, dit Legrison en s’efforçant d’être aimable, si vous êtes chercheur dans un grand machin, vous les voyez jamais les malades qui prennent les médicaments. Les gens que vous voyez tous les jours, c’est vos collègues et puis des cadres, des managers qui vous mettent la pression pour fabriquer un nouveau produit avant la concurrence, sans prendre le temps de faire tous les tests nécessaires, parce que si vous prenez le temps, vous perdez de l’argent. C’est la loi du Marché.

Après un silence, Rougeaud enchaîne :
- Eh oui, c’est sûr, les gens, ils sont comme ils sont, ils ont pas choisi et ils peuvent pas se changer du jour au lendemain. C’est le système qu’il faut changer, mais comme il est entre les mains des riches et de leurs copains politiciens…
- C’est ça qui est malheureux, dit la maman de l’enfant qui tousse, mais peut-être que ça va pas durer très longtemps encore, parce que je vois bien autour de moi, au bureau, partout, les gens commencent à en avoir marre, vraiment marre… on sent qu’ils sont révoltés…
- Ah ouais, dit Legrison un brin sarcastique, et qu’est-ce qu’ils comptent faire, voter pour un éléphant socialiste ?
- Oh attends un peu, glousse Rougeaud d’un ton réjoui, comme s’il allait en raconter une bien bonne, cette fois il va y avoir la Marine ; si elle arrête pas de « caracoler en tête » des sondages, comme dit le comique du JT, il se pourrait bien qu’il y ait des surprises à l’abordage…
- Parce que toi, tu crois vraiment qu’elle et ses potes, ils veulent changer le système ? Ils ne seraient pas là plutôt pour le sauver, des fois ? interroge Legrison avec l’air de se marrer. Le capitalisme, il a toujours eu deux roues de secours, une à droite, avec les fachos, et une à gauche, avec les socialistes en peau de lapin…

Une porte s’ouvre, l’un des quatre médecins du cabinet apparaît et appelle le client, pardon, le « patient » suivant. C’est moi. Je quitte à regret le passionnant colloque avec le sentiment qu’en un quart d’heure ses membres ont formulé sur l’état de la France malade des observations cliniques beaucoup plus éclairantes que celles des prétendus experts consultés par les médias.

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    Le Populus et la Plebs (07/11)   

S’il fallait encore une preuve de l’archaïsme des régimes féodaux qui sévissent sur la planète, spécialement au Moyen-Orient, on la trouverait dans la barbarie avec laquelle les clans qui y ont confisqué pouvoir et richesse répriment les aspirations de leurs propres populations à un peu plus de liberté et de justice, comme on peut le voir par exemple en Syrie. Barbarie qui va, comme toujours, de pair avec la bêtise.

Faut-il que ces dirigeants soient arriérés, que leur entendement soit obnubilé par leurs intérêts de classe les plus immédiats, pour ne pas avoir encore compris ce que les pays occidentaux, leurs tuteurs et modèles à tant d’égards, leur enseignent depuis si longtemps : que rien n’égale un bon régime démocratique pour transformer un peuple indocile en un troupeau obéissant !

Michelet rapporte qu’on demanda un jour à Mirabeau, qui se gargarisait volontiers avec le mot « peuple », quelle acception il donnait à ce terme, celle de plebs (le peuple de la rue) ou celle de populus (le peuple souverain) ? Peu importe en l’occurrence la réponse de Mirabeau pour se sortir de l’équivoque. Ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui encore les gouvernements occidentaux dits démocratiques continuent de jouer sur cette équivoque constitutive, laquelle faisait déjà dire à Rivarol, hostile mais lucide, qu’en démocratie « il y a deux vérités qu’il ne faut jamais séparer : 1. que la souveraineté réside dans le peuple ; 2. que le peuple ne doit jamais l’exercer ».

« Comprenez bien, répètent nos princes aux potentats arabes, la meilleure méthode de gestion des ressources humaines est encore la méthode démocratique, infiniment moins coûteuse en vies humaines (même à France-Télécom) et en argent, et infiniment plus gratifiante en avantages politiques, que la répression féroce. Il ne faut recourir à celle-ci qu’en dernière extrémité, avec des sanglots dans la voix, quand tous les simulacres de négociation ont été épuisés. Alors, et alors seulement, vous pourrez sans risque, au nom de la souveraineté inviolable et sacrée du peuple-populus (incarné dans la bourgeoisie dirigeante et possédante) entreprendre de massacrer le peuple-plebs (vos classes populaires récalcitrantes et vos classes moyennes impatientes).

Mais vous verrez, vous apprendrez très vite qu’avec un peu de savoir-faire et beaucoup de démagogie, vous n’aurez plus besoin de recourir à la répression armée que de façon tout à fait exceptionnelle, en la baptisant « anti-terrorisme » ; et vous gagnerez ainsi l’estime des nations civilisées en même temps que la gratitude de vos sujets. Nous, Français, pour ce qui est d’organiser le massacre des petites gens, nous avons fait nos preuves dans l’histoire. Donc suivez notre conseil :

Au lieu d’envoyer vos escadrons de police anti-émeutes fusiller les manifestants, plantez des isoloirs sous les préaux des écoles, instaurez le hit-parade généralisé, consultez vos concitoyens sur tout et sur rien, mais jamais sur l’essentiel, soyez modernes, invoquez en permanence les droits de l’Homme, jamais ceux des travailleurs ; créez des commissions d’étude parlementaires, ouvrez des enquêtes, faites des promesses, oubliez-les, babélisez le débat, atomisez les oppositions ; une valetaille petite-bourgeoise innombrable vous aidera avec ardeur à amuser la galerie et à crétiniser le peuple, en noyant toute réflexion sérieuse dans une guignolade médiatique ininterrompue.

Vous n’avez rien à craindre de la démocratie, surtout si vous faites élire d’avance les « bons » candidats par agences de pub et instituts de sondage interposés. Regardez-nous et soyez rassurés : la démocratie aujourd’hui n’est plus qu’un hochet creux, que nous avons vidé de sa substance. Sinon, comment croyez-vous que des pays comme la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne se laisseraient depuis si longtemps régenter par la maffia des riches ? La grande différence avec ce qui se passe chez vous, c’est que chez nous le populus reconnaît encore à la plebs le droit de gueuler quand on l’écorche vive. Comme tout le monde sait, crier quand on a mal, ça soulage. Si quelques jeunes gens veulent s’indigner, laissez-les donc s’indigner tout leur soûl. À eux ça fera du bien et à vous aucun mal. Au contraire, quoi de plus beau sous le soleil qu’un monde où maîtres et esclaves crient ensemble « Vive la démocratie ! » ?

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    La gauche et la révolution (07/11)   

La ligne de partage gauche-droite traverse toute l’histoire politique contemporaine, tout particulièrement en France, où elle trouve son point de départ dans la séparation quasi spontanée qui s’est opérée le 28 août 1789, à Paris, dans les travées de la salle du Manège, entre les députés de l’Assemblée constituante partisans d’une monarchie constitutionnelle avec droit de veto royal, qui sont allés s’asseoir ensemble à la droite du président de séance, et les députés favorables à la poursuite de la Révolution et à la rupture avec l’Ancien Régime, qui se sont regroupés à sa gauche. Le rappel de cet acte de naissance marqué par la manifestation d’un antagonisme d’emblée irréductible, n’est pas indifférent, nous allons le voir, pour la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui encore dans notre champ politique.

L’antagonisme gauche-droite a fait l’objet d’une dénégation persistante de la part de ceux qui, aujourd’hui comme hier, trouvent intérêt à fétichiser le « consensus républicain », appellation euphémisée de l’adhésion au système de domination établi, et qui tiennent toute attitude d’opposition pour déplacée ou dépassée. On pourrait répéter à leur sujet ce qu’écrivait (il y a déjà plus de 80 ans) le philosophe Alain : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche. [1] »

Autrement dit, l’affirmation répétée que l’opposition gauche-droite a perdu tout fondement objectif, et que désormais « la gauche et la droite, c’est la même chose », est elle-même un des thèmes récurrents de l’arsenal idéologique de droite. C’est très précisément un énoncé performatif, c’est-à-dire un souhait déguisé en constat. Mais ce n’est pas tout à fait un vœu inopérant, car cet énoncé, convenablement orchestré par la propagande médiatique, peut contribuer, dans une certaine mesure, à brouiller les idées, à effacer les repères, et donc aider à sa propre réalisation.

Il est vrai que le ralliement des socialistes, en France et ailleurs, à un réformisme social-démocrate qui ne s’attaque plus aux causes fondamentales des inégalités sociales – et l’adoption généralisée d’un dispositif de « gouvernance » à l’anglo-saxonne favorisant l’alternance au pouvoir de deux grands partis gestionnaires d’accord pour maintenir le cap libéral –, ne peuvent qu’alimenter la croyance à l’exténuation de l’opposition gauche-droite, voire au dédoublement de la droite en deux versions concurrentes : l’une plus hard, la « droite républicaine », l’autre plus soft, la « gauche de gouvernement » ; les deux compères ayant tout intérêt à poursuivre ce bonneteau avantageux qui les valorise en marginalisant toute autre force politique ou en la condamnant à leur faire allégeance.

Cet état de choses n’est malheureusement que trop réel. Mais en toute rigueur on ne saurait en conclure que désormais il n’y a plus de différence entre la gauche et la droite en général. Tout au plus peut-on faire la constatation que cette gauche-là est une gauche de droite, une gauche purement nominale, qui n’a plus aucun des attributs exprimant l’essence même de la gauche. Encore faut-il savoir en quoi consiste l’essence de la gauche, ce que trop de gens semblent malheureusement avoir perdu de vue. D’où la difficulté actuelle de tant de bons esprits pour savoir qui, ou quoi, est « de gauche » ou « de droite ». À force de seriner, entre autres idées reçues, que la gauche s’est toujours préoccupée de politique sociale plus que la droite, la vision la plus répandue de la gauche, y compris chez un grand nombre de ses partisans, a fini par se confondre avec l’image d’un grand bureau d’aide sociale, ou une sorte de super-fédération syndicale dont la préoccupation serait d’améliorer, par la discussion et la négociation entre « partenaires sociaux », les conditions de vie et de travail des populations, surtout des « plus défavorisées ».

Améliorer le sort des petites gens, ce ne serait déjà pas si mal, dira-t-on. Oui, sans doute, surtout si on considère les dégâts causés par des décennies d’une politique de régression sociale, de police salariale, de casse de l’emploi et de démantèlement des services publics mise en œuvre alternativement par la droite de gouvernement et par son clone socialiste. Mais la vocation de la gauche politique, sa spécificité si l’on préfère, ce n’est pas de rafistoler la plomberie ou ravaler la façade d’un immeuble aux fondations minées. De telles préoccupations, si utiles et justifiées soient-elles par l’urgence, sont typiques d’une conception réformiste de la vie sociale. Et dans une société comme la société capitaliste, cette chirurgie réparatrice revient en définitive à « opérer d’un cor au pied un malade du cancer », comme disait Karl Kraus. Il arrive même que la droite fasse aussi bien en la matière.

En fait, l’opposition gauche-droite reste, jusqu’ici, indépassable, pour cette raison fondamentale qu’elle est l’expression dans le registre politique d’une division pérenne, objectivement inscrite dans la structure même de notre vie sociale, à savoir la division de la société en classes qu’un abîme sépare. Si, comme nous l’avons rappelé en commençant, cette opposition a pris naissance en 1789 au sein de la nouvelle représentation politique, c’est principalement parce que, pour la première fois dans notre histoire, en s’ouvrant par force au tiers-état, le champ politique s’ouvrait non seulement à toutes les fractions de la bourgeoisie mais aussi aux classes populaires qui allaient prendre une part décisive à l’orientation du mouvement sans-culotte. Pour la première fois, le petit peuple des villes et des campagnes, en se soulevant les armes à la main, imposait à un législateur soi-disant soucieux de justice, de prendre en considération ses revendications spécifiques. On sait combien ces mobilisations insurrectionnelles des classes populaires (la prise de la Bastille n’en fut que la plus symbolique) provoquées par la cherté de la vie, la diminution du ravitaillement frumentaire due aux mauvaises récoltes et à la spéculation, le chômage ou encore la crainte des complots tant réels que supposés de l’aristocratie et de la royauté, ont marqué d’une empreinte profonde les premiers temps de la Révolution. On peut dire que celle-ci fut sauvée de l’enlisement et en quelque sorte obligée d’avancer par ces interventions populaires qui lui ont conféré une radicalité caractéristique, que les révolutions anglaise ou américaine n’avaient pas connue. Dès l’origine, le sort de la gauche politique s’est ainsi trouvé lié à l’entrée en force des classes populaires dans le jeu démocratique.

Il faut se souvenir en effet que la bourgeoisie des états généraux est entrée dans la lutte révolutionnaire non pas tant pour mettre fin à l’Ancien Régime que pour aménager celui-ci et améliorer les positions qu’elle avait déjà de longue date commencé à y conquérir. Le rêve secret ou avoué de la plupart des bourgeois, y compris ceux de l’Assemblée constituante, était l’anoblissement, seule voie d’ascension sociale permettant jusque-là de s’agréger à l’élite de la société aristocratique et plus précisément de s’intégrer à la fraction avancée de la noblesse, riche, éclairée, entrepreneuriale et férue de libéralisme économique (physiocratie). En dehors d’une minorité de progressistes (intellectuels, avocats, journalistes, etc.) qui se voulaient résolument du côté du petit peuple et qui au départ ont constitué la gauche proprement dite de l’Assemblée, la majorité des députés bourgeois étaient de solides propriétaires enrichis par le commerce (y compris celui des esclaves), la spéculation et l’activité manufacturière, qui n’aspiraient qu’à s’enrichir davantage et qui se seraient parfaitement accommodés du régime monarchique pour peu que celui-ci eût bien voulu leur faciliter l’accès aux titres nobiliaires, leur faire une place plus éminente dans les organes du pouvoir, et assouplir le carcan juridique et administratif (comme les corporations) qui entravait le libre essor d’une économie capitaliste. C’est à ces objectifs qu’ils entendaient limiter leur « révolution », et leur projet d’émancipation n’allait pas au-delà de la transformation de la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. C’est la raison pour laquelle, après le psychodrame de la nuit du 4 août et de l’« abolition des privilèges » (qu’ils s’empressèrent de vider de son contenu), ils commencèrent à trouver que la chienlit révolutionnaire avait assez duré et entreprirent de réclamer le retour à l’ordre. La première droite parlementaire de notre histoire se structura à ce moment-là pour former le courant des Girondins (autour de Brissot), qui, après une courte alliance tactique avec la Montagne, ne devaient plus cesser de la combattre, jusqu’à ce que les Montagnards et le Comité de salut public les éliminent en 1793.

Aux yeux des Girondins, défenseurs inconditionnels des droits de la propriété privée et de la liberté du commerce, la satisfaction des revendications du petit peuple pouvait attendre. Parlons net : leurs sentiments étaient ceux des bourgeois du tiers-état qui, dans l’ensemble, éprouvaient pour la populace des villes et des campagnes, au mieux une totale indifférence, au pis un mépris meurtrier. D’où ces explosions de colère et autres « émotions » populaires à répétition, que l’aile gauche de l’Assemblée et le courant jacobin, surent exploiter pour imposer à la Constituante la poursuite des changements révolutionnaires. C’est que l’indifférence et le mépris s’étaient mués en une peur intense et même en une haine du peuple à mesure que celui-ci, qui s’auto-éduquait politiquement dans la lutte, faisait vigoureusement la démonstration que désormais il ne se laisserait plus piétiner sans réagir, et qu’il était décidé à intervenir aussi souvent qu’il faudrait, en mettant si nécessaire quelques têtes au bout des piques ou quelques notables à la lanterne. Dès lors tous les députés de droite vécurent dans la crainte de la fureur populaire, et ce sentiment devint le levier puissant qui permit aux Montagnards de contraindre les Girondins et le reste de la Constituante à avancer.

Le mépris mêlé de crainte que les bourgeois n’ont cessé d’éprouver pour le peuple, la « canaille » des faubourgs et les « gueux » des villages, tel est le grand ressort qui a commandé idéologiquement les rapports de classes tout au long de l’histoire des Républiques françaises successives. En dépit des changements morphologiques des populations, des transformations structurelles de l’économie, des modifications dans les mœurs et les usages, et de tout ce qui pourrait faire croire que nous avons changé de société, nous en sommes toujours au même point sociopolitiquement : encore aujourd’hui nous avons notre bourgeoisie possédante et dirigeante, plus riche, avide et arrogante qu’elle ne l’a jamais été, qui a littéralement confisqué l’État et les leviers du pouvoir en tous domaines, une noblesse d’argent toute-puissante qui a depuis longtemps fini de remplacer l’aristocratie de l’Ancien Régime et qui trouve normal d’imposer à des millions de salarié(e)s le seul droit de l’entreprise privée, les exigences du profit actionnarial et le despotisme du marché. Encore aujourd’hui nous pouvons observer le mépris des classes supérieures (et même de la classe moyenne) pour le travail manuel et pour la condition ouvrière, en même temps que la crainte sans cesse ravivée envers des classes populaires et ghettoïsées, toujours perçues comme des classes potentiellement menaçantes, pépinières de voyous et autres « racailles » qu’il ne faut pas hésiter à mater par la force quand on ne parvient plus à se concilier leur nécessaire soutien (électoralisme oblige). Nous avons toujours nos Girondins et nos Feuillants dont les différentes fractions, sous des appellations diverses, mais toutes également obsédées de libéralisme économique, se disputent le pouvoir et l’utilisent à des fins plus ou moins explicitement contre-révolutionnaires, tantôt pour annuler les concessions que les mobilisations populaires ont précédemment arrachées à l’État bourgeois et aux classes dominantes, tantôt pour empêcher toute coalition des forces démocratiques qui menacerait leur hégémonie.

Dans l’espace politique comme dans l’espace physique, deux agents (individus ou groupes) peuvent toujours se prétendre « à gauche » ou « à droite » l’un de l’autre, en soi cela n’a aucun sens déterminé. Pour en décider, il faut pouvoir les situer tous les deux par rapport à une structure de référence objective et indépendante de leurs prétentions respectives. Cette réalité objective qui oriente tout l’espace social, ce sont les classes, avec les intérêts qu’elles expriment et les rapports de domination/soumission qu’elles entretiennent. Ceux-ci sont la charpente de la construction sociale et on ne peut, en dernière analyse, que les accepter ou les refuser, les défendre ou les abattre, selon l’idée qu’on se fait de la dignité humaine. Quand un peuple, dans sa majorité, refuse de continuer à reproduire ces rapports, il amorce une révolution. C’est ce que le peuple français a commencé à faire en 1789. Mais pour des raisons bien connues, cette révolution a été interrompue, ou plus exactement, sabotée, dévoyée et escamotée par la bourgeoisie qui a installé de façon durable, derrière la façade d’une république faussement égalitaire et réellement censitaire, faussement démocratique et réellement ploutocratique, le pouvoir des classes possédantes. Toujours en place depuis.

C’est par rapport à cette réalité fondamentale que la mission politique de la gauche peut continuer à se définir pour l’essentiel : faire la Révolution, ou plus exactement la terminer (si tant est qu’une telle tâche puisse jamais être totalement achevée) en la conduisant jusqu’au bout de sa logique émancipatrice, c’est-à-dire jusqu’à la suppression des bases matérielles et idéologiques de la dictature de l’Argent, de l’esprit de lucre, du désir de domination sur les êtres et sur les choses (tout ce que résume le « Marché »), et en restituant à la collectivité la totalité des moyens économiques et symboliques nécessaires à la satisfaction raisonnée des besoins individuels et collectifs. Dans toutes les sociétés de classes de la planète, une gauche digne de ce nom ne peut qu’avoir partie liée avec la révolution et avec les classes populaires, ou alors elle n’est qu’un ersatz ou pire, une imposture. Aussi est-il impératif que les classes populaires réintègrent le champ politique, serait-ce par effraction et pour le subvertir définitivement. Tant que la bannière de la « gauche » restera brandie presqu’exclusivement – et platoniquement – par les différentes fractions de la classe moyenne, tant que les classes populaires ne seront que des comparses et des « utilités », la « gauche » française demeurera ce qu’elle est devenue sous la conduite du PS : le marécage de tous les reniements, de toutes les connivences et de toutes les niaiseries.

Ce n’est pas dans les formations qui la représentent officiellement ou les personnes qui l’incarnent à un moment donné qu’il faut chercher l’essence de la gauche mais dans l’expression du mouvement réel par lequel un peuple, aliéné et spolié, aspirant à plus de justice et à plus de liberté, s’insurge contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation, quelles que soient les modalités historiques concrètes de sa désaliénation (par exemple, aujourd’hui, la pente écologique lui est devenue connaturelle et le respect de l’humain va nécessairement de pair avec le respect de la Nature). Toute autre idée actuelle de la vocation de la gauche, et spécialement celle de la mission gestionnaire qui a prévalu avec le succès de la social-démocratie, ne peut que concourir en dernier ressort à la défense du système capitaliste productiviste, au renforcement de la domination du Capital sur le Travail, à l’aggravation irrémédiable des ravages matériels et mor aux causés par un capitalisme mondialisé en « crise » à perpétuité. La mission de la gauche demeure, en toute conjoncture historique, de revivifier et réactualiser l’idéal humaniste, personnaliste et démocratique que la bourgeoisie dominante a laissé en déshérence pour servir ses intérêts de classe. Contrairement aux idées convenues de la mythologie républicaine bourgeoise, droite et gauche ne sont pas deux espèces d’un même genre, qui serait la démocratie libérale. Ce sont au contraire deux genres radicalement différents qui, bien qu’ils puissent encore coexister en un même lieu, une même époque, voire une même personne, s’opposent comme les vestiges des temps barbares aux prémisses de la civilisation.

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    Dignes dindons  (09/11)   

Les périodes électorales se suivent et se ressemblent. Celle où nous entrons voit refleurir sans retard la rhétorique creuse et hypocrite des barons de la droite et de leurs comparses socialistes qui, tels les automates solidaires d’un ancien jacquemart, viennent alternativement asséner aux citoyens les coups de maillet de l’évangile libéral : « la crise », « la dette », « au-dessus de nos moyens », « la nécessaire rigueur », « l’unité des français », etc.

Le discours a déjà tellement servi qu’il en est tout éculé, et on s’étonne qu’il puisse encore faire usage. C’est sans compter avec l’analphabétisme politique qu’on retrouve intact et prêt à l’emploi à chaque nouvelle génération. Les électeurs débutants sont en effet – n’en déplaise à ceux qui croient que le peuple possède la science infuse – pourvus d’un viatique d’ignorance et de crédulité suffisant pour tenir leur rôle de figurants dans les comédies électorales à venir, le temps d’apprendre, s’ils le peuvent, qu’ils sont les dindons de la farce démocratique bourgeoise. Mais c’est alors trop tard : la génération suivante de dindons a déjà commencé à glouglouter, tout aussi disposée à se laisser plumer que la précédente. Tout est à refaire, ou plutôt tout continue, et ceux qui veulent mettre la nouvelle vague de citoyens en garde contre la manipulation font figure de vieux schnocks aigris et dépassés – quand ce n’est pas de dangereux terroristes.

Pourquoi donc, alors que toute obtention d’un diplôme, toute délivrance d’une autorisation ou d’un permis, sanctionnent l’acquisition par l’impétrant d’une compétence particulière dûment vérifiée, et que personne ne concevrait sérieusement aujourd’hui de supprimer l’examen pour le permis de conduire, ou de chasser, ou de s’inscrire en fac, pourquoi donc, bien que s’occuper des affaires publiques et prendre part à la vie politique soit autrement plus difficile que de se mettre au volant, tirer le faisan ou préparer une licence de communication, le premier inculte politique venu se voit-il autorisé à prendre part à des élections dont les plus secrets ressorts généralement lui échappent, parce qu’ils relèvent des arcanes de la lutte des classes et qu’il faut avoir appris à y voir clair ? On connaît bien sûr la réponse : la république bourgeoise, loin de reposer sur la vertu de citoyens éclairés et responsables, a seulement besoin, pour se reproduire, d’une masse de semi-ilotes indéfiniment maintenus à l’état infantile et incapables de comprendre de quelle imposture leur bêtise les fait à la fois victimes et complices.

Platon fut le premier à distinguer le principe d’égalité et le principe de compétence, et il avait raison. Mais il avait tort de s’en servir pour invalider le régime démocratique. C’était là préjugé d’aristocrate monarchiste. Par essence, absolument rien n’empêche la démocratie de concilier égalité en droit et compétence de fait. Il faut seulement y mettre le prix. Pour cela, le législateur doit veiller à ce que la formation et l’information ne soient pas des marchandises et que les ressources publiques ne soient pas constamment détournées au profit de puissances privées. C’est même à ce critère qu’on devrait juger d’abord toute démocratie proclamée : met-elle réellement tout en œuvre, dans un souci permanent de justice, pour élever chacun de ses membres de l’état de mineur immature au rang de citoyen vraiment adulte, en mesure d’assumer de façon lucide et responsable sa part de souveraineté ? Pour les bourgeois friqués et sur-diplômés qui nous gouvernent, il est toujours bien trop coûteux, et risqué, d’instruire le peuple. Il est plus rentable de le divertir. Aujourd’hui, l’École s’étant prosternée devant les médias et les médias étant asservis par l’argent, l’abrutissement systématique des masses est devenu le sport par excellence d’une grande partie de nos « élites ».

Dans ces conditions, consulter le peuple sans lui avoir jamais fourni les moyens de comprendre les vrais enjeux et les règles d’un jeu truqué, c’est proprement se moquer du monde. Et c’est à cela que servent depuis trop longtemps nos campagnes électorales. Il paraît que quelques-uns commencent à s’en aviser et à s’en indigner. Sans blague !

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    Virtus dormitiva  (10/11)   

« Avez-vous remarqué, m’a-t-on demandé, à quel degré d’incompétence en même temps que de suffisance en est arrivée l’économie politique ? » Effectivement, il ne se passe désormais de jour sans que ses représentants les plus autorisés ne viennent, à l’invitation des différents médias dits d’information, nous expliquer doctement les raisons pour lesquelles la France et les autres pays occidentaux s’enfoncent dans une situation économique catastrophique. Quel que soit le problème évoqué, les explications fournies par ces éminents spécialistes, peuvent se résumer en deux mots, « LA CRISE ».

« La crise » provoque chômage, récession, diminution des investissements, fuite des capitaux, politiques d’austérité, drames humains. « La crise » creuse les déficits, détruit les équilibres, affole les marchés, fait plonger les Bourses, ruine les banques et déjoue tous les plans. Qui est en train de démolir la Grèce, de plomber l’Espagne, de couler le Portugal, de gripper l’Italie ? C’est « La crise ». Son ombre sinistre plane sur les nations européennes et met les États-Unis aux abois. Si votre employeur vous a licencié, c’est à cause de « La crise ». Si les huissiers débarquent chez vous, c’est encore « La crise ». Et selon toute probabilité, si votre conjoint vous trompe ignominieusement, si le petit dernier a attrapé la rougeole, si le chien du voisin vous a mordu, c’est toujours « La crise ». Votre canari s’est-il échappé, l’été est-il trop humide, l’automne trop sec, tout va-t-il de mal en pis, ne cherchez pas, c’est « La crise ». C’est « La crise » vous dis-je, « La crise, La crise, LA CRISE » !… Ah, Molière, que n’es-tu encore parmi nous pour mettre un bonnet d’âne à tous ces Diafoirus !

Quant à savoir en quoi consiste exactement cette « crise » ubiquitaire et toute-puissante, ne posez même pas la question, nos augures médiatiques ne daigneraient pas vous entendre. Renonçant à toute velléité d’analyse scientifique, sans doute parce qu’elle conduirait immanquablement à mettre en cause la nature même du système capitaliste, ces savants de pacotille, avec la complicité de médias qui sont devenus l’asile de l’ignorance, ont entrepris de travestir une réalité complexe mais parfaitement connaissable, et déjà passablement explorée, en un spectre insaisissable qui, tel Fantômas, est partout et nulle part à la fois et qui écrase le monde de son implacable fatalité.

Pour une discipline qui se targue d’être une science, mais qui s’avère incapable de rien comprendre ou prévoir, l’économie politique officielle fait avec éclat la démonstration qu’elle en est restée au stade de la pensée magique où faute de connaître les choses et de savoir en élaborer scientifiquement le concept, on se contentait de mots et on peuplait l’univers de forces mystérieuses, de « vertus », d’« affinités », de « facultés », de « qualités », de « gravité », de « phlogistique », d’« éther » et autres propriétés imaginaires qui expliquaient tout et rien et dont toute la réalité tenait dans l’étiquette qu’on leur collait.

À la question de savoir pourquoi par exemple l’opium faisait dormir, les prétendus savants d’autrefois répondaient : « Quia virtutem dormitivam habet [Parce qu’il a en lui une force dormitive]. » Éclairante explication assurément. En dépit des prix Nobel qu’elle se décerne sans vergogne, la soi-disant science économique libérale est à peu près aussi avancée que l’alchimie du temps de Nostradamus, peut-être même pas tout à fait autant : ses experts, en répétant « La crise », « La crise »… voudraient nous convaincre qu’ils disent quelque chose de sensé quand ils ne font qu’agiter un hochet sonore.

« La crise », c’est une nouvelle « vertu dormitive », pseudo-explication purement verbale qui a pour effet de masquer que toute crise, économique ou autre, est fondamentalement l’état d’un système dont les contradictions internes (capital vs travail en l’occurrence) ont atteint un degré d’acuité indépassable, un blocage irrémédiable dont on ne peut sortir que par la rupture et la mise en place d’un système obéissant à une rationalité différente. Qu’on appelle ça « révolution » ou d’un autre terme, importe peu en définitive.

Au lieu de venir chaque jour faire des vocalises sur « La crise », nos Cagliostro de service feraient mieux de méditer cette observation de Gramsci : « La crise, c’est quand le nouveau veut naître et que l’ancien ne veut pas mourir. »

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    Feuille de vigne  (11/11)   

Quand, dans les années 1960, la sociologie de l’éducation et de la culture a commencé à mettre en évidence le fait, jusque-là méconnu, que le système scolaire et universitaire apportait une contribution décisive à la reproduction des rapports sociaux de domination, la plupart des enseignants poussèrent les hauts cris en refusant d’admettre que la sélection qu’ils croyaient opérer en toute neutralité et égalité républicaines était étroitement surdéterminée par l’origine sociale des candidats et de leurs juges. On alla même jusqu’à soupçonner les sociologues critiques de vouloir gauchistement mettre le feu à la Sorbonne et dynamiter les grandes écoles.

Cinquante ans plus tard, c’est le mythe de la libération par l’École qui a fait long feu. Personne d’informé ne peut plus croire à l’égalité des chances de tous les enfants en matière scolaire. Les statistiques, enquête après enquête, sont impitoyables : la réussite sourit massivement aux héritiers culturels et ces derniers ne sont généralement pas des petits pauvres. Au point que la République, pour ne pas paraître bafouer délibérément ses propres principes, a autorisé certains établissements prestigieux à ouvrir, à côté des filières traditionnelles, très sélectives (concours malthusien, mention « Très bien » au Bac, etc.), des voies, d’un accès nettement plus facile, réservées à quelques élèves méritants venus de lycées de zones défavorisées.

Science Po-Paris est un de ces établissements huppés qui ont accepté de passer des CEP (Convention d’éducation prioritaire) avec les déshérités de banlieue. Le directeur de cet institut a présenté en septembre dernier le bilan de son traitement de faveur durant la décennie 2001-2011 : 860 étudiant(e)s en tout ont été hissé(e)s à bord de l’Arche salvatrice et, une fois diplômé(e)s, ont été recruté(e)s à des postes de haut niveau, de préférence dans de grandes entreprises privées (L’Oréal, HSBC, GDF-Suez, Barclays Capital, etc.), beaucoup plus que dans la fonction publique aux emplois de laquelle Science-Po est pourtant censée préparer traditionnellement.

Aux yeux des dirigeants de Science-Po Paris, loin d’apparaître comme la feuille de vigne soulignant plus qu’elle ne la masque l’indécence de notre système de sélection des « élites », l’existence d’une poignée de miraculés scolaires, qu’elle a mis dix ans à sauver du naufrage, serait un indice éclatant de la bonne santé de notre société. Avec l’intrépidité intellectuelle des grands esprits concluant hardiment de quelques-uns à tous, le directeur en question a déclaré : « La France va bien, ses jeunes vont bien, dès lors qu’on leur fait confiance. » Voilà qui va enthousiasmer les milliers de jeunes, diplômé(e)s ou non, qui pointent au chômage ou qui galèrent de petits boulots en emplois précaires, ou qui poursuivent au fond d’une ZEP obscure une morne scolarité sans avenir. Encore que, s’agissant des heureux élus distingués par Science-Po, on soit en droit de se demander si c’est vraiment un si beau cadeau qu’on leur a fait de les vouer à une vie de larbins du patronat capitaliste, à un travail de mercenaires préposés à la gestion et la communication de grandes entreprises féroces avec leurs concurrentes, implacables avec leurs propres personnels et tendres à leurs seuls gros actionnaires. Bien sûr, les happy few qui ont bénéficié du dispositif de repêchage doivent penser qu’ils ont eu bien de la chance. Mais si leur passage par Science-Po n’a pas définitivement éteint leur intelligence, ils finiront par se poser la question de savoir pourquoi un système social qui sacrifie une grande partie de sa jeunesse aux exigences de la « guerre économique », mériterait d’être servi et défendu ; ils se demanderont si les bataillons de jeunes qui végètent dans leurs établissements de banlieue ne doivent compter que sur la compassion mesurée des écoles comme Science-Po Paris, et pourquoi ces écoles, au lieu de former des élites dévouées au bien public, se préoccupent davantage de former des petits-bourgeois carriéristes, serviteurs inconditionnels du libéralisme économique et politique.

Alors peut-être les meilleurs d’entre eux se mettront-ils à rêver de mettre le feu à Science-Po et autres asiles d’aliénation sociale…

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    Indignation moyenne  (11/11)   

Qui sont les « Indignés » ? que veulent-ils ? où projettent-ils d’aller ? par quelles voies ? À ces questions, la multiplicité des composantes sociologiques, la diversité des motivations et l’hétérogénéité des revendications empêchent les observateurs d’apporter des réponses claires.

Depuis les premières manifestations du mouvement social dit des « Indignés », en mai 2011 à Madrid, les grands médias nous ont tenus informés des évolutions de ce mouvement à mesure qu’il s’est propagé de l’Espagne aux autres pays européens comme la Grèce, l’Italie ou la France, mais aussi en Israël ou au Chili, et même, tout dernièrement, aux États-Unis (« Occupons Wall Street »). De cette masse abondante d’informations et de commentaires privilégiant le pittoresque et l’émotionnel, quelques traits essentiels ressortent qui, dans leur ensemble, donnent à cette mobilisation une physionomie à la fois ambiguë et révélatrice.

Évidemment, le fait même que tous les participants de ce mouvement se proclament « indignés » suffirait à montrer qu’ils entendent manifester leur mécontentement. À l’origine de celui-ci on discerne de nombreux motifs dont chacun semble être plus ou moins décisif selon les individus concernés : la situation personnelle (chômage, endettement, paupérisation, etc.), l’action de leur gouvernement à qui ils reprochent impuissance et injustice (politiques d’austérité, casse de l’État-providence, corruption, etc.), et l’état de l’Europe et/ou du monde occidental, qui s’enfoncent dans la crise du capitalisme financier.

Mais se déclarer « indigné », c’est exprimer un sentiment, c’est-à-dire un état psychologique et moral, pouvant préluder à une prise de conscience politique, mais qui n’est pas encore une démarche spécifiquement politique et qui peut donc prêter à des interprétations très différentes. L’étiquette d’« indignés » fait penser à ces catégories empiriques molles transformées en pseudo-concepts par la théorie des socio-styles (« décalés », « branchés », etc.). De tels labels permettent à la rigueur de définir des cibles publicitaires de façon impressionniste par un trait de personnalité impossible à cerner objectivement : comme on est toujours le plus d’un moins et le moins d’un plus « branché » ou « bohème » que soi, où donc se situe la norme ? Il en va de même pour l’indignation et autres sentiments et émotions.

Mais, dira-t-on, il n’en demeure pas moins que l’état psychologique et moral d’une population est une variable de grande importance d’un point de vue politique. Il est vrai que c’est un ingrédient indispensable à tout combat visant à changer, ou à conserver, quelque chose de l’ordre établi. Et on comprend que les différents gouvernements se soient montrés à la fois inquiets et attentifs à l’évolution du mouvement. Dans l’état actuel des choses toutefois, il semblerait qu’ils n’aient pas trop de souci à se faire. Si grand que soit le sentiment de mécontentement des « Indignés », il ne saurait à lui seul suppléer les lacunes et les manques d’un mouvement sans doctrine, sans programme, sans structures organisationnelles, sans analyses ni perspectives communes et sans leaders ni représentants reconnus. Cela pourrait changer, mais on n’en prend apparemment pas le chemin. Pour le moment, ce rassemblement continue à faire office de grand défouloir d’humeurs personnelles.

Comme on pouvait s’y attendre, beaucoup parmi les « Indignés » se félicitent de cette inorganisation en y voyant le prix à payer pour éviter tout risque de stigmatisation politique ou syndicale, tout danger de récupération par les partis et les centrales de la gauche institutionnelle, expressément récusés par les manifestants. À supposer que cette méfiance ou cette hostilité soient fondamentalement justifiées (et elles le sont largement), elles ont pour conséquence de priver le mouvement, comme tant d’autres avant lui, de l’effort de structuration sans lequel une mobilisation sociale ne peut espérer être autre chose qu’un happening éphémère. De ce que les organisations de la « gauche de gouvernement » ont failli à leur mission, il ne suit pas qu’on puisse se passer de toute organisation et de tout encadrement. Et le triste souvenir du capotage des insurrections populaires portées par leur seul élan spontané devrait conduire ceux qui ont compris la nécessité de se battre contre l’oppression à réfléchir davantage à tout ce qui à la fois différencie mais aussi rapproche un militant d’un soldat et des masses en lutte d’une armée révolutionnaire. Les péripéties de la lutte des classes n’ont rien du grand jeu de plein air convivial et festif auquel certains croient pouvoir les assimiler, et l’on sait de reste que, lorsque les affrontements se durcissent, la plupart des amateurs de kermesse se dépêchent de quitter la place.

Ce n’est pas la première fois, en effet, qu’on assiste à un de ces accès soudains de fièvre qui s’emparent du corps social et le jettent sur le chemin de la rébellion comme un malade hors de son lit. Depuis les explosions de 1968, qui demeurent, dans un passé proche encore, le grand précédent en la matière, on a vu un peu partout s’opérer des rassemblements dont la spontanéité n’a eu d’égale que la brièveté. Internet et les réseaux sociaux n’y ont pas changé grand-chose si ce n’est en renforçant l’effervescence émotionnelle et la rapidité de sa propagation.

Au demeurant, devant la tournure prise régulièrement par le processus, on est tenté de penser que ses chances de durer sont précisément conditionnées par son degré de définition. Tout effort pour lui donner précision, unité et rigueur, sur le plan de la réflexion comme sur celui de l’action, risque de lui être fatal en hâtant sa désagrégation. Qu’y a-t-il de commun en effet entre ceux qui ne demandent qu’à mettre un terme à leur chômage ou à leur endettement et ceux qui voudraient changer le régime ? entre ceux qui rêvent de gagner plus d’argent et ceux qui aspirent à en finir avec la dictature de l’argent ? entre ceux qui rêvent de détruire le système et ceux qui souhaitent seulement s’y ménager une place ? Les « Indignés » se situent à tous les degrés de l’échelle de la radicalité et si les circonstances exigeaient du mouvement qu’il clarifie ses positions et arrête des objectifs précis, il se décomposerait encore plus vite qu’il n’est condamné à le faire par son incohérence originelle. En attendant, son flou de nébuleuse fait son charme en même temps que son caractère inquiétant aux yeux des médias et des gouvernants.

Mais s’il est vrai que la carence de la « gauche de gouvernement » et la crise de la représentation politique sont un des facteurs expliquant l’apparition de mouvements informels comme celui des « Indignés », qui ne trouvent plus à s’exprimer dans le cadre traditionnel, on ne saurait se contenter de cette seule explication. Plus profondément, on est en droit de faire l’hypothèse qu’on assiste là à l’affirmation d’une forme de lutte sociale correspondant étroitement à l’ethos de la classe moyenne tel qu’il a été modelé par bientôt quatre décennies de contre-révolution néolibérale, tout particulièrement chez les nouvelles générations (les quinquagénaires d’aujourd’hui et a fortiori les plus jeunes).

Mais, objectera-t-on immédiatement, il s’en faut que les « Indignés » soient tous des membres de la classe moyenne. Tous les observateurs ont été frappés de ce que les participants du mouvement étaient d’origine sociologique très diverse et qu’on y trouvait aussi bien des ouvriers, voire des petits agriculteurs, que des employés, des artisans, des étudiants ou des enseignants et des ingénieurs. Certes, mais quand on utilise les catégories socioprofessionnelles (CSP) classiques pour décrire une population, il ne faut pas oublier de rétablir ce que les CSP ne reflètent pas dans la sécheresse de leur nomenclature : le fait que les sociétés occidentales sont devenues, avec les multiples effets de la croissance et le développement du tertiaire, des sociétés de

classes moyennes. Cela ne signifie évidemment pas qu’elles ne sont plus composées que des différentes fractions de la classe moyenne mais que le processus de ce qu’on a appelé la « moyennisation » a entraîné au fil des décennies non seulement une augmentation considérable de leurs effectifs (surtout salariés) mais aussi une véritable volonté d’hégémonie de la fraction la plus « moderne », c’est-à-dire la plus investie, tant socio-économiquement que socioculturellement et sociopolitiquement, dans la gestion du système capitaliste et ses nécessaires adaptations.

Cette fraction très entreprenante, dont les cadres d’entreprise et les professions intellectuelles supérieures sont le fer de lance, a littéralement mis à sa remorque le reste du monde des salariés, d’autant plus facilement que les partis communistes y ont davantage perdu d’influence. La nouvelle petite bourgeoisie a installé une dynamique éminemment favorable à la diffusion et au triomphe du « nouvel esprit du capitalisme », c’est-à-dire de la vision utilitariste-hédoniste de la société humaine (et du destin de chaque individu) comme un vaste marché gouverné par la loi du désir dans une concurrence incessante pour l’assouvissement sans entraves des pulsions solvables. Le grand manager est à ses yeux le type humain accompli par excellence, que chacun(e) devrait se proposer d’incarner, et la paix des peuples comme le bonheur personnel ne sont que des marchandises parmi d’autres, auxquelles seuls les plus fortunés peuvent prétendre accéder durablement.

Si la moyennisation est un processus structurel lié au développement du mode de production capitaliste, il lui a fallu pour s’accomplir l’implication active d’une force sociale particulièrement intéressée à cette transformation des rapports de forces. Le principal vecteur-orchestrateur de la moyennisation a été la nouvelle petite bourgeoisie qui a imposé non seulement à l’ensemble de la classe moyenne mais aussi par publicité, propagande et inculcation à l’ensemble du monde du travail, les modèles de la production et de la consommation matérielle et symbolique inspirés de l’american way of life, avec les nouvelles mentalités qui caractérisent le stade actuel du capitalisme de marché et la forme d’aliénation dans laquelle il maintient les populations.

J’ai esquissé dans Le Petit Bourgeois Gentilhomme une analyse plus détaillée de l’ethos de cette fraction dominante , les « élites », qui incarne au plus haut degré les qualités et les défauts de la classe moyenne. Je n’en retiendrai ici que le point le plus utile à mon propos : l’irréductible ambiguïté de tout ce que sont ces agents et de tout ce qu’ils entreprennent, leur constante ambivalence exprimée tour à tour et parfois simultanément dans des choix contradictoires euphémisés idéologiquement en termes d’« ouverture », de « métissage », de « refus des vieux schémas sclérosés » et de « courage de briser les tabous ».

Depuis l’époque lointaine où les empereurs Trajan puis Hadrien ont préféré confier l’administration de l’État romain, plutôt qu’à des esclaves affranchis, à des citoyens romains choisis dans la classe des equites (chevaliers) qui préfiguraient un peu (toutes choses égales par ailleurs) nos enfants de bonne famille sortis des grandes écoles pour diriger cabinets ministériels et services préfectoraux, les classes moyennes n’ont cessé de fournir des auxiliaires précieux aux aristocraties dirigeantes-possédantes à la prospérité desquelles leur destin a toujours été structurellement lié. Mais cette solidarité structurelle avec le pôle supérieur de la domination de classe n’a pas empêché les classes moyennes, bien au contraire, de mettre en œuvre leurs propres stratégies de distinction et d’entrer en compétition avec la grande bourgeoisie. La logique des affrontements pour le pouvoir, plus encore symbolique (politique et idéologique) qu’économique, a conduit en maintes circonstances les classes moyennes, de France et d’ailleurs, à se tourner vers les classes populaires et à rechercher des alliances avec elles, en développant un discours « républicain » de défense des droits de l’Homme en général, c’est-à-dire tout à la fois du riche propriétaire exploiteur et du pauvre plébéien exploité. C’est ainsi qu’en toute bonne conscience les classes moyennes se sont faites les médiatrices entre les deux pôles de la lutte des classes et ont usé le plus souvent de leur influence pour maintenir tout mouvement social dans le cadre de la démocratie parlementaire bourgeoise, qui n’autorise que la contestation dans le système et proscrit la contestation du système. Les partis sociaux-démocrates ont été les grands bénéficiaires depuis quarante ans de ce type de stratégie d’intégration, et les partis révolutionnaires les grands perdants.

À l’évidence, avec le mouvement des « Indignés », on est toujours et encore dans cette culture de recherche du consensus, du compromis et du rafistolage qu’on peut indifféremment qualifier de néoconservatisme ou de néoréformisme, qui consiste à changer pour mieux conserver quand ce n’est pas pour revenir carrément en arrière. Du moins, en dehors de quelques prises de positions radicales qui sont, par la force des choses, le fait d’individus s’exprimant à titre personnel ou au nom de groupuscules, rien ne peut laisser espérer que ce mouvement, même s’il n’est pas purement un rassemblement de classes moyennes, possède le potentiel nécessaire pour se constituer en force politique stable et inverser, ne serait-ce qu’en son propre sein, le rapport traditionnel des forces. De même, ce ne sont pas quelques déclarations isolées, à tonalité vaguement communiste ou écologiste antiproductiviste, qui peuvent laisser présager que le mouvement va se structurer en une force de transformation sociale radicale militant pour la réappropriation collective et le juste partage de toutes les ressources de la planète et pour l’établissement d’un régime de démocratie économique, politique et sociale intégrale. Le marxisme avait raison, à cet égard, de considérer que seul un mouvement prolétarien organisé (et même hégémonique, comme le soulignait Gramsci) pouvait mener jusqu’au bout le projet révolutionnaire.

Au contraire, dans le mouvement des « Indignés », non seulement les éléments prolétariens ne sont qu’une composante parmi beaucoup d’autres, mais ils ne sont pas organisés et moins encore hégémoniques, de sorte que le climat idéologique dominant semble bien être une fois de plus marqué par le mélange équivoque d’idées et de sentiments qui font de la petite bourgeoisie à la fois la concurrente la plus agressive et la partenaire la plus servile de la grande. Pour le moment rien n’indique que la plupart des mécontents qui clament leur indignation aient un autre idéal social que l’individualisme hédoniste de la société libérale-libertaire, ni qu’ils aient une autre ambition que celle de s’asseoir ou se rasseoir à la table du banquet auquel les dégâts de la crise et la perte de pouvoir d’achat les empêchent d’accéder.

Rien non plus n’interdit de penser que l’approfondissement de la crise systémique du capitalisme est en train de renforcer les conditions objectives d’une prise de conscience capable de tirer les classes moyennes de leur sempiternelle ambiguïté, de mettre un terme à leur séculaire double jeu, qui est une façon d’affirmer et nier en même temps la lutte des classes, en tirant les marrons du feu. Mais des classes moyennes en voie de prolétarisation et non plus en ascension seraient-elles encore « moyennes » ? Sans la confrontation simultanée et constitutive avec des riches à admirer, imiter et servir, et avec des pauvres à éblouir, endoctriner et discipliner, leur vie garderait-elle son (double) sens ? Et les nouveaux aspirants-bourgeois pourraient-ils s’indigner vertueusement contre l’ordre établi sans cesser d’y adhérer ? Habitués à jouer gagnants sur deux tableaux, il faudrait qu’ils aient beaucoup perdu et qu’ils éprouvent beaucoup de ressentiment pour se résoudre à lier leur sort à celui des petites gens plutôt qu’à celui des bourgeois. Une fois de plus une population de dominés-dominants se heurte aux limites de son entendement et de sa sensibilité tels qu’ils ont été formatés par la logique des rapports de domination.

On est désolé d’avoir à le dire – et les stratèges de salles de rédaction trouveraient certainement que ce n’est pas un point de vue très « politique » (comprenons « électoraliste ») –, mais c’est une donnée historique que, si les classes moyennes ont su être à l’occasion une force sociale de progrès, plus sûrement encore – et aujourd’hui en particulier –, elles constituent une des meilleures défenses du système contre lequel il leur arrive néanmoins de rompre quelques lances, avec une vigoureuse indignation.

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    Invitation au décryptage  (12/11)   

On a certainement remarqué à quel point les journalistes de tous les grands médias affectionnent les termes « décrypter » et « décryptage », désormais intégrés dans la langue de bois rédactionnelle au point que le commentaire le plus banal sur le sujet le plus rebattu est présenté comme un travail de « décryptage » de la réalité, ainsi qu’aiment à le répéter chaque jour les présentateurs de JT.

Certes, on sait depuis longtemps, du moins chez les esprits les plus pénétrants, que « les apparences sont trompeuses » et que les choses sont rarement ce qu’elles semblent à première vue. D’où le thème fondamental que la philosophia perennis a inlassablement décliné sous forme d’oppositions du type noumène-phénomène, substance-accident, essence-existence, etc., qui se retrouvent d’ailleurs, sous un vocabulaire différent, dans nombre de cultures.

Peut-on croire pour autant que l’invitation quotidienne de nos journalistes à « décrypter » le monde soit inspirée par leur culture philosophico-scientifique et par le souci désintéressé de nous aider à mieux comprendre la vérité des choses ? Pour la plupart, leur formation initiale ne leur en donne guère les moyens, et les exigences de leur pratique professionnelle moins encore.

En fait, quand ils nous proposent de « décrypter » en leur compagnie les événements et les situations, ils ne cherchent nullement à nous faire découvrir une réalité objective cachée derrière l’écran des apparences. Tel était le propos de Socrate, de Galilée, de Darwin, de Marx ou de Freud. Ces gens-là faisaient un métier dérangeant, et on le leur fit sentir de bien des manières. Ce n’était assurément pas le même que celui de nos mentors médiatiques. Ces derniers, en effet, ne veulent pas tant dissiper les apparences que les remplacer par d’autres, accréditer d’autres faux-semblants, plus propices à la promotion des intérêts des classes dominantes à qui ils servent de scribes et de truchements. Le journalisme d’investigation a cédé la place au journalisme de communication.

En usant et abusant de la terminologie du « décryptage », les journalistes, qui ont toujours aimé s’habiller un peu trop large, se persuadent eux-mêmes que sans leur médiation éclairée, le tohu-bohu des événements nous resterait opaque et que, dans la forêt touffue des symboles, ils sont nos meilleurs guides. Mais ce n’est là en somme qu’un bénéfice secondaire de leur travail dont la finalité ultime, au stade actuel d’assujettissement des médias par le pouvoir politique et financier, est d’assurer la police des esprits et des cœurs, c’est-à-dire le maintien d’un ordre idéologique unilatéral et consensuel : le néolibéralisme mondialiste dans ses différentes variantes de droite et de « gauche ».

Le « décryptage » de la réalité apparaît aux journalistes et à leurs publics comme un effort d’investigation d’autant plus concluant qu’ils font davantage appel pour le cautionner à des « spécialistes » et des « chercheurs » (en sciences économiques et sociales notamment) qui, tantôt ne voient des choses que ce que permet d’en saisir le créneau étroit de leur spécialité, tantôt sont par conviction personnelle complètement acquis à l’orthodoxie officielle. Dans le « décryptage », le journaliste et le chercheur procèdent à une mutuelle légitimation : celui-ci est désigné comme savant connaisseur de la réalité, celui-là comme amoureux intrépide de la vérité. Leur conjonction sur le plateau d’un JT, c’est l’idéal philosophique enfin réalisé. Par la voix de cet oracle bicéphale, le sens objectif du monde se révèle à nous, jour après jour, dans son immarcescible pureté.

Contrairement aux trompeuses apparences, aux mensongères idées toutes faites ou aux illusoires enseignements de l’expérience, le monde capitaliste cesse d’être un système fondamentalement incohérent, inique et cruel, fonctionnant à la violence, à l’imposture, à la corruption et au déni d’humanité. Il cesse d’être une vaste machine à exploiter le travail des masses au profit d’oligarchies mafieuses, une machine de surcroît déglinguée, emballée et folle, que plus personne ne peut contrôler et qui est en train de tuer physiquement et moralement la civilisation. Au contraire, le « décryptage » le transfigure en règne de la justice, de la liberté, de la démocratie et du bien-être universel. La crise permanente du système ne saurait faire douter de son excellence profonde ; nos malheurs seraient plutôt la conséquence de nos propres insuffisances. Le libéralisme économique et politique, ce n’est rien d’autre, tout bien « décrypté », que le royaume de la justice divine, et l’information journalistique en est la théodicée.

Avouons que nous ne nous attendions pas à une telle révélation ! Merci aux « décrypteurs » et vive le « décryptage » !

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    Ode à Chérèque  (12/11)   

Après Air France, la SNCF, La Poste, l’Éducation nationale, le secteur hospitalier, la réforme des retraites, bref, tous les champs de bataille où le mouvement syndical n’a cessé d’aller d’Azincourt en Pavie et de Pavie en Waterlooo, le Medef a diffusé parmi ses adhérents et alliés l’ordre du jour suivant :

Patrons et dirigeants, cadres sup’, managers,
Ne vous tracassez plus quand éclate une grève.
En tout état de cause, elle sera trop brève
Pour mettre vos profits et vos plans en danger.

Laissez les syndicats s’occuper de l’affaire ;
Après deux ou trois jours, les plus minoritaires
Commenceront à dire : « Il est temps d’arrêter. »
Bornez-vous à promettre au personnel qui gronde

D’organiser demain une autre table ronde…
Et invitez Chérèque à venir blablater.
Avec le syndicat dont il est secrétaire,
Il s’est juré d’avoir pour seule utilité

De faire dérailler le convoi prolétaire,
Saboter sans tarder toute lutte unitaire,
Des grévistes casser la combativité
Et à nous, grands patrons, servir de janissaire.

Bien sûr Mailly, Thibault, et autres petits chefs,
Peuvent aussi voler au secours du Medef ;
Mais quand il faut tuer une grève en beauté,
Patrons, faites confiance à la CFDT !

Chérèque est le meilleur : totale est sa maîtrise
Pour démobiliser cheminots ou postiers
Et remettre au travail tous les corps de métiers.
Plus dure est une grève, et plus vite il la brise.

Ce talent est précieux, surtout en temps de crise.
Pour dire aux salariés leurs quatre vérités,
Faire entrer dans la tête à tous les excités
Que la Révolution n’est plus du tout de mise,
Patrons, faisons confiance à la CFDT !

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    C'est plus compliqué que ça...  (--/11)   

Un procédé classique, pour se débarrasser symboliquement de l'empêcheur de penser en rond, du briseur de consensus, c’est de jeter le doute sur ses capacités intellectuelles et son aptitude à juger sainement des choses. Dans sa version actuelle la mieux euphémisée, ce procédé consiste plus précisément à disqualifier tout point de vue critique ou radical en le taxant de « simplisme », en le décrétant sourd et aveugle à la « complexité » du réel. Cette objection de complexité - c'est un peu plus compliqué que ça, en réalité - , transposition modernisée de la critique que la scolastique médiévale adressait au « sophisme de dénombrement imparfait » et à toute forme de réductionnisme, est utilisée en permanence, dans les médias, par les journalistes, les intellectuels et les politiciens de service, généralement au nom d’une vision des choses qu’on prétend plus rigoureuse, plus dialectique, plus objective, bref, plus scientifique, mais qu’on se garde bien le plus souvent de préciser.

Il n’est pas nécessaire de réfléchir longuement à cet argument pour comprendre qu’il est en fait essentiellement polémique et n’est émis que pour discréditer l’opposant, invalider son analyse en affirmant, d’autorité, sans aucune démonstration, que son raisonnement est vicié a cause des œillères idéologiques qui l'empêchent de saisir toutes les dimensions du problème et tous les aspects de la réalité. Le résultat de l'opération, qu’il soit ou non délibérément recherché, est de laisser l’ordre établi à l’abri de toute critique.

Ceux qui recourent à l'objection de complexité ne sont pas tous nécessairement des gens de mauvaise foi. Beaucoup sans doute croient se soumettre aux exigences d’un esprit scientifique et ne s’avisent pas que ce qu’ils tiennent pour un principe épistémologique fondamental est, tout bien considéré, un truisme sans portée véritable. Car enfin, s’il est vrai a et cela est vrai si on en juge par l’histoire de la connaissance scientifique - que tout objet réel est d’une infinie complexité, telle qu’aucune observation, aucune enquête ne sont jamais parvenues ni ne parviendront vraisemblablement jamais à l’épuiser, alors il faut admettre que toute tentative de connaissance, quel qu’en soit l'objet, peut se voir opposer l'objection de complexité. Les choses sont toujours objectivement plus compliquées que ce qu’on en dit à un moment donné. Il y a toujours une foule de circonstances considérées par convention comme « égales par ailleurs », comme contingentes, que la recherche est obligée de mettre provisoirement entre parenthèses et qu’un sceptique pourrait toujours invoquer pour dire : « Ah, votre hypothèse ne prend pas tout en compte. Cest en fait bien plus compliqué que cela ! » Il faudrait donc, en toute rigueur, invalider tout discours, sans exception, comme faisaient les sceptiques pyrrhoniens. Aucune affirmation d’aucune sorte ne serait plus possible sur rien. Si tout phénomène était, comme le Big-Bang, une singularité irréductible à nulle autre, aucune discipline scientifique n’aurait jamais vu le jour.

Si nous considérons aujourd’hui à bon droit qu’une science est possible, c’est que justement nous avons renoncé à un savoir absolu, exhaustif et intangible et que nous nous accommodons d'établir, par un travail collectivement réglé et contrôlé, des « vérités » partielles et provisoires, mais toujours plus opératoires que les précédentes, ce qui exclut qu’on puisse mettre toutes les affirmations sur le même plan et dire n’importe quoi sur n'importe quoi. La science n’est possible et ne progresse que parce quelle-même, à chaque étape, prend le risque de simplifier le réel, en faisant comme si la réalité tenait tout entière dans ce qu’on est capable d’en appréhender grâce aux instruments de pensée, d'observation et de mesure dont on dispose. On sait bien maintenant qu’en fait ce n’est pas exact. Mais cela ne signifie pas qu’il soit impossible de connaître et comprendre la réalité jusqu'à un certain point, sans que cette connaissance dépende de la fantaisie personnelle de chacun. Il faut et il suffit pour cela de mettre en œuvre des procédures et des protocoles relevant d’une méthode scientifique définie, permettant de sélectionner, dans la constellation des variables constitutives du phénomène étudié, les facteurs dont on considère à tort ou à raison (c’est l'expérience qui tranchera) qu’ils sont décisifs et déterminants, tous les autres étant tenus pour momentanément négligeables.

Si Newton avait dû prendre en compte tout les facteurs qui gouvernent la trajectoire d’une pomme ou de tout autre corps qui tombe, il n’aurait jamais formulé la loi de la chute des corps qui implique de mettre entre parenthèses le poids du corps pour ne s’intéresser qu’au temps de chute. Ne pas tout prendre en compte est une nécessité inhérente à l'abstraction scientifique qui, son nom l'indique, est un travail commençant par un prélèvement sélectif opéré dans la profusion et la confusion du concret. (Cela est déjà vrai au niveau de la plus immédiate et la plus ordinaire de nos perceptions sensorielles, toujours beaucoup plus intellectualisées et rationalisées que nous ne le croyons.) Mais sans le détour long et ardu par l'abstraction scientifique, il est impossible, comme le soulignait Marx avec raison, de s'élever à une vision plus fine, plus riche et plus opératoire de la réalité concrète.

L'abstraction n’est en l'occurrence que le chemin montant et malaisé qui conduit d’un degré de théorisation (c'est-à-dire de vision par l'esprit) de la réalité concrète, à un degré supérieur, en extension et en compréhension, de cette même réalité concrète.

Dans ces conditions, affirmer d’un ton sentencieux que «les choses sont plus compliquées » revient à proférer un leitmotiv creux, un pur flatus vocis dont il serait permis de rire s’il n’était malheureusement utilisé comme une arme pour tuer, au moins symboliquement, les adversaires mal-pensants, en les réduisant au silence et en les ravalant au nombre des archaïques et des primitifs dépassés par le progrès, quand ce n’est pas au nombre des esprits insanes.

Il est significatif que l’objection de complexité soit généralement utilisée dans des discours portant sur la nature ou le sens de faits sociaux (économiques, politiques, culturels, etc.) plutôt que sur des faits physiques, biologiques, cosmologiques et autres phénomènes naturels. C’est qu’en général la définition légitime des faits sociaux engage beaucoup plus directement les intérêts matériels et moraux des groupes humains concernés que la définition des faits naturels (nous ne sommes plus tout à fait à l'époque de Galilée. .. sauf pour les fondamentalistes américains). Établir la vérité sur les causes idéologiques et politiques réelles du «trou de la Sécu » est beaucoup plus immédiatement dérangeant pour les dominants que ’établir l'existence ou non d’un trou noir dans le voisinage d’Andromède. Celui-ci, à la différence de celui-là, ne relève pas des politiques sociales mises en œuvre par nos gouvernements.

S’il est un domaine où l'objection de complexité risque de manquer le plus de sérieux, c’est celui des sciences sociales. En effet, dans ce domaine, beaucoup plus que dans celui des sciences naturelles, la connaissance du réel qu’on s'efforce d’acquérir a une visée praxéologique plus ou moins immédiate. En d’autres termes, on ne cherche pas à expliquer et comprendre les faits humains pour le seul plaisir de savoir - comme on peut parfois en avoir l'illusion avec les sciences naturelles, où le délai qui sépare le travail de théorisation de la phase d’application, surtout en recherche fondamentale, est souvent tellement long qu’il peut donner l’impression d’un savoir « gratuit ». Les sciences humaines sont, à cet égard, beaucoup plus proches des préoccupations de la pensée ordinaire, presque toujours sollicitée par des problèmes d’ordre pratique et le plus souvent orientée vers leur résolution. Dans cette optique, on cherche moins à savoir pour savoir qu’à savoir pour agir efficacement dans les meilleurs délais. Bien entendu, dans son principe, la connaissance, quel que soit le domaine considéré, devrait obéir en toutes circonstances aux mêmes exigences de rigueur, d'objectivité et de vérité. Et on comprend que, dans cette perspective, les dirigeants d’une institution ou d’un État créent des commissions chargées d’étudier plus précisément un problème avant de prendre les décisions appropriées.

Quand on dispose du temps nécessaire pour cela, il importe d’étudier pour mieux juger. Mais les problèmes posés par les comportements individuels et collectifs humains ont souvent des enjeux vitaux appelant une solution d’autant plus urgente qu’on a mis plus de temps à comprendre que les faits émergents étaient les symptômes devenus manifestes de changements en profondeur et d’évolutions depuis longtemps sous-jacentes. Ne rien faire sous prétexte qu’on n’a pas une connaissance exhaustive de la situation ou une compréhension scientifique du problème n’est pas toujours, dans ces cas-là, une position tenable ; elle peut même être moralement inacceptable. On sait à cet égard que la création de commissions ad hoc est devenue un procédé dilatoire dont les groupes dirigeants usent et abusent pour éviter d'avoir à prendre les mesures qui s'imposent « Quand je veux enterrer un problème, je crée une commission d’étude », disait Clemenceau.

Contrairement à ce qui est allégué par certains avocats de la « complexité », le souci de prendre en compte dans l'investigation toutes les composantes de la réalité, loin de conduire nécessairement à une meilleure connaissance de l’objet considéré, aboutit bien souvent, au contraire, à brouiller la vision qu’on en prend et à paralyser l'action, faute de mettre en relief les principaux facteurs et de les pondérer afin de pouvoir intervenir sur les plus efficients. Dans les affaires humaines, il faut souvent agir à crédit et faire de son mieux à partir d'hypothèses dont on parie qu’elles sont bien fondées. C’est ce qui s'appelle « prendre ses responsabilités ». On est donc en droit de dire que, pour des raisons à la fois épistémologiques, sociologiques et éthiques, l'objection de complexité est difficilement recevable, tant du point de vue de l’action que du point de vue de la connaissance.

En fait, la complexité du réel est une donnée d’expérience tellement constante, avec laquelle chacun est tellement familiarisé, qu’on est en droit de s'étonner qu’il faille rappeler si souvent son existence. Qui donc a la simplicité de croire que les choses sont simples ? Tout le monde sait bien qu’en toute rigueur « rien n’est simple », et un peu de réflexion suffit pour comprendre que là où il nous arrive de trouver de la simplicité, ce n’est jamais que parce que nous l’y avons mise. Car la pratique est une formidable simplificatrice. La simplification, qu’il s'agisse d’opération matérielle ou d’opération mentale, est une nécessité, la condition sine qua num de toute réalisation, pour toutes les raisons évoquées plus haut. Nous serions incapables de faire quoi que ce soit si nous ne procédions pas à une forme ou une autre de réduction du réel permettant de ramener l'inconnu à du déjà connu, du déjà vu et du déjà compris. C'est ainsi et ainsi seulement que procède la dialectique de la connaissance, en rétablissant un peu d’unité dans la multiplicité originelle et en diminuant la confusion des choses. Ce qui peut nous être dommageable, c’est l'excès de simplification. Tôt ou tard d’ailleurs, l'échec vient sanctionner la simplification abusive du réel et nous obliger à reconnaître que « les choses sont un petit peu plus compliquées ». Mais ce rappel a l’ordre de la complexité par l'expérience elle-même n’a qu’un lointain rapport avec l’objection de complexité en tant qu'argument polémique. Celle-ci prend prétexte de la complexité réelle de toute chose non pas tant pour inviter à dialectiser davantage le procès de la connaissance que pour clore le débat. Aussi est-elle devenue dans les affrontements du champ intellectuel un des arguments favoris de toute une intelligentsia petite-bourgeoise soucieuse de concilier les béné?ces symboliques de la posture critique avec ceux de la défense et de la conservation de l'ordre établi. À ses yeux, toute action offensive déterminée et toute prise de position radicale contre le système risquent de paraître prématurées, insuffisamment fondées et terriblement simplistes car, tout le monde le sait, « les choses sont beaucoup plus compliquées que ça ».

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    Bêtise à haut débit (02/12)   

Naguère encore, si on était d’humeur à entendre un échantillon de la bêtise humaine ordinaire, il suffisait de s’accouder au zinc d’un bistrot de quartier à l’heure de l’apéritif et d’écouter les buveurs de blanc sec et de pastis débiter à visage découvert des inepties qui parfois faisaient rire. Aujourd’hui la bêtise, sous le masque du pseudonymat, vient à domicile vous sauter à la gorge chaque fois que vous ouvrez la page d’accueil de votre fournisseur d’internet, pas seulement sous la forme des innombrables annonces publicitaires dont les déjections à géométrie variable maculent la page comme les virgules marron et les inscriptions pornos sur les murs des toilettes publiques, mais aussi sous la forme des commentaires que les internautes sont invités à déposer au bas de chaque dépêche d’information.

Quels que soient les faits d’actualité concernés, les commentaires auxquels ils donnent lieu sont, à quelques exceptions près, d’une bêtise crasse, qu’on aurait peine à imaginer si on ne la voyait s’étaler là, sous ses yeux, péremptoire, agressive, révoltante, ouvrant des aperçus vertigineux sur l’inaptitude à toute réflexion, l’étroitesse d’esprit, l’absence de générosité, la fureur intolérante que des êtres soi-disant pensants sont capables de manifester envers autrui.

Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste de sociologie politique pour repérer dans le flux ininterrompu de sottises l’ensemble des thèmes habituellement exploités par l’idéologie d’extrême droite, avec une dominante raciste et xénophobe dont la ferveur patrouillotique (comme aurait dit Rimbaud), qui commande de privilégier tout ce qui est bien français, n’empêche pas néanmoins d’infliger les pires outrages à la langue française.

L’anti-intellectualisme toujours sous-jacent à la pensée réactionnaire, combiné au ressentiment d’extrême droite, conduit à une sorte de paranoïa à bouffées délirantes très semblable à celle des fondamentalistes américains du Tea-party, aux yeux de qui un Obama, à cause de ses timides préoccupations sociales, fait figure de « communiste » : de la même façon, pour nos commentateurs internautes, tous les journalistes par exemple sont d’abominables « gauchos » socialistes téléguidés par le PS et le PS lui-même est un repaire de « cocos » qui veulent brader l’héritage de Saint-Louis et de Jeanne d’Arc. En arriver à faire à nos Pujadas et à nos Hollande l’honneur de les tenir pour des suppôts de l’extrême gauche, voilà qui donne bien la mesure des divagations internautiques !

Pourquoi donc faut-il que le site de mon fournisseur d’accès soit devenu le rendez-vous préféré des pires imbéciles de la Toile ? Dois-je changer d’auberge ? Hélas, je sais que c’est inutile, c’est partout la même désolation : Internet a ouvert les vannes de la stupidité humaine en 3G ; ce n’est plus qu’un immense Bistrot de la Gare où l’on ne rit même plus et d’où les internautes sensés sont chassés par les incultes comme la bonne monnaie est chassée par la fausse. Le règne de la communication généralisée, c’est le triomphe de la sottise de masse. À cet égard le philosophe Alain avait raison de souligner que, dans la pensée en cercle, le niveau intellectuel ne tend pas spontanément à s’établir au plus haut, avec les meilleurs, mais toujours au plus bas, avec les plus obtus.

On a beau se dire qu’à l’origine de cette haine obsessionnelle de la gauche il y a très souvent une forme de souffrance sociale née précisément de la trahison par « la gauche de gouvernement » de sa mission historique, qui était de servir de rempart aux gens modestes contre la domination bourgeoise, on ne peut s’empêcher de repenser à tous ces précédents historiques, quand des foules de travailleurs réduits au chômage, à l’exclusion, à une vie indigne et sans horizon, saluaient bras tendu l’aube trompeuse d’un ordre qui se disait nouveau. Le monde capitaliste a toujours été générateur de vrais maux et de faux remèdes et ses vieilles recettes, remises au goût du jour, sont toujours efficaces : diviser le peuple, dresser les travailleurs les uns contre les autres, attiser le racisme, détourner la colère sociale sur des boucs émissaires, rendre les malheureux responsables du malheur des autres, culpabiliser les pauvres. Et ça marche toujours, grâce à l’imbécillité ambiante. Il suffit de lire les commentateurs d’Internet pour s’en convaincre et pour comprendre que si les premiers ennemis du peuple sont ceux qui vivent sous les lambris des salons bourgeois et des palais ministériels, il en est d’autres, non moins virulents, qui se trouvent dans le peuple lui-même et dont il n’y a aucune arrogance élitiste à dénoncer la malfaisance.

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    L’autocar fou (03/12)   

Au lendemain du dernier sommet de Davos, fin janvier 2012, on pouvait lire en substance dans la presse que les sommités de la finance internationale réunies à cette occasion « s’interrogeaient sur la pertinence des réponses apportées à la crise ». Il y eut peu de réactions à cette information ahurissante ; on s’inquiétait apparemment davantage de l’absence de neige dans les stations de ski du fait de la douceur persistante de la météo.

Pour mesurer ce que la nouvelle concernant la grand-messe de Davos avait de confondant, imaginons un autocar lancé sur une route de montagne où on s’apercevrait tout à coup que les freins ne répondent plus ; imaginons que les passagers apparemment les plus compétents décident que le seul moyen de ralentir le véhicule, c’est de l’alléger en demandant au plus grand nombre possible de voyageurs d’avoir assez d’esprit de sacrifice pour se jeter par la portière. Il est certain qu’au bout d’un moment les gens, tant parmi les éjecteurs que les éjectables, commenceraient à se poser des questions sur la pertinence de la défenestration en matière de freinage automobile et à se dire qu’il vaudrait mieux essayer d’autres solutions plus appropriées.

Ne serait-on pas effaré d’entendre alors les mêmes experts proposer d’abord de monter à fond le volume de la radio, ensuite de baisser la clim et enfin de chanter en chœur « Plus près de toi, mon Dieu » ?… Pis même : ne trouverait-on pas stupéfiant qu’une fois l’autocar écrasé au fond du ravin, il y ait encore quelques rescapés pour se demander avec perplexité, allongés sur leur civière, si les différentes mesures adoptées étaient les bonnes. Eh bien, ces gens-là seraient dignes d’être invités à Davos, à un sommet sur la pertinence !

Il n’est pire sourd…, c’est connu. Mais gardons-nous de croire que nos gouvernants sont plus idiots que la moyenne de ceux qu’ils gouvernent. Nous sommes tous à peu près également bornés. C’est une affaire d’abêtissement collectif plus que d’intelligence individuelle. Chacun-e dispose en effet (sauf accident particulier) de suffisamment d’intelligence pour comprendre une foule de choses très compliquées nécessaires à son existence. Mais de même qu’il y a des choses qu’il est nécessaire de connaître le plus exactement possible, de même il y a des choses qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre, voire qu’il est préférable d’ignorer, ou de ne pas comprendre, pour vivre sereinement.

Une société mal organisée – et elles le sont toutes à des degrés divers – est donc poussée à cultiver le flou, l’opacité, l’ignorance sur les causes réelles qui provoquent, génération après génération, des effets inhumains, d’autant plus indignes d’une grande civilisation qu’un autre arrangement ou une autre forme d’organisation permettrait d’y remédier efficacement. Au fond, l’un des plus grands obstacles au progrès de la civilisation, c’est cet aveuglement inhérent au fonctionnement même de nos structures (celles de nos institutions objectives comme celles de notre subjectivité personnelle). Toute prise de conscience qui commence à remettre en question la légitimité et donc la stabilité du désordre établi est génératrice de malaise collectif et d’inconfort individuel. L’ordre existant se défend contre la critique sociale d’abord et surtout en sécrétant de l’ignorance, en distillant de la bêtise, en valorisant l’incompétence. Nous avons pris l’habitude d’en rendre responsables nos princes, « la bourgeoisie », « les classes dominantes », etc. Bien sûr, à tout seigneur tout honneur, ce sont les plus puissants qui sont le plus intéressés à la reproduction tranquille du système social, mais celui-ci dispense à tous des profits d’appartenance, même dérisoires, en échange de quoi il incline les entendements à épouser sans même l’interroger la mythologie qui fonde tous les rapports sociaux de domination : la croyance inepte que c’est la seule solution viable. Comme fait en ce moment même le gouvernement grec.

Les médias, les tournois sportifs, les concours, les jubilés, les débats parlementaires, les sommets rituels, les élections présidentielles, tout sert d’abord à cela : faire chanter en chœur les passagers d’un autocar fou qui roule vers l’abîme.

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    Démocratiser les médias et le journalisme - Pour la reconnaissance d’un droit fondamental à l’information (04/12)   

Une fois encore, en ce début d’année 2012, le pays se retrouve en campagne électorale. Plutôt que le pays, d’ailleurs, ce sont les médias institutionnels de toute nature (y compris les instituts de sondage) qui, depuis des mois, se sont mobilisés et tournent maintenant à plein régime pour effectuer la mise en scène « démocratique » de la comédie à grand spectacle que sera dans quelques jours l’élection présidentielle.

Les cuisines rédactionnelles surexcitées s’activent quotidiennement pour nous mijoter, à grand renfort d’articles et d’émissions, la ratatouille de ce qu’elles appellent « information ». Puisque ce sont les journalistes et leurs employeurs qui ont la haute main sur l’élaboration des menus, on peut leur faire confiance pour ne jamais y faire figurer un véritable débat national sur l’état scandaleux de l’information de presse dans notre pays et sur les voies pour y remédier. Gageons qu’aucun candidat « sérieux » ne se hasardera à aborder de lui-même la question, tant est forte la crainte de s’aliéner la presse. Pourtant, entre autres maux majeurs ruinant notre santé démocratique, il y a l’état dans lequel se trouve l’information telle qu’elle est confisquée aujourd’hui par les grands médias de presse et leurs journalistes.

Il convient donc, au lieu de nous pourlécher du plat qu’ils nous servent, de mettre au contraire les pieds dedans.

La situation actuelle de la grande presse d’information (écrite et audio-visuelle) est caractérisée par la perte de toute autonomie réelle par rapport au pouvoir politique et aux puissances d’argent. L’hétéronomie des médias d’information a deux ensembles de causes : d’une part la privatisation des moyens de production de l’information (avec la financiarisation, la concentration et la dépendance par rapport à la publicité) ; d’autre part les structures de la personnalité journalistique (ethos professionnel, mentalités et dispositions profondes socialement incorporées).

Le premier ensemble de causes est généralement le mieux et parfois le seul aperçu par la plupart de ceux qui réfléchissent aux remèdes à apporter à la situation présente [1]. Certains proposent par exemple de réactualiser, en leur apportant les adaptations et les prolongements nécessaires, la philosophie et les décisions adoptées à la Libération par le législateur, dont le projet initial de démocratisation de la presse devait malheureusement être vite enterré.

Il va de soi qu’une telle démarche non seulement continue à s’imposer mais encore qu’elle ne doit pas s’arrêter à des demi-mesures. Si à la Libération déjà les réformateurs issus de la Résistance se préoccupaient légitimement de combattre la concentration des titres entre les mains de groupes privés, a fortiori faut-il aujourd’hui abattre la puissance tentaculaire des véritables « empires » qui se sont constitués. Il importe donc de détruire ceux-ci par l’expropriation et une législation anti-monopole favorisant le développement d’une presse indépendante et non lucrative.

Mais il importe aussi de s’attaquer plus fondamentalement à la privatisation des moyens de production (y compris de celle des biens symboliques comme la culture et l’information), qui est à la racine de la soumission des médias au pouvoir de l’argent. C’est là une condition indispensable à l’instauration, en principe et en fait, du droit à l’information, dans tous les domaines, comme un droit fondamental du citoyen, sur le même plan et au même titre que le droit à l’instruction, à la santé, etc. Un État réellement démocratique doit se porter garant de l’égal accès à l’information pour tous les citoyens sans discrimination, tant comme utilisateurs (être informés) que comme producteurs (informer les autres).

C’est dire qu’il incombe à la collectivité de se doter d’un véritable service public de l’information et de financer la satisfaction de ce besoin fondamental de la vie en démocratie, comme elle finance l’instruction, la santé ou la sécurité publiques. On ne peut pas se réclamer de l’idéal démocratique et laisser la production et la diffusion de ce bien symbolique vital qu’est l’information à la merci des appétits et des manœuvres mercantiles.

Mais il ne servirait strictement à rien de financer à grands frais un service public de l’information si on laissait la responsabilité de son fonctionnement et de sa gestion au même genre de personnel journalistique qui occupe aujourd’hui les postes du prétendu « service public » ou qui peuple les rédactions des grands médias. Il n’y a malheureusement pas grand-chose à retenir de l’actuel système de recrutement, de formation et de gestion du personnel journalistique des différents secteurs institutionnels. Le résultat le plus constant des mécanismes actuels est de confier les rênes des appareils médiatiques à une caste largement cooptée et acquise à l’ordre capitaliste, celle-là même qu’on a pu décrire comme les « nouveaux chiens de garde ». Cette minorité privilégiée, d’origine majoritairement bourgeoise, truste les postes de direction et de responsabilité ; elle encadre et exploite, pour le compte des actionnaires, une armée docile d’exécutants que ni sa sociologie, ni sa formation, ni sa philosophie, ni son statut de plus en plus précaire ne prédisposent (à l’exception, çà ou là, de courageux groupes de réfractaires et d’îlots valeureux de résistance) à combattre l’aliénation des médias par l’argent et la connivence politique avec tous les courants de droite et de gauche du néolibéralisme.

Une véritable information de service public exige un type nouveau de journalisme, en rupture avec le modèle cher aux écoles de journalisme actuelles (de statut public ou privé). Celles-ci ne sont que des officines de placement pilotées par le marché de l’emploi, c’est-à-dire par le stéréotype professionnel correspondant aux besoins des entreprises de presse. Dûment formatés dans cette perspective, les journalistes sont poussés, pour la plupart, à des fins publicitaires de massification et de manipulation de leur cible (lectorat, audience), à produire et diffuser l’information caricaturale et putassière que nous connaissons aujourd’hui et dont la critique n’est plus à faire.

Un journalisme de service public digne de ce nom implique la mise en place de filières de formation qui, contrairement à celles d’aujourd’hui, recrutent davantage d’élèves issus des classes populaires et dispensent, par l’intermédiaire d’enseignants qualifiés, un enseignement à la fois universitaire et technologique de haut niveau. Celui-ci devrait avoir pour finalité de faire acquérir aux étudiant(e)s non seulement la maîtrise des technologies de l’information mais en même temps et surtout le niveau élevé de culture générale et aussi de conscience civique et de souci du bien public sans lesquels l’exercice du métier ne peut plus obéir qu’à des ambitions carriéristes médiocres et dégénérer finalement en contribution, délibérée ou non, au maintien technocratique de l’ordre idéologique.

L’obtention d’une telle compétence, inséparablement intellectuelle et éthique, devrait déboucher sur des emplois stables et décemment rémunérés, avec une gestion des carrières analogue à celle de la fonction publique, sur la base des seules aptitudes et des seuls mérites avérés, seul moyen de soustraire, dans le principe, les parcours professionnels à l’arbitraire des copinages, du clientélisme et du népotisme qui règne présentement. Cela supposerait, en outre, l’instauration d’une autorité de tutelle et d’instances de contrôle élues dans lesquelles seraient démocratiquement représentées toutes les composantes de la profession (y compris, bien sûr, les syndicats), qui auraient pour tâche principale de faire établir des contrats de travail non abusifs et de faire respecter par tous des règles de déontologie aujourd’hui bafouées par le journalisme de marché.

Quant à ceux qui s’inquiètent de ce que deviendrait dans un tel cadre la liberté de conscience des « fonctionnaires » de l’information, on peut répondre qu’on ne voit pas en quoi cette liberté de conscience serait plus menacée que celle des agents en service dans les administrations publiques existantes, par exemple celle d’un professeur de philosophie ou d’histoire dans l’exercice normal de sa fonction dans l’Éducation nationale.

L’emprise de l’État sur l’information n’est néfaste que lorsque l’État est lui-même sous la coupe du Capital et qu’il cautionne l’idéologie bourgeoise dominante. Et il est piquant de voir que, sous prétexte de ne pas attenter à la prétendue liberté du journalisme, on s’accommode de ce qu’un journalisme acoquiné avec le pouvoir politique, asservi à la finance et imprégné de libéralisme étend son emprise sur le monde intellectuel, alors qu’au contraire ce qui peut subsister de journalisme critique est condamné à la marginalité et au dépérissement.

Sans une double réforme conjointe des structures objectives et des structures de subjectivité, il est vain d’espérer démocratiser des médias qui sont devenus, dans leur substance même, des piliers essentiels de la ploutocratie régnante.

On aimerait savoir ce qu’en pensent nos candidats défenseurs de la démocratie.

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    De l’instit’ au coach (04/12)   

Dans son numéro de mars 2012, le journal Fakir propose entre autres papiers à ses lecteurs un article sur les « voleurs de débat ». Comme il l’explique dans sa présentation, « les journalistes, les économistes, les instituts de sondage, les élus, nous volent le débat politique tout au long de l’année. Mais c’est particulièrement flagrant en ces temps de surexposition médiatique. Fakir a opéré un décryptage salutaire de cet enfumage permanent. »

Je ne relaie pas cette information parce que j’aurais soudainement décidé de faire de la publicité pour ce journal, encore qu’il n’y aurait rien de déshonorant à mes yeux à exprimer publiquement ma considération pour le travail de cette valeureuse équipe. Mais en l’occurrence, si j’évoque l’article de Fakir, c’est parce qu’en choisissant ce sujet il m’a tout bonnement coupé l’herbe sous le pied.

D’abord je me suis dit que je n’avais plus qu’à traiter d’autre chose. Et puis je me suis ravisé. Pourquoi faudrait-il s’abstenir d’aborder un sujet dès lors qu’on n’est pas le premier à en parler ? Sommes-nous là pour faire « la compète », à la façon de TF1 et France 2 ou pour concourir à montrer la vérité des choses ? Il y a tant à dire sur la question soulevée par cet article qu’il y a largement place pour Fakir, pour moi et pour quelques autres. Nous ne serons jamais trop nombreux pour nous attaquer aux écuries d’Augias.

Pour ma part j’aimerais insister sur le point suivant : ce n’est pas seulement le débat politique qui nous est volé tout au long de l’année par les officines de faussaires à qui nous avons eu l’aveuglement d’en laisser l’animation. Ce ne serait que le débat politique, ce serait déjà un préjudice extrême infligé à la démocratie. Mais le dommage est bien plus grave encore : ce qui nous a été volé, jour après jour, année après année, une génération après l’autre, avec notre consentement, c’est la capacité même de tirer les conséquences du divorce grandissant entre la sublimité de nos idéaux humanistes abstraits et la rédhibitoire médiocrité de nos arrangements petits-bourgeois. Aujourd’hui, grâce aux bons soins de tous ceux à qui nous avons abandonné la gestion du système, nous avons enfin atteint l’état d’anomie. Non pas que nous manquions de règles pour trier le « bon » du « mauvais ». C’est de l’aptitude personnelle à en discuter que nous nous sommes laissé déposséder. Nous avons besoin que nos mentors d’élite appointés nous disent à chaque instant : « Voici le bon moment, la bonne personne, la bonne façon de procéder, voici le bon livre, le bon loisir, le bon remède, la bonne politique… » – et nous acquiesçons, sans comprendre que c’est tout au long de ces actes incessants de soumission aux modes dominantes que se forge solidement la chaîne de notre aliénation.

Par l’intermédiaire des publicitaires, des journalistes, des sondeurs et autres faiseurs d’opinion, nous sommes enfin débarrassés de l’épuisante responsabilité de nous former un point de vue et de l’assumer par des choix cohérents. Nous ne sommes pas seulement délivrés du débat politique mais aussi de tout débat intellectuel et moral en dehors de ceux arbitrairement orchestrés par les médias. Toute interrogation, éthique, politique, esthétique, nous excède. Pour vivre heureux, décompressons ! Sur toutes choses nos doxosophes de service nous délivrent en prêt-à-penser la vérité dictée par le seul nomos, le seul principe d’ordonnancement du monde social dont nous soyons sûrs qu’il est universel : le Marché. C’est vers lui que nous nous tournons dès l’instant où nous voulons savoir ce que valent les choses et les êtres.

À vrai dire, nous ne sommes même pas en état d’anomie mais bel et bien en situation d’hétéronomie radicale, d’autant plus accomplie que nous en avons moins conscience. Du moins aimerait-on le penser. Mais quand on voit avec quelle complaisance la plupart des individus s’efforcent de se conformer chez nous au modèle d’Homo œconomicus agréé, celui dont le système a besoin pour durer, on se prend à douter. (Bien sûr il y a des exceptions, mais il faudrait y regarder de plus près).

Nous croyons encore être des citoyens, alors que les chiens du capitalisme mondialisé ont fait de nous un troupeau de clients à perpétuité. La République nous avait donné des instituteurs qui faisaient appel à notre réflexion. Nous avons maintenant des coaches qui nous mènent par le bout de nos pulsions. Tant que cette aliénation durera, nos velléités de résistance resteront de vaines gesticulations.

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    Un double bilan de faillite (04/12)   

Rarement le pouvoir de classe de la grande bourgeoisie aura été aussi arrogant et cynique qu’avec le sarkozysme. Autant que sous la monarchie de Juillet, sans doute, où la richesse fut instituée comme condition de la citoyenneté et où le banquier et président du conseil, Casimir Périer, proclamait en 1831 : « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation. » La même inspiration nous a valu, en 2007, d’un côté le bouclier fiscal, de l’autre le « travailler plus pour gagner plus » et à la suffisance bouffie du monarque orléaniste ont répondu la vulgarité et l’inculture du monarque présidentiel.

Au-delà, le sarkozysme n’est que le dernier avatar d’une contre-révolution reagano-thatchérienne initiée, en France, au milieu des années 1980, par un gouvernement socialiste qui fit du ministre Beregovoy l’instrument de la déréglementation financière. On ne saurait l’oublier… Et puis Sarkozy vint. La finance « décomplexée » et l’enrichissement des nantis furent décrétés grandes causes nationales, la cupidité élevée au rang de vertu et, à l’image des pratiques du monarque lui-même, l’ostentation des mœurs fastueuses des grands encouragée ; il se trouva même des doctes, appelés économistes, pour apporter la caution de la « science » aux débordements monétaires des puissants… Ce n’est pas une fable, hélas ! Qui ne se souvient des proclamations triomphantes de Dame Lagarde claironnant : « Assez pensé maintenant ! Il faut réhabiliter le succès et son corollaire l’argent » ? Sarkozy n’a pas inventé l’oligarchie, il en a poussé jusqu’au bout la logique, pour en faire une authentique ploutocratie. Il copine ostensiblement avec les fortunés, héritiers et parvenus, et se flanque d’un appareil d’affidés, de mercenaires et de commis dont la médiocrité garantit la fidélité au point qu’il faut les munir d’argumentaires préfabriqués sous l’appellation pudique d’« éléments de langage ».

Sarkozy a réussi, un temps, à donner un nouvel élan aux recettes libérales sévissant depuis trente ans, avant tout la baisse des impôts des possédants. On connaît la ritournelle : libre-échange, déréglementations, privatisations et compétitivité dans une concurrence pure et parfaite feront le bonheur de tous par l’enrichissement indéfini de quelques-uns. Le sarkozysme, c’est à cet égard la réactivation de l’anthropologie libérale du mérite et du talent : ceux qui gagnent beaucoup d’argent, c’est qu’ils l’ont voulu et, par exemple, les rémunérations obscènes des grands patrons ne sont dues qu’à leur compétence irremplaçable… Sauf que l’on sait bien, aujourd’hui, qu’en réalité ces éminents personnages se cooptent entre eux, à quelques dizaines, dans les conseils d’administration du CAC 40 où ils constituent des « comités de rémunération » s’attribuant réciproquement les revenus correspondant à leur avidité et leur vanité. Une véritable mafia où le copinage, l’arrivisme et le renvoi d’ascenseur tiennent aussi lieu de mérite et de talent. L’image même du sarkozysme !

Et puis, il y eut, à la suite de la crise de 2008, la farce de la « moralisation » du capitalisme. Elle fit long feu. Comment un système dont le principe fondateur est l’exploitation de l’homme par l’homme ne serait-il pas profondément et définitivement immoral ? Là-dessus a surgi l’affaire Woerth-Bettencourt, révélant au grand jour les connivences rémunérées entre gros possédants et personnel politique. Quelle dignité pouvaient bien avoir ces laquais de la sarkozie venant quémander des subsides à la table d’une vieille femme richissime, laquelle les connaissait à peine, et qui repartaient, toute honte bue, avec leur enveloppe ?

D’une crise l’autre. Pas plus que les précédentes nos grands économistes officiels ne l’ont vue venir. En 2008, l’un des plus écoutés, M. Patrick Artus, carillonnait : « Le pire est passé » (Challenges, 3 avril 2008). Pas d’inquiétude, le même, aujourd’hui, continue de vaticiner… On découvrit néanmoins que l’auto-régulation des marchés était une blague et la « main invisible » un fantasme imaginé par le facétieux Adam Smith. Parant au plus pressé, Sarkozy annonça qu’il fallait de la régulation. Les économistes-chefs, de Boissieu (CAE) ou Lorenzi (Cercle des économistes), feignirent la résipiscence : on n’a pas su tirer les leçons de l’affaire Enron, nous n’avons plus le droit de nous rater ! Les subprimes leur étaient néanmoins passées sous le nez, trop occupés qu’ils étaient à peaufiner leur théorie de la régression sociale comme « contrainte incontournable » nécessaire à « l’exigence de rentabilité du capital des entreprises ». Et voilà maintenant qu’ils nous font le coup d’une « dette publique » entièrement fabriquée grâce à leurs préconisations : baisse des recettes fiscales consécutive aux cadeaux faits aux riches pour « investir » ; remise des États, pieds et poings liés, à la rapacité des banques privées. Faut-il rappeler ici que tous nos grands économistes sont des conseillers de ces mêmes banques et qu’ils y ont donc des intérêts personnels ? Et ce sont ces quelques dizaines d’éminences qui dispensent, comme un véritable clergé, oracles, sermons et pénitences au petit peuple ignorant et soumis ! Mais cela permet à Sarkozy de jouer au capitaine courageux dans la tempête… On ne remarque pas assez le « courage » qu’il faut à tous ces prêcheurs d’austérité et de « rigueur » pour exhorter les autres à des sacrifices dont eux-mêmes ne pâtiront guère.

C’est ici la deuxième face du sarkozysme, une guerre impitoyable contre les classes populaires fondée sur la représentation libérale de ces classes comme inaptes, congénitalement paresseuses et potentiellement immorales. On reprit la vieille distinction des physiocrates entre pauvreté méritante et pauvreté méritée complétée par la fameuse théorie de l’individu rationnel. Ainsi les gueux, fins calculateurs du rapport coût/avantage entre le travail et le non-travail et suivant leur penchant naturel pour l’oisivité, se saisiraient de la moindre occasion pour choisir le second. Le RSA, en 2009, est fondé sur ces sordides autant qu’absurdes spéculations. On nous le vendit pourtant comme la volonté « humaniste » du « bon » M. Hirsch appuyé par la bienveillance présidentielle. Il ne manqua pas, même à gauche, de niaiseries compatissantes : « Une bouffée d’oxygène », « C’est mieux que rien »… Des balivernes compassionnelles comme autant d’insultes à la dignité des pauvres alors que le RSA se fonde sur le travail comme « impératif catégorique » en dehors duquel on est soit un misérable assisté soit un chômeur volontaire mais toujours un fainéant. Le RSA créa ainsi un nouveau statut, celui de « travailleur précaire assisté », sorte d’expérimentation sur les chômeurs des niveaux de résistance et de résignation face à l’inacceptable. On essaya de faire passer pour de la solidarité ce qui n’était qu’une variable d’ajustement économique. L’objectif : renforcement de la flexibilité et diminution d’un « coût du travail » qui, pour le patronat, sera toujours trop élevé et dont il réclamera indéfiniment la baisse. Même dessein, mieux avoué, dans les geignements perpétuels sur les cotisations sociales patronales décrites comme d’insupportables « charges » pénalisant la sacro-sainte compétitivité et privant les patrons de la joie désintéressée d’embaucher. Tous les malheurs du monde viendraient de ces « prélèvements obligatoires », pratiques « confiscatoires » d’un « État-providence » glouton et dépensier !

Le quinquennat de Nicolas Sarkozy restera celui d’une remise en cause systématique et agressive de toutes les formes de protection sociale. Les grandes manifestations de 2010 contre la réforme des retraites, certes inabouties, seront un moment majeur de la mobilisation populaire. Contrairement aux idées reçues et aux intentions proclamées, la dénonciation du « modèle social français » a des raisons moins économiques qu’idéologiques. Les libéraux n’ont jamais admis que puissent être prévues et indemnisées solidairement les situations de non-travail provoquées par la maladie, l’accident, le chômage, la vieillesse. Le prétendu État-providence n’aura jamais été que le résultat d’une multitude de luttes sociales arrachant à l’âpreté capitaliste ces acquis que les libéraux et leurs perroquets médiatiques appellent avec mépris les « avantages sociaux ». Pour le dogmatisme libéral les droits sociaux fondés sur la solida rité restent illégitimes, il lui faut donc imposer la remise de soi au marché, c’est-à-dire aux assurances privées. C’est la même démarche qui conduira Sarkozy au démantèlement, déjà bien engagé, des services publics, démantèlement qui pénalise avant tout les pauvres : démembrement de l’hôpital public, amputation des moyens de l’école dont les conséquences sur le renforcement des inégalités scolaires n’est pas pour déplaire, privatisations rampantes ou assumées, tout doit être remis au privé conformément au fondamentalisme libéral.

Le sarkozysme a de même travaillé à la production idéologique de la compulsion sécuritaire, à partir d’une double représentation des classes populaires : d’une part des dominés-ilotes qu’il est nécessaire de dresser et moraliser, ce fut le RSA ; d’autre part des dominés-rebelles dont il faut prévenir les révoltes en les criminalisant, ou au moins en désamorcer les manifestations, ce fut la construction du « sentiment d’insécurité ». Comme André Tosel a pu le dire, la « désémancipation sociale » provoquée par la destruction de l’État social a été complétée par une « guerre civile préventive » délibérée où l’administration de la nation se réduit peu à peu à un État pénal exacerbant le contrôle social et la surveillance des populations. Sarkozy n’aura pas hésité à mettre en place ce qui n’est pas une « dérive » sécuritaire mais une stratégie préméditée, une véritable xénophobie d’État (Jacques Rancière) conduisant aux expulsions arbitraires, à l’inhumanité de la chasse aux sans-papiers, aux Roms… Ce fut la lamentable opération « identité nationale ».

La « violence des jeunes dans les écoles et les quartiers » est désormais considérée comme un fait qui ne se discute pas : comme si le vrai problème de l’École était l’éventuelle présence d’un couteau dans un cartable et non la violence symbolique permanente qu’est l’échec programmé des enfants des classes populaires et qui peut les conduire à un ressentiment somme toute compréhensible… La stigmatisation des immigrés des banlieues surfe sur une islamophobie bricolée au nom d’une laïcité que l’on bafoue par ailleurs en allant faire allégeance au pape. Le racisme d’Etat est une tradition républicaine dont la fonction a été de légitimer la colonisation. La colonisation active a disparu mais, par une sorte de rémanence, les dispositions racistes qu’elle a induites continuent d’imprégner la mentalité d’une large partie de nos contemporains, suscitant cette haine entre pauvres qui est l’arme principale de Sarkozy dans la perpétuation du « sentiment d’insécurité ».

Ce dernier point nous invite à porter notre attention sur le fait que la mise en œuvre de toute politique implique l’existence d’un contexte objectif qui conditionne dans une large mesure les buts qu’elle se propose et les moyens qu’elle emploie. Un contexte pas seulement socio-économique mais aussi et surtout socio-culturel et idéologique.

En effet, si le règne de Sarkozy a été, pour parodier la définition bien connue de la démocratie, le pouvoir des riches par les riches et pour les riches et si, à aucun autre moment sous la Ve République, les gouvernements en place n’ont aussi outrancièrement servi de bureaux d’affaires à la grande bourgeoisie possédante, c’est parce que le pouvoir sarkozien a bénéficié, plus que jamais en « démocratie » bourgeoise, du soutien, ne serait-ce que par défaut, d’un climat social et d’un environnement idéologique. On ne peut qu’être frappé, quand on observe le déroulement de la vie politique de ces cinq dernières années, par la quasi-annihilation de toute opposition digne de ce nom, par la rareté et la mollesse des résistances. Non pas qu’il n’y ait pas eu de luttes, de mobilisations ni même d’explosions sur les terrains les plus divers. Le mécontentement et la colère sont peut-être même plus grands aujourd’hui, du fait des effets calamiteux de « la crise », qu’ils ne l’étaient précédemment. Mais on sait depuis longtemps qu’un climat de « rogne et de grogne » ne suffit pas à alimenter un vrai combat pour le changement. Encore faut-il des perspectives claires de nature à fédérer revendications et aspirations dans un dessein cohérent ; encore faut-il une espérance et une foi en un même idéal alliant le bonheur pour chacun à la justice pour tous, la liberté et la fraternité, le respect des droits et le sens du devoir, tous ces ingrédients de haute civilisation qui faisaient rêver et marcher, vivre, se battre et parfois mourir nos aïeux, et qui font encore se lever un peu partout dans le monde des peuples enfin réveillés.

Un peu partout mais malheureusement plus chez nous, républiques occidentales, où deux ou trois siècles de développement capitaliste commercial, industriel et financier couronnés par une union européenne ultra-libérale ont façonné un homo oeconomicus mediocris pour qui le sens de la vie personnelle et collective se résume désormais à écumer les marchés, et qui en conséquence entretient d’une génération à l’autre l’obsession de croître et s’enrichir par tous les moyens. C’est le degré auquel chacun-e parvient à satisfaire sa frénésie de consommation qui est devenu le critère principal de classement social. Ce qui est déshonorant, ce n’est ni le vice ni le crime mais de ne pas être en mesure de prendre place, sur un marché donné, parmi les nantis, c’est-à-dire ceux qui ont suffisamment d’argent (peu importe sa provenance) pour acheter plus que les autres, signe de la distinction suprême.

Comme nous l’avons rappelé plus haut, ce n’est pas Sarkozy ni le milieu auquel il appartient qui ont inventé ce style de vie inspiré depuis des décennies par la barbarie soft américaine. Lui et ses amis sont eux-mêmes à la fois les produits et les propagateurs de cette aliénation culturelle par la religion du Capital. Ils se sont seulement donné pour mission de la parfaire, de la célébrer et de la naturaliser. Ils ont conscience d’être à l’apogée du règne de l’Argent-roi et ne se préoccupent que de maintenir à son zénith la domination du Capital sur le Travail, sans voir que le déclin a déjà commencé. Sarkozy et les siens n’ont rien inventé, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont pas été les seuls à servir de palefreniers à l’attelage de l’État capitaliste. Dans cette entreprise d’abaissement de la France et de soumission généralisée aux injonctions de la Finance internationale, la « droite républicaine » a été précédée par la « gauche de gouvernement », qui a été la première en France, dès 1983, à mettre en œuvre, à l’imitation de la social-démocratie allemande, le mot d’ordre de Bad-Godesberg : « gestion loyale » du capitalisme.

Au cours des dernières décennies, le révisionnisme social-démocrate, lié à la dérive politique droitière (dé-prolétarisation sociologique, abandon du keynésianisme économique, etc.) de tous les partis socialistes et travaillistes européens, a conduit ceux-ci à tourner successivement le dos à tous les objectifs traditionnels de l’ancienne social-démocratie (voire dans certains cas à refuser l’appellation même de « parti socialiste »), pour se rallier à une forme ou une autre de social-libéralisme (tels la « troisième voie » de Tony Blair ou le néo-libéralisme de Gerhard Schröder), de sorte qu’on ne voit plus très bien ce qui différencie aujourd’hui un parti soi-disant socialiste d’une droite très modérément sociale ou d’un « centrisme » chrétien-démocrate. Rien ne distingue plus les différentes écuries en compétition pour le pouvoir en dehors de la personnalité de leurs représentants, dont les stratégies carriéristes pour passer d’un râtelier de « gauche » à un râtelier de droite s’en trouvent grandement facilitées.

La désertion de l’État social par le parti socialiste et son ralliement doctrinal au social-libéralisme (sur le fond, même si l’inusable rhétorique de l’égalité ne peut manquer de refaire surface pour la forme le temps d’une campagne électorale), expliquent le statut privilégié qui lui a été reconnu dans le système de l’« alternance républicaine » où il fait figure, en face de la droite institutionnelle, de seule « opposition » respectable, c’est-à-dire invertébrée et inoffensive pour le Capital.

Le face à face Sarkozy-Hollande (à défaut d’un Strauss-Kahn, il faut s’en souvenir !) médiatiquement orchestré, imposé par le système et benoîtement accepté par l’ensemble des populations, donne la mesure de l’indifférentisme où tombent toujours plus d’électeurs français. En vérité, en cette fin de quinquennat, ce n’est pas un bilan de faillite politique qu’il faudrait déposer, mais deux : celui de la droite républicaine et celui de la gauche dite réformiste.

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    Déconnection (05/12)   

J’ai suivi cette campagne électorale comme la précédente, avec un sentiment grandissant d’irréalité, comme si j’assistais à un spectacle un peu étrange, voire ésotérique, monté par des bateleurs pour rameuter les badauds.

Il me semble que cet effet de déréalisation, ressenti par beaucoup, est lié à la quasi-monopolisation du travail d’information, singulièrement en matière politique, par les grands médias et leurs journalistes. La dimension dramaturgique ou, si l’on préfère, la part de théâtralité inhérente à toute vie sociale, est devenue une fin en soi à mesure que s’est étendue la mise en scène par les médias des différents aspects de notre existence. Aujourd’hui le processus de théâtralisation est achevé : tout, la vie publique, la vie privée, la vie intime, tout est transformé en représentations et nous sommes tous acteurs et spectateurs à la fois. Les élections, comme le reste, ne sont plus qu’un spectacle déconnecté de la réalité.

De surcroît, ce spectacle est réalisé par une des pires espèces de professionnels que la classe moyenne ait historiquement engendrées : les journalistes. Quand on allait naguère au théâtre, c’était pour voir jouer une pièce dont l’auteur savait l’art de représenter, au moyen d’habiles fictions, les problèmes réels de la condition humaine. Aujourd’hui, les médias viennent à domicile, sous apparence de nous informer d’une « actualité », présentée comme authentique – mais profondément falsifiée –, nous donner la représentation artificieuse d’un monde réduit à la vision qu’on en a depuis les salles de rédaction des entreprises de presse. Les auteurs ne s’appellent plus Sophocle, Molière ou Tchékhov mais Pujadas, Calvi ou Giesbert. Des écrivains de génie aux scénaristes interchangeables, on mesure le chemin parcouru.

Les campagnes électorales sont le moment rêvé pour déployer leur talent de mise en scène. Leur emprise sur la représentation est totale. Des trois coups du régisseur aux commentaires du critique théâtral, de la distribution des rôles au choix des décors, des éclairages à la direction des comédiens, ils fabriquent littéralement sous nos yeux une pièce qui prétend montrer la réalité alors qu’elle n’en est que la caricature.

À chaque élection, les journalistes reprennent ces manipulations dont dépend leur standing matériel et symbolique. Pour donner l’impression que le spectacle se renouvelle, ils introduisent chaque fois quelques variantes scénographiques, telles que le « grand oral » auquel ils ont décidé de soumettre les candidat(e)s de la présidentielle comme si c’étaient de simples étudiant(e)s de Sciences Po. Nul doute que la prochaine étape verra les journalistes s’ériger carrément en jury d’admission pour désigner le meilleur des prétendants et l’introniser eux-mêmes. La souveraineté populaire aura alors vécu – ou plutôt elle sera enfin tout entière transférée entre les mains d’un clergé journalistique faisant et défaisant à sa guise les cardinaux papables.

En attendant la consécration suprême, les journalistes poursuivent, élection après élection, leur entreprise de démolition du débat démocratique. Le procédé, rodé et ritualisé au fil des années, demeure fondamentalement le même : convoquer le personnel politique sur des tréteaux médiatiques dressés tout exprès, des espèces de rings où le fin du fin est d’acculer les candidats dans les cordes en les malmenant, ou bien de les lancer les uns contre les autres comme des coqs de combat.

Certaines personnalités, plus intelligentes ou moins conciliantes que les autres, se rebiffent et volent dans les plumes de leurs tourmenteurs. Mais dans l’ensemble elles font preuve d’une inlassable complaisance, quand ce n’est pas de connivence, tant est grand leur souci de se faire bien voir d’une corporation qui contrôle étroitement l’accès à l’expression publique. Ainsi se sont vidées de leur contenu les campagnes électorales, transformées en comédies insipides, destinées à faire croire à la permanence d’un combat politique, dans une société dont les élites ne reconnaissent plus en fait que le pouvoir du Marché. Réglées dans les moindres détails par leurs ordonnateurs, avec leurs litanies de questions vicieuses et de réponses tactiques, allant rarement à l’essentiel, elles ne sont plus que des liturgies d’apparence démocratique dont les croyants du dimanche savent d’avance qu’elles n’engagent à rien pour la semaine à venir. Un sentiment d’irréalité, disais-je…

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    Quiproquo (06/12)   

Dire que le résultat de l’élection présidentielle m’a laissé froid serait mentir. Il m’a au contraire procuré des sentiments aussi vifs que contrastés.

D’abord la joie : joie de voir l’icône de la droite française la plus anti-sociale, la plus cynique et la plus arrogante que l’on ait connue depuis longtemps mordre la poussière ; joie d’entendre les pleurs et les grincements, les cris de haine et de dépit de ses partisans ulcérés par la défaite ; joie d’observer les Copé, Dati et consorts adressant leurs félicitations « républicaines » au vainqueur avec des remontées d’acide chlorhydrique dans la voix. Bref, la défaite de Nicolas Sarkozy fut pour moi un moment de bonheur intense comme la vie politique ne m’en offre plus guère.

Si je n’ai pas l’hypocrisie de compatir au désespoir des vaincus, du moins n’ai-je eu aucun mal à le comprendre : avec la chute de leur saint patron déboulonné de son piédestal, c’est tout un univers qui s’écroule, un monde de pouvoirs, d’honneurs, de privilèges, de bénéfices, de sinécures, et par-dessus tout la conviction d’en profiter en toute légitimité, la certitude sereine qu’un régime dominé par les riches et méprisant les pauvres est un ordre juste et digne de respect.

Quel coup terrible pour tous ces électeurs de droite de réaliser que désormais leur grand timonier n’était plus à la barre et que les espérances mises dans la poursuite de son règne étaient devenues caduques ! Pleurez, gémissez, fidèles de l’UMP, vos larmes sont un baume pour les blessures que votre morgue et votre égoïsme ont infligées aux victimes de votre politique…

Mais alors que j’aurais dû me laisser aller pleinement à ma joie, j’en étais empêché par un sentiment de tristesse tout aussi intense, celle que me causait la victoire de l’autre candidat. Je regardais avec accablement le spectacle de tous ces supporters en liesse, que la présence des caméras mettait au bord de l’hystérie, comme de vulgaires footeux dans un stade.

Autant je comprenais l’affliction de la droite, autant l’enthousiasme de la « gauche » me rendait perplexe. Qu’acclamaient donc tous ces gens, à quoi rimait ce débordement de félicité ? De toute évidence j’assistais, encore une fois, à un immense quiproquo, à la réédition de la grande imposture née de la conjonction entre les ambitions des faussaires du PS et l’inculture historico-politique de la classe moyenne, singulièrement de sa fraction la plus inexpérimentée et la plus amnésique, celle pour laquelle le reniement du socialisme par les « socialistes », le ralliement de la social-démocratie au libéralisme et à la dictature des marchés financiers, c’est une histoire tellement ancienne qu’elle se perd dans la nuit paléolithique.

Ces foules délirant d’allégresse n’avaient apparemment pas écouté vraiment les discours de Hollande, n’avaient rien perçu de ses prudences, de ses faux-fuyants, de ses contorsions pour dissimuler son refus de porter le fer dans la plaie. Une fois de plus une population de grenouilles prêtes à se prosterner devant un soliveau faisait aveuglément confiance à un homme et à un parti ayant largement démontré que leur seule vocation était de voler à la rescousse de l’État capitaliste sous couvert de républicanisme inconsistant. On sait hélas depuis longtemps que le propre de la pensée magique, c’est l’imperméabilité à l’expérience.

Il était clair que la masse d’électeurs qui venaient de hisser Hollande sur le pavois ne se comportaient pas en citoyens héritiers des Lumières mais plutôt en suppôts obstinés d’une religion monarchiste, en croyants extasiés espérant qu’à la fin du sacre, leur Roi thaumaturge viendrait toucher leurs écrouelles.

Mais le mal dont souffre la « gauche » française, ce n’est pas celui de la scrofule. C’est un mal beaucoup plus profond et plus difficile à soigner : celui d’un trop-plein de classes moyennes et d’un déficit de classes populaires. Ce déséquilibre, en s’aggravant au fil du développement du tertiaire et de la croissance, a entraîné la métamorphose de la « gauche » originelle en une « deuxième gauche », qu’il serait plus exact d’appeler « deuxième droite » tant la petite bourgeoisie qui la constitue pour l’essentiel s’efforce de ressembler à la grande en tous domaines, même si elle en a de moins en moins les moyens.

Et ce n’est pas l’orviétan du rebouteux Hollande et des autres charlatans du PS qui va opérer les miracles attendus. Les gens qui, le 6 mai, chantaient « On a gagné ! On a gagné ! » ne tarderont vraisemblablement pas à se demander ce qu’ils ont gagné au juste. Peut-être commenceront-ils alors à comprendre qu’ils avaient tort de confondre la lutte politique avec un match de foot et de prendre un Hollande pour un Messi(e).

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    Apaisement (07/12)   

Après quelques vigoureux coups de menton de son candidat – campagne électorale oblige – pour faire croire qu’il était fermement décidé à combattre les inégalités et le pouvoir de l’argent, le parti socialiste a rapidement retrouvé son style habituel, celui qu’incarne si bien dans toute sa personne François Hollande et dont le qualificatif le moins désobligeant pourrait être : lénifiant.

À peine élu, ce parfait représentant de l’inconsistance politique a entonné à nouveau l’antienne chère à tous les partisans de la collaboration de classes, sur le thème iréniste du « nécessaire apaisement » dont les Français auraient, paraît-il, besoin. Et tous les candidats socialistes de bramer à sa suite que « les Français ont besoin d’être rassemblés ».

Quiconque a tant soit peu d’expérience de la vie politique sait que la notion même de « rassemblement » est généralement de droite et qu’elle est pratiquement toujours utilisée, assortie d’une invocation à « l’unité républicaine », pour regrouper le peuple derrière la bourgeoisie dominante. Cela peut se vérifier dans l’histoire de nos cinq Républiques. L’appel à l’unité républicaine – « La République est notre mère à tous » – étant lui-même une version laïque de l’exhortation chrétienne à la fraternité universelle – « Nous sommes tous les enfants du Seigneur » –, on saisit mieux pourquoi, la bénédiction tacite de l’Église aidant, il est si important aux yeux de tous les gouvernements bourgeois, y compris « socialistes » (dont c’est la raison d’être), de réunir le pays sous leur bannière, c’est-à-dire de soumettre l’immense majorité des classes populaires et des classes moyennes à la politique des classes dirigeantes et possédantes. En pratique, « l’unité républicaine », c’est celle du carrosse et de l’attelage, c’est la mise en sourdine des revendications des salariés, la domestication des organisations syndicales, la culpabilisation des oppositions, l’obéissance aux lois du marché, la mobilisation pour le seul « intérêt général » qui vaille, celui des banques et des grandes entreprises ; bref, « l’unité républicaine », c’est l’antidote à la lutte des classes, qui est l’unique danger de nature à inquiéter vraiment les riches et les maîtres.

Eh bien sachez, Mesdames et Messieurs les Rassembleurs de la République, que, pour ma part – et nous sommes quelques-uns de même farine –, je ne veux être ni rassemblé, ni réuni, ni rapproché, si peu que ce soit, et encore moins bien sûr confondu avec la masse d’humanoïdes, gredins et/ou imbéciles qui, pour préserver de dérisoires gratifications présentes ou à venir, s’obstinent à faire le jeu des prédateurs de la féodalité capitaliste et à ne pas reconnaître leur part de responsabilité dans le fonctionnement du système corrompu, perverti et barbare qu’ils osent qualifier de res publica alors qu’il est confisqué par toutes les mafias. Je me refuse à donner l’accolade à tous ceux qui se font, délibérément ou par défaut, les suppôts des partis de l’« alternance », les amis et les serviteurs du grand Patronat, de la Banque, du FMI et de la Commission de Bruxelles, les adeptes des paradis fiscaux, les faux écolos du capitalisme vert, les crypto-fascistes, les cadres de la gestion, de la com, de la pub, du journalisme, et tutti quanti.

Je vous entends ricaner bêtement : « Pauvre vieil atrabilaire, à ce train-là il ne trouvera plus grand monde pour le lire ! » Cela reste à vérifier. Mais se moquer de l’étendue de mes détestations, c’est faire la preuve qu’on n’a pas encore vraiment compris par quels mécanismes multiformes et inattendus un système social, le nôtre par exemple, parvient à réaliser concrètement sa logique objective, c’est-à-dire à faire avaliser ses aberrations et ses ignominies par la majeure partie d’une population qui, dans le principe, n’est dépourvue ni d’intelligence ni de moralité, mais qu’il transforme bientôt en une troupe de marionnettes hallucinées, avides et dociles.

Alors de grâce, Mesdames et Messieurs les promoteurs d’unité républicaine et autres marchands d’apaisement, laissez-moi le soin de me rassembler moi-même avec ceux qui me ressemblent, et permettez-moi d’exécrer, non pas tous les autres, mais tout ce qui les abîme et les aliène.

Dans son discours de remerciement pour le prix Nobel de littérature (2006), l’écrivain turc Orhan Pamuk résumait en quelques pages admirables les raisons pour lesquelles il avait consacré sa vie à la littérature. Entre autres explications il avançait celle-ci : « J’écris parce que je suis fâché contre vous tous, contre tout le monde. »

Ces paroles surprenantes ne s’adressaient évidemment pas au seul public de la prestigieuse académie suédoise mais, à travers lui, à tous ceux qui se font, ingénument ou pas, les promoteurs de la civilisation occidentale, et donc aussi à lui-même.

On sait en effet que ce qui a valu à Orhan Pamuk sa distinction littéraire, c’est d’avoir su exprimer, tout au long de son œuvre, le déchirement – personnellement vécu – de la conscience turque écartelée, surtout dans les populations les plus occidentalisées et laïcisées, entre la fascination amoureuse pour l’Europe occidentale et le refus de renier son héritage oriental, sa culture traditionnelle.

Il ne s’agit pas là d’un problème qui concernerait uniquement les Turcs les plus épris du modèle occidental. Le même problème, mutatis mutandis, empoisonne les rapports entre les nations occidentales et leurs ex-colonies d’Asie, d’Afrique et d’Amérique. Leur littérature en témoigne aussi. À l’intérieur des nations occidentales elles-mêmes, cette opposition se manifeste sous de multiples formes qui structurent l’ordre établi. C’est que les rapports de sens qui s’instaurent sur le plan symbolique sont indissociablement des rapports de force et que le capital culturel concourt à la domination sociale au même titre que les autres capitaux. La différence qui apparaît dans un savoir-être, un savoir-faire ou un savoir-dire est inévitablement interprétée comme l’indice d’une condition sociale supérieure (ou inférieure). Toute différence socialement perçue a pour effet de glorifier ou d’humilier. Et dans les cercles les plus huppés de la culture occidentale, prétendument si démocratiques, le simple fait de ne pas être un héritier culturel suffit à stigmatiser le « parvenu », le parent pauvre, le cousin de province.

À cet égard, la plainte teintée de ressentiment qu’Orhan Pamuk, fin lettré turc issu de la bourgeoisie d’Istanbul, osait adresser à ceux qui venaient de lui décerner le prix Nobel rejoignait l’aveu éloquent d’un Pierre Bourdieu, petit-fils de paysans béarnais élu au Collège de France : « Je ne me suis jamais senti un intellectuel de plein droit. » Ce sont là des réactions d’outsiders écorchés vifs mais ayant saisi, à travers et au-delà de leur expérience personnelle, deux choses essentielles :

D’abord que leur brillante réussite individuelle s’inscrivait dans la logique même d’un système qui ne distingue que pour mieux rejeter, car il ne peut fonctionner que par l’exclusion, la frustration et l’humiliation du plus grand nombre ; un système réservant à « l’élite » et ses élus le cœur de l’empire (le « centre », comme dit Pamuk ; le « foyer sacré des valeurs », comme dirait Bourdieu) et reléguant dédaigneusement les autres dans leurs contrées lointaines et leur sentiment d’indignité.

Ensuite que la frontière, la ligne de partage entre dominants et dominés, ne passait pas seulement entre métropole et province, entre l’École normale de la rue d’Ulm et le lycée de Pau, ni entre la rive européenne et la rive asiatique du Bosphore, mais plus subtilement à l’intérieur d’eux-mêmes, entre leurs aspirations à s’accomplir dans le système et leur volonté d’en dénoncer les aliénations.

Plus encore, leur trajectoire quasi miraculeuse non seulement ne leur a pas masqué ce qu’elle avait d’à contre-courant mais elle les a amenés à comprendre, à la différence de la plupart des parvenus, qu’il était de leur devoir de mettre leur notoriété au service de ceux qui sont condamnés à l’invisibilité et à l’autocensure. À la voix de Bourdieu décrivant la « misère du monde » et plaidant pour « une gauche vraiment de gauche », fait écho celle de Pamuk prenant courageusement position à propos de la stratégie occidentale de diabolisation du « terrorisme » : « Rien ne peut davantage justifier le soutien aux “islamistes” que le refus et l’incapacité de l’Occident à comprendre la colère des damnés de la terre. [1] »

Dans une société, qu’elle soit occidentale ou orientale, qui perpétue ses iniquités à la faveur d’un consensus aussi mensonger que meurtrier, on ne peut, à moins d’être un social-démocrate « apaisant », que se fâcher avec beaucoup, beaucoup de monde. Merci à Bourdieu et Pamuk de nous avoir rappelé qu’il n’y a pas lieu de s’en excuser.

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    Hippocrate et les hypocrites (09/12)   

Au début du mois d’août, une association girondine, « Le droit à la santé pour tous », a publié un manifeste signé par 111 médecins (professeurs, praticiens hospitaliers, généralistes libéraux et autres) dénonçant le dépassement abusif d’honoraires de plus en plus pratiqué par les médecins du secteur 2, au grand dam d’un nombre croissant de malades qui, faute de pouvoir se payer des soins dont le coût excède largement le tarif remboursé par la Sécu, renoncent à se soigner.

On comprend l’indignation et l’écœurement des médecins signataires qui appellent leur corporation à ne pas imiter « les moins scrupuleux de [leurs] confrères » et à refuser le dépassement d’honoraires. Ces médecins soucieux de ne pas transformer leurs malades en un troupeau de vaches laitières sont des « justes » qui méritent d’être salués : ils n’ont pas oublié, quant à eux, qu’ils ont juré, en prononçant leur serment d’Hippocrate, de ne pas se « laisser influencer par la soif du gain ». Dans le monde effrayant que nous a fabriqué le mercantilisme libéral, il est réconfortant d’entendre des appels comme celui-là, surtout de la part d’une profession où l’on n’est guère enclin habituellement à contester l’ordre établi.

La chose est d’autant plus remarquable que, non contents de dénoncer les dépassements « abusifs » de leurs collègues en proie à l’esprit de lucre, ces médecins protestataires, par la voix du docteur Bernard Coadou, le président de leur association, se sont permis d’administrer une leçon au gouvernement socialiste, auquel ils ont reproché expressément sa « frilosité » : « Le gouvernement dit “On va s’attaquer aux dépassements d’honoraires abusifs”. Nous, on a tendance à dire que tout dépassement d’honoraires est abusif. »

Docteur Coadou, vous et vos collègues signataires avez droit à un coup de chapeau de tous les honnêtes gens, en particulier des plus pauvres, pour vos qualités humaines et votre civisme. Je vous donne le mien très volontiers ici, avec mes vœux pour la prospérité de votre association.

Mais permettez-moi d’ajouter une remarque : vous avez relevé à juste raison que le gouvernement se propose non pas d’interdire les dépassements, qui restent parfaitement légaux, mais uniquement d’empêcher les abus. Dans ces conditions, qui donc pourra juger du caractère abusif ou non d’un dépassement sinon les praticiens eux-mêmes ? Autant dire que rien n’empêchera les « moins scrupuleux » – et ils sont de plus en plus nombreux – de tomber dans l’excès. Il faudra donc continuer à accorder une confiance aveugle à des gens dont beaucoup n’en sont pas dignes.

Du coup, vous taxez le gouvernement de « frilosité ». J’emploierais plus volontiers le terme de « tartuferie », en précisant que les socialistes, orfèvres en la matière, n’ont toutefois pas l’exclusivité de cette affectation de vertu. En fait, l’hypocrisie qui consiste à prendre, apparemment dans l’intérêt de tous, des mesures dont on sait d’avance que, faute de pouvoir être vraiment appliquées, elles ne nuiront pas aux intérêts des lobbies (évadés fiscaux, patrons voyous, commerçants poujadistes, etc.) qu’on veut ménager ou favoriser, est un procédé bien rodé utilisé par tous les gouvernements sans exception dans notre République.

Disons les choses franchement : c’est grâce à des impostures de ce genre que le système capitaliste a pu s’assurer tant de complicités. Ce système ne peut fonctionner qu’en spéculant sur l’incurable bêtise qui affecte la plupart des citoyens à qui on a réussi à faire croire que le Marché, c’est le lieu de rencontre de chaque liberté individuelle avec toutes les autres, et que l’État n’est là que pour empêcher les excès et corriger les pratiques frauduleuses d’une minorité de tricheurs. On se garde évidemment bien d’insister sur le fait que toute confrontation sur le marché (celui de la santé, de l’éducation, de l’emploi, du logement ou tout autre) s’effectue inévitablement sur la base des rapports de forces préexistants, avec leurs inégalités et leurs privilèges. Et que c’est précisément en abandonnant le système à sa logique propre, en intervenant le moins possible ou seulement à la marge, qu’on peut le mieux assurer la reproduction des rapports de domination. C’est ça la liberté telle que la conçoivent les adeptes du libéralisme.

On espère que l’association « Le droit à la santé pour tous » saura poursuivre sa réflexion critique sur le système de santé en particulier et social en général, et qu’elle ne manquera pas d’adresser un jour prochain, pas seulement aux « moins scrupuleux » des médecins mais à toute la corporation, un appel à cesser d’apporter massivement leur soutien aux tartufes patentés de l’UMP et du PS.

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    Et vogue la galère… (10/12)   

La rentrée a eu lieu. On nous avait prédit, comme d’habitude, qu’elle serait socialement « chaude ». Comme d’habitude, il ne s’est rien passé. Plus exactement, les choses ont suivi leur cours, celui que leur imprime ce que les médias appellent « LA CRISE ». Une fois de plus, le capitalisme international a réussi à transformer une catastrophe engendrée par son propre fonctionnement en une espèce de fatum transcendantal implacable auquel les peuples ne pourraient espérer échapper qu’au prix de sacrifices redoublés. La vraie droite, déguisée chez nous en fausse gauche, gouverne partout, au détriment des travailleurs et dans l’intérêt des financiers.

Le peuple, ou plutôt la chiourme des petits et moyens salariés, hébétée par les puissants stupéfiants qu’on lui administre, continue à ramer en cadence, enchaînée aux bancs de la galère, tandis que ses chefs de nage vocifèrent : « Gauche-droite, babord-tribord, allons, tas de feignants, du nerf, souquez ferme si vous ne voulez pas finir sur les récifs ! » Ça fait des générations que ça dure. Il y a là quantité de gens dont les aïeuls des bisaïeuls étaient déjà avec Jean Valjean au bagne de Toulon, c’est vous dire que tout de même, oui monsieur, tout de même, la situation s’est bien améliorée. Avant, on ne s’évadait du château d’If que cousu dans un linceul et jeté à la mer. Maintenant, il suffit à un employé de multinationale de sauter librement par la fenêtre. Avant, le bagnard succombait au scorbut et à la malaria. Le galérien d’aujourd’hui meurt en parfaite santé d’un excès de stress au travail, à moins qu’il n’ait le privilège d’abréger sa carrière avec son arme de service, ou au moyen d’une overdose.

Certains observateurs en infèrent que les choses ont bien changé. Je reste quant à moi plutôt sensible à la continuité d’un système de domination de classe où, depuis la mainmise sur la Révolution française de la bourgeoisie réactionnaire thermidorienne, il ne s’est rien passé de vraiment nouveau, je veux dire rien qui permette d’affirmer qu’on est vraiment sorti de la préhistoire humaine, sur le plan des structures objectives s’entend, même si, sur le plan des mœurs, des manières, des relations interpersonnelles et des pratiques culturelles, des effets de mode formels ont pu affecter, comme leur nom l’indique, les modalités des rapports sociaux (dans le sens d’une libéralisation croissante), à défaut de pouvoir en changer la matérialité.

Je persiste à dire, avec beaucoup d’autres, que si Marx ressuscitait aujourd’hui, il pourrait, moyennant les corrections nécessaires pour prendre en compte le degré de développement des forces productives actuelles, écrire de nouveau Le Capital et Le Manifeste communiste. On ne manquera pas de me dire que, précisément, l’un des changements les plus considérables ayant modifié, du moins dans le monde occidental, le rapport des forces, c’est l’élargissement de l’adhésion, volontaire et involontaire, des masses à un système qui a su porter à un point de perfection inégalé les technologies de la manipulation et l’art de faire croire que les choses changent ou qu’elles sont sur le point de changer dans le bon sens.

Je dois admettre que l’efficacité atteinte par le capitalisme contemporain dans le processus de domestication inhérent à tous les régimes historiquement connus de domination de l’homme par l’homme – processus qui fait du travailleur exploité le complice reconnaissant de sa propre exploitation et le bourreau-adjoint de ses semblables – demeure de nos jours un obstacle majeur à la lutte révolutionnaire. Si à quelque chose malheur est bon, l’avantage de la situation de crise aiguë où nous nous trouvons pourrait être de tirer les galériens de leur hébétude et de leur faire prendre, avec la juste conscience de leur situation et de leur force, le commandement de leur vaisseau.

C’est ce que sembleraient indiquer les soubresauts qui ont commencé de soulever, çà et là en Europe, les masses populaires. Ces mobilisations de travailleurs inquiets, frustrés, furieux, sont-elles les signes avant-coureurs d’une rupture prochaine avec le système, comme le croient les plus optimistes, ou bien semblables à des chiens qui, d’avoir été trop battus, retroussent parfois en grondant une babine sur leurs crocs avant de s’aplatir en gémissant aux pieds de leur maître, les galériens vont-ils retourner docilement à leurs bancs pour ramer en cadence ? On aimerait voir dans le simple fait de se poser aujourd’hui la question un encouragement nouveau à ne pas désespérer.

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    Le quota (11/12)   

On a pu lire récemment dans la presse que, lors de l’affaire de faux espionnage qui a secoué l’entreprise Renault en 2011 et qui a valu à trois de ses cadres d’être accusés à tort et ignominieusement chassés, la direction de l’entreprise avait envisagé l’éventualité que ses trois collaborateurs soient conduits à un acte désespéré, et plus précisément à un suicide, par les sanctions extrêmes qu’elle avait décidé de leur infliger.

Dans cette perspective pour le moins fâcheuse, les responsables de la communication du groupe avaient été chargés de préparer deux communiqués, le premier au cas où l’un des accusés aurait « tenté de mettre fin à ses jours », et le second au cas où sa tentative aurait malheureusement réussi. Comme l’a déclaré une porte-parole de la direction, « en tant qu’entreprise du CAC 40, en cas de crise, notre communication envisage toutes les possibilités et celle-ci en faisait partie ; c’était de l’anticipation pure, des éléments de langage pour être prêt à répondre aux journalistes ».

On peut mesurer la pureté de cette anticipation au fait que, dans l’hypothèse où l’un des accusés aurait effectivement mis fin à ses jours, on avait prévu de rajouter au texte initial du communiqué une phrase pour assurer la famille du défunt que Renault « pensait particulièrement » à elle ! Magnifique témoignage, on en conviendra, de la compétence managériale et de la capacité des cadres supérieurs d’un grand groupe industriel à tout planifier dans les moindres détails, et en même temps du bouleversant degré de compassion et de chaleur humaine auquel ils sont capables de s’élever.

On peut faire toutes sortes de commentaires autour de cette triste affaire. Pour ma part, je me bornerai à remarquer qu’elle est, par bien des aspects, exemplaire de ce qu’est devenu le monde dans lequel nous vivons. Ce monde est en guerre et cette guerre est totale, simultanément, ou tour à tour, économique, sociale, politique, militaire, psychologique, et même sainte. Elle donne le droit à tous les états-majors de toutes les armées de la planète, engagées sur tous les champs de bataille, chez France Télécom ou chez Renault comme en Irak ou en Afghanistan, de faire en toute légalité, et en toute fierté, autant de victimes qu’il en faut pour remporter la victoire, y compris dans les rangs de leurs propres combattants, dont tous les hauts commandements civils et militaires sont officiellement autorisés à sacrifier un certain pourcentage. En retour, les sacrifiés ont l’assurance que la nation tout entière gardera une pensée particulièrement émue pour leurs familles et que leurs noms resteront gravés dans le marbre de quelque monument commémoratif.

La directrice de la communication de chez Renault était donc parfaitement fondée à dire ce qu’elle a dit. Elle a prouvé qu’elle avait l’étoffe d’un vrai manager et en a d’ailleurs été récompensée par une promotion au poste de chef de cabinet du grand patron. Celui-ci, qui n’est assurément pas un novice, a compris que cette femme était de la race des bons serviteurs du Capital, il a reconnu en elle un de ces indispensables auxiliaires du patronat dont le zèle inlassable permet aux états-majors des entreprises de mettre en œuvre leurs stratégies économiques et de programmer sereinement, le cas échéant, au gré de quelque plan social de restructuration-compression-fusion-délocalisation, la mort économique d’un nombre déterminé de salarié-e-s. Et tant pis si dans le feu de la bataille, quelques-un-e-s passent physiquement par la fenêtre ou se tirent une balle dans la bouche ; ils font partie du quota de « pertes » dûment prévu par les services de « gestion des ressources humaines » qui n’ont plus qu’à publier la version appropriée d’un communiqué pour les médias, celle qui comporte une « pensée particulière » pour les familles des victimes.

Posons-nous donc la question : que deviendrait le système capitaliste dans son ensemble s’il n’était plus porté par l’adhésion servile, pas seulement des cadres sur-diplômés et grassement rétribués, mais aussi et surtout, hélas, des petits et moyens salariés qui sont la chair à canon de la guerre économique et qui obéissent aveuglément à leurs généraux fous et à leurs officiers supérieurs arrogants ? Eh bien, c’est tout simple, le système s’effondrerait dans l’instant.

— Alors, qu’est-ce qu’on attend pour le laisser tomber ?

— Ah, c’est que, voyez-vous, le management actuel du groupe France, ce qu’on appelle « la gauche socialiste », sa prétendue volonté de changement, ce n’était rien que de l’« anticipation pure », de la pure fiction, rien que des « éléments de langage », histoire de faire campagne et de décrocher une promotion, quoi !

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    George Dandin (12/12)   

En cette mi-novembre illuminée par la brillante conférence de presse de François Hollande qui a convaincu les journalistes, sinon les salariés et les chômeurs français, du devoir de voler inlassablement au secours des entreprises privées, des banques et du patronat, on se sent encore plus ragaillardi par les nouvelles arrivant d’une Europe méridionale en pleine ébullition.

De partout, de la place Syntagma d’Athènes à la Puerta del Sol de Madrid, de la Piazza del Popolo de Rome à l’avenue de la Liberdade de Lisbonne, sont parvenus aux manifestants parisiens les échos d’une colère populaire qui ne cesse d’enfler et gronder contre les plans d’austérité et de régression sociale mis en œuvre au nom de la lutte contre « la crise », avec le succès que l’on sait pour toute l’économie de la zone européenne, implacablement précipitée à la récession généralisée.

Partout on entend invectiver contre les dirigeants en place. La même clameur s’élève sous les fenêtres des palais gouvernementaux : « Dehors, dégagez ! » Dehors les Lucas Papademos, Mariano Rajoy, Mario Monti, Pedro Passos Coelho, Hollande et autres figures de proue de la droite ou de la social-démocratie européennes, fervents adeptes du néolibéralisme dont certains sont passés directement de leur fauteuil de manager de la banque Goldman Sachs à un siège de premier ministre, sans que nos gardiens du temple démocratique y trouvent à redire.

De prime abord, le spectacle de ces mobilisations furieuses ou indignées ne peut que réjouir tous ceux que désolait l’apathie des masses populaires. Leur résignation ne serait-elle pas d’abord et surtout celle de leurs « élites » et de leurs « représentants » ? On se reprend à espérer que les peuples excédés vont se cabrer assez fort pour jeter à terre ces aristocraties avides et ces clergés parasites à califourchon sur l’échine du Tiers-État, comme les montraient jadis les gravures révolutionnaires. Puis, à la réflexion, un doute s’installe : ne serait-on pas en train de prendre ses désirs pour des réalités ? Ce n’est pas la première mobilisation à laquelle on assiste ; pourquoi celle-ci serait-elle la bonne ? Même un vieux canasson fourbu peut encore ruer dans les brancards. Il suffit de lui faire sentir le mors pour le calmer et de lui mettre une poignée d’avoine dans la musette. Et d’ailleurs, à bien y regarder, à bien les écouter, tous ces manifestants, que réclament-ils exactement en dehors du départ de leurs tourmenteurs ? Auraient-ils la naïveté de croire que ces derniers ne seraient pas immédiatement remplacés par leurs jumeaux ? La Commission de Bruxelles, la BCE, le FMI et Goldman Sachs regorgent de candidat(e)s à caser.

Réclamer un changement de gouvernance, c’est au mieux l’expression d’un ras-le-bol, au pire un slogan creux. Ce qui importe, c’est de définir un changement radical de politique. Mais précisément, a-t-on entendu jusqu’ici, d’Athènes à Paris, de Rome à Madrid et Lisbonne, s’exprimer massivement un projet que l’on puisse qualifier expressément de « radical » ou même de « politique » avec ce que cela comporterait de vision d’ensemble et de principes fondamentaux en rupture totale avec le néolibéralisme ? Ceux qui auraient les moyens institutionnels de le faire, les appareils des grandes organisations politiques et syndicales, sont depuis longtemps passés à l’ennemi et se préoccupent seulement de contenir la grogne des salariés dans le registre des revendications salariales et celles-ci dans les limites de la négociation de bon ton entre « partenaires sociaux » de bonne compagnie. Qu’on ne compte pas sur eux pour faire la révolution !

Mais au fait, d’où sortent-ils, tous ces « représentants » du peuple, ces délégués, ces députés, ces parlementaires et autres porte-parole ? Ce sont, pour la plupart des élus, qui ont été portés au pouvoir par le vote de leurs concitoyens. Ce sont les « solutions » de ces gens-là qui sont, en dernier ressort, adoptées depuis des décennies par les populations des « démocraties » européennes, élections après élections, ce sont les plans concoctés par ces gens-là qui ont conduit les nations à la crise et les citoyens au désespoir, et c’est à ces gens-là que depuis des décennies, sans aucun discernement, les peuples soi-disant souverains, donnent le bon Dieu sans confession en les élisant et réélisant à tour de bras. Franchement, si un incorrigible chauffard, qui vous a déjà mis dans le fossé, vous invitait à repartir avec lui, lui feriez-vous confiance ? Alors ?…

Alors, en entendant les clameurs qui montent des places publiques, on ne peut s’empêcher de repenser à celui qui fut, au moins au théâtre, le premier à faire une mésalliance de classe, le malheureux paysan peint par Molière et qui, se découvrant cocu, se répétait tristement à lui-même : « Vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez voulu, cela vous sied fort bien et vous voilà ajusté comme il faut, vous avez justement ce que vous méritez »

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    Cassez-vous ! (02/13)   

Il semblerait qu’une mode nouvelle fasse fureur parmi les nouveaux riches, j’entends ceux que l’industrie culturelle de masse (écrivains, cinéastes, acteurs, chanteurs, sportifs, etc.) a propulsés à des niveaux de fortune sans commune mesure avec leur talent quel qu’il soit.

Installés en quelques années, voire en quelques mois, au sommet d’une montagne de droits d’auteurs, de salaires démesurés, de cachets publicitaires prodigieux, de royalties faramineuses, ils regardent du haut du trône où les a placés, à tort ou à raison, l’engouement médiatiquement attisé de millions de consommateurs, la foule innombrable de leurs concitoyens moins chanceux qui s’exténuent à courir après le métro, le boulot et le dodo. Convaincus qu’ils ne doivent leur réussite qu’à leur seul génie personnel, ils trouvent que ces légions de gens ordinaires sont des gagne-petit minables menant une vie forcément dépourvue d’intérêt puisqu’ils n’ont ni un compte bancaire en Suisse, ni une résidence aux îles Caïman, ni une Ferrari dans leur garage.

Alors, écœurés par le spectacle déprimant de cette existence impécunieuse et sans souffle, mais incapables de réaliser que c’est à cette médiocrité ambiante même qu’ils doivent leur propre statut d’idoles, ils laissent tomber ce verdict dédaigneux et désabusé : « J’en ai marre de ce pays, il n’est pas digne de moi, je ne me sens plus Français, je me casse. Allez, ciao bande de minus franchouillards, je m’évade, je vous laisse macérer dans votre cul de basse-fosse hexagonale, dans le jus aigrelet de votre ressentiment, enfermés dans le cagibi étouffant de vos réglementations tatillonnes, moi je passe par le soupirail, je me tire, à moi l’air pur, les grands espaces offshore et les vastes ciels bleus des paradis fiscaux, à moi la dolce vita, à moi la pluie d’or, à moi la liberté ! Et que les traîne-savates se démerdent dans ce pays de merde ! Rien à cirer ! »

Pauvres petits-bourgeois gentilshommes, nouveaux émigrés de l’aristocratie d’argent, si vous aviez seulement moitié autant de lucidité que vous avez d’argent, vous comprendriez que votre évasion n’est qu’une fuite en avant vouée à l’échec et que vous vous mentez à vous-même en présentant comme une soif de liberté ce qui n’a jamais été qu’une auri sacra fames, un exécrable appétit pour le pognon.

En vérité, vous ne trouverez pas ce que vous allez chercher ailleurs, car votre argent, si facile et abondant soit-il, ne pourra pas acquérir ce qui vous manque cruellement. Votre fortune ne permet d’acheter que des sensations, comme celles que fabriquent les industries du luxe ; des sensations superficielles et fugaces par nature, à renouveler constamment et qui deviennent votre drogue. Vous pouvez bien acheter des sensations, mais pas du sens. Celui-ci ne se vend pas chez Gucci, ni chez LVMH, ni chez Maserati, ni chez Hermès, pas plus qu’à la City, à Wall Street ou à Moscou. Il ne se déguste pas comme un alcool et ne s’injecte pas comme de l’héroïne. Vous pouvez toujours partir en expédition au Far West ou au Far East, vous n’y rencontrerez pas ce à quoi vous aspirez sans savoir le définir. Ce que vous essayez de fuir, en alléguant tantôt un impôt « confiscatoire », tantôt un climat de tracasserie administrative, tantôt une insuffisance d’esprit d’entreprise, ou encore l’atonie de la vie culturelle, c’est en réalité l’insupportable sentiment d’absurdité et de dérision toujours prêt à vous envahir dès l’instant que vous ne le tenez plus à distance au moyen de votre argent et des divertissements incessants qu’il vous procure. Engendrés par un monde en crise, formatés par un microcosme sans autre foi qu’un égotisme inconsistant et sans autre loi que celle de l’argent, condamnés à disputer une perpétuelle Transat en solitaire, vous espérez trouver ailleurs un supplément de légitimité pour vous donner la certitude que votre réussite mondaine, vos biens, vos oeuvres, font de vous quelque chose de plus que des marionnettes du show-biz et que votre vie pèse plus qu’un pet-de-nonne. Je vous accorde que la France actuelle n’est pas, loin s’en faut, le cadre idéal pour une vie épanouissante. Mais a-t-on jamais trouvé d’oasis ailleurs que dans les déserts ? En France pas moins qu’ailleurs : le capitalisme mondialisé a les mêmes effets déstructurants partout. Les « stars » de la jet-set internationale en sont, comme vous, la triste illustration, à qui pourrait s’appliquer le mot du poète latin Horace : « C’est de ciel qu’ils changent, et non pas d’âme, ceux qui courent à travers les mers. » Si vous voulez vraiment changer le monde, il y a largement de quoi vous occuper en France. Si vous voulez changer seulement de fuseau horaire, alors bon vent, on vous oubliera vite. Et votre départ assainira l’atmosphère.

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    Les baudets pesteux (05/13)   

Les meilleurs esprits de notre époque s’accordent à reconnaître que notre société est désormais placée devant un choix crucial : ou bien s’obstiner dans la voie suivie jusqu’ici, devenue celle d’une course à la perdition ; ou bien tourner le dos à cette impasse pour essayer de construire un monde plus civilisé.

On peut évidemment, pour échapper à cette alternative, continuer à chercher de vaines échappatoires réformistes, comme on le fait depuis des décennies, en France et ailleurs. C’est peine perdue, on commence à le savoir, et chaque jour qui passe accumule les dégâts matériels et humains de « la crise ».

Malheureusement, les meilleurs esprits de notre époque ne sont pas au pouvoir. D’abord parce que la plupart n’en ont pas le goût, ensuite parce que, lorsqu’ils acceptent d’entrer dans l’arène, ils sont immédiatement stigmatisés et disqualifiés comme « populistes », « extrémistes », voire « terroristes », au seul motif de leur non-conformité au modèle dominant.

Il s’ensuit que la conduite de l’État est à peu près entièrement aux mains d’une « élite » formée par et pour la gestion du système et rien d’autre. Regardez-les parader devant les caméras : c’est un ramassis de petits bonshommes et bonnes femmes dont l’ego énorme peut faire illusion un instant parce qu’ils présentent bien, sortent des meilleures écoles et forment une caste fermée, quasi endogamique ; mais il apparaît très vite que leur vision des choses est incapable d’échapper aux déformations imprimées par les lunettes intellectuelles et morales du néolibéralisme.

À cet égard, la distinction traditionnelle entre la droite classique et la gauche de gouvernement (PS) a perdu toute espèce de pertinence. Il n’y a qu’à voir comment ils réagissent à la succession des « affaires » calamiteuses qui mettent gravement en cause l’honneur et la probité d’un nombre significatif d’entre eux, et non des moindres.

Leur commun réflexe est de recourir à la méthode éprouvée de l’individualisation de la faute, en isolant le baudet galeux pour mieux le charger. Vieux procédé cautionné par toutes les mythologies du libre-arbitre. Quelles que soient la matérialité et les circonstances du crime, on se donne l’illusion d’aller à la racine du mal en mettant en cause la nature peccamineuse du seul criminel. Le remède serait donc de mettre tous ces pervers à l’abri d’eux-mêmes en multipliant les mesures personnalisées du type « Déclaration de patrimoine », « Non-cumul des mandats », « Contrôle fiscal », etc.

Pour combattre la peste il suffirait d’établir un cordon sanitaire autour de chaque pestiféré. Rares sont les hommes ou les femmes d’État pour dénoncer le lien que de tels agissements personnels peuvent avoir avec la logique objective et impersonnelle d’un système que ses « ressources humaines » les mieux formatées et les plus zélées, telles que son patronat, ses cadres, ses politiciens ou ses intellectuels, ont profondément intériorisée. Et il n’y aura personne au Parlement, ni à l’UMP ni au parti socialiste, pour dire honnêtement :

« Non, ne nous racontons pas d’histoire et ne prenons pas les gens pour des imbéciles. Les tricheurs et les fripouilles ne sont pas des exceptions malheureuses dans nos rangs. Partout, y compris dans la société civile, ces gens-là sont potentiellement légion, ni meilleurs ni pires que les autres, tous programmés pour jouer un rôle dans la grande arnaque de la “démocratie” libérale bourgeoise. Ce sont les occasions qui font les larrons et le Marché fait le reste. Car c’est bien le système tout entier, dans son essence même, qui en infusant partout sa passion du lucre, son mercantilisme sans frontière, son rentabilisme sans mesure, son hédonisme sans pudeur et ses tolérances sans principe, est à la source de tous ces errements qu’il suscite, encourage et légitime pour son propre usage. C’est ça le système capitaliste que nous gérons, une école du crime autorisé qui porte à son fronton l’implacable injonction :

“Que nul n’entre ici, s’il répugne à servir l’Argent en se servant.” Et c’est pourquoi, même parmi les meilleurs d’entre nous, les “élites” proclamées de notre monde économique, politique et culturel, il ne cesse d’y avoir des gens enclins, par avidité, ambition, orgueil ou bêtise, à piétiner l’éthique afin de pousser toujours plus loin leurs avantages et donc les limites de l’impunité que leur assure le système. Au risque de se faire pincer pour avoir bafoué le peu de décence ordinaire que la loi laisse subsister dans nos mœurs. »

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    Tête de gondole (05/13)   

Après la revigorante nouvelle de l’élection d’un pape « ami des pauvres » (y aurait-il donc chez les vicaires du Christ et leurs ouailles des gens qui seraient mal disposés envers les pauvres ?), nos valeureux médias nous régalent d’une autre information émerveillante : sous le titre « Birmanie : deux ans après la fin de la junte, la société de consommation s’installe », la presse nous apprend que « deux ans après le départ de la junte birmane et l’ouverture au monde d’un pays reclus pendant 50 ans, la révolution s’installe en tête de gondole : les marques du monde entier se ruent sur un marché de 60 millions d’habitants, avide de produits étrangers ».

Alléluia ! Jouez hautbois, résonnez musettes ! Pauvres de Birmanie, réjouissez-vous, bien que vous soyez plutôt bouddhistes que catholiques, vous allez enfin entrer vous aussi dans le Divin Paradis, celui de la Consommation à l’occidentale.

Il vous est sans doute permis, à vous qui pendant des décennies, avez été pauvrissimes parmi les pauvres de la planète, de vous réjouir d’accéder au règne de l’abondance. Personne n’aura l’indécence de vous le reprocher, en tout cas pas moi. Mais permettez aux véritables amis des pauvres, qui ne vivent pas tous à Rome, d’attirer votre attention sur un aspect de votre « révolution » que les représentants des grandes marques qui « se ruent » sur vous se garderont bien d’afficher en tête de gondole : à savoir que la prétendue consommation de masse, loin d’être accessible à tous, ne le sera qu’aux riches et que les riches seront ceux qui se seront rempli les poches en privatisant à tour de bras vos forêts de teck, vos mines d’étain et de nickel, vos gisements de pierres précieuses, de pétrole et de gaz. Toutes les immenses richesses naturelles de votre pays cesseront d’être la propriété de votre nation pour devenir celle des multinationales et des investisseurs capitalistes qui, pour vous faire accepter des salaires de misère, vous mettront en concurrence avec les parias du Bangladesh voisin ou les prolétaires de la Thaïlande.

Réjouissez-vous, la liberté est en marche dans votre pays ! Vous étiez écrasés sous les bottes de la junte militaire ; vous allez maintenant être broyés sous les meules de la junte financière ; l’État capitaliste change de mains, il passe des services de l’Armée à ceux de la Banque. La différence entre oligarques civils et oligarques militaires, c’est que les civils ont l’astuce d’organiser des mascarades électorales « démocratiques » pour vous faire endosser joyeusement la responsabilité de votre propre malheur. À tous les maux dont souffrent habituellement les classes populaires, et qu’il ne soignera, s’il s’en soucie, que par un saupoudrage social illusoire, le Marché ajoutera toutes les plaies que véhicule une modernité où l’argent a tué tout scrupule et toute dignité.

Réjouissez-vous, vous allez enfin connaître, grâce à la mondialisation capitaliste, le bonheur de la dissolution identitaire, le nivellement culturel médiatique et high-tech, la servitude douce et l’aliénation définitive de l’être par l’avoir et le paraître. Prenez donc la peine, avant de plonger aveuglément dans la consommation, de réfléchir à la situation à laquelle sont réduits vos homologues européens de Grèce, d’Espagne, d’Italie, de France, d’Irlande, du Portugal, de Chypre, etc. – où, après une période euphorique de consommation débridée, des millions de salariés petits et moyens sont en train d’être engloutis dans le flot montant de l’austérité et de la précarité, et de mesurer les conséquences d’un « développement » gouverné par et pour les puissances d’argent.

Réjouissez-vous, le néolibéralisme capitaliste vous apporte l’occidentalisation, mais sans l’humanisme, la révolution, mais sans les Lumières, la science, mais sans la conscience. Était-ce donc de cela que rêvait la noble Aung San Suu Kyi pendant ses années d’emprisonnement par les dictateurs galonnés ?

Pauvres de Birmanie, je sais bien que les conseilleurs ne sont pas les payeurs, mais écoutez quand même un conseil d’ami : tant qu’à faire une révolution, ne faites pas comme nous, ne vous arrêtez pas en chemin, conduisez la vôtre jusqu’au bout et s’il faut absolument mettre quelque chose en tête de gondole, accrochez-y, haut et court, quelques-uns de vos gondoliers d’hier et d’aujourd’hui, les plus félons, les plus féroces et les plus corrompus. Je ne crois pas que les mânes de Bouddha et de Jésus puissent vous en tenir rigueur ; en tout cas, vous aurez droit à toute la compassion du nouveau « pape des pauvres » qui est bien placé pour savoir que le pouvoir des juntes, militaires ou civiles, religieuses ou laïques, n’est jamais que celui, impitoyable, des riches.

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    Les Aliens (05/13)   

De nombreux articles que je lis ont pour objet d’examiner les causes et les effets de la crise du système capitaliste dans le monde.

Bien que je sois depuis longtemps édifié sur la malfaisance du capitalisme et passablement instruit de ses principales évolutions, je lis ces textes avec attention parce que j’y trouve toujours matière à combler l’une ou l’autre de mes nombreuses lacunes et que, pour ce que j’en sais déjà, ils me rafraîchissent utilement la mémoire. À défaut de pouvoir en parler plus longuement, je me bornerai à faire ici une remarque que j’ai déjà eu l’occasion de développer ailleurs mais qu’il me paraît nécessaire de réitérer aussi souvent qu’il est question d’analyse critique du capitalisme. Cette remarque est la suivante. Alors que les théoriciens révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui rivalisent d’intelligence pour décortiquer le fonctionnement des structures politico-économiques objectives de la machinerie capitaliste, jusque dans ses moindres rouages, y compris dans les dimensions qui font le plus appel au symbolique (comme le nouveau management, la gestion des ressources humaines ou l’ingénierie sociale), ils restent d’une relative discrétion quand il s’agit d’examiner plus précisément les manifestations actuelles de l’aliénation des travailleurs (en particulier ceux des classes moyennes) par et dans le système qui les exploite et les opprime de mille façons. Pourquoi cette retenue dans la mise en évidence des formes prises par un phénomène dont on s’accorde depuis longtemps, et pas seulement dans la tradition marxiste, à souligner l’ampleur et la gravité ?

Sans doute la crainte bien connue de « désespérer Billancourt » et de démobiliser les masses. À quoi s’ajoute probablement, aujourd’hui plus que jamais, une forme de politiquement-correct humaniste de gauche qui s’interdit de porter atteinte à l’image du bon peuple (naguère du bon prolo, désormais du bon salarié) combatif, lucide, généreux, inventif et déterminé, dont la théorie affirme par ailleurs abstraitement que son être est profondément aliéné.

Mais ne serait-ce pas, plus fondamentalement, parce qu’à pousser trop loin la critique des aliénations on déboucherait nécessairement sur une critique des mœurs et donc, peu ou prou, sur une autocritique ; ne serait-ce pas qu’à trop détailler les visages de l’aliénation on sait (mais sans le savoir, parce qu’on préfère l’oublier entre-temps) qu’on verra apparaître inévitablement le consternant, le révoltant, l’abject visage du bonheur dans la servitude, affreusement révélateur des dégâts causés aux humains (individus et collectivités) par leur socialisation sous le joug de l’argent-roi. Des humains qui ne s’appartiennent plus et qui restent voués, corps et âme, à leur maître, le Capital, même s’il leur arrive de grogner un peu. Des humains tellement aliénés qu’ils confondent dérèglement libertaire et libération, infantilisation et émancipation, abandon aux pulsions et lutte contre le système.

Peu d’observateurs s’interrogent sur la persistance de cette étrange et paradoxale félicité de l’aliéné amoureux du mal qui le tue. Or c’est bien là le problème qui se pose aux soi-disant citoyens des prétendues démocraties aujourd’hui, y compris « de gauche » : si nous restons irrémédiablement enlisés dans « la crise », n’est-ce pas parce que, pour en sortir, il faudrait non seulement rompre avec la logique économique capitaliste et répudier l’imposture de la démocratie bourgeoise qui en est l’expression politique – programme déjà colossal –, mais il faudrait encore, sinon abandonner totalement le style de vie qui a notre faveur et que le capitalisme occidental et ses classes moyennes ont érigé en modèle universel, du moins l’amender sérieusement ? C’est ce style vie calamiteux, matériellement et moralement destructeur, dont les conditions permissives sont la croissance indéfinie, la productivité sans aucune régulation et la consommation à outrance, qui fait le bonheur à l’américaine, déjà atteint par les uns, ardemment souhaité par les autres, de l’immense majorité des contemporains, en même temps qu’il est la source objective de la plupart des maux qui les tourmentent et qu’ils ont appris à aimer, comme le drogué sa drogue. Il faudrait pouvoir nous désintoxiquer du capitalisme en changeant de style de vie, car c’est en lui et par lui que se concentrent et se reproduisent toutes nos aliénations. Cela serait une véritable révolution. Encore faudrait-il la vouloir vraiment et cesser de croire qu’on peut vivre comme des capitalistes en évitant de retomber dans les horreurs du capitalisme.

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    Chiens savants (07/13)   

On a déjà remarqué que la grande presse institutionnelle, tous médias confondus, ne cesse de célébrer quotidiennement ses fiançailles avec la science sociale… ou du moins un certain état de cette science. Ainsi voit-on, à la faveur de « la crise », se réveiller chez chaque journaliste le chercheur universitaire qu’il ou elle n’a pu, ou su, devenir.

En vérité, la démarche scientifique adoptée reste, et pour cause, extrêmement sommaire : elle consiste, le plus souvent, en une opération intellectuelle banalement inductive et hardiment apodictique, bref, en la simple généralisation à tout un ensemble de ce qui a été observé sur quelques éléments. À peine une escouade de Landernéens ou un quarteron de Cucugnanais ont-ils fait quelque chose de notable, que la conclusion fuse dans les manchettes et les gros titres : « Face à la crise, les Français font ceci… les Français font cela ». Peuple valeureux qui, notons-le, ne tourne jamais le dos à la crise par laquelle il est « impacté (sic) de plein fouet », les Français font ainsi, à longueur de reportages, l’objet d’une analyse multivariée qui, la méthodologie utilisée étant ce qu’elle est, c’est-à-dire hautement impressionniste, ne craint pas de tirer, sans sourciller, les conclusions les plus contradictoires. Pour renforcer leur propre autorité, dont ils ne sont apparemment pas totalement assurés, les journalistes font appel, systématiquement, à des spécialistes de la recherche universitaire, en particulier à des économistes, des sociologues et des psychologues.

En règle générale, les intervenants disposent royalement de quelques poignées de secondes pour énoncer ce qu’il faut bien appeler des platitudes et des clichés. À vrai dire, on ne les a pas sollicités pour dispenser les lumières de la science mais pour cautionner, en paraphrasant ad hoc, la vulgate idéologique qui a cours dans les médias. Les économistes interrogés ne sont là que pour faire oublier que l’économie est aux mains des mafieux de la haute finance. Les sociologues, pour faire oublier l’existence des classes et de leurs conflits. Et les psychologues, pour prodiguer aux salariés déprimés ou aux parents débordés les lénifiants conseils sur « l’écoute » et « le dialogue » chers aux courriers du cœur. Tous ensemble, ils forment le chœur dont les journalistes sont les coryphées.

Il existe pourtant, on le sait bien, d’autres chercheurs dont les travaux de qualité posent de vraies questions et ouvrent d’autres perspectives. Mais ils ne figurent pas dans les carnets d’adresses des journalistes. Ces derniers, il faut les comprendre, ont horreur de s’exposer à la surprise qui est arrivée dernièrement à un présentateur de JT. Celui-ci avait invité un éminent linguiste, professeur au Collège de France, à donner son avis sur la question de savoir s’il fallait encourager ou non les universités françaises à développer dans leur propre enseignement les cours en anglais, sous prétexte que ce serait la meilleure façon d’attirer en France des étudiants étrangers, des Chinois en l’occurrence, ayant tous appris l’anglais. Le journaliste, manifestement convaincu pour sa part que les cours en anglais sont pour des Français le fin du fin de la modernité et le comble de la distinction culturelle, espérait sans doute obtenir l’assentiment du grand spécialiste. Il eut le désagrément d’entendre celui-ci mettre son argumentation en pièces et lui porter l’estocade finale en disant : « Cher monsieur, si les étudiants chinois veulent avoir le bénéfice d’étudier en France, qu’ils commencent par faire l’effort d’apprendre le français. » Foudroyé par ces propos inouïs, le journaliste en est resté comme deux ronds de flan. C’est vrai qu’à défaut d’une servante de chez Molière, il faut au moins une sommité du Collège de France pour comprendre certaines vérités proprement inconcevables dans une rédaction.

On aimerait voir dans les médias plus de spécialistes des sciences sociales ayant comme ce linguiste une trop haute idée de leur discipline et de leur statut d’intellectuel pour accepter de galvauder leur talent à rehausser l’avilissant travail médiatique qui, sous couvert d’information et de débat, sert à maintenir un peuple enfermé dans l’imitation servile du modèle libéral anglo-saxon. Malheureusement, l’hégémonie capitaliste a eu aussi pour effet de mettre de plus en plus l’enseignement supérieur et la recherche scientifique sous l’emprise du pouvoir temporel. Et l’un des indices les plus affligeants, parmi beaucoup d’autres, de la perte d’autonomie du champ intellectuel par rapport aux médias, c’est précisément la façon dont tant de « chercheurs » s’empressent, pour un susucre de notoriété médiatique, de venir faire les beaux sous la baguette d’animateurs ignares et manipulateurs. Il n’est que trop vrai désormais que, comme le disait naguère un vrai savant, lui aussi professeur au Collège de France : « La thèse et la foutaise forment un couple épistémologique inséparable ! » Pensez-y quand vous entendrez un économiste ou un sociologue bien en cour bavasser au journal de 20 heures sur « les Français “face à la crise” ».

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    Le scalp de Monsieur Bergeret (10/13)   

"Un récent sondage de « rentrée » nous a appris que, dans leur grande majorité, les enseignants sont mécontents et insatisfaits de leur sort. La belle information que voilà ! Il y a beau temps que l’on sait que le corps enseignant est un corps malade, un corps qui souffre et dont les membres ne se sentent guère heureux.

Faut-il rappeler que le mal est déjà ancien et que ses causes profondes sont liées non pas aux aléas de la conjoncture mais aux évolutions de longue durée qui ont affecté les structures de notre société depuis le siècle dernier ?

Qu’en est-il exactement : dès la fin du XVIIIe siècle, et davantage encore au XIXe, dans la société nouvelle issue de la Révolution, on a vu s’affirmer une opposition fondamentale (elle-même venue de bien plus loin) entre deux figures sociales antithétiques qui, confondues sous le bonnet du « citoyen », étaient en fait la double incarnation de l’esprit même des Lumières : l’entrepreneur capitaliste et l’enseignant républicain. (Ne parlons pas, ici, du prolétaire, troisième figure et non la moindre.) On pourrait dire que chacun d’eux donnait à sa façon un visage à la double postulation rationaliste exprimée, un siècle auparavant, par la voix de Descartes : l’entrepreneur en « se rendant comme maître et possesseur de la Nature », le savant en préférant « être moins gai et avoir plus de connaissance », car « c’est une plus grande perfection de connaître la vérité ».

Ce clivage originel a été opérant jusqu’à la fin de la IVe République, en se déclinant sous forme d’oppositions dérivées dans de multiples domaines, comme celles du bourgeois et de l’artiste, de la boutique et de la bohème, du maître de forges et du maître d’école, du capitaine d’industrie et du mandarin, du patron et du professeur, etc. Dans chaque cas, l’antagonisme des deux univers existentiels avait pour fondement objectif la recherche et l’accumulation d’une variété ou une autre de capital économique d’un côté et de capital culturel de l’autre. La littérature romanesque nous a laissé des descriptions inoubliables de ces tragicomédies humaines. Remarquons au passage que la radicalité apparente de l’opposition faisait oublier qu’on avait affaire à des mondes sociaux obéissant, chacun avec sa spécificité propre, à l’impératif majeur de toute activité capitaliste, tel qu’il a été expressément formulé au XVIIIe siècle par les théoriciens libéraux : « Enrichissez-vous ! » La concurrence, faite d’admiration, de crainte, d’envie et de mépris réciproques, entre les frères ennemis du capitalisme, tenait à la nature, matérielle ou symbolique, du capital amassé qui commandait évidemment toutes les stratégies de conquête ou de défense des positions et les échelles de valeurs afférentes. Du côté du capital économique, en vertu des convictions philosophiques religieuses et morales encore dominantes, véhiculées par les Humanités classiques et l’héritage chrétien, on était censé être soumis aux pesanteurs du pouvoir temporel, du corps, de la matière, du corruptible. À l’inverse, du côté du capital culturel, on était censé se trouver sur la voie de l’envol spirituel, de la connaissance, de l’âme, de l’impérissable. En somme, c’était la vieille querelle entre la Tête et l’Estomac, dans sa version civilisationnelle, qui a sous-tendu nombre d’affrontements politiques et sociaux, avec des fortunes diverses pour les riches en argent et pour les riches en science, les uns ne pouvant se passer des autres ; ainsi, par exemple, la IIIe République, en intronisant les instituteurs « hussards » de l’ordre républicain, a-t-elle beaucoup œuvré pour le lustre du corps enseignant. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la France, comme les autres pays d’Europe occidentale, a adopté le modèle de développement du capitalisme américain dont une des caractéristiques est, non pas d’ignorer le capital culturel – comment le pourrait-on ? – mais d’en soumettre étroitement le mouvement aux lois mêmes de la mécanique économique (retour rapide sur investissement, rentabilité maximum, utilité pratique, etc.). Depuis cinquante ans, la question est réglée : la séculaire compétition entre les Horaces et les Curiaces du capitalisme a pris fin avec la subordination totale du capital culturel au capital économique et financier. Comme ricane le richissime Warren Buffett : « La guerre des classes, c’est ma classe qui l’a gagnée ! ». Le patron a terrassé le professeur, le marchand a pulvérisé l’enseignant, le gestionnaire a éclipsé l’universitaire et autour de monsieur Bergeret ligoté au poteau d’infamie, Babbitt ivre d’orgueil fait la danse du scalp.

De cette défaite historique, on peut craindre que les enseignants ne se relèvent jamais. C’est de cette intuition douloureuse qu’ils sont depuis longtemps malades et les jeunes générations (largement féminisées, symptôme infaillible de la dévalorisation sociale) plus encore que les anciennes pour s’être laissé embarquer dans le train de l’élitisme moderniste et managérial. Ils sentent bien, derrière les bricolages réformistes des « nécessaires évolutions », que la misère de leur position est irrémédiable dans un monde où ils pèsent moins que les gladiateurs et les histrions, un monde auquel leur mission était d’insuffler du sens et qui leur préfère désormais d’autres marchands de rêve.

À l’exception de quelques poignées de fiers entêtés, ils sont allés s’embourber pour la plupart dans le marécage de la social-démocratie où ils s’efforcent sans trop y croire, par un activisme associatif désordonné, de s’entretenir eux-mêmes dans l’illusion qu’ils n’ont pas tout à fait cessé d’être le sel de la Terre.

On comprend que les enseignants ne soient pas heureux, mais seuls des inconscients pourraient se réjouir de leur malheur.

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    Il était une fois… 1789 (10/13)   

Il ne serait pas du tout incongru – et peut-être quelques bons esprits s’y sont-ils déjà employés – d’établir un parallèle entre l’état de la France à la veille de 1789 et celui dans lequel elle se trouve aujourd’hui.

Sans torturer les faits par des rapprochements hasardeux ou arbitraires, on pourrait sans doute montrer que, pour s’en tenir à l’essentiel, on a dans les deux cas un pays potentiellement riche mais en partie ruiné par des politiques économiques et sociales conçues et appliquées par des classes possédantes-dirigeantes crispées sur la défense de leurs privilèges, soucieuses de verrouiller toutes les structures sociales et de perpétuer leur domination, avec en face d’elles des classes laborieuses idéologiquement abêties et matées par la paupérisation matérielle et l’aliénation culturelle. Dans les deux cas, une société profondément inégalitaire, injuste et manipulée, où les classes populaires ont pour destin de servir de monture à toutes sortes d’aristocraties et de clergés insatiables autant que corrompus et corrupteurs. Bref, de part et d’autre, une société en crise, bloquée et souffrante où, derrière une façade d’ordre public qui se désagrège toujours davantage, on sent se décomposer irrémédiablement le lien social.

De là à penser que nous sommes de nouveau à la veille d’une révolution, il y a un grand pas que les plus optimistes n’hésitent peut-être pas à franchir. Ce serait, hélas, prendre ses vœux pour la réalité. En effet, si on peut reconnaître des ressemblances objectives profondes entre les deux époques, on perçoit aussi entre elles une différence de taille, qui empêche de conclure aujourd’hui à l’existence d’une situation pré-révolutionnaire. Pour autant qu’on puisse la définir en quelques lignes, cette différence est la suivante :

La Révolution de 1789 a réussi, dans un premier temps (grosso modo jusqu’à la réaction thermidorienne), grâce à l’alliance des classes populaires avec la bourgeoisie. Celle-ci se serait contentée au départ d’une monarchie constitutionnelle ; elle n’a avancé politiquement que la pique des sans-culottes dans les reins et est restée fondamentalement réformiste et méfiante, sinon hostile, envers le peuple. Si bien que, le mouvement populaire étant devenu un allié encombrant et dangereux, elle s’en est débarrassée en préférant le césarisme à la démocratie.

Du moins doit-on reconnaître à cette bourgeoisie apostate le mérite d’avoir été durant tout le XVIIIe siècle le véhicule de la philosophie des Lumières qui a apporté à la Révolution française la pensée politique, économique et sociale dont elle avait besoin pour combattre l’Ancien Régime. Mais une fois assurée de son succès (c’est-à-dire concrètement d’avoir évincé l’ancienne aristocratie), elle a tourné casaque et entrepris d’instaurer, avec l’aide intéressée des classes moyennes, toujours prêtes dans leur majorité à se blottir sous l’aile des puissants, une hégémonie qui dure encore. La bourgeoisie capitaliste actuellement régnante, en France comme ailleurs, a-t-elle la moindre raison de mettre un terme à sa domination séculaire ? Évidemment non. Il ne reste donc aux classes populaires d’alliance possible qu’avec la fraction de la classe moyenne la plus engagée dans la résistance anticapitaliste, fraction intellectuellement éclairée et moralement probe, mais malheureusement insuffisante en nombre et beaucoup trop émiettée. Les autres fractions, les plus nombreuses, servent de sherpas à la grande bourgeoisie, les unes sous la bannière de la droite, les autres sous celle du PS, toutes ensemble au service de leurs médiocres intérêts de classe et de leurs dérisoires stratégies carriéristes, à l’instar des petits bourgeois d’Europe Écologie Les Verts. Mais les classes populaires, demandera-t-on, ont-elles vraiment envie de mettre fin à la dictature du Capital ? Elles auraient pour cela, comme toujours et partout, les meilleures raisons du monde… si elles étaient encore capables de concevoir expressément ces raisons et d’en tirer les conséquences. Mais le temps est révolu où, comme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, un mouvement ouvrier puissant était capable de développer au sein même des classes populaires la force intellectuelle organique nécessaire pour éclairer et organiser l’ensemble des travailleurs. Et les intellectuels des classes moyennes s’associaient alors d’enthousiasme à cette tâche primordiale. Mais du fait de l’effondrement du mouvement ouvrier international, et singulièrement des partis et des syndicats de classe (en France, le PCF et la CGT), les classes populaires ne sont plus maintenant qu’une masse de figurants engagés pour jouer les foules anonymes dans le grand cinéma « républicain » où les classes dominantes mettent en scène leur propre sociodicée.

Atomisées, démoralisées, grugées, mystifiées de mille façons et, ce qui est encore plus grave, divisées contre elles-mêmes, ces classes populaires en état de déréliction ne donnent assurément pas le sentiment d’être à la veille d’un nouveau 1789, à la grande satisfaction du Medef, du PS, de la CFDT et des grands médias, trop heureux d’avoir sous la houlette un troupeau si docile.

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    Au ralenti  (12/13)   

Je regardais récemment un documentaire filmé montrant des tests de résistance auxquels étaient soumis des véhicules qu’on faisait entrer en collision avec un obstacle, à une allure plus ou moins vive. On y voyait des images enregistrées par des caméras à grande vitesse capables de reproduire à l’extrême ralenti le mouvement d’un mobile très rapide, en lui donnant cette apparence un peu irréelle que prennent les objets dans les séquences tournées par ce procédé-là, comme s’ils flottaient en suspension dans un espace sans pesanteur.

En regardant le véhicule catapulté avec lenteur vers le mur de béton dressé au bout de la piste et en le voyant s’écraser mollement sur le butoir après de longues secondes de course quasi immobile, tandis que toutes ses structures se déformaient, se tordaient, se ratatinaient et se disloquaient en bon ordre et en douceur, un morceau après l’autre, l’idée me vint que, ce que la caméra nous montrait là, c’était l’exacte métaphore du mouvement historique que la société capitaliste est en train de suivre, un peu partout sur la planète, dans les pays développés comme dans les émergents.

Toutes les sociétés devenues la proie du capitalisme mondialisé et de son productivisme aveugle ressemblent à ces véhicules lancés à toute vitesse mais filmés à l’ultra-ralenti de sorte qu’aux yeux du spectateur ils semblent ne jamais devoir rencontrer l’obstacle encore lointain ou, pour le moins, avoir tout le temps nécessaire pour changer de trajectoire. Nous aussi, nous allons droit dans le mur, mais tout comme les véhicules en question, nous prenons notre temps. À l’échelle de nos vies ordinaires, le trajet peut durer des mois et des années, suffisamment longtemps pour que la certitude de l’écrasement final, privé et public, échappe à notre imagination infirme, d’autant plus que celle-ci est accaparée par d’incessants divertissements qui la détournent de la vision du terminus. La société capitaliste prend son temps pour se désintégrer et chacun de ses membres s’efforce de faire que ce temps soit du « bon temps ». L’essentiel de l’économie de marché ne sert plus qu’à cela : vendre et acheter du plaisir, du fun, du cool, du smooth, du glamour, des opiums conditionnés en barquettes, en canettes, en ampoules, en pilules, en pixels ou en bits, pour entretenir l’illusion d’un vol planant sans secousse et sans fin.

Pourtant, en dépit des puissants anesthésiants qui nous sont administrés, nous sentons bien, dans nos moments de lucidité, que la catastrophe est proche, tellement proche qu’en fait elle est déjà là et que l’implosion finale a déjà commencé. À chaque instant de notre parcours nous constatons qu’une foule de choses se déglinguent, se déforment et se pulvérisent. Nous percevons même des accélérations inattendues, au rythme affolant des banquises qui fondent, des forêts qui se volatilisent, des déchets qui s’accumulent et des gaz qui s’épaississent. Encore sont-ce là des dégâts désormais visibles, mesurables, mais il y a aussi tous ceux qui, plus insidieusement et plus irrémédiablement encore, affectent non pas le milieu physique environnant mais notre propre milieu interne, celui qui fait notre substance et notre identité et qui, d’une génération à l’autre, sous le nom de « culture », assurait la transmission d’un sens commun. Lui aussi nous échappe, se dilue et s’évapore. Tout se passe comme si nous n’avions plus rien à communiquer entre nous que les réactions de notre thalamus et nos décharges d’adrénaline. Chacun(e) se veut une monade à nul(le) autre pareil(le) et l’individu ne se retient plus de regarder son prochain comme un alien.

Mais comme tout semble se dérouler au ralenti, dans l’incessant goutte-à-goutte du temps qui coule, nous conservons l’illusion d’avoir l’éternité devant nous et nous continuons à vaquer à nos petites affaires monadiques en nous jouant la comédie de l’importance, sans voir vers quoi nous nous précipitons en douceur. L’ennui, c’est que les ingénieurs qui pilotent nos trajectoires et nous catapultent dans le mur sont tous choisis, au moins dans nos sociétés bourgeoises, parmi les diplômé(e)s des écoles du pouvoir politique et économique que leur formation a littéralement décervelé(e)s au point qu’ils(elles) ne sont même plus capables de comprendre que ce qu’ils prenaient pour des essais de résistance du matériau humain aux changements imposés par le capitalisme est devenu une entreprise de démolition délibérée de notre monde. Entreprise dont on peut craindre qu’elle n’aille, sous la conduite de tous ces boursouflés, jusqu’au désastre achevé, à moins que, dans un sursaut venu des profondeurs du peuple, nous ne réussissions à donner un coup de volant salvateur et à faire un tête-à-queue avant le mur de béton. Figure qu’on désigne aussi parfois, en histoire, du nom de « révolution ».

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    Homo Numericus (12/13)   

L’un des thèmes les plus à la mode de la vulgate idéologique actuelle, c’est celui de la mutation psychique que l’irruption massive des techniques informatiques et numériques dans la vie quotidienne aurait d’ores et déjà entraînée sur le plan des structures de l’entendement et de la sensibilité.

La « culture de l’écran »** en détrônant la « culture du livre » aurait enfin affranchi les puissances créatrices du moi individuel de toutes les limitations et les contraintes que lui imposait jusqu’ici le carcan de la pensée logico-rationnelle, hypothético-déductive et analytique, pensée « linéaire » corsetée par la nécessité d’enchaîner « un avant, un pendant et un après », bridée par le principe d’identité et celui du tiers-exclu, comme quand on lit un roman chapitre après chapitre, en restant prisonnier de la cohérence d’une seule histoire et de ses personnages, au lieu de butiner d’écran en écran et d’inventer des scénarios à sa guise. Voici ce que déclare, très significativement, un thuriféraire de la culture d’Internet, « culture du clivage » et de la mobilité par excellence : « On pourrait dire que la culture du livre, qui est la culture du « un », est une culture finalement taillée sur mesure pour des religions monothéistes : un Dieu, un livre [...] La culture Internet, la culture numérique, est taillée à l’inverse sur mesure pour le polythéisme ».

En écoutant nos nouveaux discoureurs de la méthode, qui ne prétendent à rien de moins qu’à « enterrer définitivement le bon vieux « cogito ergo sum » de Descartes », on se demande s’ils croient sincèrement faire preuve d’originalité tellement tout leur argumentaire rappelle, dans son principe sinon dans sa lettre, celui de la sophistique dont Platon pointait déjà les outrances, le ridicule et aussi l’immoralité, il y a 26 siècles à Athènes. Nos sophistes à nous ne s’appellent plus Protagoras, Gorgias, Prodicos, Hippias, etc., mais ils continuent à gagner leur vie auprès d’ados privilégiés soucieux de faire carrière, en leur vendant, aujourd’hui sous couvert de psychologie, de psychiatrie, de sociologie et de quelques autres « sciences humaines », une apparence de science, à base d’analogies aventurées et de métaphores douteuses, dont la virtuosité rhétorique seule peut masquer l’inconsistance.

Derrière la façade de radicale nouveauté qu’entretient la référence inévitable aux technologies modernes de la communication, avec leurs écrans, leurs connexions buissonnantes et leur transmission instantanée, il est facile de retrouver l’arsenal que les anciens sophistes avaient déjà fourbi avec habileté. Toute la panoplie est là, encore en service. A vrai dire, elle n’a jamais cessé d’être utilisée, depuis plus de deux millénaires que la pensée occidentale s’efforce à grand labeur de construire une connaissance rationnelle vraie de la réalité et qu’il y a des semi-savants pour mettre leur point d’honneur à essayer de la discréditer. Leur postulat fondamental, racine commune de tous les subjectivismes, relativismes et pragmatismes au fil des siècles, est resté aussi opérationnel que lors de sa formulation, concise et mémorable, par Protagoras : « L’homme ( i-e l’individu) est la mesure de toutes choses ». Telle est la bonne nouvelle que l’évangile sophistique de tous les âges n’a cessé de proclamer et le discours de célébration actuel de la rédemption du genre humain par le saut dans le numérique et le virtuel, à travers les fenêtres de Windows, n’en est que la version la plus up-to-date.

Rendons grâces à Internet qui a enfin tiré l’esprit du cachot des croyances primitives et absurdes, telles que la croyance à l’existence d’une réalité objective. Il n’y a pas de réalité objective. Rien n’existe que ce que Moi, Ego, le Sujet, je ressens, ce qui m’intéresse et ce qui m’arrange, ici et maintenant. Je vis dans un univers d’images et il n’y a pas d’image unique des choses. Ni de moi-même. Il n’y a pas d’identité unique de mon être. Je ne suis jamais que ce que je consens à être hic et nunc. Pourquoi limiterais-je mon être alors qu’avec Internet et ses réseaux je peux me doter d’ « une multitude d’identités », créer de multiples avatars de moi-même, sans même avoir besoin de me poser la question de savoir lequel est vrai et lequel est faux, car il n’y a plus de « preuves » du vrai et il n’y a plus de sens commun ; il n’y a qu’une mosaïque chatoyante de « points de vue » interchangeables. Pourquoi serais-je un, quand je peux être innombrable, pourquoi resterais-je coincé en un lieu, en une classe, en un camp, en un serment, puisque grâce au virtuel je peux être partout, vivre et penser une chose et puis son contraire, ici et ailleurs, sans me soucier de logique, sans me préoccuper de synthèse, de constance ni de fidélité ? Vive la volatilité de toutes les sensations, vive la labilité de tous les sentiments, vive le changement en un clic : amis, si m’en croyez, n’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses d’Internet, c’est la seule vérité qui vaille.

Cette doctrine autodestructrice dont l’ancienneté n’excuse en rien l’indignité ni l’indigence, les Sophistes la prêchaient autrefois aux jeunes aristocrates ambitieux d’Athènes. Les sophistes d’aujourd’hui la prêchent aux petits-bourgeois parvenus du monde capitaliste qui n’ont pas encore compris (à moins qu’ils n’aient trop bien compris) que leur aimable « polythéisme » culturel n’est que la contrepartie du monothéisme unissant désormais tout le genre humain dans le culte d’un seul et même dieu implacable : l’Argent. Le « Je pense donc je suis » du rationalisme cartésien a enfin été balayé par le « Je dépense donc je vis » des zélotes du marché, des compulsifs de la consommation et des accros du crédit.

Et nos anthropologues de service, de s’extasier et d’applaudir à l’accouchement de l’Homme Nouveau. Misère…!

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    Les briseurs de tabous (03/14)   

À en croire la représentation que les médias donnent des sphères dirigeantes, celles-ci semblent peuplées d’une foule de croyants convaincus qu’en dehors de l’Église « Modernité » il n’est point de salut pour le genre humain et que, pour avancer sur le chemin conduisant au meilleur des mondes, il est indispensable de « briser les tabous » archaïques qui verrouillent encore l’ancien.

À y regarder de plus près, on peut toutefois constater que, le plus souvent, ce que nos modernistes baptisent « tabous », ce n’est rien d’autre que les derniers vestiges d’une forme ou une autre de régulation qui servait précédemment à ordonner un peu le chaos et à contenir la barbarie originelle.

Il aura fallu des siècles d’histoire, voire des millénaires, et des lignées d’Hammourabis et de Solons, pour introduire dans les rapports de forces entre groupes humains et entre individus, généralement au prix de luttes sévères, un peu plus d’« humanité », un soupçon d’équité et de justice, de décence et de pudeur, de compassion et d’égard pour son prochain, sous forme d’usages, de civilités et de règles de droit (coutumier ou écrit) qui, si timides ou minimalistes fussent-ils, empêchaient la violence des plus forts de régner sans partage et permettaient de tempérer le Fait du Prince.

Le Droit du Travail, entre autres formes de régulation, est né de ces lents efforts pour humaniser la jungle capitaliste. Au milieu du XIXe siècle encore, les parlementaires représentant les intérêts de la bourgeoisie industrielle triomphante refusaient farouchement, à l’instar du député Victor Grandin, de supprimer le travail des enfants de moins de huit ans dans les filatures et d’atténuer l’exploitation de la misère ouvrière. Si à l’époque le mot « tabou » (emprunté plus tard à l’ethno-anthropologie) avait été déjà à la mode, on aurait certainement entendu à la tribune de l’Assemblée, ou lu dans la presse, de fracassantes proclamations du genre : « Il faut avoir le courage d’en finir avec le tabou du travail des enfants ! » Exactement comme aujourd’hui nous avons des libéraux dynamiteurs de « tabous » qui vitupèrent la couverture du chômage et qui, en toute occasion, s’en prennent à ce qui subsiste de l’État-providence, singulièrement en matière de protection sociale et de droits des travailleurs. C’est à qui dénoncera avec le plus de « courage », du haut des tribunes médiatiques, les formes résiduelles de respect du droit des pauvres à vivre décemment, dans lesquelles la rationalité managériale de nos gouvernants de tout acabit a de plus en plus tendance à voir la survivance d’une superstition comparable à ces interdits (tapu) que les navigateurs du XVIIIe siècle découvraient chez les peuplades de Polynésie.

Appeler « tabou » toute espèce de règle tant soit peu contraignante – spécialement si elle est destinée à protéger les petites gens du bon plaisir de ceux qui écrasent le marché (du travail ou tout autre) – présente le double avantage d’ôter à la règle considérée la caution de la Raison (un tabou est généralement lié à une croyance mythico-religieuse) et de faire passer ceux qui lui restent attachés pour des « primitifs » accroupis dans leur pirogue à balancier. La vogue actuelle de la dé-tabouisation est à cet égard une traduction lexicale du besoin de dérégulation à outrance inhérent à la mondialisation capitaliste.

Non pas qu’il n’y ait pas eu des interdits pénibles liés à des croyances absurdes qu’il ait fallu faire sauter pour progresser dans l’émancipation des peuples. L’Histoire d’hier comme celle d’aujourd’hui en atteste abondamment, chez nous peut-être plus qu’ailleurs. Pour autant, on ne saurait faire de l’abolition de toute règle et de toute interdiction une fin en soi et moins encore un modèle de civilisation, pour cette raison qu’une civilisation, c’est justement une palette de choix, plus ou moins contraints et contraignants, structurant l’ensemble des rapports d’un groupe humain à lui-même, aux autres humains et à la nature. Nos exterminateurs actuels de « tabous » devraient se demander pourquoi aucun d’entre eux n’a encore entrepris de militer pour la levée du « tabou de l’inceste », par exemple ; et pourquoi, curieusement, ce qu’ils qualifient de « tabou », ce n’est jamais que ce qu’ils perçoivent comme un obstacle à la satisfaction de leurs appétits de classe et de leurs médiocres pulsions hédonistes-narcissiques, à la façon des libertins bavards et captieux de La Philosophie dans le boudoir.

Nous attendons avec impatience que se déclenche dans les médias la grande offensive contre les « tabous » caractéristiques du système capitaliste, envers lesquels nos élites entretiennent une tolérance révérencieuse, comme par exemple ceux qui protègent la propriété privée des grands moyens de production et d’échange (le tabou par excellence), la transmission héréditaire des patrimoines, le pouvoir patronal, l’asservissement du travail salarié et l’extorsion de la plus-value, le secret bancaire, la rémunération notariale, l’opacité des marchés…. et plus généralement tous les « tabous » qui empêchent de remettre en question le règne de l’Argent-roi. Imagine-t-on sérieusement un Pujadas et ses invités en train de lire à chaque JT un passage du Manifeste communiste de 1847 ? On n’a pourtant pas fait beaucoup mieux que celui-ci en matière de démolition des « tabous » qui protègent la société de classes.

C’est que probablement, pour nos éditorialistes et nos provocateurs de studio, s’il est un tabou qu’il convient de respecter, envers et contre toute modernité, c’est bien celui qui interdit de toucher au séculaire régime ploutocratique établi sur la planète. C’est pourtant avec ce tabou-là qu’il faudrait « avoir le courage » d’en finir.

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    Le djihad (04/14)   

Fatigué d’entendre la presse me rebattre les oreilles d’histoires de « djihad », j’ai fait ce que devraient faire davantage de journalistes qui exploitent ce thème en s’empruntant inlassablement les mêmes clichés : j’ai cherché à m’instruire un peu plus précisément du contenu de cette notion, auprès de quelques bons connaisseurs de l’Islam dont les exposés documentés et éclairants sont accessibles à qui se donne la peine de les chercher.

J’ai ainsi appris que, contrairement à ce qu’on entend seriner par chroniqueurs et éditorialistes, il ne serait pas pertinent de traduire le terme de « djihad » dans tous les cas par « guerre sainte ». S’en tenir à une telle traduction, c’est accréditer le point de vue de ceux qui veulent croire et faire croire que le recours à la violence serait consubstantiel à la religion musulmane et qu’il constituerait une véritable obligation pour le croyant. En réalité, le Coran ne range nullement le djihad parmi les « piliers de l’Islam ». Si le premier appel au djihad fut bien lancé par le Prophète lui-même contre les incroyants, il s’agissait d’une démarche défensive visant les tribus polythéistes de la Mecque, dont l’animosité belliqueuse l’avait obligé à fuir avec ses partisans pour trouver refuge à Médine.

Dès l’origine donc, le djihad, stratégie de circonstance, conjoncturelle et non structurelle, a affirmé son caractère défensif plus qu’offensif, au point que, partout où triomphait la religion musulmane, le souci des vainqueurs, tel qu’il est exprimé dans le Coran, était de convertir les non-croyants et non pas de les persécuter ni exterminer, ce qui valut à bien des populations juives ou chrétiennes de bénéficier pendant des siècles de la protection d’un régime respectant scrupuleusement le célèbre verset 257 de la sourate II : « Pas de contrainte en religion, la vérité se distingue assez de l’erreur ! »

On ne saurait faire un grief particulier à l’Islam de s’être efforcé, comme tous les autres universalismes dans l’histoire, de diffuser au maximum ce qu’il estimait être sa vérité, et d’avoir fait, en ce sens et dans cette mesure, de chaque musulman un ardent militant de sa défense, prêchant d’exemple à l’image de son prophète. Il est significatif à cet égard que certains des auteurs des œuvres spirituelles les plus reconnues de l’Islam, tant chiites que sunnites, se soient attachés à développer la distinction entre « petit djihad », qui se limite à la guerre sainte proprement dite, répondant par la violence à une violence adverse et circonstancielle ; et « grand djihad », qui consiste à se battre contre soi-même et ses propres errements, cette seconde acception rejoignant davantage le sens originel de la notion, celui d’« un effort tendu vers un but déterminé ». Cette appellation de « grand djihad » dit assez, à elle seule, qu’il s’agit là de la forme la plus noble et la plus ardue que puisse prendre chez un être humain l’aspiration à faire entrer un peu de sens et de transcendance dans l’insignifiance et la platitude de son existence. Ce qui, dans un registre plus laïque pourrait, semble-t-il, se traduire par « combattre pour réaliser son idéal ».

Au demeurant, c’est essentiellement à l’époque moderne et même contemporaine que la notion de « djihad » s’est chargée de la radicalité dont nos médias boutefeux et insidieusement racistes voudraient nous persuader qu’elle exprime l’essence même de l’Islam. Cette radicalité – qui a pu se manifester par des explosions de violence parfois meurtrières et qui en provoquera sans doute d’autres – est là encore un phénomène réactionnel et en partie contingent, qui ne peut être pleinement compris que si on le resitue dans son contexte historique et social marqué par l’entreprise planétaire de colonisation des pays musulmans par les puissances impériales occidentales. Celles-ci peuvent se flatter d’avoir, par leur avidité, leur aveuglement et leur mépris, pour les musulmans comme pour les Amérindiens ou les Asiatiques du sud-est, introduit partout le ferment de la révolte et fait le lit de tous les nationalismes. La dialectique même des luttes de libération nationale ne pouvait que favoriser le bourgeonnement des extrémismes, le buissonnement des surenchères et la prolifération groupusculaire distinctive, jusqu’à la situation actuelle, caractérisée par un sanglant et barbare chaos. Lequel finit toujours par profiter à l’hégémonie du capitalisme mondial, dont il reflète à sa façon la crise sans remède.

Mais si on est en droit de déplorer que l’appel au djihad adressé aujourd’hui aux jeunes de l’Islam les entraîne trop souvent à se fourvoyer dans le confusionnisme idéologico-politique et dans la violence terroriste, on peut déplorer au moins autant que la plupart des jeunes du monde occidental aient renoncé quant à eux à tout autre djihad que celui, prêché par La Mecque américaine, de la réussite mondaine à tout prix par l’intégration personnelle dans un système sans âme et sans idéal. Pour sortir de Harvard et de l’ENA, nos imams ne sont pas nécessairement meilleurs que ceux qui sortent des médersas.

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    La masse et le poids (04/14)   

Comme chacun le sait, pour l’avoir appris à l’école et s’être dépêché de l’oublier, la masse et le poids d’un corps sont deux choses différentes, que la science physique commande de distinguer rigoureusement, même si elle admet que l’un est proportionnel à l’autre. La masse est une quantité de matière, le poids est la force verticale qui s’exerce sur elle du fait de la gravitation universelle. Dans l’usage que nous en faisons couramment, les deux notions sont devenues interchangeables. Sur le plan de notre vie quotidienne, cette confusion ne change guère les choses. Comme le résumait plaisamment un cancre humoriste : « si un camion vous roule dessus, vous vous moquez de savoir si c’est sa masse ou son poids qui vous écrase ! »

C’est parce que les contingences de la vie quotidienne maintiennent notre pensée au ras du sol que perdure ce qu’il faut bien appeler une forme de bêtise inextirpable de l’esprit humain, faite à la fois d’ignorance obstinée et d’accoutumance satisfaite – dont on ne dit pas suffisamment qu’elle est l’une des conditions essentielles de reproduction du désordre établi. C’est elle en effet que sollicite en permanence le travail de toutes les instances de défense et de conservation du monde existant, qui peuvent toujours s’appuyer, en dépit de toutes les avancées du savoir et de la diffusion des lumières, sur l’incroyable persistance dans notre entendement de confusions grossières dont nous savons bien, abstraitement et en principe, qu’elles sont des erreurs mais dont nous sommes incapables de nous défaire ni de tirer des conséquences pratiques. Par intérêt, paresse, veulerie, perversité, lâcheté, niaiserie ? Pour toutes ces raisons sans doute et quelques autres encore. N’importe : ce qui est ici à souligner, c’est le rôle éminent joué par ce genre de bévue dans le fonctionnement d’un système de domination sociale dont la pérennité repose sur la capacité de ses membres, dominants et plus encore dominés, à prendre et faire prendre le poids pour la masse, la force pour le droit, l’avantage de quelques-uns pour l’intérêt général, la licence pour la liberté, le plaisir pour le bonheur, la vengeance pour la justice, le parti socialiste pour la gauche française, les EU et l’UE pour des démocraties, l’avoir pour l’être, le toc pour l’authentique et les vessies pour des lanternes dans tous les domaines.

Nous savons bien que tout cela est faux. Ou plutôt nous devrions le savoir car la fausseté de ces croyances nous a été maintes fois prouvée dans les faits et depuis longtemps. Mais nous continuons, imperturbablement, pour une foule de raisons inextricablement emmêlées, à faire comme si ça n’avait aucune importance. À telle enseigne qu’on en arrive à se demander si, au-delà de toutes les motivations et circonstances locales et occasionnelles, qui poussent à la réactivation constante de nos illusions, celles-ci ne seraient pas la manifestation d’une sorte d’invariant structurel, quelque chose comme une propriété anthropologique capable d’opérer dans les contextes empiriquement les plus divers. Réfléchir sur cette épineuse question nous entraînerait assurément hors du cadre de cette chronique.

Pour nous en tenir au sujet qui nous occupe, celui de notre irréductible propension à confondre la réalité avec ses apparences, bornons-nous pour finir, à évoquer une des confusions les plus utiles aujourd’hui à la reproduction du système et les plus difficiles à combattre : la croyance inepte que l’actualité, c’est la réalité – illusion qui exerce particulièrement ses ravages dans les esprits contemporains, conditionnés dès la petite enfance à ne percevoir la réalité des choses qu’à travers des médias de toute nature, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une énorme machine à fabriquer un produit symbolique distribué sur le marché sous l’appellation d’« actualité » et dont l’information journalistique est l’expression par excellence.

L’écrasante majorité des consommateurs de ce produit le confondent avec la réalité comme ils confondent la masse et le poids : la masse, en l’occurrence, c’est le matériau brut de ce qui se passe objectivement en Syrie, en Ukraine, en Iran ou ailleurs ; le poids, c’est le traitement partiel et partial que les médias infligent à cette réalité. L’information qu’ils en tirent est une représentation fabriquée, que les médias nous vendent comme un enregistrement exact et fidèle de ce qui se passe dans la réalité, alors qu’il ne s’agit pour l’essentiel que de la vision propre aux chancelleries et aux services de propagande des grandes puissances capitalistes occidentales, vision épousée et relayée depuis ses rédactions parisiennes, à grand renfort publicitaire, par une armée de bobos prétentieux et mystifiés qui confondent systématiquement le poids et la masse mais se prennent néanmoins pour des géopoliticiens avertis et, rivalisant de rhétorique belliciste, pour des champions des droits de l’Homme – dans leur version atlantico-otanienne, exclusivement.

Cela, bien sûr, tout le monde le sait depuis longtemps. Mais tout le monde, ou presque, fait comme si l’« actualité » mise à l’antenne ou en page était la réalité même. À partir de quoi, tout le prétendu combat pour « changer les choses » s’en trouve déréalisé et dégénère en simulacre.

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    L’Âge d’or (05/14)   

Dans la longue tradition de la littérature utopiste qui court de Platon à nos jours, en passant par Rabelais, Campanella, More et quelques autres, le thème hésiodique de l’« Âge d’or » revient de façon récurrente. L’une des représentations sans doute les plus frappantes et les mieux imprimées dans l’imaginaire collectif de ce à quoi peut ressembler ce monde idéal est certainement la description de style naïf qu’en a donnée Ovide dans ses Métamorphoses, bien avant que Bruegel l’Ancien n’en fît le sujet d’un tableau universellement connu sous le titre Pays de Cocagne.

Un court passage des Métamorphoses, resté célèbre, mérite d’être une fois de plus reproduit, parce qu’il résume parfaitement la fantasmagorie qui hante les rêves de l’Humanité depuis des millénaires, comme l’attestent quelques-uns des plus grands monuments de la littérature universelle (dont la Bible de l’Ancien Testament) : « L’Âge d’or fut le premier. Sans magistrats, sans loi, il cultivait de lui-même la justice et la vertu. La crainte du châtiment était inconnue ; on ne lisait pas des paroles menaçantes gravées sur l’airain suspendu ; une foule suppliante ne redoutait pas les regards de son juge ; mais il n’y avait pas de juges, et l’on vivait en sûreté. Le pin, abattu sur les montagnes, n’était point encore descendu dans les ondes pour aller visiter un monde étranger, et les mortels ne connaissaient d’autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. Les villes n’étaient pas encore entourées de fossés escarpés ; il n’y avait ni casques, ni épées ; et, sans soldats, les nations tranquilles goûtaient les douceurs de la paix. La terre elle-même, exempte de tribut, donnait tout volontairement, sans être ni remuée par le hoyau, ni jamais déchirée par le fer. Les hommes, satisfaits des aliments qu’elle leur présentait sans y être contrainte, cueillaient les fruits de l’arbousier, les fraises des montagnes, les baies du cornouiller, les mûres suspendues aux ronces épineuses, et les glands que laissait tomber le chêne aux larges rameaux. Le printemps était éternel, et les doux Zéphyrs caressaient de leurs tièdes haleines les fleurs écloses sans semence. En outre, la terre, sans être labourée, se couvrait bientôt de moissons, et les guérets n’avaient pas besoin de repos pour se dorer de lourds épis. On voyait aussi couler des fleuves de nectar, et des fleuves de lait ; la verte écorce de l’yeuse distillait un miel vermeil [1]. »

On trouve là, en quelques lignes, tous les thèmes qu’ont exploités, chacune à sa façon, les utopies les plus diverses lorsqu’elles ont voulu brosser le tableau d’un monde édénique originel, où l’Humanité, en paix avec elle-même et avec la Nature, coulait indolemment des jours de bonheur ininterrompu, comme un long fleuve tranquille de lait, de miel et de nectar, dans un paradis terrestre que ne troublait pas encore la malédiction d’avoir à gouverner ni la souffrance de devoir travailler. La nostalgie du Bon Sauvage sous-tend cette vision de l’Âge d’or, avec le regret de temps antédiluviens où l’Homme était spontanément vertueux et bienveillant envers son semblable, où la Terre était aussi féconde qu’hospitalière, et où la gazelle et l’agneau dormaient paisiblement aux côtés du tigre et du loup. Nous savons aujourd’hui que rien de ce que nous ont appris les sciences tant de l’Homme que de la Nature ne permet d’accréditer si peu que ce soit ce mythe enchanteur des origines, qui ne s’est jamais réalisé historiquement nulle part mais qui n’a cessé au fil des siècles d’enflammer les imaginations et même d’inspirer ici ou là des tentatives communautaristes vouées à péricliter plus ou moins rapidement.

L’une des plus récentes de ces tentatives fut le mouvement hippie des années 1960 et 1970, avec ses garçons et ses filles occupés à « faire l’amour, pas la guerre » entre deux joints et deux airs de guitare. On aurait pu craindre que la mondialisation économique n’eût mis du plomb dans l’aile à cette engeance angéliquement planante et mélodieuse. En réalité, la « crise » du système capitaliste semble lui avoir donné un regain de vigueur, si on en juge par les nombreuses publications (articles, pétitions, professions de foi, appels, etc.) qui circulent un peu partout. Ainsi pouvais-je lire dernièrement, dans le manifeste d’un groupe autrichien, un réquisitoire implacablement lucide et radical contre le système capitaliste en particulier, l’argent, l’économie, la politique, la République et toute organisation sociale en général. À la suite de ce sympathique exorde, on aurait pu s’attendre logiquement à une invitation à raser les nouvelles bastilles, à exproprier les nouveaux féodaux et, sinon à pendre les aristocrates à la lanterne, du moins à les inscrire au chômage et au Secours populaire. Au lieu de quoi on trouvait derechef une exhortation à adopter une énième version, à la mode anarcho-fouriériste, avec un parfum de Sermon sur la montagne, de la dolce vita hésiodico-ovidienne : « Ce qui est en jeu, c’est la libération de notre temps de vie. C’est elle seule qui nous permettra d’avoir plus de loisir, plus de plaisir et plus de satisfaction. Ce dont nous avons besoin, c’est plus de temps pour l’amour, l’amitié et les enfants, plus de temps pour réfléchir ou pour paresser, mais plus de temps aussi pour nous occuper, de façon intense et extensive, de ce que nous aimons. Nous sommes pour le développement tous azimuts des plaisirs. Une vie libérée, cela signifie de se reposer plus longtemps et mieux, mais, tout d’abord, dormir plus souvent ensemble, et plus intensément. Dans cette vie – la seule que nous ayons –, l’enjeu est la bonne vie, il s’agit de rapprocher l’existence et les plaisirs, de faire reculer les nécessités et d’élargir les agréments. Le jeu, dans toutes ses variantes, requiert à la fois de l’espace et du temps. Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée [2]. »

Moi, camarades, je veux bien. Même si je pressens qu’à la longue ce serait un brin monotone de ne rien faire que de me soulever de temps à autre de ma couche voluptueuse, pour aller, entre deux orgasmes, cueillir au-dessus de ma tête une papaye juteuse ou une mangue mûre, ou remplir un bol de lait au ruisseau voisin. Je suis partant pour le grand jeu de plein air que vous proposez. Mais auparavant, dites-moi, comment comptez-vous faire adopter spontanément ce mode de vie, non pas seulement à 900 000 humains sur la planète, comme du temps du mythique Âge d’or, ni même à neuf millions, ni même à neuf cent millions, mais à bientôt neuf milliards et plus ! Auriez-vous l’idée de derrière la tête de réintroduire les méthodes industrielles dans l’agriculture pour produire autant de papayes et de mangues ? Sans même parler de l’indispensable pilule pour maîtriser les suites de tant d’étreintes amoureuses – le vieil Hésiode n’ayant pas jugé utile d’aborder la question de la régulation des naissances…

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    Épicure et les pourceaux (06/14)   

Pour peu qu’on prenne quelque distance avec le tohu-bohu de « l’actualité » et son kaléidoscope événementiel, on ne peut manquer d’être frappé par l’uniformité grandissante du spectacle que le monde actuel offre à l’observation. Où que l’on se tourne, on constate que l’existence des États et de leurs populations devient toujours plus unidimensionnelle et monochrome, dans la mesure où elle tend à se réduire pour l’essentiel à une activité économiquement polarisée, d’inspiration libérale plus ou moins stricte, censée commander et conditionner tout le reste. D’aucuns en infèrent même que le flot de l’Histoire a cessé de couler en profondeur et qu’il n’agite plus qu’une écume de surface.

S’il fut un temps où les rapports économiques ne constituaient pas un espace spécifique autonome et ne pouvaient s’accomplir qu’à l’intérieur d’un champ social plus englobant, par exemple celui des rapports religieux, ou des structures de parenté, aujourd’hui, par la grâce de la logique capitaliste, on a complètement inversé la tendance : tous les rapports sociaux sans exception tendent à se laisser absorber dans l’économie de marché où ils se sont progressivement emmaillotés comme des chrysalides dans leur cocon. Il n’y a rien, absolument plus rien, pas même ce qui jusqu’ici n’avait « pas de prix », qui ne puisse se négocier sur un marché qui en fixe désormais la valeur d’échange. En dépit des résistances vestigiales que des restes formels et illusoires de souveraineté permettent encore aux États nationaux d’opposer au nivellement par le rouleau compresseur de la mondialisation, l’uniformisation du village planétaire va bon train et assure partout la prédominance de l’espèce homo oeconomicus capitalisticus, engendrée par et pour le règne de la marchandise.

Le processus, qui atteint de nos jours son apogée, ne date pas d’hier, bien sûr. Il plonge ses lointaines racines dans l’implacable nécessité biologique de se nourrir et de se reproduire qui a, de tous temps, courbé les humains sous le joug d’une forme ou une autre de production, et corollairement, de sujétion. Mais du moins a-t-on longtemps cultivé la conviction qu’il y avait « autre chose » et admettait-on qu’il y eût d’autres aspirations humaines à combler que celle d’assurer la matérielle. Nos instituteurs, pas encore abêtis par la « pub » ni dévoyés par la « com’ », nous apprenaient qu’ « il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger ». Bâfrer, bouger, copuler, jouir de toutes les façons, pour grand et légitime que fût le plaisir des sens qu’on en tirait, n’étaient pas érigés en fins exclusives de l’existence.

On pardonnerait sans difficulté à des populations dans le dénuement, comme il n’y en a encore que trop sur la planète, de commettre un tel contresens (que tous les pauvres ne commettent d’ailleurs pas nécessairement). Mais c’est surtout aux repus que nous sommes, aux gavés, aux obèses de nos latitudes, à nos classes moyennes joggeuses trottinant des heures pour brûler un peu de leurs graisses superflues, qu’il faut rappeler que « l’homme ne se nourrit pas que de pain ».

Comme je répétais ce credo ancien au cours d’une conversation amicale, un de mes interlocuteurs, visiblement agacé, m’a lancé : « Mais c’est un vrai discours de curé que tu nous tiens là ! » Et de m’administrer le coup de grâce en ajoutant : « On ne fait pas la révolution avec du prêchi-prêcha ».

Eh bien, cher camarade, au risque de me déconsidérer définitivement à tes yeux, je vais me permettre d’insister : crois-tu sérieusement que ce soit très révolutionnaire de ressasser le discours économiste-productiviste à quoi la gauche « extrême » a réduit, à des fins électoralistes partisanes, le message marxiste ? Évacuer de la pensée de Marx la préoccupation éthique, c’est assécher l’éthique et stériliser la politique, en abandonnant aux seuls curés et imams le soin d’articuler les deux et de les féconder l’une par l’autre. Car si toi tu ne te poses pas (ou plus) la question de savoir quel genre de foi, quel type d’universel ou d’absolu, peuvent servir de fondement à un impératif inséparablement éthique et politique (comme de faire ou non une révolution), eux ne se font pas faute de la poser et d’y répondre à leur façon, qui n’est pas la mienne.

Le vrai triomphe du néo-libéralisme, c’est d’avoir engendré un converti en chacun des « citoyens » de nos républiques, y compris à l’intérieur de ceux qui manifestent pour « défendre le pouvoir d’achat » ou « l’emploi », ou « l’environnement », puis qui vont en troupes partisanes voter pour des bonimenteurs n’ayant rien d’autre à vendre qu’un fallacieux rêve de croissance à l’infini.

Ce en quoi le combat pour le « socialisme » a le plus gravement failli, c’est qu’en subordonnant le politique à l’économique, pour concurrencer le libéralisme sur le terrain de la puissance matérielle et du management, il a, comme le libéralisme, perdu son âme et sombré dans la pire forme de matérialisme. Au lieu d’un matérialisme de lumière et d’émancipation, qui aide à sortir du capitalisme par le haut, comme celui qui soutient la vision de Marx, il a contribué à renforcer sur la planète le matérialisme ordinaire, celui de la bêtise et de la bassesse, un matérialisme de la tripe, voué au despotisme libidinal et à l’immanence de la vie animale, qui fait très bon ménage avec le capitalisme. Le soi-disant « socialisme » a congédié Épicure et élevé les pourceaux.Pour peu qu’on prenne quelque distance avec le tohu-bohu de « l’actualité » et son kaléidoscope événementiel, on ne peut manquer d’être frappé par l’uniformité grandissante du spectacle que le monde actuel offre à l’observation. Où que l’on se tourne, on constate que l’existence des États et de leurs populations devient toujours plus unidimensionnelle et monochrome, dans la mesure où elle tend à se réduire pour l’essentiel à une activité économiquement polarisée, d’inspiration libérale plus ou moins stricte, censée commander et conditionner tout le reste. D’aucuns en infèrent même que le flot de l’Histoire a cessé de couler en profondeur et qu’il n’agite plus qu’une écume de surface.

S’il fut un temps où les rapports économiques ne constituaient pas un espace spécifique autonome et ne pouvaient s’accomplir qu’à l’intérieur d’un champ social plus englobant, par exemple celui des rapports religieux, ou des structures de parenté, aujourd’hui, par la grâce de la logique capitaliste, on a complètement inversé la tendance : tous les rapports sociaux sans exception tendent à se laisser absorber dans l’économie de marché où ils se sont progressivement emmaillotés comme des chrysalides dans leur cocon. Il n’y a rien, absolument plus rien, pas même ce qui jusqu’ici n’avait « pas de prix », qui ne puisse se négocier sur un marché qui en fixe désormais la valeur d’échange. En dépit des résistances vestigiales que des restes formels et illusoires de souveraineté permettent encore aux États nationaux d’opposer au nivellement par le rouleau compresseur de la mondialisation, l’uniformisation du village planétaire va bon train et assure partout la prédominance de l’espèce homo oeconomicus capitalisticus, engendrée par et pour le règne de la marchandise.

Le processus, qui atteint de nos jours son apogée, ne date pas d’hier, bien sûr. Il plonge ses lointaines racines dans l’implacable nécessité biologique de se nourrir et de se reproduire qui a, de tous temps, courbé les humains sous le joug d’une forme ou une autre de production, et corollairement, de sujétion. Mais du moins a-t-on longtemps cultivé la conviction qu’il y avait « autre chose » et admettait-on qu’il y eût d’autres aspirations humaines à combler que celle d’assurer la matérielle. Nos instituteurs, pas encore abêtis par la « pub » ni dévoyés par la « com’ », nous apprenaient qu’ « il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger ». Bâfrer, bouger, copuler, jouir de toutes les façons, pour grand et légitime que fût le plaisir des sens qu’on en tirait, n’étaient pas érigés en fins exclusives de l’existence.

On pardonnerait sans difficulté à des populations dans le dénuement, comme il n’y en a encore que trop sur la planète, de commettre un tel contresens (que tous les pauvres ne commettent d’ailleurs pas nécessairement). Mais c’est surtout aux repus que nous sommes, aux gavés, aux obèses de nos latitudes, à nos classes moyennes joggeuses trottinant des heures pour brûler un peu de leurs graisses superflues, qu’il faut rappeler que « l’homme ne se nourrit pas que de pain ».

Comme je répétais ce credo ancien au cours d’une conversation amicale, un de mes interlocuteurs, visiblement agacé, m’a lancé : « Mais c’est un vrai discours de curé que tu nous tiens là ! » Et de m’administrer le coup de grâce en ajoutant : « On ne fait pas la révolution avec du prêchi-prêcha ».

Eh bien, cher camarade, au risque de me déconsidérer définitivement à tes yeux, je vais me permettre d’insister : crois-tu sérieusement que ce soit très révolutionnaire de ressasser le discours économiste-productiviste à quoi la gauche « extrême » a réduit, à des fins électoralistes partisanes, le message marxiste ? Évacuer de la pensée de Marx la préoccupation éthique, c’est assécher l’éthique et stériliser la politique, en abandonnant aux seuls curés et imams le soin d’articuler les deux et de les féconder l’une par l’autre. Car si toi tu ne te poses pas (ou plus) la question de savoir quel genre de foi, quel type d’universel ou d’absolu, peuvent servir de fondement à un impératif inséparablement éthique et politique (comme de faire ou non une révolution), eux ne se font pas faute de la poser et d’y répondre à leur façon, qui n’est pas la mienne.

Le vrai triomphe du néo-libéralisme, c’est d’avoir engendré un converti en chacun des « citoyens » de nos républiques, y compris à l’intérieur de ceux qui manifestent pour « défendre le pouvoir d’achat » ou « l’emploi », ou « l’environnement », puis qui vont en troupes partisanes voter pour des bonimenteurs n’ayant rien d’autre à vendre qu’un fallacieux rêve de croissance à l’infini.

Ce en quoi le combat pour le « socialisme » a le plus gravement failli, c’est qu’en subordonnant le politique à l’économique, pour concurrencer le libéralisme sur le terrain de la puissance matérielle et du management, il a, comme le libéralisme, perdu son âme et sombré dans la pire forme de matérialisme. Au lieu d’un matérialisme de lumière et d’émancipation, qui aide à sortir du capitalisme par le haut, comme celui qui soutient la vision de Marx, il a contribué à renforcer sur la planète le matérialisme ordinaire, celui de la bêtise et de la bassesse, un matérialisme de la tripe, voué au despotisme libidinal et à l’immanence de la vie animale, qui fait très bon ménage avec le capitalisme. Le soi-disant « socialisme » a congédié Épicure et élevé les pourceaux.

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    Trompe-l’œil (07/14)   

La pensée politique de notre temps s’est enfermée dans l’illusion démocratique comme la cosmologie pré-copernicienne s’était enfermée dans l’illusion géocentrique. Une fois encore, des articles de foi, ne reposant que sur des apparences, sont érigés en vérités de fait. On sait pertinemment aujourd’hui que le concept de démocratie, tel qu’il se définit en toute rigueur (pouvoir exercé par et pour tout le peuple dans tous les domaines), n’a jamais trouvé nulle part, et pour cause, sa véritable réalisation. Pas plus en Grèce il y a 25 siècles que de nos jours dans les pays qui se flattent d’être des démocraties alors qu’ils n’en sont que des approximations plus ou moins caricaturales. La démocratie est au mieux, un fuyant mirage ; au pire, un leurre sans vergogne.

« C’est exact, rétorquent les inconditionnels du démocratisme, la démocratie a révélé partout ses insuffisances, mais elle reste néanmoins le meilleur type d’organisation sociale concevable, et de plus indéfiniment perfectible. » A cette affirmation gratuite, les plus fins de ses avocats ajoutent volontiers le mot célèbre de Churchill : « C’est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres. » Bon mot encore plus significatif que son auteur ne l’entendait. Il implique en effet qu’en matière d’organisation sociale les peuples ne pourront jamais espérer que le moindre mal. Il y aurait là comme une fatalité implacable, une sorte de donnée anthropologique inhérente à la condition humaine. En conséquence, on ne pourrait qu’essayer d’atténuer les effets les plus catastrophiques de cette malédiction originelle, la démocratie apparaissant à cet égard comme la meilleure forme d’organisation, par comparaison avec toutes celles qui sont encore plus imparfaites qu’elle. La sagesse serait donc de s’en accommoder dans le principe, avec des aménagements de circonstance.

Encore fallut-il attendre le XVIIIe siècle pour voir resurgir en Europe, plus de 2 000 ans après le précédent athénien, le modèle politique démocratique présenté comme la solution révolutionnaire à tous les problèmes d’organisation de la Cité terrestre. On se retrouvait en fait dans une situation analogue à celle de l’astronomie d’avant Copernic, quand des siècles de bricolage intellectuel sous l’égide de l’Église catholique avaient perfectionné le système géocentrique ptoléméen légué par l’Antiquité. Grâce à des combinaisons de figures aussi ingénieuses que compliquées, on prêtait au soleil et aux planètes des trajectoires fantaisistes (épicycles, déférents, excentriques, etc.) destinées à rendre compte des divers accidents de parcours (stations, rétrogradations) que révélait l’observation de leurs orbites théoriquement circulaires, concentriques et uniformes autour de la Terre immobile. Moyennant ces expédients conceptuels-empiriques aberrants, on conservait un modèle géocentrique, donc fondamentalement faux, mais de nature à « sauver les apparences » (sodzeïn ta phainomena, disait-on), c’est-à-dire à coller avec toutes les observations et prévisions positionnelles effectuées. D’où la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité d’imaginer un système différent. Ce fut le génie de Copernic d’opérer cette révolution et de mettre le soleil au centre du système planétaire, à la grande indignation des Églises (luthérienne et catholique).

En matière d’astronomie sociale, mutatis mutandis, nous sommes dans une situation comparable. Le nouveau Copernic, celui de la gravitation sociale, qui s’appelait Marx, est apparu au milieu du XIXe siècle, pour expliquer cette chose inouïe mais que les peuples connaissaient d’expérience depuis toujours : que le moteur essentiel du mouvement social, ce sont les luttes de toute nature par lesquelles une partie de la société (les classes possédantes) oblige l’autre partie (les classes laborieuses) à travailler à son profit, moyennant des miettes pour subsister. L’exploitation et l’oppression sans fin des travailleurs suscitant résistances et rébellions contraires à l’accumulation des profits, les classes dominantes ont dû apprendre l’art de gouverner, c’est-à-dire de faire collaborer des foules de travailleurs à l’intérêt des possédants. Ainsi fut inventée « la politique », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Dans le cadre du système capitaliste, sous la pression grandissante de populations de plus en plus nombreuses, il fallut aux théologiens du régime raffiner de plus en plus les mécanismes de dévolution et de légitimation du pouvoir pour convaincre les masses que la société ne peut pas s’ordonner autrement qu’en tournant autour de son centre éternel, le Capital (et ses privilégiés). Le produit de ce long travail d’organisation politique de l’État, c’est cet édifice incroyablement sophistiqué qu’on a osé appeler « démocratie », alors même qu’il n’a d’autre but, en dépit des concessions gagnées de haute lutte par les travailleurs, que de les exproprier avec leur propre consentement, au bénéfice d’oligarchies toujours plus puissantes, tout en « sauvant les apparences ».

Bien entendu, en vertu de sa relative autonomie, l’idéologie démocratique, comme toutes les autres, s’est développée en un discours universaliste, une sorte de religion laïque, qui a ses saints et ses martyrs, mais dont le dogme n’est pas plus vrai pour autant, et n’a encore jamais été mis en œuvre. Au lieu de fétichiser ce dogme, comme le font à peu près tous les acteurs institutionnels, il faudrait expliquer aux classes dominées qu’elles peuvent et doivent tirer, dans le cadre des luttes qu’elles mènent pour leur émancipation, tout le parti possible des quelques libertés démocratiques déjà arrachées au pouvoir du Capital. Mais qu’elles ne doivent pas pour autant transformer l’arme de la démocratie en fin ultime du combat pour la liberté et la justice, à la façon des petits-bourgeois des classes moyennes. La démocratie libérale est un astucieux agencement d’épicycles, d’excentriques et autres trompe-l’œil (suffrage universel, séparation des pouvoirs, libertés formelles, parlementarisme, obligation scolaire, droit du travail, droit de grève, etc.) permettant à un système inique de se maintenir sans sombrer dans la guerre civile. La classe possédante et dirigeante peut momentanément, en fonction d’un rapport des forces plus favorable aux travailleurs, faire un peu plus de place à leurs intérêts, en attendant de pouvoir revenir sur les concessions imposées. Mais elle ne peut pas décréter son auto-suppression. Les politiques « démocratiques » proposent des traitements symptomatologiques, pas étiologiques.

Le capitalisme peut s’accommoder en effet de toutes sortes de masques, admettre toute espèce de « révolution » et s’en faire un drapeau. Il lui est même arrivé de se transformer en capitalisme d’État baptisé « socialisme ». Mais il n’y a qu’une seule révolution copernicienne possible. Non pas, comme d’aucuns le croient encore, celle qui consisterait à mettre les roturiers à la place des aristocrates, comme en 1789, ou une nomenklatura d’appareil à la place de la bourgeoisie traditionnelle. Ces révolutions-là avortent inévitablement parce qu’à trop se focaliser sur la problématique étroitement politique de la nature et du contrôle de l’État elles oublient tout le reste. En particulier que, comme l’avait fort bien compris le néo-copernicien Karl Marx, mettre le soleil à la place de la Terre, ce n’est pas seulement changer le centre du système, mais c’est changer toute sa structure et ce qui fait sa logique de fonctionnement, sa cohésion, sa substance, son sens. L’Église ne se trompait pas en pressentant dans l’affirmation de l’héliocentrisme le principe d’une mutation anthropologique, les prémisses d’un nouvel humanisme, abominable à ses yeux, parce que rationaliste et laïque.

De même, une véritable révolution de la société existante ne peut pas se limiter à mettre le Travail à la place du Capital, le Travail en majesté « au centre » et le Capital relégué à la périphérie. Cette amorce de renversement serait, bien évidemment, un bon début, mais assurément pas une révolution de nature copernicienne, à moins qu’elle ne s’accompagne de la désintégration radicale et définitive de tout ce qui fait du mode de production capitaliste une matrice sociale enfantant continûment un homo oeconomicus encore primitif et barbare. Nos Églises libérales et social-démocrates ne s’y trompent pas non plus.

Prendre au sérieux le dogme démocratique libéral, c’est croire qu’il suffit de donner au droit du plus fort la force du droit et à la violence du bourreau l’acquiescement de sa victime pour éviter d’avoir à remettre en question la suprématie du Capital, la légitimité de la propriété privée, de la Finance, de l’État de classe (dit républicain), du Patronat et de l’Entreprise, du Marché, du Salaire et de la Consommation, du Productivisme et de la Croissance, etc. C’est espérer qu’on va pouvoir indéfiniment, à coups de consultations truquées, de débats tronqués, d’élections pièges-à-cons, de simagrées réformistes et autres stratagèmes politiciens de la commedia dell’arte democratica, berner la masse des « citoyens » et obliger les hérétiques à s’agenouiller devant la Commission de Bruxelles, tel Galilée devant le Saint-Office. Supprimez donc le travail salarié, l’échange marchand, les hiérarchies fondées sur la propriété privée, la concurrence, l’enrichissement, bref, le système du capitalisme et vous verrez que la démocratie n’est plus qu’une affaire de décence personnelle et de respect mutuel, c’est-à-dire un autre rapport spontané à soi-même, aux autres et à l’environnement sans lequel la civilisation est condamnée à régresser toujours davantage, comme c’est le cas présentement.

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     (08/14)   

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     (09/14)   

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     (10/14)   

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     (11/14)   

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     (12/14)   

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