ACTION

On peut promettre des actions, mais non des sentiments, car ceux-ci sont involon­taires. Qui promet à quelqu'un de l'aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui être toujours fidèle, promet quelque chose qui n'est pas en son pouvoir; ce qu'il peut bien promettre, c'est des actions qui, à la vérité, sont ordi­nairement les conséquences de l'amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d'autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et des motifs divers. La promesse d'aimer quelqu'un toujours signifie donc : tant que je t'aimerai, je te montrerai les actions de l'amour; si je ne t'aime plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi les mêmes actions, quoique pour d'autres motifs : en sorte que dans la tête des autres hommes per­siste l'apparence que l'amour serait immuable et toujours le même. – On promet ainsi la persistance de l'apparence de l'amour, lorsque, sans s'aveugler soi-même, on promet à quelqu'un un amour éternel. (HTH/78-§58)

Les hommes d'action manquent ordinairement de l'activité supérieure : je veux dire l'individuelle. Ils agissent à titre de fonction­naires, de marchands, d'érudits, autrement dit de repré­sentants d'une espèce, mais non à titre d'hommes déterminés, isolés et uniques; à cet égard ils sont paresseux. –C'est le malheur des gens d'action que leur activité est toujours un peu irraisonnée. On ne peut, par exemple, demander au banquier qui amasse de l'argent le but de son incessante activité; elle est irraisonnée. Les gens d'action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique. – Tous les hommes se divisent, et en tout temps et de nos jours, en esclaves et libres; car celui qui n'a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut : poli­tique, marchand, fonctionnaire, savant. (HTH/78-§283)

La fermeté résolue de la pensée et de la recherche, c'est-à-dire la liberté de l'esprit devenue qua­lité du caractère, rend mesuré dans les actions : car elle affaiblit la convoitise, tire à soi beaucoup de l'énergie dont on dispose, au profit de fins intellectuelles, et montre la demi-utilité ou l'inutilité et le danger de tous les chan­gements brusques. (HTH/78-§464)

Comment nous comportons-nous envers les actions d'un homme de notre entourage? - Tout d'abord nous considérons ce qu'il en résulte pour nous, - nous ne les considérons que sous ce point de vue. Cette conséquence, nous y voyons l'intention de l'action - et pour finir nous attribuons à cet homme comme un caractère permanent le fait d'avoir eu de telles intentions, et désormais nous le qualifions, par exemple, d' " homme nuisible ". Triple erreur! Triple méprise immémoriale! Peut-être est-ce l'héritage des animaux et de leur capacité de jugement! (AUR/81-§102)

Toutes les actions se rattachent à des appréciations de valeur, toutes les appréciations de valeur sont soit personnelles, soit acquises, - ces dernières étant de loin les plus nombreuses. (AUR/81-§104)

Comment doit-on agir? Dans quel but doit-on agir? -Au niveau des besoins les plus immédiats et les plus grossiers de l'individu, il est facile de répondre à ces questions, mais plus on s'élève dans des domaines plus subtils, plus étendus et plus importants de l'action, plus la réponse devient incertaine, et par conséquent arbitraire. Mais là surtout, l'arbitraire doit être exclu des décisions! - ainsi l'exige l'autorité de la morale : une angoisse et une vénération confuses doivent aussitôt guider l'homme dans les actions, justement, dont les buts et les moyens lui sont le moins immédiatement clairs! (AUR/81-§107)

Socrate et Platon, grands douteurs et admirables novateurs (…), étaient pourtant d'une crédulité innocente quant au plus fatal des préjugés, à la plus profonde des erreurs, à savoir que " de la juste connaissance doit résulter l'acte juste ", - avec ce principe ils restaient toujours les héritiers de la folie et de la prétention générales : selon lesquelles il existe une connaissance de l'essence des actions. " Ce serait en effet terrible si de la connaissance parfaite de l'essence de l'acte juste ne résultait pas l'acte juste ", - voilà le seul argument qui semblât nécessaire à ces grands hommes pour prouver cette idée, le contraire leur paraissait impensable et dément - et c'est pourtant le contraire qui est la réalité toute nue, démontrée chaque jour et à chaque heure de toute éternité ! (AUR/81-§116)

Tout ce que l'on peut savoir d'un acte ne suffit jamais pour l'accomplir, en aucun cas on n'a encore pu jeter un pont de la connaissance à l'acte? Les actions ne sont jamais ce qu'elles nous paraissent être! Nous avons eu tant de mal à apprendre que les choses extérieures ne sont pas telles qu'elles nous apparaissent, - eh bien! Il en va de même du monde intérieur! (AUR/81-§116)

Le contraire était et est encore la croyance générale : nous avons contre nous le plus ancien des réalismes ; jusqu'ici l'humanité pensait : " une action est telle qu'elle nous semble être ". (AUR/81-§116)

De toutes nos actions, celles qui visent certaines fins sont les moins comprises car elles ont toujours passé pour les plus compréhensibles et représentent pour notre conscience le quotidien le plus banal. Les grands problèmes sont à la rue. (AUR/81-§127)

On parle de " combat des mobiles ", mais on désigne ainsi un combat qui n'est pas le combat des mobiles. En effet, avant un acte, notre conscience réfléchissante voit défiler successivement les conséquences de différents actes que nous croyons tous pouvoir exécuter, et nous comparons ces conséquences. Nous croyons être décidés à un acte lorsque nous avons constaté que ses conséquences seront en majorité favorables; avant d'en arriver à cette conclusion de nos évaluations, nous nous sommes souvent bien tourmentés, par suite de la grande difficulté qu'il y a à deviner les conséquences, à les apercevoir dans toute leur force, et surtout dans leur totalité, sans la moindre omission : en outre ce calcul doit faire aussi la part du hasard. (AUR/81-§129)

Sur le chapitre des mœurs, agir même une seule fois à l'encontre de ce qu'on juge préférable ; céder ici, en pratique, tout en réservant sa liberté intellectuelle ; se comporter comme tout le monde et faire ainsi, à tout le monde, une amabilité et un bienfait, pour les dédommager en quelque sorte des écarts de nos opinions : – tout cela est considéré, chez les hommes quelque peu indépendants, non seulement comme admissible, mais encore comme « honnête », « humain », « tolérant », « point pédant », et quels que soient les termes dont on se sert pour endormir la conscience intellectuelle : et c'est ainsi qu'un tel fait baptiser chrétiennement son enfant et n'en est pas moins athée, tel autre fait son service militaire, comme tout le monde, bien qu'il condamne sévèrement la haine entre les peuples, et un troisième se présente à l'église avec une femme parce qu'il a une parenté pieuse, et il fait des promesses devant un prêtre sans avoir honte de son inconséquence. « Cela n'a pas d'importance si quelqu'un de nous fait ce que tout le monde fait et a toujours fait » – ainsi parle le préjugé grossier ! Et l'erreur grossière ! Car rien n'est plus important que de confirmer encore une fois ce qui est déjà puissant, traditionnel et reconnu sans raison, par l'acte de quelqu'un de notoirement raisonnable : c'est ainsi que l'on donne à cette chose, aux yeux de tous ceux qui en entendent parler, la sanction de la raison même ! Respect à vos opinions ! Mais de petites actions divergentes ont plus de valeur ! (AUR/81-§149)

Ce que nous faisons n'est jamais compris, mais toujours simplement loué et blâmé. (LGS/82-§264)

Durant la plus longue période de l'histoire humaine — on l'appelle les temps préhistoriques — on jugeait de la valeur et de la non-valeur d'un acte d'après ses conséquences. L'acte, par lui-même, entrait tout aussi peu en considération que son origine. Il se passait à peu près ce qui se passe encore aujourd'hui en Chine, où l'honneur ou la honte des enfants remonte aux parents. De même, l'effet rétroactif du succès ou de l'insuccès poussait les hommes à penser bien ou mal d'une action. Appelons cette période la période prémorale de l'humanité. L'impératif « connais-toi toi-même » était alors encore inconnu. Mais, durant les der­niers dix mille ans, on en est venu, peu à peu, sur une grande surface du globe, à ne plus considérer les conséquences d'un acte comme décisives au point de vue de la valeur de cet acte, mais seulement son origine. C'est, dans son ensemble, un événe­ment considérable qui a amené un grand affinement du regard et de la mesure, effet inconscient du règne des valeurs aristocratiques et de la croyance à l' « origine », signe d'une période que l'on peut appeler, au sens plus étroit, la période morale : ainsi s'effectue la première tentative pour arriver à la connaissance de soi-même. Au lieu des conséquences, l'origine. Quel renversement de la perspective ! Certes, renversement obtenu seulement après de longues luttes et des hésitations prolongées ! Il est vrai que, par là, une nouvelle superstition néfaste, une singulière étroitesse de l'interprétation, se mirent à dominer. Car on inter­préta l'origine d'un acte, dans le sens le plus pré­cis, comme dérivant d'une intention, on s'entendit pour croire que la valeur d'un acte réside dans la valeur de l'intention. L'intention serait toute l'ori­gine, toute l'histoire d'une action. Sous l'empire de ce préjugé, on se mit à louer et à blâmer, à juger et aussi à philosopher, au point de vue moral, jusqu'à nos jours. (PDBM/86-§32)

Ne commettez point de lâcheté à l’égard de vos actions ! Ne les laissez pas en plan après coup ! — Le remords de conscience est indécent. (LCI/88-1§10)


ACTIF - PASSIF

« J'ignore tout de ce que je fais ! J'ignore tout de ce que je dois faire ! » — Tu as raison, mais n'en doute pas : tu es fait ! À chaque instant ! De tout temps l'humanité a confondu l'actif et le passif, c'est son éternelle bourde grammaticale. (AUR/81-§120)


AFFAIRES

Vivez en hommes supérieurs et faites sans cesse les affaires de la civilisation supérieure, — alors tout ce qui y vit reconnaîtra vos droits, et l'ordre de la société, dont vous êtes le som­met sera invulnérable à tout maléfice et tout mauvais coup ! (HTH/78-§480)

L'oisif est dangereux pour ses amis; car, n'ayant pas assez à faire lui-même, il parle de ce que font et ne font pas ses amis, il se mêle des affaires des autres et se rend importun : c'est pourquoi il faut être assez sage pour ne se lier qu'avec des gens qui travaillent. (OSM/79-§260)

Les affaires de certain homme riche et distingué sont sa façon de se reposer d'une trop longue oisiveté tournée à l'habitude : c'est pourquoi il les traite avec autant de sérieux et de passion que font d'autres gens de leurs rares loisirs et de leurs occupations d'amateur. (LVO/79-§247)

Vos affaires — c'est votre plus grand préjugé, elles vous lient à votre résidence, à votre société, à vos pen­chants. Travailleurs en affaires — mais paresseux spi­rituellement, satisfaits de votre indigence, le tablier du devoir drapé sur cette satisfaction : c'est ainsi que vous vivez, c'est ainsi que vous souhaitez vos enfants ! (AUR/81-§186)


AFFECT - INSTINCT - PULSION

Vouloir combattre la violence d'un instinct, cela n'est pas en notre pouvoir, pas plus que la méthode que nous adoptons par hasard, pas plus que le succès que nous remportons ou non avec elle. Visiblement, dans tout ce processus, notre intellect est bien plutôt l'instrument aveugle d'un autre instinct, rival de celui dont la violence nous tourmente : que ce soit le besoin de repos, ou la peur de la honte et d'autres conséquences fâcheuses, ou l'amour. Tandis que « nous » croyons nous plaindre de la violence d'un instinct, c'est au fond un instinct qui se plaint d'un autre ; ce qui veut dire que la perception de la souffrance causée par une telle violence présuppose qu'il existe un autre instinct tout aussi violent ou plus violent encore et qu'il va s'engager un combat dans lequel notre intellect doit prendre parti. (AUR/81-§109)

Aussi loin que quelqu'un puisse pousser la connaissance de soi, rien pourtant ne peut être plus incomplet que son image de l'ensemble des instincts qui constituent son être. A peine s'il peut nommer les plus grossiers par leur nom : leur nombre et leur force, leur flux et leur reflux, leurs actions et leurs réactions mutuelles et surtout les lois de leur nutrition lui demeurent totalement inconnus.

Peut-être cette cruauté du hasard sauterait-elle encore plus vivement aux yeux si tous les instincts voulaient se montrer aussi fondamentalement intransigeants que la faim, qui ne se contente pas d'aliments rêvés; mais la plupart des instincts et en particulier les instincts dits moraux se satisfont précisément ainsi, — si l'on admet ma supposition selon laquelle la valeur et le sens de nos rêves consistent justement à compenser jusqu'à un certain point ce manque accidentel de nourriture pendant le jour.

La vie éveillée ne dispose pas de la même liberté d'interprétation que la vie en rêve, elle est moins poétique et débridée, — mais dois-je mentionner qu'à l'état de veille nos instincts ne font également rien d'autre qu'interpréter les excitations nerveuses et leur fixer des « causes » adaptées à leurs propres besoins ? Qu’il n'y a pas de différence essentielle entre la veille et les rêves ? Que même, si l'on compare des niveaux très différents de culture, la liberté de l'interprétation éveillée dans l'un ne le cède en rien à la liberté de l'autre en rêve ? Que nos appréciations et nos jugements de valeur moraux ne sont également que des images et des variations fantaisistes sur un processus physiologique qui nous est inconnu, une sorte de langage convenu pour désigner certaines excitations nerveuses ? Que toute notre prétendue conscience n'est que le commentaire plus ou moins fantaisiste d'un texte inconnu, peut-être inconnaissable et seulement ressenti ? (AUR/81-§119)

On peut en user avec ses instincts comme un jardinier et, ce que peu de gens savent, cultiver les semences de la colère, de la pitié, de la ratiocination, de la vanité, de façon aussi féconde et profitable que de beaux fruits en espalier. […] Tout cela nous est loisible : mais combien sommes-nous à le savoir ? La plupart ne croient-ils pas en eux comme en des faits parvenus au terme de leur développement ? De grands philosophes n'ont-ils pas imprimé leur sceau à ce préjugé, avec leur doctrine de l'immutabilité du caractère? (AUR/81-§560)

Que je considère les hommes d'un œil bon ou méchant, je les vois toujours appliqués à une unique tâche, tous et chacun en particulier : faire ce qui sert la conservation de l'espèce humaine. Et ce, à vrai dire, non pas en vertu d'un senti­ment d'amour pour cette espèce, mais simplement parce que rien n'est en eux plus ancien, plus fort, plus implacable, plus insurmontable que cet instinct, — parce que cet instinct est précisément l'essence de notre espèce et de notre troupeau. [...] Cette pulsion qui gouverne de la même manière les plus élevés et les plus communs des hommes, la pulsion de conservation de l'espèce, se manifeste de temps en temps sous forme de raison et de passion de l' esprit ; elle s'entoure alors d'une cour brillante de raisons et veut faire oublier à toute force qu'elle est au fond pulsion, instinct, folie, déraison. (LGS/82-§1)

A présent l'on a redécouvert le combat dans tout domaine et l'on ne parle que du combat des cellules, des tissus, des organes, des organismes. Mais l'on peut y retrouver l'ensemble de nos affects conscients — à la fin, une fois ceci constaté, nous retournons la question et déclarons : ce qui se produit réellement au cours de l'activité de nos affects humains ce sont ces mouvements physiologiques, et les affects (lutte, etc.) ne sont autre chose que des interprétations élaborées de l'intellect qui, là même où il ne sait rien, prétend tout savoir. Par les mots « irritation », « amour », « haine » il pense avoir défini le motif du mouvement ; de même que par le mot « volonté », etc. — Nos sciences naturelles à présent cherchent à élucider le moindre processus suivant la leçon de notre sensibilité affective, bref de créer un langage propre à traduire ces processus : fort bien ! Mais l'on ne sort pas d'un langage imagé.

L'instinct de propriété – prolongement de l'instinct de la nourriture et de la chasse. L'instinct de la connaissance aussi n'est qu'un instinct supérieur de propriété.

Je parle de l'instinct lorsqu'un quelconque jugement (le goût à son premier stade) est incorporé, en sorte que désormais il se produira spontanément sans plus attendre d'être provoqué par des excitations. Fort de sa croissance propre, il dispose également du sens de son activité poussant au-dehors. Stade intermédiaire : le demi-instinct qui reste mort s'il ne réagit pas même aux excitations. (FP/81-82-v5)

Être abandonné à ses instincts en un temps comme le nôtre, c’est là une fatalité de plus. Ces instincts se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La définition du moderne me paraît être la contradiction de soi physiologique. La raison de l’éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d’instincts au moins fût paralysé, pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Aujourd’hui on ne pourrait rendre l’individu possible qu’en le circonscrivant : possible, c’est-à-dire entier...

L'homme est conduit par ses instincts : les buts ne sont choisis qu'en fonction du service des instincts. Mais les instincts sont d'anciennes habitudes de l'action, des modes d'épanchement de la force disponible. On ne doit pas appeler « but » le résultat auquel parvient un instinct !

Les animaux obéissent à leurs pulsions et leurs affects : nous sommes des animaux. Agissons-nous autre­ment ? Le fait que nous obéissions à la morale n'est sans doute qu'une illusion ? En vérité, nous obéissons à nos pulsions, et la morale ne serait que le langage figuré de nos pulsions ? Qu'est-ce que le « devoir », le « droit », le « bien », la « loi » – quelle vie pulsionnelle correspond à ces signes abstraits ?

Il n'y a pas de pulsion morale, mais toutes les pulsions portent l'empreinte de nos évaluations. (FP/82-84-v9)

Ce sont nos besoins qui inter­prètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possède sa perspective qu'il voudrait imposer comme norme à tous les autres instincts. (FP/84-v10)

« Faculté, instincts, hérédité, habitudes » – Celui qui croit expliquer quelque chose avec de tels mots doit être aujourd'hui résigné et de surcroît mal instruit. (FP/84-85-v11)

je ne crois pas que l' « instinct de la connaissance » soit le pire de la philosophie, mais plutôt qu'un autre instinct s'est servi seulement, là comme ailleurs, de la connaissance (et de la méconnaissance) ainsi que d'un instrument. Mais quiconque examinera les instincts fondamentaux de l'homme, en vue de savoir jusqu'à quel point ils ont joué, ici surtout, leur jeu de génies inspirateurs (démons et lutins peut-être — ), reconnaîtra que ces instincts ont tous déjà fait de la philosophie — et que le plus grand désir de chacun serait de se représenter comme fin dernière de l'existence, ayant qualité pour dominer les autres instincts. Car tout instinct est avide de domination : et comme tel il aspire à philosopher. (PDBM/86-§6)

Le vieux problème théologique de la « foi » et du « savoir », ou plus précisément de l'instinct et de la raison, la question de savoir si, pour juger des choses, l'instinct mérite plus d'autorité que la raison — laquelle entend juger et agir selon des motifs, selon un pourquoi, donc en vue d'une utilité et d'une fin —, ce dilemme n'est rien d'autre que l'antique problème moral qui surgit pour la première fois avec la personne de Socrate et qui divisa les esprits bien avant le christianisme. Socrate lui-même, obéissant à son talent — le talent d'un dialecticien supérieur —, s'était rangé d'abord du côté de la raison ; [...] Mais est-ce une raison, se dit-il, de se d@?tacher des instincts ? On doit leur rendre justice, mais aussi à la raison; on doit suivre ses instincts, mais persuader la raison de leur trouver de bons motifs. Telle fut la duplicité de ce grand et mystérieux ironiste; il obligea sa conscience à se contenter d'une sorte d'auto-duperie : au fond, il avait percé à jour ce que les jugements moraux comportent d'irrationnel. (PDBM/86-§191)

La nouveauté se heurte aussi à l'opposition de nos sens, et d'une façon générale on peut dire que les processus sensoriels les plus « simples » sont déjà régis par l'affectivité, peur, amour, haine, sans oublier l'affectivité passive de la paresse. (PDBM/86-§192)

Tous les jugements de l'instinct sont myopes eu égard à la chaîne des conséquences : ils recommandent ce qu'il s'agit de faire de prime abord. L'entendement est essentiellement un appareil freinant la réaction immé-diate au jugement de l'instinct : il retient, il continue de réfléchir, il aperçoit une chaîne de conséquences plus lointaines et plus longues. (FP/87-88-v13)

L'instinct de conservation m'a interdit de pratiquer une philosophie de la pauvreté et du découragement... (EH/88-1§2)

je cherche à montrer quels instincts ont été à l'œuvre derrière tous ces purs théoriciens, — comment, tous, ils se sont précipités, subjugués par leurs instincts, sur quelque chose qui était pour eux vérité. Pour eux et seulement pour eux. Le conflit des systèmes, y compris celui des système épistémologiques, est un conflit d'instincts très précis (formes de la vitalité, du déclin, des classes, des races, etc.).
     Le prétendu instinct de connaissance peut se ramener à un instinct d'appropriation et de domination : c'est en sui­vant cet instinct que se sont développés les sens, la mémoire, les instincts, etc. (FP/88-v14)


AFFIRMATION

La brièveté de la vie humaine conduit à maintes affirmations erronées sur les qualités de l'homme. (HTH/78-§41)

Parfois, dans la conversation, le son de notre propre voix nous cause une gêne, et nous mène à des affirmations qui ne répondent pas du tout à nos opinions. (HTH/78-§333)

A la façon dont les hommes émettent maintenant leurs affirmations dans le monde, on reconnaît souvent un écho des temps où ils s'entendaient mieux aux armes qu'à toute autre chose : tantôt ils tiennent leurs affirmations comme des tireurs à la cible leur fusil, tantôt on croit entendre le froissement et le cliquetis des épées; et chez quelques hommes, une affirmation s'abat en sifflant comme une solide matraque. (HTH/78-§342)

Une affirmation a plus de poids qu'un argument, du moins chez la plupart des hommes ; car l'argument éveille la méfiance. C'est pourquoi les orateurs populaires cherchent à assurer les arguments de leurs partis par des affirmations. (OSM/79-§295)

Une des conditions essentielles de l'affirmation c'est la néga­tion et la destruction. (EH/88-4§4)


AIMER - AMOUR

Aux personnes que nous n'aimons pas, nous imputons à crime les gentillesses qu'elles nous font. (HTH/78-§309)

Parfois il suffit déjà de lunettes plus fortes pour guérir l'amoureux ; et qui aurait assez de puissance imaginative pour se représenter un visage, une taille, avec vingt ans de plus, traverserait peut-être la vie sans grand souci. (HTH/78-§413)

L'idolâtrie que les femmes professent à l'égard de l'amour est au fond et originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par toutes ces idéalisations de l'amour, elles augmentent leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes toujours plus dési­rables. Mais l'accoutumance séculaire à cette estime exa­gérée de l'amour a fait qu'elles sont tombées dans leur propre filet et ont oublié cette origine. Elles-mêmes sont à présent plus dupes encore que les hommes, et partant souffrent plus aussi de la désillusion qui se produira presque nécessairement dans la vie de toute femme — à supposer qu'elle ait d'ailleurs assez d'imagination et d'esprit pour pouvoir subir illusion et désillusion. (HTH/78-§415)

Comme de deux personnes qui s'aiment, l'une est d'ordinaire la personne aimante, l'autre l'aimée, cette croyance est née qu'il y a dans tout commerce amoureux une quantité constante d'amour, que plus l'une en prend, moins il en reste à l'autre. Par excep­tion, il arrive que la vanité persuade à chacune des deux personnes qu'elle est celle qui doit être aimée; en sorte que l'une et l'autre veulent se laisser aimer : de là, spé­cialement dans le mariage, proviennent en maintes façons des scènes moitié plaisantes, moitié absurdes. (HTH/78-§418)

L'exigence d'être aimé est la plus grande des prétentions. (HTH/78-§523)

L'amour et la haine ne sont pas aveugles, mais aveuglés par le feu qu'ils portent partout avec eux. (HTH/78-§566)

L'amour désire, la crainte évite. A cela tient que l'on ne peut être ensemble aimé et respecté par la même personne, du moins dans le même temps. Car celui qui respecte reconnaît la puissance, c'est-à-dire qu'il la craint; son état est une crainte respectueuse. Mais l'amour ne reconnaît aucune puissance, rien qui sépare, distingue, établisse supériorité et infériorité de rang. C'est parce qu'il ne respecte pas que les hommes ambitieux ont en secret ou ouvertement de la répugnance contre le fait d'être aimés. (HTH/78-§603)

L'un est vide et veut s'emplir, l'autre déborde et veut s'épancher, — tous deux vont se mettre à la recherche d'un individu qui le leur permette. C'est ce phénomène, pris dans son acception la plus haute, que l'on désigne dans les deux cas par un seul mot : l'amour. — Comment ? L'amour devrait être quelque chose de non égoïste ? (AUR/81-§145)

Les hommes ont, dans l'ensemble, parlé de l'amour avec tant d'emphase et d'idolâtrie parce qu'ils en avaient peu reçu et n'avaient jamais pu se rassasier de cette nourriture : aussi en firent-ils une « nourriture des dieux ». Si un poète voulait montrer un jour réalisé sous forme d'utopie l'amour universel de l'humanité, assurément il devrait décrire une situation douloureuse et ridicule, telle que la terre n'en vit jamais de semblable, — chacun harcelé, importuné et désiré non par un seul être aimant, comme il arrive aujourd'hui, mais par des milliers et même par tout le monde, du fait d'un instinct incoercible que l'on insultera et maudira tout comme l’humanité antérieure a maudit l’égoïsme. (AUR/81-§147)

L'immense attente en matière d'amour sexuel pervertit, chez les femmes, leur vision de toutes les perspectives plus lointaines. (LC/82-LAS)

L'amour est pour les hommes quelque chose de tout à fait différent de ce qu'entendent les femmes. Pour la plupart, l’amour est sans doute une forme d’avidité ; pour le reste des hommes, c’est le culte d’une divinité souffrante et masquée. (LC/82-LAS)

 Convoitise et amour : quelle différence dans ce que nous éprouvons en entendant chacun de ces deux mots! — et cependant, il pourrait bien s'agir de la même pulsion, sous deux dénominations différentes, la première fois calomniée du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui la pulsion s'est quelque peu apaisée et qui craignent désormais pour leur « avoir »; l'autre fois du point de vue de celui qui est insatisfait et assoiffé, et donc glorifiée sous la forme du « bien ». (LGS/82-§14)

L'amour pardonne à l'aimé jusqu'au désir. (LGS/82-§62)

Lorsque nous sommes amoureux, nous voulons que nos défauts restent cachés, — non par vanité, mais parce que l'être aimé ne doit pas souffrir. L'amoureux voudrait même paraître un dieu, — et pas non plus par vanité. (LGS/82-§263)

Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter, malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de cha­rité envers ce qu'elle a d'étrange : vient enfin un moment où nous sommes habitués à elle, où nous l'attendons, où nous pressentons qu'elle nous man­querait si elle n'était pas là ; et désormais, elle ne cesse d'exercer sur nous sa contrainte et son enchan­tement et ne s'arrête pas avant que nous soyons deve­nus ses amants humbles et ravis qui n'attendent plus rien de meilleur du monde qu'elle et encore elle. —Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c'est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent. Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, équité, mansuétude envers l'étrangeté en ceci que l'étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d'une nouvelle et indicible beauté : — c'est son remerciement pour notre hospita­lité. Qui s'aime soi-même l'aura appris aussi en sui­vant cette voie : il n'y a pas d'autre voie. L'amour aussi doit s'apprendre. (LGS/82-§334)

Votre amour de la femme et l’amour de la femme pour l’homme : oh ! Que ce soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés ! Mais presque toujours c’est une bête qui devine l’autre.

Beaucoup de courtes folies – c’est là ce que vous appelez amour. Et votre mariage met fin à beaucoup de courtes folies, par une longue sottise. (APZ/83-85-p1)

Malheur à tous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur pitié ! (APZ/83-85-p4)

Dans la plupart des amours, il y en a un qui joue et l'autre qui est joué ; Cupidon est avant tout un petit régisseur de théâtre. (FP/84-v10)

L'amour d'un seul est une barbarie, car il s'e­xerce aux dépens de tous les autres. De même l'amour de Dieu. (PDBM/86-§67)

Une âme qui se sait aimée et qui n'aime pas elle-même trahit son fond. La lie monte à la sur­face. (PDBM/86-§79)

En dépit de toutes les concessions que je suis prêt à faire au préjugé monogamique, je ne pourrai toute­fois jamais admettre que l'on parle de droits égaux en amour pour l'homme et la femme : ceux-ci n'existent pas. Le fait est que l'homme et la femme entendent chacun par amour quelque chose de différent, — et chez les deux sexes, il appartient aux conditions de l'amour qu'un sexe ne présuppose pas chez l'autre le même sentiment, le même concept d'« amour ». Ce que la femme entend par amour est suffisamment clair : un parfait abandon (pas seulement un don) d'âme et de corps, sans réserve, sans retenue, la honte et la peur étant bien plutôt ressenties à l'idée d'un amour négocié, lié à des conditions. Par cette absence de conditions, son amour est précisément une croyance : la femme n'en a pas d'autre. —L'homme, lorsqu'il aime une femme, veut précisé­ment d'elle cet amour, il est par conséquent pour sa personne même aussi éloigné que possible de la pré­supposition de l'amour féminin; mais à supposer qu'il doive exister également des hommes à qui n'est pas étrangère cette aspiration au don parfait, eh bien, ce ne sont justement pas – des hommes. Un homme qui aime comme une femme devient par là esclave ; mais une femme qui aime comme une femme devient par là une femme plus parfaite... (LGS/86-§363)

L'amour est l'état où l'homme voit le plus les choses comme elles ne sont pas. C'est là que la faculté de s'illusionner atteint des sommets; mais également la faculté d'édulcorer, de transfigurer. En amour, on en supporte plus qu'ailleurs, on tolère tout. Il s'agissait d'inventer une religion où l'on pût aimer : par l'amour on est déjà sauvé de ce qu'il y a de pire dans la vie : on ne le voit même plus. (ANT/88-§23)


ALIMENT

L'alimentation de l'homme moderne. – L'homme moderne s'entend à digérer beaucoup de choses et même à digérer presque tout, – c'est là sa vanité à lui : mais il serait d'une espèce supérieure justement s'il ne s'y entendait pas : homo pamphagus, ce n'est pas ce qu'il y a de plus fin. Nous vivons entre un passé qui avait un goût plus délirant et bizarre que nous et un avenir qui en aura peut-être un plus choisi, – nous vivons trop dans la moyenne. (AUR/81-§171)

Connaît-on les effets normaux des aliments ? Y a-t-il une philosophie de la nutrition ? (L'agitation, que l'on recommence sans cesse, pour et contre le végétarianisme prouve déjà qu'il n'existe pas de pareille philosophie !) (LGS/82-§7)

Là où s'impose un profond déplaisir quant à l'existence, se révèlent les répercussions d'une grave faute de régime alimentaire dont un peuple s'est longtemps rendu coupable.
     C'est ainsi que l'expansion du bouddhisme (non pas son émergence) est liée pour une large part à la place prépondérante et presque exclusive du riz dans l'alimentation des Indiens et à l'amollissement général qu'elle entraîne.(LGS/82-§134)

L'énorme prédominance de la consommation du riz pousse à l'usage de l'opium et des narcotiques, de la même manière que l'énorme prédominance de la consommation de pommes de terre pousse à l'eau de vie — ; mais elle pousse aussi, répercussion plus subtile, à des manières de penser et de sentir qui produisent un effet narcotique. (LGS/82-§145)

La sottise dans la cuisine, la femme en tant que cuisinière, l'effroyable étourderie qui préside à l'alimentation de la famille et de son chef. La femme ne comprend pas l'im­portance de la nourriture, et elle prétend être cuisinière ! Si elle était une créature pensante, elle aurait dû découvrir les faits fondamentaux de la physiologie, depuis tant de milliers d'années qu'elle apprête les repas, et faire de la médecine son domaine propre ! Ce sont les mauvaises cuisinières, le manque total de raison dans la cuisine qui ont été le frein le plus durable, l'entrave la plus désas­treuse au développement de l'humanité : il n'en va guère mieux aujourd'hui. – Avis aux demoiselles. (PDBM/ 86-§234)


ALLEMAND - ALLEMAGNE

Lorsque les Allemands commencèrent à devenir intéressants pour les autres peuples de l'Europe – il n'y a pas si longtemps de cela, – ce fut grâce à une culture qu'ils ne possèdent pas aujourd'hui, qu'ils ont secouée avec une ardeur aveugle, comme si ça avait été une maladie : et pourtant ils ne surent rien mettre de mieux à sa place que la folie politique et nationale. Il est vrai qu'ils ont abouti par là à devenir encore beaucoup plus intéressants pour les autres peuples qu'ils ne l'étaient autrefois pour leur culture : qu'on leur laisse donc cette satisfaction ! Il est cependant indéniable que cette culture allemande a dupé les Européens et qu'elle n'était digne ni d'être imitée ni de l'intérêt qu'on lui a porté, et moins encore des emprunts qu'on rivalisait à lui faire. Que l'on se renseigne donc aujourd'hui sur Schiller, Guillaume de Humboldt, Schleiermacher, Hegel, Schelling, qu'on lise leurs correspondances et qu'on se fasse introduire dans le grand cercle de leurs adhérents : qu'est-ce qui leur est commun, qu'est-ce qui, chez eux, nous impressionne, tels que nous sommes maintenant, tantôt d'une façon si insupportable, tantôt d'une façon si touchante et si pitoyable ? D'une part la rage de paraître, à tout prix, moralement ému ; d'autre part le désir d'une universalité brillante et sans consistance, ainsi que l'intention arrêtée de voir tout en beau (caractères, passions, époques, mœurs), – malheureusement ce « beau » répondait à un mauvais goût vague qui néanmoins se vantait d'être de provenance grecque. C'est un idéalisme, doux, bonasse, avec des reflets argentés, qui veut avant tout avoir des attitudes et des accents noblement travestis, quelque chose de prétentieux autant qu'inoffensif, animé d'une cordiale aversion contre la réalité « froide » ou « sèche », contre l'anatomie, contre les passions complètes, contre toute espèce de continence et de scepticisme philosophique, mais surtout contre la connaissance de la nature, pour peu qu'elle ne puisse pas servir à un symbolisme religieux. Gœthe assistait à sa façon à ces agitations de la culture allemande : se plaçant en dehors, résistant doucement, silencieux, s'affermissant toujours davantage sur son propre chemin meilleur. Un peu plus tard Schopenhauer lui aussi y assista, – selon lui une bonne part du monde véritable et des diableries du monde étaient de nouveau devenus visibles, et il en parlait avec autant de grossièreté que d'enthousiasme : car dans cette diablerie il y avait de la beauté ! (AUR/81-§190)

Passons en revue les contributions que, par leur travail intellectuel, les Allemands de la première moitié de ce siècle ont apportées à la culture générale, et en premier lieu les philosophes allemands : ils sont revenus au degré primitif de la spéculation, car ils se satisfaisaient de concepts au lieu d'explications, pareils aux penseurs des époques rêveuses - ils ranimèrent une espèce de philosophie préscientifique. En deuxième lieu les historiens et les romantiques allemands : leurs efforts généraux visèrent à remettre en honneur des sentiments anciens et primitifs, surtout le christianisme, l'âme populaire, les légendes populaires, les idiomes populaires, le Moyen Age, l'ascétisme oriental, l'hindouisme. En troisième lieu les savants : ils luttèrent contre l'esprit de Newton et de Voltaire, ils essayèrent de redresser, comme Goethe et Schopenhauer, l'idée d'une nature divinisée ou diabolisée, et la signification toute morale et symbolique de cette idée. La grande tendance des Allemands s'opposait dans son ensemble aux Lumières et aussi à la révolution de la société qui, par un grossier malentendu, passait pour en être la conséquence : la piété pour les choses établies cherchait à se transformer en piété pour tout ce qui avait été établi autrefois, rien que pour permettre au caeur et à l'esprit de se gonfler de nouveau et de ne plus laisser d'espace aux vues à venir et novatrices. Le culte du sentiment fut dressé en place du culte de la raison, et les musiciens allemands, étant les artistes de l'invisible, de l'exaltation, de la légende, du désir infini, aidèrent à construire le temple nouveau, avec plus de succès que tous les artistes du verbe et de la pensée. Même en tenant compte que, dans le détail, il a été dit et découvert beaucoup de bonnes choses et que certaines depuis lors ont été jugées plus équitablement que jadis, il faut cependant conclure que l'ensemble constituait un danger public et non des moindres, le danger d'abaisser, sous l'apparence d'une connaissance entière et définitive du passé, la connaissance en général au-dessous du sentiment, et - pour parler avec Kant qui définit ainsi sa propre tâche - « d'ouvrir de nouveau le chemin à la foi, en fixant ses limites au savoir ». Respirons de nouveau le grand air : l'heure de ce danger est passée! Et, chose singulière : les esprits que les Allemands évoquaient justement avec tant d'éloquence sont devenus, à la longue, les adversaires les plus dangereux des intentions de leurs évocateurs, - l'histoire, la compréhension de l'origine et de l'évolution, la sympathie pour le passé, la passion ressuscitée du sentiment et de la connaissance, tout cela, après s'être mis pendant un certain temps au service de l'esprit obscurci, exalté, rétrograde, a revêtu un jour une autre nature, et s'élève maintenant, avec de plus larges ailes, sous les yeux de ses anciens évocateurs, et devient le génie fort et nouveau, justement de ces « Lumières », contre quoi on l'avait évoqué. Ces Lumières, c'est à nous maintenant de les faire progresser, - sans nous soucier de ce qu'il y a eu une « grande révolution » et aussi une « grande réaction » contre celle-ci et que tant la révolution que la réaction existent toujours : ce n'est là en somme que jeu de vagues, en comparaison du flot véritablement grand où nous sommes emportés, où nous voulons l'être ! (AUR/81-§197)

Je n'en veux absolument pas aux Allemands : premièrement il leur manque toute la culture, tout le sérieux pour les problèmes où va mon sérieux, et ensuite – ils sont vraiment trop occupés et toutes leur mains sont trop pleines de choses à faire pour qu'ils aient le temps de s'intéresser à quelque chose qui leur est absolument étranger. (DL/87-FN)

Comme par hasard, j’ai la malchance d'être contemporain d'un appauvrissement et d'une désertification pitoyables de l'esprit allemand. Dans mon cher pays, on me traite comme quelqu'un qui relève de l'asile de fous ; voilà pour la compréhension qu'on a pour moi ! Par ailleurs le crétinisme de Bayreuth se met lui aussi en travers de mon chemin. Bien que mort, ce vieux séducteur de Wagner m'enlève ce qui me resterait éventuellement de gens sur qui je puisse exercer mon influence. (DL/88-MVM)

En Allemagne, bien que je sois dans ma quarante-cinquième année, et que j'aie publié environ quinze ouvrages (et, parmi eux, ce nec plus ultra, mon Zarathoustra), pas un seul de mes livres n'a été soumis à une seule discussion, fût-elle de médiocre intérêt. On s'en tire à présent avec des mots, « excentrique », « pathologique » « psychiatrique ». On ne se prive pas de me vilipender et de me calomnier ; dans les revues, savantes ou non, le ton est ouvertement hostile mais d'où vient que jamais personne ne proteste là contre ? Que jamais personne ne se sente blessé, lorsque je suis outragé ? Et pendant des années durant aucun réconfort, pas une goutte d'humanité, pas un souffle d'amour. (DL/88-RVS)

Devinerez-vous qui, dans Ecce Homo, s’en tire le plus mal ? Car c'est l'espèce d'homme la plus ambiguë, la race dont le rapport au christianisme a été historiquement le plus abominable ? Ces messieurs les Allemands — Je leur ai dit des choses terribles... Les Allemands ont, par exemple, sur la conscience d'avoir privé de son sens la dernière grande époque de l'histoire, la Renaissance — à un moment où les valeurs chrétiennes, les valeurs de la décadence étaient vaincues, où elles étaient dépassées jusque dans les instincts spirituels supérieurs par les instincts contraires, les instincts de la vie !... Agresser l'Église — cela voulait dire reconstruire le christianisme —César Borgia comme pape — tel serait le sens de la Renaissance, son véritable symbole... (DL/88-GB) 

Je connais peut-être les Allemands et peut-être ai-je le droit de leur dire quelques vérités. La nouvelle Allemagne représente une forte dose de capacités héritées et acquises, en sorte que, pendant un certain temps, elle peut dépenser sans compter son trésor de forces accumulées. Ce n’est pas une haute culture qui s’est mise à dominer avec elle, encore moins un goût délicat, une noble « beauté » des instincts ; mais ce sont des vertus plus viriles que celles que pourrait présenter un autre pays de l’Europe. Beaucoup de bon courage et de respect de soi-même, beaucoup de sûreté dans les relations et dans la réciprocité des devoirs, beaucoup d’activité et d’endurance — et une sobriété héréditaire qui a plutôt besoin d’aiguillon que d’entrave. J’ajoute qu’ici l’on obéit encore sans que l’obéissance humilie... et personne ne méprise son adversaire... (LCI/88-7§5)

Voyons la question par son autre face : il n’est pas seulement évident que la culture allemande est en décadence, mais encore les raisons suffisantes pour qu’il en soit ainsi ne manquent pas. En fin de compte personne ne peut dépenser plus qu’il n’a : — il en est ainsi pour les individus comme pour les peuples. Si l’on se dépense pour la puissance, la grande politique, l’économie, le commerce international, le parlementarisme, les intérêts militaires, — si l’on dissipe de ce côté la dose de raison, de sérieux, de volonté, de domination de soi que l’on possède, l’autre côté s’en ressentira. La Culture et l’État — qu’on ne s’y trompe pas — sont antagonistes : « État civilisé », ce n’est là qu’une idée moderne. L’un vit de l’autre, l’un prospère au détriment de l’autre. Toutes les grandes époques de culture sont des époques de décadence politique : ce qui a été grand au sens de la culture a été non-politique, et même anti politique... (LCI/88-8§4)

Qui parmi les Allemands connaît encore par expérience ce léger frisson que fait passer dans tous les muscles le pied léger des choses spirituelles ! — La raide balourdise du geste intellectuel, la main lourde au toucher — cela est allemand à un tel point, qu’à l’étranger on le confond avec l’esprit allemand en général. L’Allemand n’a pas de doigté pour les nuances... Le fait que les Allemands ont pu seulement supporter leurs philosophes, avant tout ce cul-de-jatte des idées, le plus rabougri qu’il y ait jamais eu, le grand Kant, donne une bien petite idée de l’élégance allemande. (LCI/88-8§7)

Penser en allemand, sentir en allemand, je suis capable de tout, mais cela dépasse mes forces. (EH/88)


ALTRUISME – ABNÉGATION - DÉSINTÉRESSEMENT - EGOÏSME

Nous nous trouvons certainement à l’heure d’un grand danger : les hommes semblent prêts à découvrir que l’égoïsme des individus, des groupes et des masses a été de tous temps, le levier des mouvements historiques. Mais, en même temps, on n’est nullement inquiété par cette découverte et l’on décrète que l’égoïsme doit être notre dieu. Avec cette foi nouvelle, on s’apprête, sans dissimuler ses intentions, à édifier l’histoire future sur l’égoïsme, on exige seulement que ce soit un égoïsme sage, un égoïsme qui s’impose quelques restrictions pour jeter des bases solides, un égoïsme qui étudie l’histoire précisément pour apprendre à connaître l’égoïsme peu sage. Cette étude a permis d’apprendre qu’à l’État incombe une mission toute particulière dans ce système universel de l’égoïsme qui est à fonder. L’État doit devenir le patron de tous les égoïsmes salués, pour protéger ceux-ci, par sa puissance militaire et policière, contre les excès de l’égoïsme peu sage. C’est pour réaliser le même but que l’histoire — sous forme d’histoire des hommes et d’histoire des animaux — est introduite soigneusement dans les couches populaires et dans les masses ouvrières, lesquelles sont dangereuses parce que sans raison, car l’on sait qu’un petit grain de culture historique est capable de briser les instincts et les appétits obscurs, ou de les amener dans la voie de l’égoïsme affiné. (CI2/73)

Un bon auteur, qui met réellement du cœur à son sujet, souhaite que quelqu'un vienne le réduire lui-même à néant, en exposant plus clairement le même sujet et en donnant une réponse définitive à tous les problèmes qu'il comporte. La jeune fille amoureuse souhaite d'éprouver à l'infidélité de l'aimé la fidélité dévouée de son amour. Le soldat sou­haite de tomber sur le champ de bataille pour sa patrie victorieuse : car dans le triomphe de la patrie, il trouve le triomphe de son vœu suprême. La mère donne à l'enfant ce qu'elle-même se refuse, le sommeil, la meilleure nourri­ture, dans certaines circonstances sa santé, sa fortune. —Mais tout cela, sont-ce des états d'âme altruistes ? Ces actes de moralité sont-ils des miracles, parce que, suivant l'expression de Schopenhauer, ils sont « impossibles et cependant réels » ? N'est-il pas clair que, dans ces quatre cas, l'homme a plus d'amour pour quelque chose de soi, une idée, un désir, une créature, que pour quelque autre chose de soi, que par conséquent il sectionne son être et fait d'une partie un sacrifice à l'autre ? Est-ce quelque chose d'essentiellement différent, lorsqu'une mauvaise tête dit : « J'aime mieux être culbuté que de céder à cet homme-là un pas de mon chemin » ? – L'inclination à quelque chose (souhait, instinct, désir) se trouve dans cha­cun de ces quatre cas ; y céder, avec toutes les consé­quences, n'est pas en tout cas chose « altruiste ». – En morale, l'homme ne se traite pas comme un individuum, mais comme un dividuum. (HTH/78-§57)

L'égoïsme n'est pas méchant, parce que l'idée du « prochain » – le mot est d'origine chrétienne et ne correspond pas à la réalité – est en nous très faible ; et nous nous sentons libres et irresponsables envers lui presque comme envers la plante et la pierre. La souf­france d'autrui est chose qui doit s'apprendre : et jamais elle ne peut être apprise pleinement. (HTH/78-§101)

un être qui serait uniquement capable d'actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l'oiseau Phé­nix ; on ne peut se le représenter clairement, par la bonne raison déjà que l'idée « d'action non égoïste » à l'analyse exacte, s'évanouit dans l'air. Jamais un homme n'a fait quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure (laquelle doit cependant avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ? Comment l'égo pourrait-il agir sans ego ? (HTH/78-§133)

Ce fait que, dans le renoncement à soi-même, et non pas seulement dans la vengeance, il y a quelque grandeur, n'a dû être appris à l'humanité que par une longue accoutumance; une divi­nité qui s'offre elle-même en sacrifice fut le symbole le plus fort, le plus efficace de cette sorte de grandeur. C'est comme la victoire sur l'ennemi le plus difficile à vaincre, comme le soudain assujettissement d'une passion – c'est comme tel qu'apparaît ce renoncement : et c'est ainsi qu'il passe pour le comble de la moralité. En réalité, il s'agit là de la confusion d'une idée avec l'autre, la conscience gardant sa même élévation, son même équi­libre. Des hommes de sang-froid, en repos à l'égard de la passion, ne comprennent plus la moralité de ces moments-là, mais l'admiration de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur prête un appui; l'orgueil est leur consolation lorsque la passion et l'intelligence de leur acte s'affaiblissent. Ainsi : au fond, même ces actes de renoncement à soi-même ne sont pas non plus moraux, en tant qu'ils ne sont pas expressément accomplis en vue d'autrui; il vaut mieux dire qu'autrui ne donne au cœur surexcité qu'une occasion de se soulager par ce renonce­ment. (HTH/78-§138)

L’égoïsme apparent. – La plupart des gens, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme d’ego qui s’est formé d’eux dans l’esprit de leur entourage avant de se communiquer à eux ; – par conséquent, ils vivent tous dans une nuée d’opinions impersonnelles, d’appréciations fortuites et fictives, l’un à l’égard de l’autre, et ainsi de suite toujours l’un dans l’esprit de l’autre. Singulier monde de fantasmes qui sait se donner une apparence si raisonnable ! Cette brume d’opinions et d’habitudes grandit et vit presque indépendamment des hommes qu’elle entoure ; d’elle dépend la prodigieuse influence des jugements d’ordre général que l’on porte sur « l’homme » – tous ces hommes inconnus l’un à l’autre croient à cette chose abstraite qui s’appelle « l’homme », c’est-à-dire à une fiction ; et tout changement tenté sur cette chose abstraite par les jugements d’individualités puissantes (telles que les princes et les philosophes) fait un effet extraordinaire et insensé sur le grand nombre. – Tout cela parce que chaque individu ne sait pas opposer, dans ce grand nombre, un ego véritable, qui lui est propre et qu’il a approfondi, à la pâle fiction universelle qu’il détruirait par là même. (AUR/81-§105)

Malheur à nous si cette tendance se déchaîne ! – En admettant que la tendance au dévouement et à la sollicitude pour les autres (l’« affection sympathique ») soit doublement plus forte qu’elle ne l’est, le séjour sur la terre deviendrait intolérable. Que l’on songe seulement aux sottises que commet chacun, tous les jours et à toute heure, par dévouement et par sollicitude pour lui-même, et quel insupportable spectacle il offre alors : que serait-ce si nous devenions, pour les autres, l’objet de ces sottises et de ces importunités, dont, jusqu’à présent, ils se sont seulement frappés eux-mêmes ! Ne faudrait-il pas alors prendre aveuglément la fuite, dès qu’un « prochain » s’approcherait de nous ? Et accabler l’affection sympathique des mêmes paroles injurieuses dont nous couvrons aujourd’hui l’égoïsme ? (AUR/81-§143)

Cause de l’« altruisme ». – Les hommes ont en somme parlé de l’amour avec tant d’emphase et d’adoration parce qu’ils n’en ont jamais trouvé beaucoup et qu’ils ne pouvaient jamais se rassasier de cette nourriture : c’est ainsi qu’elle finit par devenir pour eux « nourriture divine ». Si un poète voulait montrer l’image réalisée de l’utopie de l’universel amour des hommes, certainement il lui faudrait décrire un état atroce et ridicule dont jamais on ne vit l’équivalent sur la terre, – chacun serait harcelé, importuné et désiré, non par un seul homme aimant, comme cela arrive maintenant, mais par des milliers, et même par tout le monde, grâce à une tendance irrésistible que l’on insultera alors, que l’on maudira autant que l’a fait l’humanité ancienne avec l’égoïsme ; et les poètes de cet état nouveau, si on leur laisse le temps de composer des œuvres, ne rêveront que du passé bienheureux et sans amour, du divin égoïsme, de la solitude qui jadis était encore possible sur la terre, de la tranquillité, de l’état d’antipathie, de haine, de mépris, et quels que soient les noms que l’on veuille donner à l’infamie de la chère animalité, où nous vivons. (AUR/81-§147)

Se sacrifier avec enthousiasme », « s'offrir soi-même en holocauste » — telles sont les phrases clés de votre morale, et je crois volontiers que, comme vous le dites, vous « êtes de bonne foi » : seulement je vous connais mieux que vous ne vous connaissez, si votre honnêteté peut se promener bras dessus, bras dessous avec une telle morale. De toute sa hauteur, vous regardez avec condescendance cette autre morale terre à terre qui exige maîtrise de soi, sévé­rité, obéissance, il vous arrive même de la qualifier d'égoïste, et assurément ! — vous êtes sincères avec vous-mêmes en vous en offusquant, — elle doit vous déplaire ! Car tout en vous sacrifiant avec enthousiasme et en vous immolant vous-mêmes, vous jouissez de l'ivresse que procure la pensée de ne plus faire qu'un, désormais, avec le puissant, fût-il dieu ou homme, auquel vous vous consacrez : vous êtes enivrés du sentiment de sa puissance que vient de confirmer un nouveau sacrifice. En vérité vous vous sacri­fiez seulement en apparence, car par la pensée vous vous métamorphosez plutôt en dieux, et vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux. (AUR/81-§215)

C’est le véritable égoïsme idéaliste de toujours avoir soin, de veiller et de tenir l’âme en repos, pour que notre fécondité aboutisse avec succès. Ainsi nous veillons et nous prenons soin, d’une façon indirecte, pour le bien de tous ; et l’état d’esprit où nous vivons, cet état d’esprit altier et doux est une huile qui se répand au loin autour de nous, même sur les âmes inquiètes. — Mais les femmes enceintes sont bizarres ! Soyons donc comme elles bizarres et ne reprochons pas aux autres de devoir l’être aussi ! Et même si cela tourne au pire et devient dangereux : dans notre vénération devant tout ce qui devient ne demeurons pas en reste sur la justice terrestre qui ne permet pas à un juge ou à un bourreau de porter la main sur une femme enceinte ! (AUR/81-§552)

Le « prochain » fait l'éloge du désintéressement parce qu'il en tire profit !  Si le prochain pensait lui-même de manière « désintéressée », il rejetterait cette destruction de force, ce dommage subi à son profit à lui, il travaillerait à empêcher l'émergence de telles inclinations et surtout il témoignerait de son propre désintéressement en ne les qualifiant pas de bonnes !  — Voilà qui indique la contradiction fondamentale de la morale qui est justement tenue en grand honneur aujourd'hui : les motivations de cette morale sont en contradiction avec son principe !

Le principe « tu dois renoncer à toi-même et te sacrifier », pour ne pas contredire à sa propre morale, ne pourrait être légitimement décrété que par un être qui par là renoncerait lui-même à son propre avantage et causerait peut-être, en exigeant le sacrifice des individus, sa propre perte. Mais dès que le prochain (ou la société) recommande l'altruisme pour raison d'utilité, c'est le principe exactement opposé, « tu dois chercher ton avantage aux dépens de tout autre » qui est mis en application, et l'on prêche donc d'un seul souffle un « tu dois » et « tu ne dois pas » ! (LGS/82-§21)

Il y a dans la générosité le même degré d'égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d'une autre qualité. (LGS/82-§49)

Tandis que nous ressentons la loi et l'ordonnance comme une contrainte et un dommage, on considérait autrefois l'égoïsme comme une chose pénible, comme un véritable mal. Être soi-même, s'évaluer soi-même d'après ses propres mesures et ses propres poids — cela passait alors pour inconvenant. Un penchant que l'on aurait manifesté dans ce sens aurait passé pour de la folie  : car toute misère et toute crainte était liée à la solitude. (LGS/82-§117)

Pas d'altruisme ! — Je remarque chez beaucoup d'êtres un excédent de force et un plaisir à vouloir être fonction ; ils ont le flair le plus subtil pour les positions où c'est précisément eux qui peuvent être fonctions et ils s'empressent de les occuper. Certaines femmes font partie de ces êtres, ce sont celles qui s'identifient avec la fonction d'un homme, une fonction mal développée, et qui deviennent ainsi sa politique, sa bourse, ou sa sociabilité. De pareils êtres se conservent le mieux lorsqu'ils s'implantent dans un organisme étranger ; si cela ne leur réussit pas ils s'irritent, s'aigrissent et finissent par se dévorer eux-mêmes. (LGS/82-§119)

L'égoïsme est la loi perspectiviste de la sensation en vertu de laquelle ce qui est le plus proche apparaît grand et lourd : tandis qu'avec la distance toutes les choses perdent de leur grandeur et de leurs poids. (LGS/82-§162)

Certainement la réprobation de l'égoïsme, croyance prêchée avec tant d'opiniâtreté et de conviction, a en somme nui à l'égoïsme (au bénéfice des instincts de troupeau, comme je le répéterai mille fois !) surtout par le fait qu'elle lui a enlevé la bonne conscience, enseignant à chercher dans l'égoïsme la véritable source de tous les maux. « La recherche de ton propre intérêt est le malheur de ta vie » - voilà ce qui fut prêché pendant des milliers d'années : cela fit beaucoup de mal à l'égoïsme et lui prit beaucoup d'esprit, beaucoup de sérénité, beaucoup d'ingéniosité, beaucoup de beauté, il fut abêti, enlaidi, envenimé ! L'Antiquité philosophique enseigna par contre une autre source principale du mal : depuis Socrate les penseurs ne se sont pas lassés de prêcher : « Votre étourderie et votre bêtise, la douceur de votre vie régulière, votre subordination à l'opinion du voisin, voilà les raisons qui vous empêchent si souvent d'arriver au bonheur, - nous autres penseurs nous sommes les plus heureux parce que nous sommes des penseurs. » Ne décidons pas ici si ce sermon contre la bêtise a de meilleures raisons en sa faveur que cet autre sermon contre l'égoïsme; une seule chose est certaine, c'est qu'il a enlevé à la bêtise sa bonne conscience : - ces philosophes ont nui à la bêtise. (LGS/82-§328)

Comment ? Tu admires l'impératif catégorique en toi ? Cette fermeté de ce que tu appelles ton jugement moral? Ce sentiment « absolu » que « tout le monde porte en ce cas le même jugement que toi »? Admire plutôt ton égoïsme ! Et l'aveuglement, la petitesse et la modestie de ton égoïsme ! Car c'est de l'égoïsme de considérer son propre jugement comme une loi générale; un égoïsme aveugle, mesquin et modeste, d'autre part, puisqu'il révèle que tu ne t'es pas encore découvert toi-même, que tu n'as pas encore créé, à ton usage, un idéal propre, qui n'appartiendrait qu'à toi seul : - car cet idéal ne pourrait jamais être celui d'un autre, et, encore moins celui de tous ! (LGS/82-§335)

Votre âme est insatiable à désirer des trésors et des joyaux, puisque votre vertu est insatiable dans sa volonté de donner.
      Vous contraignez toutes choses à s’approcher et à entrer en vous, afin qu’elles rejaillissent de votre source, comme les dons de votre amour.
      En vérité, il faut qu’un tel amour qui donne se fasse le brigand de toutes les valeurs ; mais j’appelle sain et sacré cet égoïsme.
      Il y a un autre égoïsme, trop pauvre celui-là, et toujours affamé, un égoïsme qui veut toujours voler, c’est l’égoïsme des malades, l’égoïsme malade.
      Avec les yeux du voleur, il garde tout ce qui brille, avec l’avidité de la faim, il mesure celui qui a largement de quoi manger, et toujours il rampe autour de la table de celui qui donne.
      Une telle envie est la voix de la maladie, la voix d’une invisible dégénérescence ; dans cet égoïsme l’envie de voler témoigne d’un corps malade. (APZ/83-85-p1)

Et celui qui glorifie le Moi et qui sanctifie l’égoïsme, celui-là en vérité dit ce qu’il sait, le devine « Voici, il vient, il s’approche, le grand midi ! » (APZ/83-85-p3)

Quand on entend l'éloge aujourd'hui si universel de l'homme « désintéressé », il convient de prendre conscience, et peut-être n'est-ce pas sans danger, de ce qui suscite l'intérêt du peuple, de ce qui préoccupe profondément, dans son être même, l'individu ordinaire, y compris les gens cultivés, les savants et peu s'en faut les philosophes, si les apparences ne trompent pas. Ce concert d'éloges provient de ce que la très grande majorité des choses qui intéressent et exaltent les goûts raffinés, exigeants, ainsi que toute nature supérieure, semblent totalement « inin­téressantes » à l'homme moyen ; s'il remarque qu'on s'y dévoue néanmoins, il nomme ce dévouement étonne qu'on puisse agir de cette manière. Il y eut même des philosophes qui prêtèrent à cet étonnement une expression spécieuse et mystique en le rattachant à quelque aspiration supraterrestre (faute, peut-être, de savoir par eux-mêmes ce qu'est une nature supérieure?), au lieu d'établir nuement cette vérité très simple : que l'action « désintéressée » est en réalité très intéressante et intéressée, étant admis que... «Et l'amour ?» — Quoi ! Même l'amour devrait agir « sans égoïsme »? Imbéciles ! ... — « Et le sacrifice ? » Mais celui qui a vraiment fait un sacrifice sait qu'il demandait quelque chose en retour et qu'il l'a obtenu : peut-être a-t-il sacrifié une partie de lui-même à une autre partie de lui-même, peut-être a-t-il sacrifié sur tel point pour posséder davantage sur tel autre, pour être davantage ou tout au moins se sentir grandi. Mais c'est là un champ de questions et de réponses auquel un esprit comblé ne s'arrête pas volontiers, tant la vérité, en cette matière, doit étouffer un bâillement quand on la contraint à répondre. Après tout elle est femme; gar­dons-nous de lui faire violence. (PDBM/86-§220)

« Il m'arrive, disait un moraliste pédant et vétilleux, d'honorer et de respecter un homme désintéressé, non pas à cause de son désintéressement, mais parce qu'il me semble avoir le droit de se rendre utile à autrui à ses propres dépens. En un mot, il s'agit de savoir qui sert et qui est servi. » [..] Toute morale altruiste, qui se donne pour absolue et prétend s'appliquer à chacun, ne pèche pas seulement contre le goût : elle incite au péché de négligence, elle constitue une aberration de plus qui se couvre du masque de l'al­truisme, car elle lèse les esprits supérieurs, exceptionnels, privilégiés. (PDBM/86-§221)

Au risque de scandaliser les oreilles naïves, je pose en fait que l'égoïsme appartient à l'essence des âmes nobles ; j'entends affirmer cette croyance immuable qu'à un être tel que « nous sommes » d'autres êtres doivent être soumis, d'autres êtres doivent êtres sacrifiés. L'âme noble accepte l'existence de son égoïsme sans avoir de scrupule, et aussi sans éprouver un sentiment de dureté, de contrainte, de caprice, mais plutôt comme quelque chose qui doit avoir sa raison d'être dans la loi fondamentale des choses. Si elle voulait donner un nom à cet état de fait elle dirait : « C'est la justice même. » Elle s'avoue, dans les circonstances qui d'abord la font h@?siter, qu'il y a des êtres dont les droits sont égaux au siens, dès qu'elle a résolu cette question du rang, elle se comporte envers ses égaux, privilégiés comme elle, avec le même tact dans la pudeur et le respect délicat que dans son commerce avec elle-même, - conformément à un mécanisme céleste qu'elle connait de naissance comme toutes les étoiles. C'est encore un signe de son égoïsme, que cette délicatesse et cette circonspection dans ses rapports avec ses semblables. Chaque étoile est animé de cette égoïsme : elle s'honore elle-même dans les autres étoiles et dans les droits qu'elle leur abandonne ; elle ne doute pas que cet échange d'honneurs et de droits, comme l'essence de tout commerce, n'appartiennent aussi à l'état naturel des choses. L'âme noble prend comme elle donne, par un instinct d'équité passionné et violent qu'elle a au fond d'elle-même. Le concept « grâce » n'a pas de sens, n'est pas un bonne odeur inter pares ; il peut y avoir une manière sublime de laisser sur soi les bienfaits d'en haut et de les boire avidement comme des gouttes de rosée, mais un âme noble n'est pas né pour cet art et pour cette attitude. Son égoïsme ici fait obstacle : elle ne regarde pas volontiers « en haut », mais plutôt devant elle, lentement et en ligne droite, ou vers en bas : - elle sait qu'elle est à la hauteur. (PDBM/86-§265)

il y a une chose que l’on saura dorénavant, j’en suis certain —, la qualité de la volupté qu’éprouve de tout temps celui qui pratique le désintéressement, l’abnégation, le sacrifice de soi, cette volupté est de la même essence que la cruauté. (GM/87-dd§18)

L’amour de soi ne vaut que par la valeur physiologique de celui qui le pratique : il peut valoir beaucoup, il peut être indigne et méprisable. Chaque individu peut être estimé suivant qu’il représente la ligne ascendante ou descendante de la vie. En jugeant l’homme de cette façon on obtient aussi le canon qui détermine la valeur de son égoïsme. S’il représente la ligne ascendante, sa valeur est effectivement extraordinaire, — dans l’intérêt de la vie totale qui avec lui fait un pas en avant, le souci de conservation, de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. L’homme isolé, l’ « individu », tel que le peuple et les philosophes l’ont entendu jusqu’ici, est une erreur : il n’est rien en soi, il n’est pas un atome, un « anneau de la chaîne », un héritage laissé par le passé, — il est toute l’unique lignée de l’homme jusqu’à lui-même... S’il représente l’évolution descendante, la ruine, la dégénérescence chronique, la maladie (— les maladies, en général, sont déjà des symptômes de dégénération, elles n’en sont pas la cause), sa part de valeur est bien faible, et la simple équité veut qu’il empiète le moins possible sur les hommes aux constitutions parfaites. Il n’est plus autre chose que leur parasite... (LCI/88-9§33)

Une morale « altruiste », une morale où s’étiole l’amour de soi — est, de toute façon, un mauvais signe. Cela est vrai des individus, cela est vrai, avant tout, des peuples. Le meilleur fait défaut quand l’égoïsme commence à faire défaut. (LCI/88-9§35)


AMBITION

L'ambition, succédané du sens moral. – Le sens moral peut ne pas faire défaut dans des natures qui n'ont pas d'ambition. Les ambitieux s'arrangent de leur côté sans lui, presque avec le même résultat. – C'est pourquoi les fils de familles modestes, qui répugnent à l'ambition, s'ils viennent à perdre le sens moral, deviennent d'ordinaire, par un progrès rapide, des chenapans finis. (HTH/78-§78)

L'un a, pour bien parler, besoin de quelqu'un qui lui soit décidément et notoire­ment supérieur, l'autre ne peut trouver que devant quelqu'un qu'il domine une pleine liberté de parole et d'heureux tours d'élocution : dans les deux cas, la raison est la même; chacun d'eux ne parle bien que quand il parle sans gêne, l'un parce que devant son supérieur il ne sent pas l'aiguillon de la concurrence, de la rivalité, l'autre parce qu'il est dans le même cas devant l'inférieur. – Maintenant, il est une tout autre espèce d'hommes, qui ne parlent bien que s'ils parlent dans l'émulation, avec l'intention de vaincre. Laquelle des deux espèces est la plus ambitieuse, celle qui parle bien quand s'éveille son ambition, ou celle qui, pour le même motif, parle mal ou pas du tout ? (HTH/78-§367)

Tant qu'un homme n'est pas devenu l'instrument de l'intérêt général des hommes, l'ambition peut le tourmenter; mais si son but est atteint, s'il travaille par nécessité comme une machine pour le bien de tous, la vanité peut alors venir; elle l'humanisera en détail, le rendra plus sociable, plus sup­portable, plus indulgent, alors que l'ambition a achevé en lui le gros oeuvre (le rendre utile). (HTH/78-§593)

Il y a une ambition du poste perdu qui presse un parti à s'aventurer dans un danger extrême. (OSM/79-§312)

Dans le grand art de servir une des tâches les plus subtiles c'est de servir un ambitieux effréné qui, s'il est en toutes choses l'égoïste le plus fieffé, ne veut à aucun prix passer pour tel (c'est là justement une partie de son ambition), qui exige que tout soit fait selon sa volonté et son humeur, et pourtant toujours de façon qu'il ait l'air de se sacrifier et de vouloir rarement quelque chose pour lui-même. (AUR/81-§295)


ÂME

Il y a des âmes serviles qui poussent si loin la reconnaissance des services rendus qu'elles s'étranglent elles-mêmes avec le lacet de la grati­tude. (HTH/78-§550)

Si nous voulions, si nous osions construire une architecture conforme à la nature de notre âme (nous sommes trop lâches pour cela !) – le labyrinthe devrait être notre modèle ! (AUR/81-§169)

J’ai en horreur les âmes étriquées ; Là, rien de bon, et presque rien de mauvais. (LGS/82-Prél.§18)

J’aime celui dont l’âme se dépense, celui qui ne veut pas qu’on lui dise merci et qui ne restitue point : car il donne toujours et ne veut point se conserver.

J’aime celui dont l’âme est profonde, même dans la blessure, celui qu’une petite aventure peut faire périr : car ainsi, sans hésitation, il passera le pont.
     J’aime celui dont l’âme déborde au point qu’il s’oublie lui-même, et que toutes choses soient en lui : ainsi toutes choses deviendront son déclin. (APZ/83-85-prol/4)

Jadis l’âme regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus haut que ce dédain : elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à la terre !
      Oh ! Cette âme était elle-même encore maigre, hideuse et affamée : et pour elle la cruauté était une volupté !
      Mais, vous aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ?

Je ne suis plus en communion d’âme avec vous. Cette nuée que je vois au-dessous de moi, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris – c’est votre nuée d’orage. Vous regardez en haut quand vous aspirez à l’élévation. Et moi je regarde en bas puisque je suis élevé.

Tu veux monter librement vers les hauteurs et ton âme a soif d’étoiles. Mais tes mauvais instincts, eux aussi, ont soif de la liberté. (APZ/83-85-p1)

Il fait nuit : voici que s'élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes : et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
      Il fait nuit : c'est maintenant que s'éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d'amoureux. (APZ/83-85-p2)

Le « salut de l'âme », traduisez : « c'est moi qui suis le centre de l'univers »... Le poison de la doctrine des « droits égaux pour tous », — c'est le christianisme qui l'a répandu le plus systématiquement. De tous les recoins les plus dissimulés des mauvais instincts, le christianisme déclare une guerre à outrance à tout sentiment de respect et de distance entre l'homme et l'homme, c'est-à-dire à la seule condition qui permette à la culture de s'élever et de s'épanouir. (ANT/88-§43)

Il faut de la grandeur d’âme pour ne serait-ce que supporter mes écrits. J’ai la chance d’irriter contre moi tout ce qui est faible et vertueux. (DL/88-MVM)


AMI - AMITIÉ

Le manque d'abandon entre amis est une faute qui ne peut être reprise sans devenir irrémédiable. (HTH/78-§296)

Bien souvent, dans nos rela­tions avec un autre homme, le retour au juste équilibre de l'amitié se fait si nous ajoutons dans notre plateau quel­ques grains de tort. (HTH/78-§305)

Le partage des joies, non des souffrances, fait l'ami. (HTH/78-§499)

On souhaite plutôt avoir pour ennemi l'ami dont on ne peut pas satisfaire les espérances. (AUR/81-§313)

Plutôt une amitié d’une seule pièce,
     Qu’une amitié faites de pièces recollées ! (LGS/82-Prél.§14)

Il y a bien çà et là sur terre une espèce de prolongement de l'amour dans lequel cette aspiration avide qu'éprouvent deux personnes l'une pour l'autre fait place à un désir et à une convoitise nouvelle, à une soif supérieure et commune d'idéal qui les dépasse : mais qui connaît cet amour ? Qui l'a vécu ? Son véritable nom est amitié. (LGS/82-§14)

Tu ne veux pas dissimuler devant ton ami ? Tu veux faire honneur à ton ami en te donnant tel que tu es ? Mais c’est pourquoi il t’envoie au diable !

L’ami doit être passé maître dans la divination et dans le silence : tu ne dois pas vouloir tout voir. Ton rêve doit te révéler ce que fait ton ami quand il est éveillé.

La femme n’est pas encore capable d’amitié. Des chattes, voilà ce que sont toujours les femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, quand cela va bien, des vaches.
      La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais, dites-moi, vous autres hommes, lequel d’entre vous est donc capable d’amitié ? (APZ/83-85-p1)

… si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance, mais sois en quelque sorte un lit dur, un lit de camp : c’est ainsi que tu lui seras le plus utile. (APZ/83-85-p2)


AMOR FATI

Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l'un de ceux qui embel­lissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Et somme toute, en grand : je veux même, en toutes circonstances, n'être plus qu'un homme qui dit oui ! (LGS/82-§276)

Ma formule pour la grandeur de l'homme, c'est amor fati. Il ne faut rien demander d'autre, ni dans le passé, ni dans l'avenir, pour toute éternité. Il faut non seulement supporter ce qui est nécessaire, et encore moins le cacher — tout idéalisme c'est le mensonge devant la nécessité — il faut aussi l'aimer... (EH/88-2§10)

Une philosophie expérimentale telle que celle que je vis anticipe même, à titre d'essai, sur les possibilités du nihilisme radical : ce qui ne veut pas dire qu'elle en reste à un "non", à une négation, à une volonté de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir à l'inverse — à un acquiescement dionysiaque au monde tel qu'il est, sans rien en ôter, en excepter, en sélectionner — elle veut le cycle éternel — les mêmes choses, la même logique et non-logique des nœuds. État le plus haut qu'un philosophe puisse atteindre : avoir envers l'existence une attitude dionysiaque : ma formule pour cela est amor fati... (FP/88-v14)


ANIMAL

Peut-être toute l'humanité n'est-elle qu'une phase de l'évolution d'une espèce déterminée d'animaux à durée limitée : en sorte que l'homme est venu du singe et doit redevenir singe, cependant qu'il n'y a personne pour prendre quelque inté­rêt à ce bizarre dénouement de comédie. De même que, par la ruine de la civilisation romaine et sa cause la plus importante, l'expansion du christianisme, un enlaidisse­ment général de l'homme triompha dans l'empire romain, de même aussi, par la ruine éventuelle de la civilisation terrestre dans son ensemble, pourrait être amené un enlai­dissement bien plus grand et enfin un abêtissement de l'homme jusqu'à la nature simiesque. — Précisément parce que nous pouvons embrasser du regard cette perspective, nous sommes en état peut-être de prévenir une telle conclusion de l'avenir. (HTH/78-§247)

Le serpent qui nous mord croit nous faire du mal et s'en réjouit; l'animal le plus bas peut ima­giner la douleur d'autrui. Mais imaginer la joie d'autrui et s'en réjouir, c'est là le plus grand privilège des animaux supérieurs, et, parmi ceux-ci, il n'y a que les exemplaires les plus choisis qui y soient accessibles, — c'est-à-dire un humanum rare : en sorte qu'il y a eu des philosophes qui ont nié la joie partagée. (OSM/79-§62)

Ce ne sont que les animaux les mieux organisés et les plus actifs qui commencent à être capables d'ennui. — Quel beau sujet pour un grand poète que l'ennui de Dieu au septième jour de la création. (LVO/79-§56)

La colère et la punition nous ont été léguées par l'espèce animale. L'homme ne s'émancipera qu'en rendant aux animaux ce cadeau de baptême. — Il y a là cachée une des plus grandes idées que les hommes puissent avoir, l'idée d'un progrès unique parmi tous les progrès. (LVO/79-§183)

(Les touristes) : Ils gravissent la montagne comme des ani­maux, bêtement et ruisselant de sueur ; on a oublié de leur dire qu'il y a en chemin de beaux points de vue. (LVO/79-§202)

On a mis beaucoup de chaînes à l'homme pour qu'il désapprenne de se comporter comme un animal : et, en vérité, il est devenu plus doux, plus spi­rituel, plus joyeux, plus réfléchi que ne sont tous les ani­maux. Mais dès lors il souffre encore d'avoir manqué si longtemps d'air pur et de mouvements libres : — ces chaînes cependant, je le répète encore et toujours, ce sont ces erreurs lourdes et significatives des représentations morales, religieuses et métaphysiques. C'est seulement quand la maladie des chaînes sera surmontée que le pre­mier grand but sera entièrement atteint : la séparation de l'homme et de l'animal. (LVO/79-§350)

On peut observer la for­mation de la morale dans la façon dont nous nous compor­tons vis-à-vis des animaux. Lorsque l'utilité et le dommage n'entrent pas en jeu, nous éprouvons un sentiment de complète irresponsabilité; nous tuons et nous blessons par exemple des insectes ou bien nous les laissons vivre sans généralement y songer le moins du monde. Nous avons la main si lourde que nos gentillesses à l'égard des fleurs et des petits animaux sont presque toujours meur­trières : ce qui ne gêne nullement le plaisir que nous y pre­nons. – C'est aujourd'hui la fête des petits animaux, le jour le plus accablant de l'année : voyez comme tout cela grouille et rampe autour de nous, et, sans le faire exprès, mais aussi sans y prendre garde, nous écrasons tantôt par ici, tantôt par là un petit ver ou un petit insecte empenné. – Quand les animaux nous portent préjudice nous aspi­rons par tous les moyens à leur destruction ; et ces moyens sont souvent bien cruels, sans que ce soit là notre inten­tion : c'est la cruauté de l'irréflexion. Si, par contre, ils sont utiles, nous les exploitons : jusqu'à ce qu'une raison plus subtile nous enseigne que chez certains animaux nous pouvons tirer bénéfice d'un autre traitement, c'est-à-dire des soins et de l'élevage. C'est alors seulement qu'appa­raît la responsabilité. On évite de tourmenter l'animal domestique; un homme se révolte lorsqu'il voit quelqu'un se montrer impitoyable envers sa vache, en conformité absolue avec la morale de la communauté primitive qui voit l'utilité générale en danger dès qu'un individu la transgresse. Celui qui, dans la communauté, s'aperçoit d'un délit craint pour lui le dommage indirect : et nous craignons pour la qualité de la viande, de l'agriculture, des moyens de communication lorsque nous voyons mal­traiter les animaux. De plus, celui qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu'il est également brutal vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. C'est ainsi que se forme un commencement de jugement et de sens moral : la superstition y ajoute la meilleure part. Certains animaux incitent l'homme par des regards, des sons et des attitudes à se voir transporté en imagination dans le corps de ceux-ci, et certaines religions enseignent à voir parfois dans l'animal le séjour des âmes des hommes et des dieux : c'est pourquoi elles recommandent de nobles précautions et même une crainte respectueuse dans les rapports avec les animaux. Lors même que cette superstition aurait disparu, les sentiments éveillés par elle continuent leurs effets, mûrissent et portent leurs fruits. On sait qu'à ce point de vue le chris­tianisme a montré qu'il est une religion pauvre et rétro­grade. (LVO/79-§57)

Les pratiques que l'on exige dans la société raffinée, éviter avec précaution tout ce qui est ridicule, bizarre, prétentieux, réfréner ses vertus tout aussi bien que ses désirs violents, se montrer semblable aux autres, se soumettre à des règles, s'amoindrir, — tout cela, en tant que morale sociale, se retrouve jusqu'à l'échelle la plus basse de l'espèce animale, — et ce n'est qu'à ce degré inférieur que nous voyons les idées de derrière la tête de toutes ces aimables réglementations : on veut échapper à ses poursuivants et être favorisé dans la recherche de sa proie. C'est pourquoi les animaux apprennent à se dominer et à se déguiser au point que certains d'entre eux parviennent à assimiler leur couleur à celle de leur entourage (en vertu de ce que l'on appelle la « fonction chromatique »), à simuler la mort, à adopter les formes et les couleurs d'autres animaux, ou encore l'aspect du sable, des feuilles, des lichens ou des éponges (ce que les naturalistes anglais appellent mimicry). C'est ainsi que l'individu se cache sous l'universalité du terme générique « homme » ou parmi la « société », ou bien encore s'adapte et s'assimile aux princes, aux castes, aux partis, aux opinions de son temps ou de son milieu : et à toutes nos façons subtiles de nous faire passer pour heureux, reconnaissants, puissants, amoureux, on trouvera facilement l'équivalent animal. Le sens de la vérité lui aussi, qui, au fond, n'est pas autre chose que le sens de la sécurité, l'homme l'a en commun avec l'animal : on ne veut pas se laisser tromper, se laisser égarer par soi-même, on écoute avec méfiance les encouragements de ses propres passions, on se domine et l'on demeure méfiant à l'égard de soi-même ; tout cela, l'animal l'entend à l'égal de l'homme ; chez lui aussi la domination de soi tire son origine du sens de la réalité (de l'intelligence). De même l'animal observe les effets qu'il exerce sur l'imagination des autres animaux, il apprend à faire ainsi un retour sur lui-même, à se considérer « objectivement », lui aussi, à posséder, en une certaine mesure, la connaissance de soi. L'animal juge des mouvements de ses adversaires et de ses amis, il apprend par cœur leurs particularités : contre les représentants d'une certaine espèce il renonce, une fois pour toutes, à la lutte, et de même il devine, à l'approche de certaines variétés d'animaux, les intentions pacifiques et conciliantes. Les origines de la justice, comme celles de l'intelligence, de la modération, de la bravoure, — en un mot de tout ce que nous désignons sous le nom de vertus socratiques — sont animales : ces vertus sont une conséquence de ces instincts qui enseignent à chercher la nourriture et à échapper aux ennemis. Si nous considérons donc que l'homme supérieur n'a fait que s'élever et s'affiner dans la qualité de sa nourriture et dans l'idée de ce qu'il considère comme opposé à sa nature, il ne sera pas interdit de qualifier d'animal le phénomène moral tout entier. (AUR/81-§26) 

La fierté de l’homme qui se rebiffe contre la thèse de son ascendance animale et qui établit entre la nature et l’homme un grand abîme — cette fierté trouve sa raison dans un préjugé sur la nature de l’esprit, et ce préjugé est relativement récent. Durant la longue période préhistorique de l’humanité, on supposait que l’esprit était partout et l’on ne songeait pas du tout à le vénérer comme une prérogative de l’homme. Parce que l’on considérait au contraire le spirituel (ainsi que tous les instincts, les malices, les penchants) comme appartenant à tout le monde, comme étant, par conséquent, d’essence vulgaire, on n’avait pas honte de descendre d’animaux ou d’arbres (les races nobles se croyaient honorées par de pareilles légendes), l’on voyait dans l’esprit ce qui nous unit à la nature et non ce qui nous sépare d’elle. Ainsi on était élevé dans la modestie — et c’était aussi par suite d’un préjugé. (AUR/81-§31) 

Le nouveau sentiment fondamental : notre nature définitivement périssable. — Autrefois, on cherchait à éveiller le sentiment de la souveraineté de l’homme en montrant son origine divine : ceci est devenu maintenant un chemin interdit, car à sa porte se dresse le singe, avec quelque autre gent animale effroyable : — il grince des dents, comme si il voulait dire : pas un pas de plus dans cette direction ! (AUR/81-§49) 

Dès qu'un animal en voit un autre il se mesure en esprit avec lui, et les hommes des époques sauvages font de même. Il s'ensuit que presque chaque homme n'apprend à se connaître que par rapport à sa force d'attaque et de défense. (AUR/81-§212) 

Si ce que l'on affirme maintenant expressément est vrai, qu'il ne faut pas chercher dans la lumière la cause du pigment noir de la peau : ce phénomène pourrait peut-être rester le dernier effet de fréquents accès de rage accumulés pendant des siècles (et d'afflux de sang sous la peau) ? Tandis que, chez d'autres races plus intelligentes, le phénomène de pâleur et de frayeur, tout aussi fréquent, aurait fini par produire la couleur blanche de la peau ? - Car le degré de crainte est une mesure de l'intelligence : et le fait de s'abandonner souvent à une colère aveugle est le signe que l'animalité est encore toute proche et voudrait de nouveau prévaloir, - gris-brun, ce serait peut-être là la couleur primitive de l'homme, - quelque chose qui tient du singe et de l'ours, comme de juste. (AUR/81-§241) 

Pourquoi si sublime ! - Hélas, vous connaissez cette gent animale ! Il est vrai qu'elle se plaît mieux à elle-même lorsqu'elle s'avance sur deux jambes « comme un Dieu », - mais quand elle est retombée sur ses quatre pattes, c'est à moi qu'elle plaît mieux : cela lui est si incomparablement plus naturel ! (AUR/81-§261) 

Dans les explosions de la passion et dans les délires du rêve et de la folie, l'homme reconnaît son histoire primitive et celle de l'humanité : l'animalité et ses grimaces sauvages ; alors sa mémoire retourne assez loin en arrière, tandis qu'au contraire son état civilisé s'était développé grâce à l'oubli de ces expériences originelles, c'est-à-dire au relâchement de cette mémoire. Celui qui, homme oublieux d'espèce supérieure, est toujours resté très loin de ces choses, ne comprend pas les hommes, - mais c'est un avantage si, de temps en temps, il y a des individus qui « ne les comprennent pas », des individus engendrés en quelque sorte par la semence divine et mis au monde par la raison. (AUR/81-§312) 

Nous ne considérons pas les animaux comme des êtres moraux. Mais pensez-vous donc que les animaux nous tiennent pour des êtres moraux? - Un animal qui savait parler a dit: « L'humanité est un préjugé dont nous autres animaux, au moins, nous ne souffrons pas. » (AUR/81-§333) 

L'homme est devenu peu à peu un animal fantasque qui aura à remplir une condition d'existence de plus que tout autre animale : il faut que, de temps en temps, l'homme se figure savoir pourquoi il existe, son espèce ne peut pas prospérer sans une confiance périodique en la vie ! (LGS/82-§1)

Pour vous prouver que l'homme fait au fond partie des animaux gentils, je vous rappellerai à quel point il a été si longtemps crédule. C'est seulement aujourd'hui, extrêmement tard et au terme d'un formidable dépassement de soi, qu'il est devenu un animal méfiant,  — oui ! L’homme est aujourd'hui plus méchant qu'il ne l'a jamais été. — C'est un point que je ne comprends pas : pourquoi donc l'homme serait-il aujourd'hui plus méfiant et plus méchant ? — « Parce qu'aujourd'hui, il a une science, — qu'il a besoin d'une science ! » (LGS/82-§33)

L'animal a son bon droit, tout comme l'homme, qu'il se meuve donc librement, et toi, mon cher frère en humanité, tu es toi-même cet animal, malgré tout ! (LGS/82-§77)

Les animaux sacrifiés ont un avis dif­férent des spectateurs sur le sacrifice et l'immolation : mais on ne les a jamais laissés s'exprimer. (LGS/82-§220)

Je crains que les animaux ne considèrent l'homme comme un de leurs semblables qui a perdu le bon sens animal de manière extrême­ment dangereuse, comme l'animal délirant, comme l'animal rieur, comme l'animal pleurnichard, comme l'animal malheureux. (LGS/82-§224)

Au prix de souffrances qui nous ont rendus froids et durs, nous avons acquis la conviction que les événements du monde n'ont rien de divin, ni même rien de raisonnable, selon les mesures humaines, rien de pitoyable et de juste ; nous le savons, le monde où nous vivons est sans Dieu, immoral, « inhumain », - trop longtemps nous lui avons donné une interprétation fausse et mensongère, apprêtée selon les désirs et la volonté de notre vénération, c'est-à-dire conformément à un besoin. Car l'homme est un animal qui vénère ! Mais il est aussi un animal méfiant, et le monde ne vaut pas ce que nous nous sommes imaginés qu'il valait, c'est peut-être là la chose la plus certaine dont notre méfiance a fini par s'emparer. Autant de méfiance, autant de philosophie. (LGS/82-§346)

L'Européen se travestit avec la morale parce qu'il est devenu un animal malade, infirme, estropié, qui a de bonnes raisons pour être « apprivoisé », puisqu'il est presque un avorton, quelque chose d'imparfait, de faible et de gauche... Ce n'est pas la férocité de la bête de proie qui éprouve le besoin d'un travestissement moral, mais la bête du troupeau, avec sa médiocrité profonde, la peur et l'ennui qu'elle se cause à elle-même. (LGS/82-§352)

Si du moins vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l’innocence. (APZ/83-85-p1)

L’homme a déjà pris leurs vertus à toutes les bêtes, c’est pourquoi, de tous les animaux, l’homme a eu la vie la plus dure.
      Seuls les oiseaux sont encore au-dessus de lui. Et si l’homme apprenait aussi à voler, malheur à lui ! à quelle hauteur – sa rapacité volerait-elle ! (APZ/83-85-p3)

Chez l’homme, comme chez toutes les autres espèces animales, se trouve un excédent d’individus manqués, malades, dégénérés, infirmes, qui souffrent nécessairement. Les cas de réussite sont toujours des exceptions, même chez l’homme, et surtout des exceptions rares, si l’on considère que l’homme est un animal dont les qualités ne sont pas encore fixées. (PDBM/86-§62)

Nous nous sommes corrigés. Nous sommes devenus en tout point plus modestes. Nous ne cherchons plus l'origine de l'homme dans l' « esprit », dans la « nature divine », nous l'avons replacé au rang des animaux. Il est pour nous l'animal le plus fort, parce qu'il est le plus rusé : l'esprit dont il est doué n'en est qu'une conséquence. Nous nous défendons par ailleurs d'une vanité qui, là aussi, pourrait se faire à nouveau indiscrète : celle de croire que l'homme serait la grande finalité secrète de l'évolution animale. Il n'est en rien le « couronnement de la création » : comparé à lui, tout être a atteint le même degré de perfection.

…l'homme est, relativement parlant, l'animal le moins réussi, le plus maladif, celui qui s'est écarté le plus dangereusement de ses instincts — et, il est vrai, malgré tout cela, le plus intéressant de tous! (ANT/88-§14)

Tout le monde sait, il y en a même qui le savent par expérience, quel est l'animal qui a de longues oreilles. Eh bien ! j'ose prétendre que j'ai les plus petites oreilles que l'on puisse voir. Cela ne manquera pas d'intéresser quelque peu les femmes. Il me semble qu'elles se sentiront mieux comprises par moi. Je suis l'anti-âne par excellence, ce qui fait de moi un monstre historique. Je suis en grec —et non pas seulement en grec — l'anti-chrétien...(EH/88-3§2)


ANTISÉMITISME

Je manque toujours et encore du plus petit désir de m’asseoir en compagnie de cet antisémite qu’est Monsieur mon beau-frère. Ses idées et les miennes sont différentes et je ne le regrette pas. (DL/87-FN) 

Cher Monsieur, Je vous retourne ci-joint les trois numéros de votre Correspondenz, en vous remerciant de m'avoir permis de jeter un regard sur la confusion des principes qui règne au fondement de cet étonnant mouvement. Néanmoins, je vous prie de ne plus à l'avenir me gratifier de ces envois : je crains que ma patience finisse par céder. Croyez-moi : cette répugnante volonté, propre à de patentés dilettantes, de faire chorus en disant leur mot sur la valeur des hommes et des races, cette soumission à des « autorités » que tout esprit raisonnable rejetterait avec un froid mépris (par ex., E. Dühring, R. Wagner, Ebrard, Wahrmund, P. de Lagarde — qui parmi eux n'est pas, en matière de morale et d'histoire, le moins légitime, le plus injuste ?), ces constantes et absurdes falsifications et manipulations de notions floues telles que « germanique », « sémitique », « aryen », « chrétien », « allemand » — tout cela pourrait, à la longue, me mettre sérieusement en colère et me faire sortir de la bienveillance ironique avec laquelle j'ai, jusqu’a présent, observé les vertueux pharisaïsmes et velléités de l'actuelle Allemagne. — Et, pour finir, que croyez-vous que je ressente lorsque le nom de Zarathoustra se retrouve dans la bouche d'antisémites ?... (LC/87-TF) 

C'est toi, mon pauvre lama, qui as fait une des plus grandes bêtises, et pour toi, et pour moi. Ton mariage avec un chef antisémite exprime pour toute ma façon d'être un éloignement qui m'emplit toujours de rancœur et de mélancolie. [...] Car, vois-tu bien, mon bon lama, c'est pour moi une question d'honneur que d'observer envers l'antisémitisme une attitude absolument nette et sans équivoque, savoir : celle de l'opposition, comme je le fais dans mes écrits. On m'a accablé dans les derniers temps de lettres et de feuilles antisémites; ma répulsion pour ce parti (qui n'aimerait que trop se prévaloir de mon nom !) est aussi prononcée que possible, mais ma parenté avec Förster et le contrecoup de l'antisémitisme de Schmeitzner, mon ancien éditeur, ne cessent de faire croire aux adeptes de ce désagréable parti que je dois être un des leurs. Combien cela me nuit et m'a nui, tu ne peux pas t'en faire une idée. La presse allemande étouffe mes écrits sous le silence — et c'est depuis lors, dit Overbeck. Mon abstention éveille la méfiance de tous à l'endroit de mon caractère comme si je reniais en public une chose que je favorise en secret et je ne peux rien faire pour empêcher que les feuilles antisémites utilisent le nom de "Zarathoustra" : cette impuissance m'a déjà presque rendu malade plusieurs fois » (LC/87-EN) 


APHORISME - ÉCRITURE – LECTEUR - LIVRE L'exagération disting

ue tous les écrits modernes ; et même lorsqu'ils sont écrits simplement, les mots y sont encore sentis trop excentriquement. Sévère réflexion, concision, sang-froid, simplicité, poussée même volontairement jusqu'aux limites, bref quant-à-soi du sen­timent et laconisme, – voilà les seuls remèdes possibles. Au reste cette manière froide d'écrire et de sentir est, à titre de contraste, très attrayante aujourd'hui : et à vrai dire, il y a là un nouveau danger. Car la froideur péné­trante est aussi bien un moyen d'excitation qu'un haut degré de chaleur. (HTH/78-§195)

Le fait d'écrire devrait toujours annoncer une victoire, une victoire remportée sur soi-même, dont il faut faire part aux autres pour leur ensei­gnement. Mais il y a des auteurs dyspepsiques qui n'écrivent précisément que lorsqu'ils ne peuvent pas digé­rer quelque chose, ils commencent même parfois à écrire quand ils ont encore leur nourriture dans les dents : ils cherchent involontairement à communiquer leur mau­vaise humeur au lecteur, pour lui donner du dépit et exer­cer ainsi un pouvoir sur lui, c'est-à-dire qu'eux aussi veulent vaincre, mais les autres. (OSM/79-§152)

Les livres et les écrits diffèrent selon les différents penseurs : l'un a rassemblé dans son livre les lumières qu'il a su ravir promptement aux rayons d'une connaissance qui s'est mise à flamboyer pour lui, et qu'il a su s'approprier; un autre ne restitue que les ombres, les images en gris et noir de ce qui s'édifiait dans son âme le jour précédent. (LGS/82-§90)
     A : Je ne suis pas de ceux qui pensent la plume pleine d'encre à la main; encore moins de ceux qui, l'encrier ouvert, s'abandonnent à leurs passions, assis sur leur chaise et l'œil rivé sur le papier. Écrire provoque toujours en moi irritation ou honte; écrire est pour moi un besoin impérieux — il me répugne d'en parler, même de manière imagée.
     B : Mais alors pourquoi écris-tu ?
     A : Oui, mon cher, tout à fait entre nous, jusqu'à présent, je n'ai pas encore trouvé d'autre moyen de me débarrasser de mes pensées.
     B : Et pourquoi veux-tu t'en débarrasser?
     A : Pourquoi je le veux? Est-ce donc que je le veux? Je le dois. B : Assez ! Assez ! (LGS/82-§93)

Qu'importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres ? (LGS/82-§247)

De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.

Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je haïs tous les paresseux qui lisent.

Que chacun ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement l’écriture, mais encore la pensée.

Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur. (APZ/83-85-p1)

Hélas, mes pensées, qu'êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n'y a pas longtemps, vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire — et à présent ? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté, et quelques-unes d'entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités : elles ont déjà l'air si impérissable, si mortellement inattaquable, si ennuyeux! Et en fut-il jamais autrement ? Qu'écrivons-nous, que pei­gnons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres manda­rins, éterniseurs de choses qui peuvent s'écrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s'éventer! Hélas, seulement des orages qui s'éloignent et s'épuisent, des sentiments ternes et tardifs! Hélas, seulement des oiseaux las de voler, éga­rés, qui se laissent prendre dans la main — dans notre main! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler très longtemps, des choses exténuées et trop mûres! Et ce n'est que pour votre après-midi, ô mes pensées écrites et peintes, que je possède des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de teintes délicates, cinquante jaunes, bruns, verts, rouges : mais nul, à vous voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites et merveilles de ma solitude, mes vieilles, mes chères — mes mauvaises pen­sées ! (PDBM/86-§296)

On ne veut pas seulement être compris, quand on écrit, mais encore, de manière tout aussi certaine, ne pas être compris. Ce n'est encore nullement une objec­tion contre un livre, que le premier venu le trouve incompréhensible : cela entrait peut-être justement dans l'intention de son auteur, — il ne voulait pas être compris par le premier venu. Tout esprit et tout goût vraiment noble choisit aussi, lorsqu'il veut se communiquer, ses auditeurs; en les choisissant, il trace simultanément ses limites à l'égard « des autres «. Toutes les lois affinées d'un style ont là leur origine : elles maintiennent en même temps au loin, elles créent de la distance, elles interdisent « l'accès », la compréhension, comme on l'a — tandis qu'elles ouvrent les oreilles à ceux qui ont avec nous une parenté d'oreille. Et soit dit entre nous, et dans mon cas, — je ne veux pas que mon ignorance ni ma vivacité de tempérament m'empêchent d'être compréhensible pour vous, mes amis : ni ma vivacité, si fort qu'elle me contraigne à me saisir d'une chose avec rapidité, si je veux m'en saisir tout court. Car j'en use avec les problèmes profonds comme avec un bain froid — vite entré, vite ressorti. Que de la sorte on n'atteigne pas le fond, que l'on ne descende pas assez profondément, c'est la superstition de ceux qui ont peur de l'eau, des ennemis de l'eau froide ; ils parlent sans en avoir l'expérience. Oh ! le grand froid rend rapide ! (LGS/86-§381)

Un aphorisme dont la fonte et la frappe sont ce qu’elles doivent être n’est pas encore « déchiffré » parce qu’on l’a lu ; il s’en faut de beaucoup, car l’interprétation ne fait alors que commencer et il y a un art de l’interprétation. [...] Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d’un art, il faut posséder avant tout une faculté qu’on a précisément le mieux oubliée aujourd’hui — et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » —, d’une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne » : j’entends la faculté de ruminer… (GM/87-pref-§8)

On me demande souvent pourquoi j’écris en allemand ; car nulle part je ne serai plus mal lu que dans ma patrie. Mais enfin qui sait si je désire être lu aujourd’hui ? — Créer des choses sur quoi le temps essaie en vain ses dents, tendre par la forme et par la substance, à une petite immortalité — je n’ai jamais été assez modeste pour exiger moins de moi. L’aphorisme, la sentence, où le premier je suis passé maître parmi les Allemands, sont les formes de « l’éternité »; mon orgueil est de dire en dix phrases ce que tout autre dit en un volume, — ce qu’un autre ne dit pas en un volume... (LCI/88-9§51)

Il me semble que c'est un des plus rares hommages que quelqu'un puisse se rendre à lui-même que de prendre en main un de mes livres. J'admets même qu'il se déchausse, ou peut-être ira-t-il encore jusqu'à ôter ses bottes. Un jour le docteur Henri de Stein se plaignit loyalement à moi de ne pas comprendre un mot à mon Zara­thoustra. Je lui répondis que c'était tout à fait dans les règles : En comprendre six phrases, ce qui veut dire les avoir vécues, cela suffirait à vous élever parmi les mortels à un degré supérieur à celui que les hommes « modernes » pourraient atteindre. Com­ment, avec un pareil sentiment de la distance, pour­rais-je seulement souhaiter d'être lu par les « moder­nes » que je connais !

Bref, personne ne peut trouver dans les choses, sans en excepter les livres, plus qu'il n'en sait déjà. On ne saurait entendre exactement ce à quoi des événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrême : qu'un livre ne parle que d'événements qui se trouvent complètement en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment, ou même rarement seule­ment, dans la vie de quelqu'un ; que c'est la première fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série de possibilité nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène extrêmement simple: on n'entend rien de ce que dit l'auteur et l'on a l'illusion de croire que là où l'on n'entend rien il n'y a rien... C'est l'expérience que j'ai faite dans la plupart des cas et c'est, si l'on veut, ce que mon expérience personnelle présente d'original. Celui qui croit avoir compris quelque chose dans mon œuvre s'en fait une idée à sa propre image, une idée qui, le plus souvent, est en contradiction absolue avec moi-même. On fait de moi, par exemple, un « idéaliste ». Quand on n'a rien compris du tout, on se contente de nier ma valeur, on dit que je n'entre pas en ligne de compte.

Je connais quelque peu mes privilèges, en tant qu'écrivain. Dans des cas déterminés, je me suis aperçu à quel point le goût se « corrompt » au contact de mes écrits. On en arrive à ne plus pouvoir supporter d'autres livres, les livres philoso­phiques moins que tous les autres.

On m'a dit qu'il n'était pas possible de laisser inachevé un de mes livres, je trouble même le repos de la nuit. Il n'existe nulle part une espèce de livres plus fière et plus raffinée tout à la fois. Ils atteignent çà et là le maximum de ce qui peut être atteint sur la terre : le cynisme. Il faut les conquérir en se servant à la fois des doigts les plus délicats et des poings les plus courageux. Toute décrépitude de l'âme en éloignera nécessairement une fois pour toutes, et même la moindre atteinte de dyspepsie ; il ne faut pas avoir de nerfs, il faut posséder de joyeuses entrailles. Ce n'est pas seulement la pauvreté de l'âme, l'atmosphère des recoins qui interdit l'approche de mes livres, c'est davantage encore la lâcheté, la malpropreté, le ressentiment secret qui se cachent au fond des intestins. (EH/88-3§1)

Les conditions nécessaires pour me comprendre, et qui, alors, me feront nécessairement comprendre, — je ne les connais que trop bien. Il faut être, dans les choses de l'esprit, intègre jusqu'à la dureté, pour pouvoir seulement supporter mon sérieux, ma passion. II faut être exercé à vivre sur les cimes — à se sentir au-dessus du misérable bavardage contem­porain de politique et d'égoïsmes nationaux. Il faut être devenu indifférent, il faut ne jamais demander si la vérité sert à quelque chose, ou si elle peut vous être fatale... Il faut la prédilection des forts pour les questions dont personne aujourd'hui n'a le courage ; le courage des choses défendues ; être prédestiné au labyrinthe. Une expérience tirée de sept solitudes... Des oreilles neuves pour une musique nouvelle; des yeux neufs pour les plus lointains horizons. Une conscience nouvelle pour des vérités restées jusqu'à présent muettes. Plus la volonté d'une économie de grand style : garder le contrôle de sa force, de son enthousiasme... Le respect de soi, l'amour de soi, une absolue liberté envers soi...
     Eh bien ! Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes vrais lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu'importe le reste ? Le reste n'est que l'humanité. — Il faut être supérieur à l'humanité, par sa force, par sa hauteur d'âme, par son mépris... (ANT/88-pref)

J’ai donné à l’humanité le livre le plus profond qu’elle possède, comparés à quoi la plupart des livres ne sont que de la littérature. Que ne faut-il pas expier pour ça ? (DL/88-MVM)


APOLLINIEN – DIONYSIAQUE

Ces deux instincts si différents marchent côte à côte, le plus souvent en état de conflit ouvert, s'excitant mutuellement à des créa­tions nouvelles et plus vigoureuses, afin de perpé­tuer entre eux ce conflit des contraires que recouvre en apparence seulement le nom d'art qui leur est commun ; jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle méta­physique du « vouloir » hellénique, ils apparaissent unis, et dans cette union finissent par engendrer l'œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique.
     Pour nous représenter plus précisément ces deux instincts, imaginons-les d'abord comme les deux régions esthétiques séparées du rêve et de l'ivresse, dont les manifestations physiologiques offrent le même contraste que l'apollinisme et le dionysisme. […] Cette nécessité heureuse du rêve, les Grecs l'ont en quelque sorte personnifiée dans leur Apollon. Apollon, dieu de toutes les forces plastiques, est en même temps le dieu des prophéties. Lui qui est d'après la racine de son nom le « Brillant », le dieu de lumière, gouverne aussi la lueur belle du monde intérieur, de l'imagination. La vérité supérieure, la perfection de ces états de rêve comparés à la réalité diurne qui n'est intelligible que par fragments, le sens profond que nous avons de l'action salutaire et secourable de la nature dans le sommeil et dans le rêve, sont l'analogue et le symbole de la faculté prophétique et, en général, de tous les arts qui font la vie possible et digne d'être vécue.

Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien se renoue d’homme à homme, mais même la nature qui nous est devenue étrangère, hostile ou asservie, fête sa réconciliation avec l’homme, son fils prodigue. La terre offre d'elle-même ses dons, les bêtes fauves des rochers et des déserts approchent pacifiées. Le char de Dionysos se couvre de fleurs et de guirlandes, la panthère et le tigre marchent accouplés sous son joug. Qu'on transforme en un tableau le triomphal Hymne à la Joie de Beethoven et qu'on tâche d'égaler cette imagination qui voit les millions d'êtres se pros­terner dans la poussière : on aura alors une idée appro­chante du dionysisme. L’esclave devient un homme libre, toutes les barrières rigides et hostiles que la nécessité, l’arbitraire ou « la mode insolente » ont mises entre les hommes cèdent à présent. Dans cet évangile de l'harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, fondu avec son pro­chain, mais il se sent identique à lui, comme si le voile de Maïa se déchirait et ne flottait plus qu'en lam­beaux autour du mystère de l'Unité originelle. (LNT/72-§1)

Nous avons jusqu'à présent envisagé l'apollinisme et son contraire, le dionysisme, comme des énergies d'art qui jaillissent directement de la nature sans l'intermédiaire de l'artiste humain ; ainsi la nature commence par satisfaire directement ses instincts esthétiques, et cela de deux manières : dans le monde imagé du rêve, dont la perfection est sans aucun rapport avec le niveau intellectuel ou la culture esthé­tique de l'individu, et dans la réalité enivrée qui néglige à son tour l'individu, et cherche même à l'an­nihiler ou à le libérer grâce au sentiment de l'unité mystique. (LNT/72-§2)

L'être chez qui l'abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l'homme dionysien, se plaît non seulement au spectacle du terrible et de l'inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagré­gation, de négation ; la méchanceté, l'insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d'une surabondance qui est capable de faire, de chaque désert, un pays fertile. C'est au contraire l'homme le plus souffrant, le plus pauvre en force vitale, qui aurait le plus grand besoin de douceur, d'aménité, de bonté, en pensée aussi bien qu'en action, et, si possible, d'un Dieu qui serait tout particulièrement un Dieu de malades, un « Sauveur », il aurait aussi besoin de logique, d'intelligi­bilité abstraite de l'existence - car la logique tranquillise, donne de la confiance -, bref d'une certaine intimité étroite et chaude qui dissipe la crainte, et d'un emprison­nement dans des horizons optimistes. (LGS/86-§370)

Que signifie les oppositions d’idées entre apollinien et dionysien, que j’ai introduites dans l’esthétique, toutes deux considérées comme des catégories de l’ivresse ? — L’ivresse apollinienne produit avant tout l’irritation de l’œil qui donne à l’œil la faculté de vision. Le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. Dans l’état dionysien, par contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce de mimique et d’art d’imitation. […] L’homme dionysien est incapable de ne point comprendre une suggestion quelconque, il ne laisse échapper aucune marque d’émotion, il a au plus haut degré l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré l’art de communiquer avec les autres. Il sait revêtir toutes les enveloppes, toutes les émotions : il se transforme sans cesse. (LCI/88-9§10)

« O Dionysos, divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? » demanda un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célèbres dialogues sur l’île de Naxos. « Je trouve quelque chose de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? » (LCI/88-9§19)

Goethe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté ; homme tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes ; homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu... Un tel esprit libéré, apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus... Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. (LCI/88-9§49)

Je fus le premier qui, pour la compréhension de cet ancien instinct hellénique riche encore et même débordant, ai pris au sérieux ce merveilleux phénomène qui porte le nom de Dionysos : il n’est explicable que par un excédent de force. Celui qui a étudié les Grecs, comme ce profond connaisseur de leur culture, le plus profond de tous, Jacob Burckhardt à Bâle, a su de suite l’importance que cela avait : Burckhardt a intercalé dans sa Culture des Grecs un chapitre spécial sur ce phénomène. Si l’on veut se rendre compte de l’opposé il suffira de voir la pauvreté d’instinct presque réjouissante chez le philologue allemand quand il s’approche de l’idée dionysienne.

… ce n’est que par les mystères dionysiens, par la psychologie de l’état dionysien que s’exprime la réalité fondamentale de l’instinct hellénique — sa « volonté de vie ». Qu’est-ce que l’Hellène se garantissait par ces mystères ? La vie éternelle, l’éternel retour de la vie ; l’avenir promis et sanctifié dans le passé ; l’affirmation triomphante de la vie au-dessus de la mort et du changement ; la vie véritable comme prolongement collectif par la procréation, par les mystères de la sexualité. C’est pourquoi le symbole sexuel était pour les Grecs le symbole vénérable par excellence, le véritable sens profond dans toute la piété antique. Toutes les particularités de l’acte de la génération, de la grossesse, de la naissance éveillent les sentiments les plus élevés et les plus solennels. Dans la science des mystères la douleur est sanctifiée : le « travail d’enfantement » rendant la douleur sacrée, — tout ce qui est devenir et croissance, tout ce qui garantit l’avenir nécessite la douleur... Pour qu’il y ait la joie éternelle de la création, pour que la volonté de vie s’affirme éternellement par elle-même il faut aussi qu’il y ait les « douleurs de l’enfantement »... Le mot Dionysos signifie tout cela : je ne connais pas de symbolisme plus élevé que ce symbolisme grec, celui des fêtes dionysiennes. Par lui le plus profond instinct de la vie, celui de la vie à venir, de la vie éternelle est traduit d’une façon religieuse, — la voie même de la vie, la procréation, comme la voie sacrée... Ce n’est que le christianisme, avec son fond de ressentiment contre la vie, qui a fait de la sexualité quelque chose d’impur : il jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie... (LCI/88-10§4)

L’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable — c’est ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. […] L’origine de la Tragédie fut ma première transmutation de toutes les valeurs : par là je me replace sur le terrain d’où grandit mon vouloir, mon savoir — moi le dernier disciple du philosophe Dionysos, — moi le maître de l’éternel retour.. (LCI/88-10§5)

Je suis un disciple du philosophe Dionysos ; je préférerais encore être considéré comme un satyre que comme un saint. (EH/88-pref§2)

(parlant de « L'origine de la tragédie ») - Une « idée » — l'opposition entre dionysien et apol­linien — y est traduite métaphysiquement ; l'histoire elle-même y est considérée comme le développement de cette idée ; dans la tragédie, l'antithèse avec l'unité est supprimée ; sous cette optique, des choses qui ne s'étaient jamais vues face à face sont opposées l'une à l'autre, éclairées et comprises l'une par l'autre. L'Opéra, par exemple, et la Révolution... […] Dans le livre tout entier, il y a un silence profond et hostile pour tout ce qui touche le christianisme. Celui-ci n'est ni apollinien ni diony­sien ; il nie toutes les valeurs esthétiques, les seules que reconnaisse l'Origine de la Tragédie ; il est nihi­liste au sens le plus profond, alors que dans le symbole dionysien la limite extrême de l'affirmation est atteinte. (EH/88-3OT§1)

Celui qui non seulement comprend le terme « dionysien », mais encore se comprend dans ce terme, n'a pas besoin d'une réfutation de Platon, du christianisme ou de Schopenhauer. — Il flaire la décomposition... (EH/88-3OT§2)

L'affirmation de la vie même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant de faire le sacrifice de ses types les plus élevés, au bénéfice de son propre caractère inépuisable — c'est ce que j'ai appelé dionysien, c'est en cela que j'ai cru reconnaître le fil conducteur qui mène à la psychologie du poète tragique. Non pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d'une passion dangereuse par sa décharge véhémente — c'est ainsi que l'a entendu Aristote —, mais pour personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l'éternelle joie du devenir, — cette joie qui porte encore en elle la joie de l'anéantissement..»
     Dans ce sens j'ai le droit de me considérer moi-même comme le premier philosophe tragique, c'est-à-dire comme l'antithèse extrême et l'antipode d'un philosophe pessimiste. Avant moi, cette transposition du dionysien en une émotion philosophique n'a pas existé. La sagesse tragique faisait défaut. […] L'affirmation de l'anéantissement et de la destruction, ce qu'il y a de décisif dans une philosophie dionysienne, l'appro­bation de la contradiction et de la guerre, le devenir avec la négation radicale de la conception même de l'« être », dans tout cela il faut que je reconnaisse, en tout cas, ce qui ressemble le plus à mes idées au milieu de tout ce qui fut jamais pensé. (EH/88-3OT§3)

Je n'ai après tout aucune raison de renoncer à l'es­poir que je place en un avenir dionysien de la musique. Projetons nos regards à un siècle en avant. Admettons que mon attentat contre vingt siècles de contre-nature et de violation de l'humanité réussisse. Ce nouveau parti, qui sera le parti de la vie et qui prendra en mains la plus belle de toutes les tâches, la discipline et le perfectionnement de l'hu­manité, y compris la destruction impitoyable du tout ce qui présente des caractères dégénérés et para­sitaires, ce parti rendra de nouveau possible la pré­sence sur cette terre de cet excédent de vie, d'où sortira certainement de nouveau la condition diony­sienne. (EH/88-3OT§4)

Pour une tâche dionysienne, la dureté du marteau, la joie même de la destruction, font partie, de la façon la plus décisive, des conditions premières. L'impératif « devenez durs ! », la certitude fonda­mentale que tous les créateurs sont durs, voilà le véritable signe distinctif d'une nature dionysienne. (EH/88-3APZ§8)

M'a-t-on compris ?— Dionysos en face du Crucifié.. (EH/88-4§9)

Expériences psychologiques fondamentales : le nom d' « apollinien » désigne l'immobilisation ravie devant un monde inventé et rêvé, devant le monde de la belle apparence en tant qu'il libère du devenir : du nom de Dionysos est baptisé, d'autre part, le devenir conçu activement, ressenti subjectivement en tant que volupté furieuse du créateur qui connaît simultanément la rage du destructeur. Antagonisme de ces deux expériences et des désirs qui en constituent le fondement : le premier veut éterniser l'apparence, devant elle l'homme devient calme, sans désirs, semblable à une mer d'huile, guéri, en accord avec soi et avec toute l'existence : le second désir aspire au devenir, à la volupté du faire devenir, c'est-à-dire du créer et du détruire. (FP /12)


APPARENCE

Dans quelle situation merveilleuse et inédite, et en même temps terrible et ironique je me sens, avec ma connaissance, à l'égard de l'ensemble de l'existence ! J'ai découvert quant à moi que l'ancienne humanité et animalité, voire même que l'ensemble de l'ère primitive et du passé de tout être sensible, continue à poétiser en moi, continue à aimer, continue à haïr, continue à tirer des conclusions, - je me suis soudain réveillé au beau milieu de ce rêve, mais seulement pour prendre conscience que je suis en train de rêver, et que je dois continuer à rêver si je ne veux pas périr : tout comme le somnambule doit continuer à rêver pour ne pas s'écraser au sol. Qu'est-ce pour moi à présent que l'" apparence "! Certainement pas le contraire d'une quelconque essence, - que puis-je énoncer d'une quelconque essence sinon les seuls prédicats de son apparence ! Certainement pas un masque mort que l'on pourrait plaquer sur un X inconnu, et tout aussi bien lui ôter ! (LGS/82-§54)

Voici ce qui m'a coûté et ne cesse de continuer à me coûter les plus grands efforts : me rendre compte que la manière dont on nomme les choses compte indiciblement plus que ce qu'elles sont. La réputation, le nom et l'apparence, le crédit, la mesure et le poids usuels d'une chose - à l'origine le plus souvent une erreur et une décision arbitraire jetées sur les choses comme un vêtement, et totalement étrangères à son essence et même à sa peau -, à la faveur de la croyance qu'on leur accorde et de leur croissance de génération en génération, prennent en quelque sorte racine dans la chose et s'y incarnent progressivement pour devenir son corps même : l'apparence initiale finit presque toujours par se transformer en essence et agit comme essence ! (LGS/82-§58)

Mais n'oublions pas non plus ceci : il suffit de créer de nouveaux noms, appréciations et vraisemblances pour créer à la longue de nouvelles " choses ". (LGS/82-§58)

L'apparence, au sens où je l'entends, est la véritable et l'unique réalité des choses - ce à quoi seulement s'appliquent tous les prédicats existants et qui dans une certaine mesure ne saurait être mieux défini que par l'ensemble des prédicats, c'est-à-dire aussi par les prédicats contraires. Or ce mot n'exprime rien d'autre que le fait d'être inaccessible aux procédures et aux distinctions logiques : donc une " apparence " si on le compare à la " vérité logique " - laquelle n'est elle-même possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas l' " apparence " en opposition à la " réalité ", au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité, celle qui résiste à toute transformation en un imaginaire " monde vrai ". Un nom précis pour cette réalité serait " la volonté de puissance ", ainsi désignée d'après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable et fluide. (FP/84-85-v11)


APPLAUDISSEMENT

Dans l'applaudissement, il y a toujours une espèce de vacarme : même dans l'applaudissement que nous nous décernons nous-mêmes. (LGS/82-§201)


APPRENDRE

Pour voir beaucoup de choses il faut apprendre à voir loin de soi : - cette dureté est nécessaire pour tous ceux qui gravissent les montagnes. (APZ/83-85-p3)

« Qui apprend beaucoup, désapprend tous les désirs violents » – c’est ce qu’on se murmure aujourd’hui dans toutes les rues obscures.

Et c’est aussi de moi seulement qu’il vous faut apprendre à apprendre, à bien apprendre ! – Que celui qui a des oreilles entende.(APZ/83-85-p3)


ART - ARTISTE

L’art est la tâche suprême et l’activité véritablement métaphysique de cette vie ; (LNT/72-pref.)

L’évolution de l’art est liée au dualisme de l’apollinisme et du dionysisme, comme la génération est liée à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle, coupée d’accords provisoires.

Les deux divinités protectrices de l’art, Apollon et Dionysos nous suggèrent que dans le monde grec il existe un contraste prodigieux, dans l’origine et dans les fins, entre l’art du sculpteur, ou art apollinien, et l’art non sculptural de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instincts si différents marchent côte à côte, le plus souvent en état de conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus vigoureuses, afin de perpétuer entre eux ce conflit des contraires que recouvre en apparence seulement le nom d’art qui leur est commun.

Nous aurons fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l'immé-diate certitude intuitive que l'entier développement de l'art est lié à la dualité de l'apollinien et du dionysiaque comme, analogiquement, la génération — dans ce combat perpétuel où la réconciliation n'intervient jamais que de façon périodique — dépend de la diffé-rence des sexes. Ces noms, nous les empruntons aux Grecs, lesquels, pour qui les comprend, ont donné à entendre le sens profond et la doc­trine secrète de leur intuition esthétique non pas, certes, dans des concepts, mais dans les figures incisives et nettes de leur panthéon. C'est à leurs deux divinités de l'art, Apollon et Dionysos, que se rattache la connaissance que nous pouvons avoir, dans le monde grec, d'une formidable opposition, quant à l'origine et quant au but, entre l'art plastique — l'art apollinien — et l'art non plastique qui est celui de Dionysos. Ces deux pulsions si différentes marchent de front, mais la plupart du temps en conflit ouvert.(LNT/72-§1)

Tout artiste est un « imitateur », qu’il soit l’artiste apollinien du rêve ou l’artiste dionysiaque de l’ivresse ou même, comme dans la tragédie grecque, l’artiste du rêve et de l’ivresse à la fois. (LNT/72-§2)

L’histoire et les sciences de la nature furent nécessaires contre le Moyen Age : le savoir contre la croyance. Contre le savoir nous dirigeons maintenant l’art : retour à la vie ! Maitrise de l’instinct de la connaissance ! Renforcement des instincts moraux et esthétiques ! (LDP/72-75-ch.1§43)

Notre époque a une haine pour l’art comme pour la religion. Elle ne veut capituler ni par la promesse de l’au-delà ni par la promesse d’une transfiguration artistique du monde. Elle tient cela pour de la « poésie » superflue, pour une plaisanterie, etc. nos poètes sont à l’avenant. Mais l’art comme sérieux redoutable ! La nouvelle métaphysique comme sérieux redoutable ! Nous voulons transposer pour vous le monde en des images telles que vous en frémissiez. C’est en notre pouvoir ! (LDP/72-75-ch.1§56)

Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité. (LDP/72-75-ch.1§62)

Qu’on imagine les natures anti-artistiques ou douées d’un faible tempérament artistique, armées et équipées d’idées empruntées à l’histoire monumentale de l’art.

Contre qui ces natures dirigeront-elles leurs armes ? Contre leurs ennemis héréditaires : les tempéraments artistiques fortement doués, par conséquent contre ceux qui sont seuls capables d’apprendre quelque chose dans les événements historiques ainsi présentés, capables d’en tirer parti pour la vie et de transformer ce qu’ils ont appris en une pratique supérieure. C’est à ceux-là que l’on barre le chemin, à ceux-là que l’on obscurcit l’atmosphère, lorsque l’on se met à danser servilement et avec zèle autour d’un glorieux monument du passé, quel qu’il soit et sans l’avoir compris, comme si l’on voulait dire : « Voyez, ceci est l’art vrai et véritable. Que vous importent ceux qui sont encore prisonniers dans le devenir et dans le vouloir ! » Cette foule qui danse possède même, en apparence, le privilège du « bon goût », car toujours le créateur s’est trouvé en désavantage vis-à-vis de celui qui ne faisait que regarder sans mettre lui-même la main à la pâte, de même que, de tous temps, l’orateur de café paraissait plus sage, plus juste et plus réfléchi que l’homme d’État qui gouverne. Si l’on s’avise même de transporter sur le domaine de l’art l’usage du suffrage populaire et de la majorité du nombre, pour forcer en quelque sorte l’artiste à se défendre devant un forum d’esthétisants oisifs, on peut jurer d’avance qu’il sera condamné. Non point, comme on pourrait le croire, malgré le canon de l’art monumental, mais parce que ses juges ont proclamé solennellement ce canon (celui de l’art qui, d’après les explications données, a « fait de l’effet » de tous temps). Au contraire, pour l’art qui n’est pas encore monumental, c’est-à-dire pour celui qui est contemporain, il leur manque premièrement le besoin, en second lieu la vocation, en troisième lieu précisément l’autorité de l’histoire. Par contre, leur instinct leur apprend que l’on peut tuer l’art par l’art. À aucun prix, pour eux, le monumental ne doit se former à nouveau et ils se servent comme argument de ce qui tire du passé son autorité et son caractère monumental. De la sorte, ils apparaissent comme connaisseurs d’art, parce qu’ils voudraient supprimer l’art ; ils se donnent des allures de médecins, tandis qu’au fond ils se comportent en empoisonneurs. (CI2/73)

L'art relève la tête quand les religions perdent du terrain. Il recueille une foule de sen­timents et de tendances produites par la religion, il les prend à cœur et devient alors lui-même plus profond, plus rempli d'âme, au point qu'il peut communiquer l'éléva­tion et l'enthousiasme, chose qu'auparavant il ne pouvait pas encore. Le trésor de sentiment religieux grossi en torrent déborde toujours de nouveau et veut conquérir de nouveaux royaumes ; mais le progrès des lumières a ébranlé les dogmes de la religion et inspiré une défiance fondamentale : alors le sentiment, chassé par les lumières de la sphère religieuse, se jette dans l'art ; en quelques cas aussi dans la vie politique, voire même directement dans la science. Partout où dans les efforts humains on aperçoit une coloration supérieure plus sombre, on peut conjec­turer que la crainte des esprits, le parfum de l'encens et les ombres de l'Église y sont restés attachés. (HTH/78-§150)

Les artistes ont un intérêt à ce qu'on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant ins­pirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l'imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine; ainsi, l'on se rend compte aujourd'hui d'après les Carnets de Bee­thoven qu'il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte tirées d'ébauches multi­ples. Celui qui discerne moins sévèrement et s'abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans cer­taines conditions, devenir un grand improvisateur; mais l'improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d'art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travail­leurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger. (HTH/78-§155)

Ce sont précisément, parmi les artistes, les cerveaux originaux, créant d'eux-mêmes, qui peuvent, le cas échéant, produire le vide et le néant complets, tandis que les natures plus dépendantes, les talents, comme on dit, abondent en souvenirs de tout le bon possible et même en état de faiblesse produisent quel­que chose de passable. Mais si les originaux sont abandon­nés d'eux-mêmes, le souvenir ne leur donne aucune aide : ils tournent à vide. (HTH/78-§165)

Il en va toujours comme d'Achille et d'Homère : l'un a la vie, le sentiment, l'autre les décrit. Un véritable écrivain ne donne la parole qu'à la passion et à l'expérience d'autrui ; il est artiste pour savoir, du peu qu'il a ressenti, tirer beaucoup par divination. Les artistes ne sont pas le moins du monde les hommes de la grande passion, mais fréquemment ils se donnent pour tels, avec le sentiment inconscient que l'on accordera plus de créance à leur passion peinte, si leur propre vie parle en faveur de leur expérience en la matière. (HTH/78-§211)

Le désir incessant de créer, propre à l'artiste, et son regard sans cesse à l'affût de l'extérieur, l'empêchent de devenir plus beau et meil­leur dans sa personne, c'est-à-dire de se créer lui-même —à moins que son ambition ne soit assez grande pour le for­cer à se montrer toujours, dans ses rapports avec les autres, l'égal de la beauté grandissante et de la sublimité de son œuvre. Dans tous les cas il ne possède qu'une mesure déterminée de forces : ce qu'il en emploie pour sa propre personne, comment pourrait-il en faire bénéficier son œuvre ? Et vice versa. (OSM/79-§102)

Il y a désavantage pour les bonnes idées à se suivre de trop près ; elles se bouchent mutuellement la vue – C'est pourquoi les plus grands artistes et les plus grands écrivains ont fait un usage abondant de moyens termes. (OSM/79-§120)

Le peuple pos­sède bien quelque chose que l'on peut appeler des aspira­tions artistiques, mais celles-ci sont minimes et faciles à satisfaire. Au fond, les déchets de l'art y suffisent : il faut se l'avouer sans ambages. Considérez, par exemple, quelles sont les mélodies et les chansons qui font mainte­nant toute la joie des couches vigoureuses de la popula­tion, les moins gâtées et les plus naïves, vivez parmi les bergers, les métayers, les paysans, les chasseurs, les sol­dats, les matelots, et vous serez édifiés sur ce sujet. Dans les petites villes encore, dans les maisons où est le siège des héréditaires vertus bourgeoises, n'aime-t-on et ne cultive-t-on pas la plus mauvaise musique qui ait jamais été produite ? […] Et qu'exigent-ils en somme de l'art ? Qu'il chasse, pendant quelques heures ou quelques ins­tants, le malaise, l'ennui, la conscience vaguement mau­vaise, et interprète, si possible, dans un sens élevé, le défaut de leur vie et de leur caractère, pour le trans­former en un défaut dans la destinée du monde, – à la grande différence des Grecs qui voyaient, dans leur art, l'expansion de leur propre bien-être et de leur propre santé, et qui aimaient à voir encore une fois leur propre perfection en dehors d'eux-mêmes : – ils ont été conduits à l'art par le contentement d'eux-mêmes, nos contempo­rains y sont venus – par le dégoût d'eux-mêmes. (OSM/79-§169)

Un art tel qu'il rayonne d'Homère, de Sophocle, de Théocrite, de Calderon, de Racine, de Goethe, comme l'excédent d'une conduite de vie sage et harmonieuse — c'est là la vraie conception, à quoi nous finirons par recourir, lorsque nous serons devenus nous-mêmes plus sages et plus harmonieux : et non point ce jaillissement barbare, quoique si charmant, de choses ardentes et bariolées, ce jaillissement hors d'une âme chaotique et non domptée que nous considérions jadis, lorsque nous étions des jeunes gens, comme de l'art. Mais il va de soi que, pour certaines époques de la vie, un art de l'exaltation et de l'émotion répond à un besoin naturel, de même que la répugnance contre tout ce qui est réglé, monotone, simple et logique, que cet art doit nécessairement correspondre à l'artiste, pour que l'âme de ce moment de la vie n'aille pas faire explosion sur une autre voie, par toutes sortes d'excès et de désordres. C'est ainsi que les jeunes gens, tels qu'ils sont généralement, pleins d'exubérance et tourmentés par l'ennui plus que toute autre chose, comme les femmes, faute d'un bon travail qui remplit l'âme, ont besoin de cet art du désordre ravissant : mais avec d'autant plus de violence s'enflammera un jour leur désir d'une satisfaction sans changement, d'un bonheur sans ivresse et sans léthargie. (OSM/79-§173)

L'art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il nous modère et nous tient en bride, crée des formes de civilité, lie ceux dont l'éducation n'est pas faite à des de convenance, de propriété, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. De plus, l'art doit cacher et transformer tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l'âme et des craintes, et faire transparaître, dans la lai­deur inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. Après cette tâche, dont la grandeur va jusqu'à l'énormité, l'art que l'on appelle véritable, l'art des œuvres d'art n'est qu'accessoire. L'homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s'alléger de cet excédent par l'œuvre d'art ; dans certaines circonstances c'est tout un peuple qui agira ainsi. – Mais on a l'habitude maintenant de commencer l'art par la fin, on se suspend à sa queue, avec l'idée que l'art des œuvres d'art est le principal et que c'est, en par­tant de cet art, que la vie doit être améliorée et trans­formée – fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l'autre, quoi d'étonnant si nous nous gâtons l'estomac et même l'appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l'art nous convie ? (OSM/79-§174)

A quoi un art des œuvres d'art doit-il de survivre ? Au fait que la plupart des gens qui ont des heures de loisirs (et pour ceux-ci seulement, il y a un pareil art) ne croient pas pouvoir venir à bout de leur temps sans faire de la musique, aller au théâtre, visiter les expositions, lire des romans et des vers. En admettant que l'on puisse les détourner de cette satisfaction, ils aspire­raient moins avidement à avoir des loisirs et l'envie que l'on porte aux riches deviendrait plus rare – ce serait un avantage pour la stabilité de la société ; ou bien ils conti­nueraient à avoir des loisirs, mais apprendraient à réflé­chir (ce que l'on peut apprendre et désapprendre), à réflé­chir sur leur travail par exemple, sur leurs relations, sur les joies qu'ils pourraient procurer : dans les deux cas, le monde entier, sauf les artistes, en tirerait des avantages. (OSM/79-§175)

Le pain neutralise le goût des autres aliments, il l'efface; c'est pourquoi il fait partie de tous les repas. Dans toutes les œuvres d'art il faut qu'il y ait quelque chose comme du pain, pour que celles-ci puissent réunir des effets différents : des effets qui, s'ils se succédaient immédiatement sans un de ces repos et arrêts momentanés, épuiseraient rapidement et provoqueraient de la répugnance : ce qui rendrait un long repas de l'art impossible. (LVO/79-§98)

Nous avons la conscience morale d'une époque laborieuse : cela ne nous permet pas de réserver à l'art les meilleures heures et les meilleurs matins, quand même cet art serait le plus grand et le plus digne. Il est à nos yeux affaire de loisir, de récréation : nous lui vouons les restes de notre temps, de nos forces. –Tel le fait principal qui a changé la situation de l'art par rapport à la vie : lorsque l'art fait valoir ses grandes exi­gences sur le temps et les forces des amateurs il a contre lui la conscience des laborieux et des hommes capables, il en est réduit aux gens indolents et sans conscience qui, de par leur nature, ne sont précisément pas portés vers le grand art et qui ressentent ses exigences comme de l'inso­lence. Il se pourrait donc très bien que c'en fût fait du grand art parce qu'il manque d'air et de libre respiration; à moins qu'il n'essaie de s'acclimater dans cette autre atmosphère (ou du moins de pouvoir y survivre), qui n'est à vrai dire que l'élément naturel de l'art mineur, de l'art du repos, de la distraction amusante. Il en est ainsi presque partout maintenant ; (LVO/79-§170)

… les artistes, une espèce d'hommes de la vie contemplative plus rare que la religieuse, mais encore assez fréquente; en tant qu'individus ils ont généralement été insupportables, capricieux, envieux, violents, querelleurs : cette impression est à déduire de l'impression rassérénante et exaltante de leurs œuvres. (AUR/81-§41)

Si nos sculpteurs, peintres et musiciens veulent rendre le sens de leur époque, ils doivent donner à la beauté l'aspect de l'enflure, du gigantisme et de la nervosité : tout comme les Grecs, sous l'empire de leur morale de la mesure, voyaient et représentaient la beauté sous la forme de l'Apollon du Belvédère. Nous devrions, en fait, le déclarer laid ! Mais les « classicistes » imbéciles nous ont enlevé toute loyauté ! (AUR/81-§161)

Il n'est rien que les artistes, les poètes et les écrivains redoutent plus que cet œil qui voit leur petite tromperie, qui perçoit après coup le nombre de fois où ils se sont trouvés à la croisée des chemins qui mènent soit à un innocent plaisir pris à soi-même, soit au goût de l'effet ; qui vérifie les comptes, s'ils ont voulu vendre cher ce qui valait peu, s'ils ont cherché à élever et à embellir sans être situés eux-mêmes assez haut ; cet œil qui, par-delà toutes les tromperies de leur art, voit la pensée telle qu'elle s'est d'abord présentée à eux, peut-être comme une ravissante forme de lumière, peut-être aussi comme un vol perpétré aux dépens de tous, comme une pensée banale qu'ils ont dû étirer, raccourcir, colorier, envelopper, épicer pour en faire quelque chose — au lieu que la pensée fasse quelque chose d'eux — oh, cet oeil qui reconnaît dans votre oeuvre toute votre instabilité, vos espionnages et vos envies, vos contrefaçons et vos surenchères (qui ne sont qu'envieuses contrefaçons), qui connaît aussi bien les rougeurs de vos hontes que votre art de dissimuler ces rougeurs et de les interpréter autrement pour vous-mêmes ! (AUR/81-§223)

Contre toute espèce d'affliction et de détresse spirituelle, on doit d'abord essayer un changement de régime et un dur travail physique. Mais les hommes sont habitués dans ce cas à recourir à des moyens qui donnent l'ivresse : par exemple à l'art, — pour leur malheur et celui de l'art ! Ne remarquez-vous pas que si vous en appelez à l'art en qualité de malades, vous rendez les artistes malades ? (AUR/81-§269)

Les régions sans prétentions sont faites pour les grands peintres paysagistes, les régions curieuses et insolites, par contre, pour les petits peintres. Autrement dit : les grandes choses de la nature et de l'humanité doivent intercéder en faveur de tous ceux qui, parmi leurs admirateurs, sont petits, médiocres et ambitieux, — alors que le grand artiste intercède en faveur des choses simples. (AUR/81-§434)

Quoi! Il faudrait comprendre une œuvre exactement comme l'époque qui l'a produite ? Mais on en tire plus de joie, plus d'étonnement et même plus d'enseignement si on ne la comprend justement pas ainsi ! N'avez-vous pas remarqué que toute œuvre nouvelle et belle possède sa moindre valeur tant qu'elle reste exposée à l'atmosphère humide de son temps, — précisément parce qu'elle est encore trop chargée de l'odeur du marché, de la polémique, des plus récentes opinions et de tout l'éphémère qui périt du jour au lendemain. Plus tard elle se dessèche, son « actualité » se dissipe — alors seulement elle reçoit son éclat profond et son parfum et même, si elle y est destinée, son calme regard d'éternité. (AUR/81-§506)

Je crois que les artistes ignorent souvent ce qu'ils savent le mieux faire parce qu'ils sont trop vaniteux et qu'ils dirigent leur esprit vers un plus grand sujet de fierté que de paraître ces petites plantes qui, nouvelles, rares et belles, savent pousser avec une véritable perfection sur leur sol. Ils apprécient de manière superficielle ce qu'il y a en fin de compte de bon dans leur jardin et leur vigne, et chez eux, amour et compréhension ne sont pas de même force. (LGS/82-§87)

Qu'importe tout l'art de nos œuvres d'art si nous laissons échapper cet art supérieur, l'art des fêtes! Autrefois, toutes les œuvres d'art se dressaient sur la grande voie triomphale de l'humanité, en marques commémoratives et témoignages de ses moments d'élévation et de félicité. Aujourd'hui, on veut, au moyen des œuvres d'art, attirer les malheureux épuisés et malades à l'écart de la grande voie des souffrances de l'humanité pour une fraction de seconde de concupiscence; on leur offre une petite ivresse et une petite folie. (LGS/82-§89)

Si nous n'avions pas donné notre approbation aux arts et inventé cette espèce de culte du non-vrai : la compré­hension de l'universalité du non-vrai et du mensonge que nous offrent à présent les sciences — la compré­hension de l'illusion et de l'erreur comme condition de l'existence connaissante et percevante —, nous seraient totalement insupportables. La probité entraî­nerait le dégoût et le suicide. Mais aujourd'hui notre probité possède une contre-puissance qui nous aide à éluder de telles conséquences : l'art, entendu comme la bonne disposition envers l'apparence. Nous n'interdisons pas toujours à notre œil d'arron­dir, de parachever par l'imagination : et ce n'est plus alors l'éternelle imperfection que nous transportons sur le fleuve du devenir — nous pensons alors porter une déesse et nous accomplissons ce service avec de la fierté et une innocence enfantine.(LGS/82-§107)

Cet artiste est ambitieux et rien de plus : son œuvre n'est en fin de compte qu'un verre grossissant qu'il offre à tout homme regardant dans sa direction. (LGS/82-§241)

L'artiste choisit sa matière : c'est sa manière de louer. (LGS/82-§245)

Quelle est la première distinction à faire avec les œuvres d'art. — Tout ce qui est pensé, créé en matière poé­tique, peint, composé, même construit et modelé, appartient soit à l'art de monologue, soit à l'art devant témoins. Dans ce dernier, il faut inclure égale­ment cet art apparemment de monologue qui comprend la croyance en Dieu, toute la lyrique de la prière : car pour un homme pieux, il n'existe plus de solitude, — cette invention, c'est nous seuls qui l'avons créée, nous les sans-dieu. Je ne connais pas, pour toute l'optique d'un artiste, de distinction plus profonde que celle-ci : considère-t-il son œuvre en devenir (se considère-t-il « lui-même » —) du point de vue du témoin ou bien a-t-il « oublié le monde »? ce qui est l'élément essentiel de tout art de mono­logue, — lequel repose sur l'oubli, est la musique de l'oubli. (LGS/86-§367)

Un créateur permanent, un homme « mère », au sens fort du mot, un homme qui ne connaît et ne veut plus entendre parler de rien d'autre que des grossesses et des accouchements de son esprit, qui n'a même plus de temps pour se sou­cier de lui-même et de son œuvre, pour les comparer, qui n'a même plus envie d'exercer son goût, et l'oublie facilement, c'est-à-dire le laisse debout, ou par terre, ou le laisse tomber, — peut-être un tel homme finit-il par produire des œuvres à la hauteur desquelles son jugement ne lui permet plus de parvenir depuis longtemps : de sorte qu'il dit des sottises à pro­pos d'elles et de lui, — en dit et en pense. Voilà qui me semble presque la situation normale des artistes féconds, — nul ne connaît plus mal un enfant que ses parents — et ceci vaut même, pour prendre un exemple considérable, par rapport à l'ensemble du monde poétique et artistique grec : il n'a jamais « su » ce qu'il a fait... (LGS/86-§369)

Tout art, toute philosophie peut être considéré comme un remède et un secours au service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et des êtres qui souffrent. (LGS/86-§370)

Quel est donc le sens de tout idéal ascétique ? Dans le cas de l’artiste, nous commençons à le comprendre : il n’y en a aucun !... Ou bien il est si multiple qu’il vaut autant dire qu’il n’y en a pas !... Eliminons tout d’abord les artistes : leur indépendance dans le monde et à l’égard du monde n’est pas assez grande pour que leurs appréciations et les changements dans ces appréciations méritent, par eux-mêmes, de l’intérêt ! Ils furent de tout temps les humbles valets d’une morale, d’une philosophie ou d’une religion ; sans compter que trop souvent, hélas! ils ont été les courtisans dociles de leurs admirateurs et de leurs fidèles, les flatteurs éhontés des puissances d’ancienne et de fraîche date. Tout au moins leur faut-il toujours un rempart, une réserve, une autorité sur quoi ils puissent se fonder : les artistes ne vont jamais seuls, l’allure de l’indépendance est contraire à leurs instincts essentiels. (GM/87-td§5)

l’art sanctifiant précisément le mensonge et mettant la volonté de tromper du côté de la bonne conscience, est, par principe, bien plus opposé à l’idéal ascétique que la science... (GM/87-td§25)

Les artistes se mettent à estimer et à surestimer leurs œuvres quand ils cessent de se respecter eux-mêmes. Leur désir fréné­tique de gloire masque souvent un triste secret. L'œuvre ne fait pas partie de leur norme, ils la ressentent comme leur excep­tion. — Peut-être veulent-ils aussi que leurs œuvres témoignent en leur faveur, ou peut-être que d'autres les trompent sur eux-mêmes. En fin de compte : peut-être veulent-ils du tapage en eux, pour ne plus s'« entendre » eux-mêmes.

A quelle profondeur l'art pénètre-t-il l'intimité du monde ? Et y a-t-il, en dehors de l'artiste, d'autres formes artistiques ? Cette question fut, comme on sait, mon point de départ : et je répondis Oui à la seconde question ; et à la première « le monde lui-même est tout entier art ». La volonté absolue de savoir, de vérité et de sagesse m'apparut, dans ce monde d'apparence, comme un outrage à la volonté métaphysique fondamentale, comme contre nature : et, avec raison, la pointe de la sagesse se retourne contre le sage. Le caractère contre nature de la sagesse se révèle dans son hostilité à l'art : vouloir connaître là où l'apparence constitue juste­ment le salut — quel renversement, quel instinct de néant ! (FP/85-87-v12)

L'on est artiste au prix de ressentir ce que tous les non-artistes nomment « forme » en tant que contenu, que «la chose même ». De ce fait l'on appartient sans doute à un monde à l'en­vers : car dès lors le contenu devient pour nous quelque chose de purement formel, — y compris notre vie.

L'art et rien que l'art. Il est le grand possibilisateur de la vie, le grand séducteur qui entraîne à la vie, le grand stimulant pour vivre...

« La vie doit inspirer confiance » : la tâche ainsi définie est énorme. Pour la résoudre, il faut que l'homme soit déjà par nature un menteur, il faut que plus que tout autre chose, il soit artiste... (FP/87-88-v13)

Voilà un artiste comme je les aime. Il est modeste dans ses besoins : il ne demande, en somme, que deux choses : son pain et son art, — Panem et Circen... (LCI/88-1§17)

L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien... (LCI/88-3§6)

Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art est impossible. (LCI/88-9§8)

La lutte contre la fin en l’art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices dans l’art, contre la subordination de l’art sous la morale. L’art pour l’art veut dire : « Que le diable emporte la morale ! » — Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du préjugé. Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les hommes, il ne s’ensuit pas encore que l’art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art — un serpent qui se mord la queue. « Être plutôt sans but, que d’avoir un but moral ! » ainsi parle la passion pure. (LCI/88-9§24)

L'art vaut plus que la vérité.

La gran­deur d'un artiste ne s'évalue pas aux «beaux sentiments» qu'il suscite : cela, c'est ce que croient les bonnes femmes. Mais, à la mesure dans laquelle il approche du grand style dans laquelle il est capable du grand style. Ce style a ceci de commun avec la grande passion qu'il dédaigne de plaire ; qu'il oublie de persua­der ; qu'il commande, qu'il veut... Maîtriser le chaos que l'on est : contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique, simple, non équivoque, mathé­matique ; devenir loi—: c'est là la grande ambition. Par elle, on repousse ; plus rien n'éveille l'amour pour de tels hommes de violence — un désert s'établit autour d'eux, un silence, une peur comme devant un grand sacrilège...

Il est indigne pour un philosophe de déclarer : le bon et le beau ne sont qu'un ; si en plus il ajoute « le vrai également » il mérite la bastonnade. La vérité est laide : nous avons l'art afin que la vérité ne nous tue pas. (FP/88-v14)


ATHÉE - ATHÉISME

Pourquoi aujourd’hui de l’athéisme ? — Le « père » en Dieu est foncièrement réfuté, de même le « juge », le « dispensateur ». De même son « libre arbitre » : il n’entend pas, et, s’il entendait, il ne saurait pourtant pas venir en aide. Ce qu’il y a de pire c’est qu’il paraît incapable de se communi­quer clairement. Est-il obscur ? — Voilà ce que j’ai recueilli de plusieurs entretiens pris à droite et à gauche, en questionnant, en écoutant çà et là, au sujet de la ruine du théisme européen et de sa cause. Il me semble que l’instinct religieux, bien qu’il se développe puissamment, rejette le théisme avec une profonde méfiance. (PDBM/86-§53)

Les jugements moraux et les condamnations morales constituent la vengeance favorite des esprits bornés à l'encontre de ceux qui le sont moins ; ils y trouvent une sorte de dédommagement pour avoir été mal partagés par la nature ; enfin, c'est pour eux une occasion d'acquérir de l' esprit et de s'affiner : la méchanceté rend intelligent. Ils se réjouissent au fond de leur cœur de penser qu'il existe un plan où les individus comblés des biens et des privilèges de l'esprit demeurent leurs égaux : ils luttent pour l' « égalité de tous devant Dieu » et, ne fût-ce que pour cela, ils ont besoin de croire en Dieu. C'est parmi ces gens que se recrutent les adversaires les plus acharnés de l'athéisme. (PDBM/86-§219)

Schopenhauer fut, en tant que philosophe le premier athée convaincu et inflexi­ble que nous ayons eu, nous autres Allemands : c'est là le fond de son inimitié contre Hegel. Il considérait la non-divinité de l'existence comme quelque chose de donné, de palpable, d'indiscutable; il perdait chaque fois son sang-froid de philosophe et se mettait dans tous ses états lorsqu'il voyait quelqu'un hésiter ici et faire des périphrases. C'est sur ce point que repose toute sa droiture : car l'athéisme absolu et loyal est la condition première à la position de son problème, il est pour lui une victoire, définitive et difficilement remportée, de la cons­cience européenne, l'acte le plus fécond d'une éducation de deux mille ans dans le sens de la vérité, qui finalement s'interdit le mensonge de la foi en Dieu... (LGS/86-§357)

L’avènement du Dieu chrétien, l’expression la plus haute du divin atteinte jusque-là, a aussi fait éclore sur la terre le maximum du sentiment d’obligation. À supposer que nous ayons commencé à entrer dans le mouvement contraire, il serait permis de conclure, avec quelque vraisemblance, du déclin irrésistible de la foi au dieu chrétien, à un déclin de la conscience de la dette (faute) chez l’homme, déclin déjà fort rapide aujourd’hui ; on pourrait même prévoir que le triomphe complet et définitif de l’athéisme libérerait l’humanité de tout sentiment d’une obligation envers son origine, sa causa prima. L’athéisme et une sorte de seconde innocence sont liés l)

Pour le moment il me suffira d’avoir indiqué ceci : l’idéal ascétique, même dans les plus hautes sphères de l’intelligence, n’a pour l’ins­tant qu’une seule espèce d’ennemis vraiment nui­sibles : ce sont les comédiens de cet idéal — car ils éveillent la défiance. Partout ailleurs, dès que l’esprit est à l’œuvre avec sérieux, énergie et pro­bité, il se passe absolument d’idéal, — l’expression populaire de cette abstinence est « athéisme » — : à cela près qu’il veut la vérité. Mais cette volonté, ce reste d’idéal est, si l’on veut m’en croire, cet idéal ascétique même sous sa forme la plus sévère, la plus spiritualisée, la plus purement ésotérique, la plus dépouillée de toute enveloppe extérieure ; elle est par conséquent, moins un reste que le noyau solide de cet idéal. L’athéisme absolu, loyal (— et c’est dans son atmosphère seulement que nous respirons à l’aise, nous autres esprits spirituels de ce temps!) n’est donc pas en opposition avec cet idéal, comme il semble au premier abord ; il est au contraire une phase dernière de son évolution, une de ses formes finales, une de ses conséquences intimes, — il est la catastrophe imposante d’une discipline deux fois millénaire de l’instinct de vérité, qui, en fin de compte, s’interdit le mensonge de la foi en Dieu. (GM/87-td§27)

L'athéisme n'est pas chez moi le résultat de quelque chose et encore moins un événement de ma vie : chez moi il va de soi, il est une chose instinctive. (EH/88-2§1)

Peut-être suis-je même jaloux de Stendhal ? II m'a enlevé l'une des meilleures plaisanteries d'athée que j'aurais pu faire : « La seule excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas »... Moi-même j'ai dit quelque part : Quelle fut jusqu'à présent la plus grande objection contre l'existence ? Dieu... (EH/88-2§3)

Je voulus me rendre à Aquila, cet endroit qui incarne l'idée contraire de Rome et qui fut fondé par inimitié contre Rome, de même que je fonderai un jour un lieu, en souvenir d'un athée et d'un ennemi de l'Église comme il faut à qui me lie une parenté très proche, le grand empereur de Hohenstaufen Frédéric II. (EH/88-3APZ§4)


AU-DELA

L'au-delà, volonté de nier toute réalité ; (ANT/88-§62)


AUTRUI - PROCHAIN

Nous craignons une disposition hostile chez le prochain, parce que nous avons peur que, par cette disposition, il ne pénètre nos secrets. (HTH/78-§335)

Les mauvais propos d'autrui sur nous ne s'adressent souvent pas proprement à nous, mais sont l'expression d'un dépit, d'une maussaderie provenant de raisons tout autres. (HTH/78-§562)

Que comprenons-nous donc de notre prochain, sinon ses frontières, je veux dire ce qui lui permet en quelque sorte de s'inscrire et de s'imprimer sur nous et en nous? Nous ne comprenons rien de lui, sinon les modifications qu'il provoque en nous, — la connaissance que nous avons de lui ressemble à un espace de forme creuse. Nous lui prêtons les sensations que ses actions suscitent en nous et nous lui attribuons ainsi une fausse positivité inversée. Nous lui donnons forme à partir de notre connaissance de nous-mêmes afin d'en faire un satellite de notre propre système : et quand il s'éclaire ou s'assombrit pour nous et que nous en sommes dans les deux cas la cause dernière, — nous croyons tout le contraire! Monde de fantômes où nous vivons! Monde renversé, culbuté, vide, et pourtant plein et droit en rêves! (AUR/81-§118)

La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, mais votre bravoure qui sauva jusqu’à présent les victimes.

Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes.
     […] Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt encore je vous conseillerais la fuite du prochain et l’amour du lointain !
     Plus haut que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l’amour de l’homme, je place l’amour des choses et des fantômes. (APZ/83-85-p1)

Regardez, voici une nouvelle table : mais où sont mes frères qui la porteront avec moi dans la vallée et dans les cœurs de chair ? –
     Ainsi l’exige mon grand amour pour les plus éloignés : ne ménage point ton prochain ! L’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
     On peut arriver à se surmonter par des chemins et des moyens nombreux : c’est à toi à y parvenir ! Mais le bouffon seul pense : « On peut aussi sauter par-dessus l’homme. »
     Surmonte-toi toi-même, même dans ton prochain : il ne faut pas te laisser donner un droit que tu es capable de conquérir !
     Ce que tu fais, personne ne peut te le faire à son tour. Voici, il n’y a pas de récompense.
     Celui qui ne peut pas se commander à soi-même doit obéir. Et il y en a qui savent se commander, mais il s’en faut encore de beaucoup qu’ils sachent aussi s’obéir ! (APZ/83-85-p3)


AVENIR - PASSÉ - PRÉSENT

Quand on a beaucoup de choses à y mettre, la journée a cent poches. (HTH/78-§527)

Il y a de grands avantages à se retirer un jour de son temps dans une forte mesure, et pour ainsi dire à se laisser entraîner loin de son rivage sur l'océan des conceptions passées du monde. De là, regar­dant vers le rivage, on en embrasse pour la première fois sans doute la configuration d'ensemble, et quand on s'en rapproche, on a l'avantage de le comprendre mieux en totalité que ceux qui ne l'ont jamais quitté. (HTH/78-§616)

L'oiseau Phénix montra au poète un rouleau enflammé et presque carbonisé. « Ne t'effraye pas ! Dit-il, c'est ton œuvre ! Elle n'a pas l'esprit du temps, et encore moins l'esprit de ceux qui sont contre le temps : par conséquent, elle doit être brûlée. Mais c'est bon signe. Il y a maintes sortes d'aurores. » (AUR/81-§568)

Ceci est ma pitié à l’égard de tout le passé que je le vois abandonné, – abandonné à la grâce, à l’esprit et à la folie de toutes les générations de l’avenir, qui transformeront tout ce qui fut en un pont pour elles-mêmes !
     Un grand despote pourrait venir, un démon malin qui forcerait tout le passé par sa grâce et par sa disgrâce : jusqu’à ce que le passé devienne pour lui un pont, un signal, un héros et un cri de coq.
     Mais ceci est l’autre danger et mon autre pitié : – les pensées de celui qui fait partie de la populace ne remontent que jusqu’à son grand-père, – mais avec le grand-père finit le temps.
     Ainsi tout le passé est abandonné : car il pourrait arriver un jour que la populace devînt maître et qu’elle noyât dans des eaux basses l’époque tout entière.
     C’est pourquoi, mes frères, il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout ce qui est populace et despote, une noblesse qui écrirait de nouveau le mot « noble » sur des tables nouvelles.
     Car il faut beaucoup de nobles pour qu’il y ait de la noblesse ! Ou bien, comme j’ai dit jadis en parabole : « Ceci précisément est de la divinité, qu’il y ait beaucoup de dieux, mais pas de Dieu ! » (APZ/83-85-p3)

Pendant ces dernières années, je me suis contenté de faire le décompte, le bilan, d'additionner le passé, j'en ai enfin fini avec les hommes et les choses, et j'ai tiré un trait dessus. Qui dois-je garder et quoi, à présent qu'il me faut passer à l'enjeu véritable de mon existence (que je suis condamné à y passer), voilà à présent la question essentielle. Car, soit dit entre nous, la tension dans laquelle je vis, la pression exercée par la grandeur de ma tâche et de ma passion sont choses trop grandes pour que des gens nouveaux puissent m'approcher désormais. Et de fait, autour de moi, le désert est terrible ; je ne supporte plus, à dire vrai, que les parfaits étrangers et les rencontres de hasard, et, sinon, ceux qui m’ont appartenu de tout temps, et depuis mon enfance. (DL/87-CVG)

Au fond, tout maintenant fait époque en moi ; tout mon passé s'émiette autour de moi ; et quand je fais le compte de ce que j'ai fait, notamment pendant les deux dernières années, cela m'apparaît désormais toujours comme un seul et même travail pour m'isoler de mon passé, pour trancher le cordon ombilical entre moi et lui. J'ai tant vécu, voulu et peut-être obtenu, que j'ai besoin d'une sorte d'arrachement pour de nouveau m'éloigner et me séparer de tout cela. (DL/88-PD)

Désormais et pour les années à venir, je ne demande qu’une seule chose : le calme, l’oubli, l’indulgence du soleil et de l’automne pour quelque chose qui veut mûrir, pour ce qui sera la sanction et justification à posteriori de tout mon être (d’un être qui par ailleurs a mille raisons de demeurer éternellement problématique !). (DL/88-PD)

… il est certain que je me limite actuellement à penser au jour le jour, que je décide aujourd'hui ce qui doit arriver demain — et pas pour un jour de plus ! Il est possible que ce soit irrationnel, incommode, peu chrétien même peut-être — le bon pasteur dans son sermon sur la montagne interdisait précisément « ce souci du lendemain » — mais cela me semble au plus haut point philosophique. (DL/88-GB)


BEAUTÉ - LAIDEUR

La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d'un seul coup, qui ne livre pas d'assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s'insinue, qu'on emporte avec soi presque à son insu et qu'un jour, en rêve, on revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir long­temps tenu modestement au cœur, prend de nous posses­sion complète, remplit nos yeux de larmes, notre cœur de désir. – Que désirons-nous donc à l'aspect de la beauté ? C'est d'être beaux : nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est attaché. – Mais c'est une erreur. (HTH/ 78-§149)

On peut douter si un grand voyageur a trouvé quelque part dans le monde des sites plus laids que sur la face humaine. (HTH/78-§320)

Avec la beauté des femmes augmente en général leur pudeur. (HTH/78-§398)

On souffre peu de souhaits inexaucés si l'on a exercé son imagination à enlaidir le passé. (HTH/78-§563)

Pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bonté et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite. (LVO/79-§1)

Je déteste ces prétendues beautés de la nature qui n'ont en somme une signification qu'au point de vue de nos connaissances, surtout de nos connais­sances géographiques et qui demeurent imparfaites, lorsque nous les apprécions au point de vue de notre sens du beau : voici, par exemple, l'aspect du mont Blanc vu de Genève — c'est quelque chose d'insignifiant quand on n'appelle pas en aide les joies cérébrales de la science; les montagnes voisines sont toutes plus belles et plus expres­sives, — mais « elles sont loin d'être aussi hautes », ajoute, pour les diminuer, ce savoir absurde. Dans ce cas l'œil contredit le savoir : comment saurait-il se réjouir vraiment dans la contradiction ? ((LVO/79-§201)

Il ne faut pas passer sous silence cet argument en faveur des mœurs que chez chacun de ceux qui s'y soumettent entièrement, de tout cœur et dès l'origine, les organes d'attaque et de défense — tant physiques qu'intellectuels — s'atrophient : ce qui permet à cet individu de devenir toujours plus beau. Car c'est l'exercice de ces organes, et le sentiment correspondant, qui rendent laid et qui conservent la laideur. C'est pourquoi le vieux babouin est plus laid que le jeune et c'est pourquoi le jeune babouin femelle ressemble le plus à l'homme et se trouve donc être le plus beau. — Que l'on tire de là une conclusion sur l'origine de la beauté chez la femme ! (AUR/81-§25)

La puissante beauté et la finesse des princes de l'Église ont toujours démontré chez le peuple la vérité de l'Église; une brutalisation momentanée du clergé (comme du temps de Luther) amène toujours la croyance au contraire. — Et ce résultat de la beauté et de la finesse humaines, dans l'harmonie de la figure, de l'esprit et de la tâche, serait anéanti en même temps que finissent les religions ? Et il n'y aurait pas moyen d'atteindre quelque chose de plus haut, ni même d'y songer ? (AUR/81-§60)

Si nos sculpteurs, nos peintres et nos musiciens voulaient saisir le sens de l'époque, il leur faudrait montrer la beauté bouffie, gigantesque et nerveuse : tout comme les Grecs, sous la contrainte de leur morale de la mesure, voyaient et figuraient la beauté dans l'Apollon du Belvédère. Nous devrions, en somme, le trouver laid ! Mais les « classicistes » pédants nous ont enlevé toute loyauté ! (AUR/81-§161)

Que signifie notre bavardage sur les Grecs ! Qu'entendons-nous donc à leur art, dont l'âme est la passion pour la beauté virile nue ! – Ce n'est qu'en partant de là qu'ils avaient le sentiment de la beauté féminine. Ils avaient donc, pour celle-ci, une tout autre perspective que nous. Et il en était de même de leur amour de la femme : ils vénéraient autrement, ils méprisaient autrement. (AUR/81-§170)

Cette femme est belle et intelligente; hélas ! combien elle serait devenue plus intelligente si elle n'était pas belle ! (AUR/81-§282)

La tempérance se voit elle-même en beau ; elle n'y peut rien si, aux yeux des intempérants, elle paraît grossière et insipide, par conséquent laide. (AUR/81-§361)

Voici la mer, ici nous pouvons oublier la ville. Il est vrai que les cloches sonnent encore l’Ave Maria — c’est ce bruit funèbre et insensé, mais doux, au carrefour du jour et de la nuit — attendez un moment encore ! Maintenant tout se tait ! La mer s’étend pâle et brillante, elle ne peut pas parler. Le ciel joue avec des couleurs rouges, jaunes et vertes son éternel et muet jeu du soir, il ne peut pas parler. Les petites falaises et les récifs qui courent dans la mer, comme pour y trouver l’endroit le plus solitaire, tous ils ne peuvent pas parler. Cet énorme mutisme qui nous surprend soudain, comme il est beau, et cruel à dilater l’âme ! — Hélas ! quelle duplicité il y a dans cette muette beauté ! Comme elle saurait bien parler, et mal parler aussi, si elle le voulait ! Sa langue liée et le bonheur souffrant empreint sur son visage, tout cela n’est que malice pour se moquer de ta compassion ! — Qu’il en soit ainsi ! Je n’ai pas honte d’être la risée de pareilles puissances. (AUR/81-§423)

De même que nous nous promenons dans la nature, subtils et contents, pour surprendre dans toute chose sa beauté propre, comme en flagrant délit, de même que, tantôt au soleil, tantôt sous un ciel orageux, nous faisons un effort pour voir tel espace de la côte, avec ses rochers, ses haies, ses oliviers et ses pins, sous un aspect de perfection et de maîtrise : de même nous devrions aussi nous promener parmi les hommes, tels des explorateurs et des inquisiteurs, leur faisant du bien et du mal pour que se révèle la beauté qui leur est propre, ensoleillée chez celui-ci, orageuse chez celui-là, ne s’épanouissant chez un troisième que dans le demi-jour et sous un ciel de pluie. Est-il donc interdit de jouir de l’homme méchant comme d’un paysage sauvage, qui possède ses propres lignes audacieuses et ses effets de lumière, alors que ce même homme, tant qu’il se donne pour bon et conforme à la loi, apparaît à notre regard comme une erreur de dessin et une caricature et nous fait souffrir comme une tache dans la nature ? — Certainement, cela est interdit : jusqu’à présent il n’était permis de chercher la beauté que dans ce qui est moralement bon, — ce fut une raison suffisante pour trouver si peu de choses et pour être forcé de s’enquérir de beautés imaginaires sans chair ni os ! — De même qu’il existe certainement cent espèces de bonheur parmi les méchants, dont les vertueux ne se doutent pas, de même il existe chez eux cent espèces de beautés : et beaucoup d’entre elles ne sont pas encore découvertes. (AUR/81-§468)

Cherches-tu des hommes avec une belle culture ? Il te faudra accepter alors, comme lorsque tu cherches de belles contrées, des points de vue et des perspectives limités. — Certes, il y a aussi des hommes panoramiques, ils sont instructifs et étonnants : mais dépourvus de beauté. (AUR/81-§513)

Pourquoi la beauté s’accroît-elle avec la civilisation ? Parce que chez les hommes civilisés, les trois motifs de laideur se présentent toujours plus rarement : en premier lieu les passions dans leurs explosions les plus sauvages, en deuxième lieu l’effort physique poussé à l’extrême, en troisième lieu la nécessité d’inspirer la crainte par son aspect, cette nécessité qui, aux échelons inférieurs et mal établis dans la culture, est si grande et si fréquente qu’elle fixe même les attitudes et les cérémonies et fait de la laideur un devoir. (AUR/81-§515)

C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice célestes qu’il faut parler aux sens flasques et endormis.
     Mais la voix de la beauté parle bas : elle ne s’insinue que dans les âmes les plus éveillées.
     Aujourd’hui mon bouclier s’est mis à vibrer doucement et à rire, c’était le frisson et le rire sacré de la beauté !

En vérité, ce n’est pas dans la satiété que son désir doit se taire et sombrer, mais dans la beauté.

La beauté est insaisissable pour tout être violent.

Quand la puissance se fait clémente, quand elle descend dans le visible : j’appelle beauté une telle condescendance.
     Je n’exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui es puissant : que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même.

Tu dois imiter la vertu de la colonne : elle devient toujours plus belle et plus fine à mesure qu’elle s’élève, mais plus résistante intérieurement.
     Oui, homme sublime, un jour tu seras beau et tu présenteras le miroir à ta propre beauté.

Où a-t-il de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté ; où je veux aimer et disparaître, afin qu’une image ne reste pas image seulement. (APZ/83-85-p2)

Rien n’est plus confidentiel, disons plus restreint que notre sens du beau. Celui qui voudrait se le figurer, dégagé de la joie que l’homme cause à l’homme, perdrait pied immédiatement. Le « beau en soi » n’est qu’un mot, ce n’est pas même une idée. Dans le beau l’homme se pose comme mesure de la perfection ; dans des cas choisis il s’y adore. Une espèce ne peut pas du tout faire autrement que de s’affirmer de cette façon. Son instinct le plus bas, celui de la conservation et de l’élargissement de soi, rayonne encore dans de pareilles sublimités. L’homme se figure que c’est le monde lui-même qui est surchargé de beautés, — il s’oublie en tant que cause de ces beautés. Lui seul l’en a comblé, hélas ! d’une beauté très humaine, rien que trop humaine !... En somme, l’homme se reflète dans les choses, tout ce qui lui rejette son image lui semble beau : le jugement « beau » c’est sa vanité de l’espèce... Un peu de méfiance cependant peut glisser cette question à l’oreille du sceptique : le monde est-il vraiment embelli parce que c’est précisément l’homme qui le considère comme beau ? Il l’a représenté sous une forme humaine : voilà tout. Mais rien, absolument rien, ne nous garantit que le modèle de la beauté soit l’homme. Qui sait quel effet il ferait aux yeux d’un juge supérieur du goût ? Peut-être paraîtrait-il osé ? peut-être même réjouissant ? peut-être un peu arbitraire ?... (LCI/88-9§19)

Je prends un cas isolé. Schopenhauer parle de la beauté avec une ardeur mélancolique. — Pourquoi en agit-il ainsi ? Parce qu’il voit en elle un pont sur lequel on peut aller plus loin, ou bien sur lequel on prend soif d’aller plus loin... Elle est pour lui la délivrance de la « volonté » pour quelques moments — elle attire vers une délivrance éternelle... Il la vante surtout comme rédemptrice du « foyer de la volonté », de la sexualité, — dans la beauté il voit la négation du génie de la reproduction... Saint bizarre ! Quelqu’un te contredit, je le crains bien, et c’est la nature. Pourquoi y a-t-il de la beauté dans les sons, les couleurs, les parfums, les mouvements rythmiques de la nature ? Qu’est-ce qui pousse la beauté au dehors ? Heureusement qu’il est aussi contredit par un philosophe, et non des moindres. Le divin Platon (— ainsi l’appelle Schopenhauer lui-même) soutient de son autorité une autre thèse : que toute beauté pousse à la reproduction, que c’est là précisément l’effet qui lui est propre, depuis la plus basse sensualité jusqu’à la plus haute spiritualité... (LCI/88-9§22)

La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est, comme le génie, le résultat final du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses ; le XVIIe siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on avait alors un principe d’élection pour la société, le milieu, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il fallut préférer la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse. Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même. (LCI/88-9§47)


BESOIN

Le besoin passe pour la cause de l'appari­tion : en vérité, il n'est souvent qu'un effet de la chose apparue. (LGS/82-§205)


BÊTISE - SOTTISE

Tout homme qui a décidé que l'autre est un imbécile, un sale individu, se fâche quand l'autre montre enfin qu'il ne l'est pas. (HTH/78-§90)

Dans la lutte avec la sottise, les plus modérés et les plus doux des hommes finissent par devenir brutaux. Peut-être sont-ils par là dans la véritable voie de défense; car au front stupide, l'argument qui convient de droit est le poing fermé. Mais parce que, comme j'ai dit, leur caractère est doux et modéré, ils souffrent par ce moyen de défense légitime plus qu'ils ne font souffrir. (HTH/78-§362)


BIBLE

Et en fin de compte : que doit-on attendre des effets ultérieurs d'une religion qui dans les siècles où elle fut fondée s'est livrée à une bouffonnerie philologique inouïe sur l'Ancien Testament : je parle de la tentative d'escamoter aux Juifs sous leur nez l'Ancien Testament, en prétendant qu'il ne contient que des ensei­gnements chrétiens et qu'il appartient aux chrétiens en tant que véritable peuple d'Israël : alors que les Juifs n'auraient fait que se l'arroger. Ensuite on s'abandonna à un délire d'interprétation et d'interpolation qui ne pouvait absolument pas s'allier à la bonne conscience : les savants juifs avaient beau protester, il devait, dans l'Ancien Tes­tament, être partout question du Christ, et seulement du Christ, et particulièrement de sa croix, et partout où il était question d'un morceau de bois, d'une verge, d'une échelle, d'un rameau, d'un arbre, d'un saule, d'un bâton, cela devait être une prophétie du bois de la croix : même l'érection de la licorne et du serpent d'airain, même Moïse lorsqu'il étend les bras pour prier, et jusqu'aux épieux sur lesquels on rôtit l'agneau pascal, — tout cela ne serait qu'allusions et pour ainsi dire préludes à la croix ! Un seul de ceux qui l'affirmaient y a-t-il jamais cru ? Souvenons-nous que l'Église n'a pas hésité à allonger le texte des Sep­tante (par ex. au psaume 96, verset 10) pour exploiter ensuite le passage frauduleusement interpolé dans le sens d'une prophétie chrétienne. C'est que l'on était en guerre et que l'on pensait aux adversaires et non à l'honnêteté. (AUR/81-§84)

A-t-on vraiment compris la fameuse histoire qui se trouve au commencement de la Bible – celle de la peur « infernale » que Dieu a de la science ?... On ne l’a pas comprise. (ANT/88-§48)

L'obligation de croire que toutes choses se trouvent dans les meilleures mains, qu'un seul livre, la bible, rassure définitivement au sujet du gouvernement divin et de la sagesse dans les destinées de l'humanité, si on la transcrit dans la réalité, équivaut à la volonté d'étouffer la vérité qui démontrerait exactement le contraire, à savoir cette conviction lamentable que jusqu'à présent l'humanité a été en de mauvaises mains, qu'elle a été gouvernée par les déshérités qu'anime la ruse et la vengeance, par ceux que l'on appelle les « saints », ces calom­niateurs du monde qui souillent la race humaine. (EH/88)


BIEN - MAL

Le concept de bien et de mal a une double préhistoire : d'abord dans l'âme des races et des castes dirigeantes. Qui a le pouvoir de rendre la pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l'appelle bon ; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour mauvais. On appar­tient, en qualité de bon, à la classe des « bons », à un corps qui a un esprit de corps, parce que tous les individus sont, par le sentiment des représailles, liés les uns aux autres. On appartient, en qualité de mauvais, à la classe des « mauvais », à un ramassis d'hommes assujettis, impuis­sants, qui n'ont point d'esprit de corps. Les bons sont une caste, les mauvais une masse pareille à la poussière. Bon et mauvais équivalent pour un temps à noble et vilain, maître et esclave. (HTH/78-§45)

Là où la faible faculté visuelle de l'œil ne permet plus de voir la pulsion mauvaise en raison de sa finesse, l'homme établit l'empire du bien, et le sentiment d'avoir désormais pénétré dans l'empire du bien stimule toutes les pulsions qui étaient menacées et restreintes par les pulsions mauvaises, comme le sentiment de sécurité, de bien-être, de bienveillance. Donc : plus l'œil manque d'acuité, plus le bien est étendu! D'où l'éternelle gaieté d'esprit du peuple et des enfants ! D'où le caractère sombre et la tristesse apparentée à la mauvaise conscience des grands penseurs ! (LGS/82-§53)

« Bien et mal sont les préjugés de Dieu » — dit le serpent. (LGS/82-§259)

Qu’est-ce qui est bien ? Demandez-vous. Être brave, voilà qui est bien. Laissez dire les petites filles : « Bien, c’est ce qui est en même temps joli et touchant. » (APZ/83-85-p1)

En vérité, je vous le dis : le bien et le mal qui seraient impérissables – n’existent pas ! Il faut que le bien et le mal se surmontent toujours de nouveau par eux-mêmes.
     Avec vos valeurs et vos paroles du bien et du mal, vous exercez la force, vous, les appréciateurs de valeur : ceci est votre amour caché, l’éclat, l’émotion et le débordement de votre âme.
     Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs, une nouvelle victoire sur soi-même qui brise les œufs et les coquilles d’œufs.
     Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal : en vérité, celui-là commencera par détruire et par briser les valeurs. (APZ/83-85-p2)

Lorsque je suis venu auprès des hommes, je les ai trouvés assis sur une vieille présomption. Ils croyaient tous savoir, depuis longtemps, ce qui est bien et mal pour l’homme.
     Toute discussion sur la vertu leur semblait une chose vieille et fatiguée, et celui qui voulait bien dormir parlait encore du « bien » et du « mal » avant d’aller se coucher.
     J’ai secoué la torpeur de ce sommeil lorsque j’ai enseigné : Personne ne sait encore ce qui est bien et mal : – si ce n’est le créateur !
     Mais c’est le créateur qui crée le but des hommes et qui donne sons sens et son avenir à la terre : c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses.
     Et je leur ai ordonné de renverser leurs vieilles chaires, et, partout où se trouvait cette vieille présomption, je leur ai ordonné de rire de leurs grands maîtres de la vertu, de leurs saints, de leurs poètes et de leurs sauveurs du monde.
     Je leur ai ordonné de rire de leurs sages austères et je les mettais en garde contre les noirs épouvantails plantés sur l’arbre de la vie.

Quand il y a des planches jetées sur l’eau, quand des passerelles et des balustrades passent sur le fleuve : en vérité, alors on n’ajoutera foi à personne lorsqu’il dira que « tout coule ».
     Au contraire, les imbéciles eux-mêmes le contredisent. « Comment ! s’écrient-ils, tout coule ? Les planches et les balustrades sont pourtant au-dessus du fleuve ! »
     « Au-dessus du fleuve tout est solide, toutes les valeurs des choses, les ponts, les notions, tout ce qui est « bien » et « mal » : tout cela est solide ! »
     Et quand vient l’hiver, qui est le dompteur des fleuves, les plus malicieux apprennent à se méfier ; et, en vérité, ce ne sont pas seulement les imbéciles qui disent alors : « Tout ne serait-il pas – immobile ? »  
     « Au fond tout est immobile », – c’est là un véritable enseignement d’hiver, une bonne chose pour les temps stériles, une bonne consolation pour le sommeil hivernal et les sédentaires.  
     « Au fond tout est immobile » – : mais le vent du dégel élève sa protestation contre cette parole !
     Le vent du dégel, un taureau qui ne laboure point, – un taureau furieux et destructeur qui brise la glace avec des cornes en colère ! La glace cependant – brise les passerelles !
     Ô mes frères ! tout ne coule-t-il pas maintenant ? Toutes les balustrades et toutes les passerelles ne sont-elles pas tombées à l’eau ? Qui se tiendrait encore au « bien » et au « mal » ?

Il y a une vieille folie qui s’appelle bien et mal. La roue de cette folie a tourné jusqu’à présent autour des devins et des astrologues.  
     Jadis on croyait aux devins et aux astrologues ; et c’est pourquoi l’on croyait que tout était fatalité : « Tu dois, car il le faut ! »  
     Puis on se méfia de tous les devins et de tous les astrologues et c’est pourquoi l’on crut que tout était liberté : « Tu peux, car tu veux ! »
     Ô mes frères ! sur les étoiles et sur l’avenir on n’a fait jusqu’à présent que des suppositions sans jamais savoir : et c’est pourquoi sur le bien et le mal on n’a fait que des suppositions sans jamais savoir ! (APZ/83-85-p3)


BIENVEILLANCE

Parmi les petites choses, mais infini­ment fréquentes et par là très efficaces, auxquelles la science doit donner plus d'attention qu'aux grandes choses rares, il faut compter la bienveillance ; j'entends ces manifestations de dispositions amicales dans les rela­tions, ce sourire de ces poignées de main, cette bonne humeur, dont pour l'ordinaire presque tous les actes humains sont enveloppés. Tout professeur, tout fonctionnaire fait cette addition à ce qui est un devoir pour lui; c'est la forme d'activité constante de l'humanité, c'est comme les ondes de sa lumière, dans lesquelles tout se développe ; particulièrement dans le cercle le plus étroit, à l'intérieur de la famille, la vie ne verdoie et ne fleurit que par cette bienveillance. La cordialité, l'affabi­lité, la politesse de cœur sont des dérivations toujours jail­lissantes de l'instinct altruiste et ont contribué bien plus puissamment à la civilisation que ces manifestations beaucoup plus fameuses du même instinct que l'on appelle sympathie, miséricorde et sacrifice. Mais on a coutume de les estimer peu : et le fait est qu'il n'y entre pas beaucoup d'altruisme. La somme de ces doses minimes n'en est pas moins considérable, leur force totale constitue une des forces les plus fortes. – De même, on trouvera bien plus de bonheur dans le monde que n'en voient des yeux sombres : je veux dire si l'on fait bien son compte, et si seulement on n'oublie pas ces moments de bonne humeur dont toute journée est riche dans toute vie humaine, même dans la plus tourmentée. (HTH/78-§49)

Dans les relations du monde civilisé, chacun se sent supérieur à un autre en une chose au moins ; c'est là-dessus que repose la bienveillance générale, parce que chacun est capable à l'occasion de rendre service, par conséquent, peut sans honte accepter un service. (HTH/78-§509)

Puisque tu es bienveillant et juste, tu dis : « Ils sont innocents de leur petite existence. » Mais leur âme étroite pense : « Toute grande existence est coupable. »  
     Même quand tu es bienveillant à leur égard, ils se sentent méprisés par toi ; et ils te rendent ton bienfait par des méfaits cachés. (APZ/83-85-p1)


BLASPHÈME

Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ses blasphémateurs. Ce qu'il y a de plus terrible maintenant, c'est de blasphémer la terre et d'estimer les entrailles de l'impénétrable plus que le sens de la terre ! (APZ/83-85-p1)


BLESSER - MORTIFIER

Ne vouloir mortifier, ne vouloir blesser personne, peut être aussi bien une marque de justice que de timidité. (HTH/78-§314)


BON - MAUVAIS - MÉCHANT

La méchanceté n'a pas pour but en soi la souffrance d'autrui, mais sa propre jouissance, sous forme par exemple d'un sentiment de vengeance ou d'une forte excitation nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supé-riorité. Maintenant, l'immoralité consiste-t-elle à prendre du plaisir au déplaisir d'autrui ? La joie de nuire est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer? Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres, à combattre les animaux sauvages, et cela, pour en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu'un autre souffre par nous ren­drait donc immorale ici la même chose à l'égard de laquelle nous nous sentons autrement irresponsables ? Mais si on ne le savait pas, on n'y trouverait pas non plus le plaisir de sa supériorité ; celle-ci ne peut se manifester que dans la souffrance d'autrui, par exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n'est ni bon ni mau­vais ; d'où viendrait alors cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n'a pas le droit d'exciter le déplaisir d'autrui ? Uniquement du point de vue de l'uti­lité, c'est-à-dire de la considération des conséquences, d'un déplaisir éventuel, au cas où l'homme lésé, ou l'Etat qui le représente, ferait attendre un châtiment et une vengeance : cela seul peut à l'origine avoir fourni le motif pour s'interdire de tels actes. (HTH/78-§103)

Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées : les mauvaises actions sont de bonnes actions grossièrement, sottement accomplies. (HTH/78-§107)

Seul invente une amélioration celui qui sait ressentir : « Ceci n'est pas bon. (LGS/82-§243)

Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants.
     Je suis bienheureux de voir les miracles que fait éclore l’ardent soleil : ce sont des tigres, des palmiers et des serpents à sonnettes.
     Parmi les hommes aussi il y a de belles couvées d’ardent soleil et chez les méchants bien des choses merveilleuses.
     Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissaient pas tout à fait sages : ainsi j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation.
     Et souvent je me suis demandé en secouant la tête : pourquoi sonnez-vous encore, serpents à sonnettes ?
     En vérité, il y a un avenir, même pour le mal, et le midi le plus ardent n’est pas encore découvert pour l’homme.
     Combien y a-t-il de choses que l’on nomme aujourd’hui déjà les pires des méchancetés et qui pourtant ne sont que larges de douze pieds et longues de trois mois ! Mais un jour viendront au monde de plus grands dragons. (APZ/83-85-p2)

Je n’ai pas été attaché à cette croix, qui est de savoir que l’homme est méchant, mais j’ai crié comme personne encore n’a crié :
     « Hélas ! Pourquoi sa pire méchanceté est-elle si petite ! Hélas ! pourquoi sa meilleure bonté est-elle si petite ! »

Être véridique : peu de gens le savent !  Et celui qui le sait ne veut pas l'être ! Moins que tous les autres, les bons.

Ô ces bons ! – Les hommes bons ne disent jamais la vérité ; être bon d’une telle façon est une maladie pour l’esprit.
     Ils cèdent, ces bons, ils se rendent, leur cœur répète et leur raison obéit : mais celui qui obéit ne s’entend pas lui-même !
     Tout ce qui pour les bons est mal doit se réunir pour faire naître une vérité : ô mes frères, êtes-vous assez méchants pour cette vérité ?

Ô mes frères ! où est le plus grand danger de tout avenir humain ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ! –
     – chez ceux qui parlent et qui sentent dans leur cœur : « Nous savons déjà ce qui est bon et juste, nous le possédons aussi ; malheur à ceux qui veulent encore chercher sur ce domaine ! »
     Et quel que soit le mal que puissent faire les méchants : le mal que font les bons est le plus nuisible des maux !
     Et quel que soit le mal que puissent faire les calomniateurs du monde ; le mal que font les bons est le plus nuisible des maux !
     Ô mes frères, un jour quelqu’un a regardé dans le cœur des bons et des justes et il a dit : « Ce sont les pharisiens. » Mais on ne le comprit point.
     Les bons et les justes eux-mêmes ne devaient pas le comprendre : leur esprit est prisonnier de leur bonne conscience. La bêtise des bons est une sagesse insondable.
     Mais ceci est la vérité : il faut que les bons soient des pharisiens, – ils n’ont pas de choix !
     Il faut que les bons crucifient celui qui s’invente sa propre vertu ! Ceci est la vérité !
     Un autre cependant qui découvrit leur pays, – le pays, le cœur et le terrain des bons et des justes : ce fut celui qui demanda : « Qui haïssent-ils le plus ? »
     C’est le créateur qu’ils haïssent le plus : celui qui brise des tables et de vieilles valeurs, le briseur, – c’est lui qu’ils appellent criminel.
     Car les bons ne peuvent pas créer : ils sont toujours le commencement de la fin : –
     – ils crucifient celui qui écrit des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles, ils sacrifient l’avenir pour eux-mêmes, ils crucifient tout l’avenir des hommes !
     Les bons – furent toujours le commencement de la fin. –

Ô mes frères, avez-vous aussi compris cette parole ? Et ce que j’ai dit un jour du « dernier homme » ? –
     Chez qui y a-t-il les plus grands dangers pour l’avenir des hommes ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ?
     Brisez, brisez-moi les bons et les justes ! Ô mes frères, avez-vous aussi compris cette parole ?
     Vous fuyez devant moi ? Vous êtes effrayés ? Vous tremblez devant cette parole ?
     Ô mes frères, ce n’est que lorsque vous ai dit de briser les bons et les tables des bons, que j’ai embarqué l’homme sur la pleine mer.
     Et c’est maintenant seulement que lui vient la grande terreur, le grand regard circulaire, la grande maladie, le grand dégoût, le grand mal de mer.
     Les bons vous ont montré des côtes trompeuses et de fausses sécurités ; vous étiez nés dans les mensonges des bons et vous vous y êtes abrités. Les bons ont faussé et dénaturé toutes choses jusqu’à la racine.
     Mais celui qui découvrit le pays « homme », découvrit en même temps le pays « l’avenir des hommes ». Maintenant vous devez être pour moi des matelots braves et patients !
     Marchez droit, à temps, ô mes frères, apprenez à marcher droit ! La mer est houleuse : il y en a beaucoup qui ont besoin de vous pour se redresser.
     La mer est houleuse : tout est dans la mer. Eh bien ! allez, vieux cœurs de matelots !
     Qu’importe la patrie ! Nous voulons faire voile vers là-bas, vers le pays de nos enfants ! au large. Là-bas, plus fougueux que la mer, bouillonne notre grand désir. (APZ/83-85-p3)

… le jugement « bon » n’émane nullement de ceux à qui on a prodigué la « bonté » ! Ce sont bien plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction, les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation d’âme qui se sont eux-mêmes considérés comme « bons », qui ont jugé leurs actions « bonnes », c’est-à-dire de premier ordre, établissant cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et populacier. C’est du haut de ce sentiment de la distance qu’ils se sont arrogé le droit de créer des valeurs et de les déterminer : que leur importait l’utilité ! Le point de vue utilitaire est tout ce qu’il y a de plus étranger et d’inapplicable au regard d’une source vive et jaillissante de suprêmes évaluations, qui établissent et espacent les rangs : ici le sentiment est précisément parvenu à l’opposé de cette froideur qui est la condition de toute prudence intéressée, de tout calcul d’utilité — et cela, non pas pour une seule fois, pour une heure d’exception, mais pour toujours. La conscience de la supériorité et de la distance, je le répète, le sentiment général, fondamental, durable et dominant d’une race supérieure et régnante, en opposition avec une race inférieure, avec un « bas-fond humain » — voilà l’origine de l’antithèse entre « bon » et « mauvais ». (GM/87-pd§2)

L’indication de la véritable méthode à suivre m’a été donnée par cette question : Quel est exactement, au point de vue étymologique, le sens des désignations du mot « bon » dans les diverses langues ? C’est alors que je découvris qu’elles dérivent toutes d’une même transformation d’idées, — que partout l’idée de « distinction », de « noblesse », au sens du rang social, est l’idée mère d’où naît et se développe nécessairement l’idée de « bon » au sens « distingué quant à l’âme », et celle de « noble », au sens de « ayant une âme d’essence supérieure », « privilégié quant à l’âme ». Et ce développement est toujours parallèle à celui qui finit par transformer les notions de « vulgaire », « plébéien », « bas » en celle de « mauvais ». L’exemple le plus frappant de cette dernière métamorphose c’est le mot allemand schlecht (mauvais) qui est identique à schlicht (simple) — comparez schlechtweg (simplement), schlechterdings (absolument) — et qui, à l’origine, désignait l’homme simple, l’homme du commun, sans équivoque et sans regard oblique, uniquement en opposition avec l’homme noble. Ce n’est que vers l’époque de la guerre de Trente Ans, assez tardivement comme on voit, que ce sens, détourné de sa source, est devenu celui qui est aujourd’hui en usage. — Voilà une constatation qui me paraît être essentielle au point de vue de la généalogie de la morale ; (GM/87-pd§4)

le problème de l’autre origine du concept bon, du concept bon tel que l’homme du ressentiment se l’est forgé, attend une solution concluante. Que les agneaux aient l’horreur des grands oiseaux de proie, voilà qui n’étonnera personne mais ce n’est point une raison d’en vouloir aux grands oiseaux de proie de ce qu’ils ravissent les petits agneaux. Et si les agneaux se disent entre eux : « Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un agneau — celui-là ne serait-il pas bon ? » — il n’y aura rien à objecter à cette façon d’ériger un idéal, si ce n’est que les oiseaux de proie lui répondront par un coup d’œil quelque peu moqueur et se diront peut-être « Nous ne leur en voulons pas du tout, à ces bons agneaux, nous les aimons même : rien n’est plus savoureux que la chair tendre d’un agneau. » — Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme telle, qu’elle ne soit pas une volonté de terrasser et d’assujettir, une soif d’ennemis, de résistance et de triomphes, c’est tout aussi insensé que d’exiger de la faiblesse qu’elle manifeste de la force. Une quantité de force déterminée répond exactement à la même quantité d’instinct, de volonté, d’action — bien plus, la résultante n’est pas autre chose que cet instinct, cette volonté, cette action même, et il ne peut en paraître autrement que grâce aux séductions du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui s’y sont figées) qui tiennent tout effet pour conditionné par une cause efficiente, par un « sujet » et se méprennent en cela. (GM/87-pd§13)

Les hommes bons ne disent jamais la vérité. Les hommes bons vous enseignent de faux arts et de fausses certitudes. Vous êtes nés et vous avez été abrités dans les mensonges des bons. Tout a été foncièrement déformé et perverti par les bons. (EH/88-4§4)

dans la notion de l'homme bon, on prend parti pour tout ce qui est faible, malade, mal venu, pour tout ce qui souffre de soi-même, pour tout ce qui doit disparaître. La loi de la sélection est contrecarrée. De l'opposition à l'homme fier et d'une bonne venue, à l'homme affirmatif qui garantit l'avenir, on fait un idéal. Cet homme devient l'homme méchant... Et l'on a ajouté foi à tout cela, sous le nom de morale ! — Écrasez l'infâme ! (EH/88-4§8)

Les hommes qui s'efforcent de parvenir à la grandeur sont en général méchants : c'est leur seule façon de se supporter eux-mêmes. (aphorisme rédigé à l'attention de Lou Salomé)


BONHEUR

Une ère de bonheur est absolument impossible par la raison que les hommes ne veulent que la souhaiter sans la vouloir vraiment, et tout individu, lorsque lui viennent d'heureux jours, apprend littérale­ment à demander au ciel le trouble et la misère. Le destin des hommes est disposé pour d'heureux moments — toute vie en a de tels — mais non pour des époques heureuses. (HTH/78-§471)

Tout près de la douleur du monde et souvent sur son sol volcanique, l'homme a établi son petit jardin de bonheur. Que l'on considère la vie avec l'œil de l'homme qui ne demande à la vie que la connais­sance, ou de celui qui s'abandonne et se résigne, ou de celui qui prend son plaisir à la difficulté vaincue, — par­tout on trouve quelque bonheur poussé à côté de l'infor­tune — et d'autant plus de bonheur que le sol est plus vol­canique; seulement il serait ridicule de dire que par ce bonheur la souffrance elle-même est justifiée. (HTH/ 78-§591)

Qu'est-ce qui a le plus contribué au bonheur de l'humanité, les choses véritables ou les choses imaginées? Il est certain que la distance séparant l'extrême bonheur du malheur le plus profond n'a pris toute son ampleur qu'à la faveur des choses imaginées. Cette sorte de sentiment de l'espace se réduit par suite constamment sous l’action  de la science : de même celle-ci nous a appris et nous apprend encore à éprouver que la terre est petite et que le système solaire lui-même n'est qu'un point. (AUR/81-§7)

Dans la mesure où il recherche son bonheur, on ne doit donner à l'individu aucun précepte sur la façon d'atteindre le bonheur : car le bonheur individuel jaillit selon ses lois propres, ignorées de tous, il ne peut être qu'embarrassé et entravé par des préceptes extérieurs. — Les préceptes que l'on nomme « moraux » sont en vérité dirigés contre les individus et ne veulent absolument pas leur bonheur. Ces préceptes se rapportent tout aussi peu au « bonheur et à la prospérité de l'humanité », — termes auxquels il est de toute façon impossible de lier des concepts rigoureux, bien loin qu'on puisse les utiliser comme des étoiles qui nous guideraient sur le sombre océan des aspirations morales. (AUR/81-§108)

Un sage demanda à un fou quel était le chemin du bonheur. Celui-ci répondit à l'instant, comme quelqu'un à qui l'on demande le chemin de la ville la plus proche : « Admire-toi toi-même et vis dans la rue ! » « Halte, cria le sage, tu en exiges trop, il est bien suffisant de s'admirer soi-même ! » Le fou répliqua : « Mais comment admirer constamment si l'on ne méprise pas constamment ? » (LGS/82-§213)

Il suffit d'un unique homme triste pour répandre une morosité permanente et un ciel chargé sur une famille entière ; et il faut un miracle pour que cet unique individu n'existe pas ! — Le bonheur est loin d'être une maladie aussi contagieuse, — d'où cela vient-il ? (LGS/82-§239)

Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les un sur les autres et se poussent ainsi dans la boue et dans l’abîme.
     Ils veulent tous s’approcher du trône : c’est leur folie, – comme si le bonheur était sur le trône ! Souvent la boue est sur le trône – et souvent aussi le trône est dans la boue. (APZ/83-85-p1)

Depuis qu’il y a des hommes, l’homme s’est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre péché originel. (APZ/83-85-p2)

Nous avons découvert le bonheur, nous connaissons le chemin, nous avons trouvé l’issue de ces milliers d’années de labyrinthe. … (ANT/88-§1)

Nous avions soif d’éclairs et d’actions d’éclat, nous nous tenions le plus loin possible du bonheur des débiles, de la « soumission »… Notre air était chargé d’orages, la nature, en nous, s’assombrissait – car nous n’avions pas trouvé notre voie. Formule de notre bonheur : un seul « oui » un seul « non », une ligne droite, un but… (ANT/88-§1)

Qu’est-ce que le Bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée. (ANT/88-§2)

Formule de mon bonheur : un oui, un non, une ligne droite, un but... (LCI/88-1§44)


BONTÉ

La bonté et la pitié sont heureusement indépendantes du dépérissement et de la réussite d'une religion : par contre les bonnes actions sont bien déterminées par des impératifs religieux. La majeure partie des bonnes actions conformes au devoir n'a aucune valeur éthique, mais est obtenue par contrainte. (LDP/72-75-ch.1§45)

Les hommes bons de toute époque sont ceux qui enfouissent profondément les pensées anciennes, et leur font produire leurs fruits, les cultivateurs de l'esprit. (LGS/82-§4)

Garde-toi des bons et des justes ! Ils aiment à crucifier ceux qui s'inventent leur propre vertu, - ils haïssent le solitaire. (APZ/83-85-p1)

La bêtise des bons est insondable. (APZ/83-85-p3)

Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : - mais c'est celui-là le créateur. (APZ/83-85-p1)


BOUDDHA - BOUDDHISME

Bouddha dit : N'adule pas ton bienfaiteur! " Qu'on répète cette sentence dans une église chrétienne : - elle purifie instantanément l'air de tout ce qu'il contient de chrétien. (LGS/82-§142)

Par ma condamnation du christianisme, je ne voudrais pas avoir porté tort à une religion qui lui est apparentée, et qui la surpasse même par le nombre des fidèles : je veux parler du bouddhisme - Toutes deux ont en commun d'être des religions nihilistes - ce sont des religions de décadence -, mais ce qui les sépare est saisissant. (ANT/88-§20)

Le bouddhisme est cent fois plus réaliste que le christianisme - il a dans le sang l'habitude acquise de poser les problèmes froidement et objectivement, il vient après un mouvement philosophique qui a duré des centaines d'années - la notion de " Dieu " est déjà abolie quand il survient. Le bouddhisme est la seule religion positiviste que nous montre l'Histoire, et même dans sa théorie de la connaissance (un strict phénoménisme) - il ne dit plus : " guerre au péché ", mais, rendant à la réalité ce qui lui est dû : " guerre à la souffrance ". (ANT/88-§20)

Dans la doctrine du Bouddha, l'égoïsme devient un devoir, c'est la chose dont il est dit qu' " il est besoin " et la question : " Comment échapperas-tu, toi, à la douleur ? ", règle et délimite tout le régime imposé à l'esprit (- il n'est peut-être pas illégitime d'évoquer ici cet Athénien qui fit également la guerre au " pur esprit scientifique ", Socrate, qui, lui aussi, dans le domaine des problèmes, élevait l'égoïsme individuel au rang de morale.) (ANT/88-§20)

Le bouddhisme suppose un climat très doux, des mœurs d'une grande aménité et d'une grande tolérance, pas trace de militarisme; et aussi que le foyer du mouvement se trouve dans les classes supérieures et même savantes. On s'assigne comme but suprême la sérénité, la paix, l'extinction de tout désir, et l'on atteint ce but. Le bouddhisme n'est pas une religion dans laquelle on aspire seulement à la perfection; le parfait y est le cas normal. (ANT/88-§21)

Le bouddhisme est une religion pour hommes tardifs, pour des races débonnaires, douces, devenues hypercérébrales, qui ressentent trop aisément la souffrance (l'Europe est encore loin d'être mûre pour cela) : il les ramène à la paix et à la sérénité, à la diète dans l'ordre mental et à un certain endurcissement dans l'ordre physique. (ANT/88-§22)

Le bouddhisme ne promet pas, mais tient ; le christianisme promet tout, mais ne tient rien. (ANT/88-§42)


BUT

C'est seulement si l'humanité avait un but universellement reconnu que l'on pourrait proposer : " il faut agir comme ceci et comme cela " : pour l'instant il n'existe aucun but de ce genre. On ne doit donc pas rapporter à l'humanité les exigences de la morale, c'est déraison et enfantillage. - Recommander un but à l'humanité représente quelque chose de tout différent : le but est alors conçu comme quelque chose qui dépend de notre bon plaisir ; (AUR/81-§108)

Avec un grand but, on est même supérieur à la justice, pas seulement à ses actes et à ses juges. (LGS/82-§267)


CARACTÈRE – TEMPÉRAMENT

Nous cherchons inconsciemment les principes et les doctrines appropriés à notre tempérament, si bien qu'à la fin il semble que ce soient ces principes et ces doctrines qui aient créé notre caractère. Notre pensée et notre jugement sont censés, après coup, d'après les apparences, être la cause de notre être mais dans le fait c'est notre être qui est cause que nous pensons et jugeons de telle ou telle manière. – Et qu'est-ce qui nous détermine à cette comédie presque inconsciente? L'indolence et le laisser-aller, et, non pour la moindre part, le désir de notre vanité d'être trouvé logique d'un bout à l'autre, uniforme en être et en pensée; car cela procure de la considération, donne de la confiance et de la puissance. (HTH/78-§608)

Le caractère désagréable, qui est plein de méfiance, qui ressent avec envie tout heureux succès de ses confrères et de ses proches, qui est violent et furieux contre les opinions dissidentes, montre qu'il appartient à un stade antérieur de la civilisa­tion, qu'il est donc une survivance; car la manière dont il a commerce avec les hommes convenait aux conditions d'un âge où régnait le droit du plus fort; c'est un homme arriéré. Un autre caractère, qui est riche de sympathie, se fait partout des amis, ressent avec cordialité tout ce qui croît et grandit, partage tous les plaisirs de l'honneur et des succès d'autrui, et ne prétend pas au privilège de connaître seul le vrai, mais est rempli d'une confiance modeste — c'est un homme avancé, qui lutte pour une civilisation supérieure. Le caractère désagréable dérive des temps où les grossiers fondements de la société humaine étaient encore à jeter ; l'autre vit à des étages plus hauts, aussi éloigné que possible de l'animal sauvage, qui, enfermé dans les caves, sous les assises de la civilisation, se démène et hurle sa rage. (HTH/78-§614)


CAS DE CONSCIENCE

Tu cours devant les autres ? — Fais-tu cela comme berger ou bien comme exception ? Un troisième cas serait le déserteur... Premier cas de conscience. (LCI/88-1§37)

Es-tu vrai ? Ou n’es-tu qu’un comédien ? Es-tu un représentant ? Ou bien es-tu toi-même la chose qu’on représente ? En fin de compte tu n’es peut-être que l’imitation d’un comédien... Deuxième cas de conscience. (LCI/88-1§38)

Es-tu de ceux qui regardent ou de ceux qui mettent la main à la pâte ? — ou bien encore de ceux qui détournent les yeux et se tiennent à l’écart ?... Troisième cas de conscience. (LCI/88)

Veux-tu accompagner ? ou précéder ? ou bien encore aller de ton côté ?... Il faut savoir ce que l’on veut et si l’on veut. — Quatrième cas de conscience. (LCI/88-1§40)


CAUSE - EFFET

Sur ce miroir — et notre intellect est un miroir — il se passe quelque chose qui offre de la régularité, à chaque fois une certaine chose fait de nouveau suite à certaine autre chose, — c'est ce que nous nommons, lorsque nous le percevons et voulons lui donner un nom, cause et effet, insensés que nous sommes! Comme si nous y avions compris et pouvions y comprendre quelque chose ! Nous n'avons rien vu d'autre que des images de « causes et d'effets »! Et cette représentation imagée empêche justement d'apercevoir un rapport plus essentiel que celui de la succession ! (AUR/81-§121)

Cause et effet : probablement n'existe-t-il jamais une telle dualité, — en vérité nous sommes face à un continuum dont nous isolons quelques éléments ; de même que nous ne percevons jamais un mouvement que sous forme de points isolés, que donc nous ne voyons pas véritablement mais que nous inférons. La soudaineté avec laquelle de nombreux effets se dessinent nous induit en erreur; mais ce n'est qu'une soudaineté pour nous. Il y a dans cette seconde de soudaineté une quantité infinie de processus qui nous échappent. Un intellect qui verrait cause et effet comme un continuum, non à notre manière, comme une partition et une fragmentation arbitraires, qui verrait le flux du devenir, — rejetterait le concept de cause et d'effet et nierait tout conditionnement. (LGS/82-§112)

Avant l'effet, on croit à d'autres causes qu'après l'effet. (LGS/82-§217)

La croyance dans la cause et l'effet à son siège dans le plus puissant des instincts, la vengeance. (FP/82-84-v9)

Il ne faut pas réduire faussement « cause » et « effet » à des substances, comme font les naturalistes (et quiconque, pareil à eux, fait aujourd'hui du naturalisme dans les idées — ), conformément à la commune balourdise mécanique qui laisse la cause pousser et heurter jusqu'à ce qu'elle « agisse ». Il convient de ne se servir de la « cause » et de l' « effet » que comme concepts purs, c'est-à-dire comme actions conventionnelles, commodes pour déterminer et pour s'entendre, et non pas pour expliquer quelque chose. Dans l'« en soi » il n'y a point de « lien causal », de « nécessité absolue », de « déterminisme psychologique » ; là l'« effet » ne suit point la «cause », là ne règne point la « loi ». C'est nous seuls qui avons inventé les causes, la succession, la finalité, la relativité, la contrainte, le nombre, la loi, la liberté, la modalité, le but ; et lorsque nous nous servons de ce système de signes pour introduire ceux-ci dans les choses, comme « en soi », pour les y mêler, nous ne procédons pas autrement que comme nous l'avons déjà fait, c'est-à-dire mythologiquement. (PDBM/86-§21)

Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse que de confondre l’effet avec la cause : j’appelle cela la véritable perversion de la raison. Néanmoins cette erreur fait partie des plus anciennes et des plus récentes habitudes de l’humanité : elle est même sanctifiée parmi nous, elle porte le nom de « religion » et de « morale ». (LCI/88-6§1)


CERTITUDE – INCERTITUDE

Il y a encore des observateurs assez naïfs pour croire qu'il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou, comme ce fut la superstition de Schopenhauer, « je veux ». Comme si la connaissance parvenait à saisir son objet purement et simplement, sous forme de « chose en soi », comme s'il n'y avait altération ni du côté du sujet, ni du côté de l'objet. Mais je répéterai cent fois que la « certitude immédiate », de même que la « connaissance absolue », la « chose en soi » renferment une contradictio in adjecto : il faudrait enfin échapper à la magie fallacieuse des mots. (PDBM/86-16)

La croyance en des « cer­titudes immédiates » est une naïveté morale qui nous fait honneur, à nous autres philosophes. Mais, une fois pour toutes, il nous est interdit d'être des hommes « exclusivement moraux » ! Abstrac­tion faite de la morale, cette croyance est une absurdité qui nous fait peu d'honneur ! Dans la vie civile la méfiance toujours aux aguets peut être la preuve d'un « mauvais caractère » et passer dès lors pour peu habile, mais, lorsque nous sommes entre nous, au delà du monde bourgeois et de ses appréciations, qu'est-ce qui devrait nous empêcher d'être déraisonnables et de nous dire : le philosophe a acquis le droit au « mauvais caractèreprésent a été le plus dupé sur la terre ? Il a aujourd'hui le devoir de se méfier, de regarder toujours de travers, comme s'il voyait des abîmes de suspicion. — On me pardonnera ce tour d'esprit macabre, car j'ai appris moi-même, depuis longtemps, à penser autrement, à avoir une éva­luation différente sur le fait de duper quelqu'un et d'être dupé, et je tiens en réserve quelques bonnes bourrades pour la colère aveugle des philosophes qui se défendent d'être dupés. Eh pourquoi pas ! (PDBM/86-§34)

Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique; mais aussi cette impétueuse aspira­tion à la certitude qui se décharge aujourd'hui chez la grande majorité sous une forme scientifique et positi­viste, l'aspiration qui veut détenir quelque chose de manière stable (alors qu'on se montre, en raison de la chaleur de cette aspiration, plus souple et plus indolent pour ce qui est de la fondation de la certi­tude) : cela aussi est encore l'aspiration à un appui, un soutien, bref cet instinct de faiblesse qui, certes, ne crée pas les religions, les métaphysiques, les convic­tions de toutes sortes, mais – les conserve. (LGS/86-§347)


CHAOS

Il est temps que l'homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l'homme plante le germe de sa plus haute espérance.
     Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
     Malheur ! Les temps sont proches où l'homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
     Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez encore un chaos en vous. (APZ/83-85-p1)


CHÂTIMENT

Le châtiment a pour but d'amé­liorer celui qui châtie, — tel est l'ultime refuge des défenseurs du châtiment. (LGS/82-§219)

Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit des maîtres : il finit enfin, lui aussi, par goûter le sentiment ennoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est « au-dessous de lui » — ou, du moins dans le cas où le vrai pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégués à l’ « autorité », de voir du moins mépriser et maltraiter cet être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. (GM/87-dd§5)

Deux mots encore sur l’origine et le but du châtiment — deux problèmes distincts ou qui du moins devraient l’être, mais que par malheur on confond généralement. Comment, dans ce cas, les généalogistes de la morale ont-ils procédé jusqu’ici ? Comme toujours, ils ont été naïfs —. ils découvrent dans le châtiment un « but » quelconque, par exemple la vengeance ou l’intimidation, et placent alors avec ingénuité ce but à l’origine, comme causa fiendi du châtiment — et voilà ! Or, il faut se garder par-dessus tout d’appliquer à l’histoire des origines du droit le « but dans le droit » : et, en tout genre d’histoire, rien n’est plus important que ce principe dont on s’est pénétré si difficilement, mais qui devrait être accepté comme une vérité inattaquable, — je veux dire que la cause originelle d’une chose et son utilité finale, son emploi effectif, son classement dans l’ensemble d’un système des causes finales, sont deux points séparés toto cœlo ; que quelque chose d’existant, quelque chose qui a été produit d’une façon quelconque est toujours emporté, par une puissance qui lui est supérieure, vers de nouveaux desseins, toujours mis à réquisition, armé et transformé pour un emploi nouveau ; que tout fait accompli dans le monde organique est intimement lié aux idées de subjuguer, de dominer et, encore, que toute subjugation, toute domination équivaut à une interprétation nouvelle, à un accommodement, où nécessairement le « sens » et le « but » qui subsistaient jusque-là seront obscurcis ou même effacés complètement. (GM/87-dd§12)

Pour en revenir à notre sujet, c’est-à-dire au châtiment, il faut distinguer deux choses en lui : d’une part ce qu’il a de relativement permanent, l’usage, l’acte, le « drame », une certaine suite de procédures strictement déterminées, d’autre part la fluidité, le sens, le but, l’attente, toutes choses qui se rattachent à la mise en œuvre de ces procédures. Il faut admettre ici, sans plus, par analogie, conformément aux points de vue principaux de la méthode historique développés tout à l’heure, que la procédure elle-même est quelque chose de très ancien, d’antérieur à son utilisation pour le châtiment, que le châtiment a été introduit, par interprétation, dans la procédure (qui existait depuis longtemps, mais dont l’emploi avait un autre sens), bref qu’il n’en va pas ici comme l’ont imaginé tous nos naïfs généalogistes du droit et de la morale, pour qui la procédure a été inventée avec le châtiment pour but, comme autrefois on s’imaginait que la main avait été créée pour saisir. Pour ce qui en est de l’autre élément du châtiment, l’élément mobile, le « sens », dans un état de civilisation très avancé (celui de l’Europe contemporaine par exemple), le concept châtiment n’a plus un sens unique mais est une synthèse de « sens » : tout le passé historique du châtiment, l’histoire de son utilisation à des fins diverses, se cristallise finalement en une sorte d’unité difficile à résoudre, difficile à analyser, et, appuyons sur ce point, absolument impossible à définir. (Il est impossible de dire aujourd’hui pourquoi l’on punit en somme : tous les concepts où se résume un long développement d’une façon sémiotique échappent à une définition ; n’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire.)

Pour qu’on puisse se représenter quelque peu combien incertain, surajouté, accidentel est le « sens » du châtiment, combien une même procédure peut être utilisée, interprétée, façonnée dans des vues essentiellement différentes, voici l’aperçu que j’ai pu donner grâce à des matériaux relativement peu nombreux et tous fortuits : Châtiment, moyen d’empêcher le coupable de nuire et de continuer ses dommages. Châtiment, moyen de se libérer vis-à-vis de l’individu lésé et cela sous une forme quelconque (même celle d’une compensation sous forme de souffrance). Châtiment en tant que restriction et limitation d’un trouble d’équilibre pour empêcher la propagation de ce trouble. Châtiment, moyen d’inspirer la terreur en face de ceux qui déterminent et exécutent le châtiment. Châtiment, moyen de compensation pour les avantages dont le coupable a joui jusque-là (par exemple lorsqu’on l’utilise comme esclave dans une mine). Châtiment, moyen d’éliminer un élément dégénéré (dans certaines circonstances toute une branche, comme le prescrit la législation chinoise : donc moyen d’épurer la race ou de maintenir un type social). Châtiment, occasion de fête pour célébrer la défaite d’un ennemi en l’accablant de railleries. Châtiment, moyen de créer une mémoire, soit chez celui qui subit le châtiment, — c’est ce qu’on appelle la « correction », — soit chez les témoins de l’exécution. Châtiment, paiement d’honoraires fixés par la puissance qui protège le malfaiteur contre les excès de la vengeance. Châtiment, compromission avec l’état primitif de la vengeance, en tant que cet état primitif est encore maintenu en vigueur par des races puissantes qui le revendiquent comme un privilège. Châtiment, déclaration de guerre et mesure de police contre un ennemi de la paix, de la loi, de l’ordre, de l’autorité, que l’on considère comme dangereux pour la communauté, violateur des traités qui garantissent l’existence de cette communauté, rebelle, traître et perturbateur, et que l’on combat par tous les moyens dont la guerre permet de disposer. (GM/87-dd§13)


CHEMIN

Et je sais une chose encore : je suis maintenant devant mon dernier sommet et devant ce qui m’a été épargné le plus longtemps. Hélas ! il faut que je suive mon chemin le plus difficile ! Hélas ! J’ai commencé mon plus solitaire voyage !
     Mais celui qui est de mon espèce n’échappe pas à une pareille heure, l’heure qui lui dit : « C’est maintenant seulement que tu suis ton chemin de la grandeur ! Le sommet et l’abîme se sont maintenant confondus !
     Tu suis ton chemin de la grandeur : maintenant ce qui jusqu’à présent était ton dernier danger est devenu ton dernier asile !
     Tu suis ton chemin de la grandeur : il faut maintenant que ce soit ton meilleur courage de n’avoir plus de chemin derrière toi !
     Tu suis ton chemin de la grandeur : ici personne ne se glissera à ta suite ! Tes pas eux-mêmes ont effacé ton chemin derrière toi, et au-dessus de ton chemin il est écrit : Impossibilité.
     Et si dorénavant toutes les échelles te manquent, il faudra que tu saches grimper sur ta propre tête : comment voudrais-tu faire autrement pour monter plus haut ? (APZ/83-85-p3)


CHOSE

On dit « se complaire à une chose », mais c'est en réalité se complaire à soi-même par le moyen de cette chose. (HTH/78-§501)

L'absurdité d'une chose n'est pas une raison contre son existence, c'en est plutôt une condition. (HTH/78-§515)

On prend la chose obscure non expliquée pour plus considérable que la chose claire expli­quée. (HTH/78-§532)

Qu'on pense trop de bien ou trop de mal des choses, on y trouve toujours l'avantage de recueillir une plus grande satis­faction : car avec une trop bonne opinion préconçue, nous mettons d'ordinaire plus de douceur dans les choses (les événements) qu'elles n'en contiennent réellement. (HTH/78-§622)

Bien des hommes sont si accoutu­més à être seuls avec eux-mêmes qu'ils ne se comparent pas du tout à d'autres, mais qu'ils déroulent le monologue de leur existence dans un état d'esprit paisible et gai, en bonnes conversations avec eux-mêmes, et même en rires. (HTH/78-§625)

C’est l’homme qui mit des valeurs dans les choses, afin de se conserver, – c’est lui qui créa le sens des choses, un sens humain ! C’est pourquoi il s’appelle « homme », c’est-à-dire, celui qui évalue.
     Évaluer c’est créer : écoutez donc, vous qui êtes créateurs ! C’est leur évaluation qui fait des trésors et des joyaux de toutes choses évaluées. (APZ/83-85-p1)

Celui qui ne sait pas mettre sa volonté dans les choses veut du moins leur donner un sens : ce qui le fait croire qu’il y a déjà une volonté en elles (Principe de la « foi »). (LCI/88-1§18)


CHRÉTIEN - CHRISTIANISME

Le christianisme a un flair de chasseur pour détecter tous ceux qui, par un biais quelconque, peuvent être acculés au désespoir, - seule une élite humaine en est capable. Il leur donne constamment la chasse, les épie. Pascal fit une tentative pour voir s'il n'était pas possible, à l'aide de la connaissance la plus aiguisée, d'acculer tout homme au désespoir; - la tentative échoua, à son nouveau désespoir. (AUR/81-§64)

" En faveur de la vérité du christianisme, on avait pour témoignage la vertueuse conduite des chrétiens, leur constance dans la souffrance, la fermeté de leur foi et surtout la diffusion et la croissance du christianisme en dépit de toutes ses tribulations ", - c'est ainsi qu'aujourd'hui encore vous parlez! C'est à faire pitié! Apprenez donc que tout cela ne témoigne ni pour ni contre la vérité, que la vérité se prouve autrement que la véracité, et que la seconde n'est absolument pas un argument en faveur de la première! (AUR/81-§73)

Le christianisme aussi a largement contribué aux Lumières : il enseigna le scepticisme moral de manière très pénétrante et très efficace : en accusant, en rendant aigre, mais avec une patience et une finesse infatigables : il anéantit la foi de tout individu en ses " vertus " : il fit disparaître à tout jamais de la terre ces grands vertueux dont l'Antiquité n'était pas pauvre, ces hommes du peuple qui, tout à la foi en leur perfection, déambulaient avec une majesté de toréador. (LGS/82-§122)

La décision chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais. (LGS/82-§130)

Désormais, c'est notre goût qui condamne le christianisme, non plus nos raisons. (LGS/82-§132)

Rien ne sert d'embellir et de farder le christianisme : il a livré une lutte à mort à ce type supérieur d'humanité, il a jeté l'anathème sur tous les instincts élémentaires de ce type. (ANT/88-§5)

Le christianisme a pris le parti de tout ce qui est bas, vil, manqué, il a fait un idéal de l'opposition à l'instinct de conservation de la vie forte. Même aux natures les mieux armées intellectuellement, il a perverti la raison, en leur enseignant à ressentir les valeurs suprêmes de l'esprit comme entachées de péché, induisant en erreur, comme des tentations. (ANT/88-§5)

On appelle le christianisme la religion de la compassion. La compassion est l'opposé des émotions toniques qui élèvent l'énergie du sentiment vital : elle a un effet déprimant. C'est perdre de sa force que compatir. Par la compassion s'augmente et s'amplifie la déperdition des forces que la souffrance, à elle seule, inflige à la vie. (ANT/88-§7)

Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion n'a aucun point de contact avec la réalité. - Il n'y a que des causes imaginaires (Dieu, âme…) - Il n'y a que des effets imaginaires (péché, rédemption, grâce, expiation, rémission des péchés) - Il n'y a qu'un commerce entre des êtres imaginaires (Dieu, esprits, âmes) - Il n'y a qu'une science imaginaire de la nature (absence totale de la notion de cause naturelle) - Il n'y a qu'une psychologie imaginaire … (contrition, remords de conscience, tentation du Malin, proximité de Dieu) - Il n'y a qu'une téléologie imaginaire (le royaume de Dieu, le Jugement Dernier, la vie éternelle). (ANT/88-§15)

Chrétienne est la haine envers l'esprit, la fierté, le courage, la liberté, le libertinage de l'esprit ; chrétienne, la haine envers les sens, les joies des sens, la joie en général… (ANT/88-§21)

Chrétiens sont aussi un certain penchant à la cruauté envers soi-même et les autres; la haine de ceux qui pensent différemment; la volonté de persécution. Des représentations sombres et troublantes sont mises au premier plan : les états les plus ardemment convoités, ceux auxquels on donne les plus beaux noms, sont des états épileptoïdes; le régime alimentaire est choisi de manière à favoriser les phénomènes morbides et à surexciter les nerfs… Chrétienne est la haine envers l'esprit, la fierté, le courage, la liberté, le libertinage de l'esprit ; chrétienne, la haine envers les sens, les joies des sens, la joie en général... (ANT/88-§21)

Dans le christianisme, ce sont les instincts des asservis et des opprimés qui viennent au premier plan : ce sont les classes les plus basses qui cherchent en lui leur salut. Là, on pratique la casuistique du péché, l'autocritique, l'examen, l'inquisition de conscience comme passe-temps, pour lutter contre l'ennui. Là, on entretient constamment (par la prière) la ferveur envers un être tout-puissant nommé " Dieu " : là, on tient que le suprême bien ne peut être " atteint ", que c'est un don, une " grâce ". Là, le caractère public fait aussi complètement défaut : la cachette, la pièce obscure, voilà qui est typiquement chrétien. Là, le corps est méprisé, l'hygiène récusée pour cause de sensualité; (ANT/88-§21)

Le christianisme avait besoin de notions et de valeurs barbares, afin de se rendre maître des Barbares : telle sont l'offrande des prémices, le sang bu dans la Cène, le mépris de l'esprit et de la culture; la torture physique et morale sous toutes ses formes; la grandiose pompe du culte. (ANT/88-§22)

Le christianisme entend venir à bout de fauves : sa méthode consiste à les rendre malades - l'affaiblissement est la recette chrétienne de l'apprivoisement, de la " civilisation ". (ANT/88-§22)

Le christianisme repose sur quelques subtilités qui appartiennent en propre à l'Orient. En premier lieu, il sait qu'il est en soi parfaitement indifférent de savoir si une chose " est " vraie, mais qu'elle devient de la plus haute importance dans la mesure où on la croit vraie. (ANT/88-§23)

Pour la ferveur des femmes, il faut mettre au premier plan un saint de belle apparence, pour celle des hommes, une Vierge Marie. Cela si l'on admet que le christianisme veut établir son règne sur un terrain où des cultes d'Aphrodite ou d'Adonis ont déjà conditionné la conception même du culte. L'obligation de la chasteté accentue la véhémence et l'intériorité de l'instinct religieux, elle rend le culte plus ardent, plus passionné, plus intense. (ANT/88-§23)

C'est sur un terrain aussi faux, où toute nature, toute valeur naturelle, toute réalité avait contre elle les instincts les plus profonds de la classe au pouvoir, que s'est développé le christianisme, forme d'hostilité mortelle à la réalité qui n'a pas été surpassé jusqu'à présent. (ANT/88-§27)

Ce qui, autrefois, était simplement morbide, est devenu maintenant indécent : il est indécent d'être chrétien de nos jours. Et c'est là que commence mon dégoût. Je regarde autour de moi; il n'est rien resté, pas un seul mot, de ce qui s'appelait autrefois " vérité ". (ANT/88-§38)

Qui donc le christianisme nie-t-il? Qu'est-ce donc qu'il appelle " monde "? Le fait d'être soldat, d'être juge, d'être patriote; de se défendre; de tenir à son honneur, de chercher son avantage; d'être fier... Toute pratique de chaque instant, tout instinct, tout jugement de valeur qui se traduit en acte est aujourd'hui antichrétien. Quel monstre de fausseté faut-il que l'homme moderne soit, pour ne pas avoir honte malgré cela de se dire encore chrétien ! (ANT/88-§38)

Au fond, il n'y a jamais eu qu'un chrétien, et il est mort sur la croix. L' " Évangile " est mort sur la croix. (ANT/88-§39)

En fait, il n'y a jamais eu de chrétiens. Le " chrétien ", ou ce qui, depuis deux millénaires, se dit chrétien, repose sur une mécompréhension psychologique de soi-même. A y regarder de plus près, malgré toute sa foi, seuls dominaient en lui les instincts, - et quels instincts! (ANT/88-§39)

Dans le monde des représentations du chrétien, il n'y a rien qui risquerait seulement d'effleurer la réalité; bien au contraire, nous avons reconnu dans la haine instinctive contre toute réalité l'élément moteur, le seul élément moteur à l'origine du christianisme. Que peut-on en conclure? Qu'en psychologie aussi, l'erreur est ici radicale, c'est-à-dire qu'elle détermine l'être, qu'elle est " substance " . Otons ici un seul concept, mettons une réalité à la place, et tout le christianisme roule au Néant ! (ANT/88-§39)

Chaque parole que prononce un "Premier chrétien" est un mensonge, chaque action qu'il fait, une imposture instinctive, - toutes ses valeurs, tous ses buts sont nuisibles, mais ceux qu'il hait, ce qu'il hait, voilà qui à de la valeur. (ANT/88-§46)

Une religion telle que le christianisme, qui n'a aucun point de contact avec la réalité, qui s'écroule dès que la réalité reprend ses droits, ne serait-ce qu'en un seul point, ne peut, et c'est normal, qu'être mortellement hostile à la "sagesse du monde" - lisez : la science -. (ANT/88-§47)

Le christianisme a besoin de la maladie, à peu près comme l'hellénisme a besoin d'un excès de santé - rendre malade est la véritable intention cachée de toute la thérapeutique du salut pratiquée par l'église. Et l'église elle-même, n'est-elle pas l'asile d'aliénés catholique conçu comme suprême idéal ? (ANT/88-§51)

Le "monde intérieur" de l'homme religieux ressemble à s'y méprendre au "monde intérieur" du surexcité et de l'épuisé ; les états les plus "sublimes" que le christianisme a suspendus au-dessus de l'humanité comme "valeurs des valeurs" sont des formes épileptoïdes. L'église n'a canonisé … que des fous ou de grands simulateurs. (ANT/88-§51)

La base du christianisme, c'est la rancune des malades, leur instinct dirigé contre les bien-portants, contre la santé. Tout ce qui est achevé, fier, exubérant, et avant tout la beauté, lui fait mal aux oreilles et aux yeux. (ANT/88-§51)

Personne n'est libre de devenir chrétien à son gré; on n'est pas " converti " au christianisme, - il faut être assez malade pour le devenir... Nous autres, qui avons le courage de la santé, et aussi du mépris, combien nous avons le droit de mépriser une religion qui a enseigné la mécompréhension du corps! - qui ne veut pas se débarrasser de la superstition de l'âme! - qui fait un " mérite " d'une alimentation insuffisante! -qui combat dans la santé une espèce d'ennemi, de diable, de tentation! - qui s'est persuadée que l'on pouvait promener une âme " parfaite " dans un corps cadavérique, et qui, pour cela, a eu besoin de se forger une nouvelle conception de la " perfection ", celle d'un être blafard, souffreteux, fumeux et hébété, - bref, la prétendue " sainteté " - une sainteté qui n'est qu'accumulation de symptômes d'un corps appauvri, énervé, incurablement ruiné!... (ANT/88-§51)

Le mouvement chrétien, en tant que mouvement européen, est d'emblée un mouvement rassemblant sans exclusive toute la lie, tout le rebut de l'humanité (et c'est ce rassemblement qui, par le christianisme, aspire au pouvoir). Il n'exprime pas le déclin d'une race, il est un conglomérat de formes de décadence venues de partout, qui se pressent et se cherchent. (ANT/88-§51)

Le christianisme est également opposé à tout épanouissement intellectuel - seule une raison malade peut lui tenir lieu de raison chrétienne; il prend le parti de tout ce qui est idiot, il jette l'anathème sur l' " esprit ", sur la " superbe " de l'esprit sain. (ANT/88-§52)

Comme la maladie est inhérente au christianisme, il faut nécessairement que l'état le plus typiquement chrétien, la " foi ", soit une forme de maladie, il faut nécessairement que toutes les voies honnêtes et scientifiques d'accès à la connaissance soient rejetées par l'Église comme des voies interdites. (ANT/88-§52)

Le christianisme et l'alcool, les deux plus grands agents de corruption. "Ce qui rend malade est bien ; ce qui vient de la plénitude, de la surabondance, de la puissance est mal" : c'est ce que sent le croyant. (ANT/88-§60)

J'appelle Chrétienté la seule grande malédiction, la seule intérieure et énorme perversion ; le seul grand instinct de revanche pour lequel aucun moyen n'est trop venimeux, trop clandestin, trop souterrain et trop mesquin. (ANT/88-§62)

Je condamne le christianisme, j'élève contre l'Eglise chrétienne l'accusation la plus terrible qu'accusateur ait jamais prononcée. Elle est pour moi la pire des corruptions concevables, elle a voulu sciemment le comble de la pire corruption possible. La corruption de l'église chrétienne n'a rien épargné, elle a fait de toute valeur une non valeur, de toute vérité un mensonge, de toute sincérité une bassesse d'âme. (ANT/88-§62)

Les bienfaits "humanitaires" du christianisme ! Arriver à produire à partir de l'humanitas une autocontradiction , un art de s'auto-avilir, une volonté de mensonge à tout prix, une aversion et un mépris pour tous les instincts bons et francs ! (ANT/88-§62)

Cette éternelle mise en accusation du christianisme, je la veux afficher sur tous les murs, partout où il y a des murs - j'ai pour cela des lettres qui rendraient la vue aux aveugles. .. J'appelle le christianisme l'unique grande malédiction, l'unique grande corruption intime, l'unique grand instinct de vengeance, pour qui aucun moyen n'est assez venimeux, assez secret, assez souterrain, assez mesquin - je l'appelle l'immortelle flétrissure de l'humanité… (ANT/88-§62)

Cette dénonciation éternelle du christianisme, je l'écrirai sur tous les murs, tant que je trouverai des murs à noircir. J'ai à ma disposition des lettres qui rendent la vue aux aveugles. J'appelle le christianisme le fléau grand entre tous, la perversion intérieure grande entre toutes, l'instinct de vengeance grand entre tous, pour lequel aucun moyen n'est assez venimeux, secret, souterrain, petit. Le christianisme, je l'appelle la tache honteuse, ineffaçable entre toutes, de l'humanité… (ANT/88-§62)

Être chrétien s'avère comme une indécence. (DL/88-PD)

A présent, je me suis raconté moi-même avec un cynisme qui va devenir historique : le livre s'appelle Ecce Homo, c'est un attentat contre le Crucifié commis sans la moindre considération ; il finit en roulements et en coups de tonnerre contre tout ce qui est chrétien ou infecté de christianisme, on en sort tout étourdi. Je suis finalement le premier psychologue du christianisme, et je suis capable, en vieil artilleur que je suis, de sortir une pièce de gros calibre dont aucun adversaire du christianisme n'aura seulement pressenti l'existence. L'ensemble forme le prélude à l'inversion de toutes les valeurs, à l'œuvre qui est devant moi, prête : je vous promets que dans deux ans nous aurons toute la terre en convulsions. Je suis une fatalité. (DL/88-GB)


CIVILISATION

Le problème d’une civilisation a rarement été correctement compris. Sa fin n’est ni le plus grand bonheur possible d’un peuple ni le libre développement de tous ses dons : mais elle se montre dans la juste mesure de ces développements. Sa fin tend à dépasser le bonheur terrestre : la production de grandes œuvres est son but. (LDP/72-75-ch.1§46)

Le peuple auquel on attribue une civilisation doit être, en toute réalité, quelque chose de vivant et de coordonné. Il ne doit point diviser misérablement sa culture en intérieure et extérieure, contenu et forme. Que celui qui veut atteindre et encourager la civilisation d’un peuple, atteigne et encourage cette unité supérieure et travaille à la destruction de cette culture chaotique moderne, en faveur d’une véritable culture. Qu’il ose réfléchir à la façon de rétablir la santé d’un peuple entamée par les études historiques, à la façon de retrouver son instinct, et par là son honnêteté. (CI2/73)

C'est la marque d'une plus haute civilisation, de faire des petites vérités dis­crètes, sans apparence, qui ont été trouvées par une méthode sévère, plus d'estime que des erreurs bienfai­santes et éblouissantes qui dérivent d'âges et d'hommes métaphysiques et artistiques. (HTH/78-§3)

On peut dire par méta­phore que les époques de la civilisation répondent aux zones des divers climats, sauf que celles-là sont à la suite les unes des autres et non, comme les zones géo­graphiques, à côté les unes des autres. En comparaison de la zone tempérée de civilisation, dans laquelle notre tâche est de passer, la dernière fait en gros l'impression d'un cli­mat tropical. Violents contrastes, brusque succession du jour et de la nuit, chaleur et magnificence de coloris, ado­ration de tout ce qui est soudain, mystérieux, effrayant, soudaineté des orages qui éclatent, partout le prodigue débordement des cornes d'abondance de la nature : et au contraire, dans notre civilisation, un ciel clair, quoique non lumineux, un air assez stable, de la fraîcheur, du froid même à l'occasion : ainsi les deux zones s'opposent l'une à l'autre. Quand nous voyons là-bas comment les passions les plus furieuses sont domptées et brisées avec une étrange force par des conceptions métaphysiques, cela nous fâche comme si, sous les tropiques, des tigres sau­vages étaient étouffés devant nos yeux entre les anneaux de monstrueux serpents; notre climat manque de pareils phénomènes, notre imagination est modérée, même en rêve il ne nous arrive pas ce que des peuples antérieurs voyaient à l'état de veille. Mais faudrait-il ne point nous féliciter de ce changement, avouer même que les artistes ont essentiellement perdu à la disparition de la civilisation tropicale et nous trouvent, nous autres non-artistes, un peu trop de sang-froid? En ce sens, les artistes ont peut-être raison de nier le « progrès », car en effet : on peut mettre en doute si les trois derniers millénaires montrent une marche progressive dans les arts. De même un philo­sophe métaphysicien, comme Schopenhauer, n'aura pas de motif de reconnaître le progrès, s'il considère les quatre derniers millénaires au point de vue de la philo­sophie métaphysique et de la religion. – Mais à notre sens l'existence de la zone tempérée de la civilisation est par elle-même un progrès. (HTH/78-§236)

Quand toute l'his­toire de la civilisation se déroule devant le regard, comme un réseau de conceptions méchantes et nobles, vraies et fausses, et qu'au spectacle de ces fluctuations, on se sent souffrir presque du mal de mer, on comprend quelle consolation se trouve dans la conception d'un dieu en devenir : celui-ci se dévoile toujours de plus en plus dans les transformations et les destinées de l'humanité, tout n'est pas mécanisme aveugle, jeu réciproque de forces n'ayant ni sens ni but. – La divinisation du devenir est une perspective métaphysique – comme du haut d'un phare au bord de la mer de l'histoire –, où une génération d'érudits trop historiens trouvaient leur consolation; là-dessus on n'a pas le droit de s'irriter, quelque erronée que puisse être cette conception. Seul, un homme qui, comme Schopenhauer, nie l'évolution, ne sent rien non plus de la misère de cette fluctuation historique, et peut donc, ne sachant, ne sentant rien de ce dieu en devenir et du besoin de l'admettre, exercer sa raillerie avec justice. (HTH/78-§238)

La civilisation est née comme une cloche, à l'intérieur d'un moule de matière plus gros­sière, plus commune : fausseté, violence, extension illimi­tée de tous les individus, de tous les peuples, formaient ce moule. Est-il temps de l'ôter aujourd'hui? La coulée s'est-elle figée, les bons instincts utiles, les habitudes de la conscience noble sont-ils devenus si assurés et si géréraux qu'on n'ait plus besoin d'aucun emprunt à la méta­physique et aux erreurs des religions, d'aucunes duretés ni violences comme des plus puissants liens entre homme et homme, peuple et peuple? — Pour répondre à cette ques­tion, aucun signe de tête d'un dieu ne peut nous servir : c'est notre propre discernement qui doit en décider. Le gouvernement de la terre en somme doit être pris en main par l'homme lui-même, c'est son « omniscience » qui doit veiller d'un oeil pénétrant sur la destinée ultérieure de la civilisation. (HTH/78-§245)

Le génie de la civilisation opère comme Cellini, fondant sa statue de Persée : la masse en fusion menaçait de ne pas prendre, mais elle le devait : il y jeta donc des plats et des assiettes, et tout ce qui lui tombait sous la main. Et de même ce génie-là jette à la fonte des erreurs, des vices, des espérances, des illu­sions, et d'autres choses, de métal vil comme de métal précieux, car il faut que la statue de l'humanité réussisse et s'achève; qu'importe que çà et là quelque matière médiocre y soit employée ? (HTH/78-§258)

La civilisation grecque de l'époque classique est une civilisation d'hommes. En ce qui concerne les femmes, Périclès, dans son Discours funèbre, dit tout en ces mots : le mieux est pour elles qu'il soit parlé d'elles le moins possible entre hommes. – Les relations érotiques des hommes avec les adolescents furent, à un point que notre intelligence ne peut comprendre, la condition nécessaire, unique, de toute édu­cation virile (à peu près de même que toute éducation éle­vée des femmes ne fut longtemps chez nous amenée que par l'amour et le mariage). Tout l'idéalisme de la force dans la nature grecque se porta sur ces relations, et pro­bablement jamais les jeunes gens n'ont été traités avec autant de sollicitude, d'affection, et d'égard absolu à leur plus grand bien (virtus), qu'aux sixième et cinquième siècles, ainsi conformément à la belle maxime d'Hôlder­lin : « Car c'est en aimant que le mortel produit le plus de bien. » Plus s'élevait la conception de ces relations, plus s'abaissait le commerce avec la femme : le point de vue de la procréation des enfants et de la volupté – rien de plus n'y entrait en considération; il n'y avait point commerce intellectuel, encore moins amour véritable. Si l'on consi­dère encore qu'elles-mêmes étaient exclues des jeux et des spectacles de toute sorte, il ne restait que les cultes reli­gieux comme moyen de culture supérieure des femmes. –S'il est vrai pourtant que dans la tragédie on représentait Électre et Antigone, c'est qu'on tolérait cela dans l'art, quoiqu'on n'en voulût pas dans la vie : de même qu'aujourd'hui tout pathétique nous est insupportable dans la vie, bien que dans l'art le spectacle nous en plaise. – Les femmes n'avaient au reste d'autre devoir que d'enfanter de beaux corps puissants, où le caractère du père revivait autant que possible sans interruption, et par là d'opposer une résistance à la surexcitation nerveuse croissante d'une civilisation supérieurement développée. C'est ce qui maintint la civilisation grecque dans une jeu­nesse relativement si longue; car, dans les mères grecques, le génie de la Grèce revenait toujours à la nature. (HTH/78-§259)

Le plus grand fait de la civilisation grecque reste toujours le rayonnement si précoce d'Homère sur tout le monde hellénique. Toute la liberté intellectuelle et humaine où parvinrent les Grecs revient à ce fait. Mais ce fut en même temps la fatalité propre de la civilisation grecque, car Homère aplanissait en centralisant et dissol­vait les plus sérieux instincts d'indépendance. De temps en temps s'éleva du fond le plus intime de l'hellénisme la protestation contre Homère; mais il resta toujours vain­queur. Toutes les grandes puissances spirituelles, à côté de leur action libératrice, en exercent une autre, dépri­mante; mais, à la vérité, cela fait une différence que ce soit Homère ou la Bible ou la science qui tyrannise les hommes. (HTH/78-§262)

C'est en lui-même que l'homme fait les meilleures découvertes sur la civilisation, quand il y trouve agissantes deux puis­sances hétérogènes. Supposé qu'un homme vive autant dans l'amour de l'art plastique ou de la musique qu'il est entraîné par l'esprit de la science, et qu'il considère comme impossible de faire disparaître cette contradiction par la suppression de l'un et l'affranchissement complet de l'autre : il ne lui reste qu'à faire de lui-même un édifice de culture si vaste qu'il soit possible à ces deux puissances d'y habiter, quoique à des extrémités éloignées, tandis qu'entre elles deux des puissances conciliatrices auront leur domicile, pourvues d'une force prééminente, pour aplanir en cas de nécessité la lutte qui s'élèverait. Or, un tel édifice de culture dans l'individu isolé aura la plus grande ressemblance avec l'édifice de la civilisation d'époques entières et fournira par analogie des leçons per­pétuelles à son sujet. Car, partout où s'est développée la grande architecture de la civilisation, sa tâche a consisté à forcer à l'entente les puissances opposées, par le moyen d'une très forte coalition des autres forces moins irré­conciliables, sans pourtant les assujettir ni les charger de chaînes. (HTH/78-§276)

Une civilisation supérieure ne peut naître que là où il y a deux castes distinctes de la société; celle des travailleurs et celle des oisifs, capables d'un loisir véritable ; ou en termes plus forts, la caste du travail forcé et la caste du travail libre. Le partage du bonheur n'est pas essentiel, quand il s'agit de la produc­tion d'une culture supérieure; mais le fait est que la caste des oisifs est la plus capable de souffrances, la plus souf­frante, son contentement de l'existence est moindre, son devoir plus grand. Que s'il se produit un échange entre les deux castes, de sorte que les familles les plus basses, les moins intelligentes, tombent de la caste supérieure dans l'inférieure et qu'au rebours les hommes les plus libres de celle-ci réclament l'accès à la caste supérieure : un état se trouve atteint au-dessus duquel on ne voit plus que la pleine mer des aspirations vagues et illimitées. — Ainsi nous parle la voix expirante des temps antiques; mais où y a-t-il maintenant des oreilles pour l'entendre?Une civilisation supérieure ne peut naître que là où il y a deux castes distinctes de la société; celle des travailleurs et celle des oisifs, capables d'un loisir véritable ; ou en termes plus forts, la caste du travail forcé et la caste du travail libre. Le partage du bonheur n'est pas essentiel, quand il s'agit de la produc­tion d'une culture supérieure; mais le fait est que la caste des oisifs est la plus capable de souffrances, la plus souf­frante, son contentement de l'existence est moindre, son devoir plus grand. Que s'il se produit un échange entre les deux castes, de sorte que les familles les plus basses, les moins intelligentes, tombent de la caste supérieure dans l'inférieure et qu'au rebours les hommes les plus libres de celle-ci réclament l'accès à la caste supérieure : un état se trouve atteint au-dessus duquel on ne voit plus que la pleine mer des aspirations vagues et illimitées. — Ainsi nous parle la voix expirante des temps antiques; mais où y a-t-il maintenant des oreilles pour l'entendre ? (HTH/78-§439)

Nous sommes d'un temps dont la civilisation est en danger de périr par les moyens de civilisation. (HTH/78-§520)

C'est un de ces vieux braves : il se fâche contre la civilisation, parce qu'il croit que celle-ci vise à rendre accessibles toutes les bonnes choses, – honneurs, trésors, belles femmes – aux lâches comme aux braves. (AUR/81-§153)

S'il est vrai que notre civilisation est, par elle-même, quelque chose de déplorable : vous avez le choix de poursuivre dans vos conclusions avec Rousseau : « Cette civilisation déplorable est cause de notre mauvaise moralité », ou de conclure en renversant la formule de Rousseau : « Notre bonne moralité est cause de cette déplorable civilisation. Nos conceptions sociales du bien et du mal, faibles et efféminées, leur énorme prépondérance sur le corps et l'âme, ont fini par affaiblir tous les corps et toutes les âmes et par briser les hommes indépendants, autonomes, sans préjugés, les véritables piliers d'une civilisation forte : partout où l'on rencontre aujourd'hui encore la mauvaise moralité, on voit les dernières ruines de ces piliers. » Il y a donc paradoxe contre paradoxe ! La vérité ne peut, à aucun prix, être des deux côtés : est-elle en général de l'un ou de l'autre ? Qu'on examine !(AUR/81-§163)

Ce que l'on observe lors du contact entre peuples civilisés et barbares : que régulièrement la civilisation inférieure commence par adopter les vices, les faiblesses et les excès de la supérieure, puis, partant de là, tandis qu'elle en éprouve la séduction, finit par faire passer sur elle, au moyen des faiblesses et des vices acquis, quelque chose de la force que renferme la civilisation supérieure - on peut le constater aussi dans son entourage, et sans voyager parmi les peuples barbares; il est vrai que c'est mêlé d'un peu plus de finesse et de spiritualité et sans qu'il soit aussi facile de s'en rendre compte. (LGS/82-§99)

Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers. (APZ/83-85-p1)

J’ai volé trop loin dans l’avenir : un frisson d’horreur m’a assailli.
     Et lorsque j’ai regardé autour de moi, voici, le temps était mon seul contemporain.  
     Alors je suis retourné, fuyant en arrière – et j’allais toujours plus vite : c’est ainsi que je suis venu auprès de vous, vous les hommes actuels, je suis venu dans le pays de la civilisation. (APZ/83-85-p2)

Presque tout ce que nous nommons « civilisation supérieure » repose sur la spiritualisation et l'approfondissement de la cruauté: telle est ma thèse. Cette « bête féroce » n'a pas du tout été abattue, elle vit, elle prospère, elle s'est seulement... divinisée. Ce qui fait la volupté douloureuse de la tragédie est cruauté; ce qui agit agréablement dans ce qu'on nomme pitié tragique, et même dans tout ce qui est sublime, s'agît-il du plus haut, du plus subtil frisson de la méta­physique, ne tire sa douceur que de l'ingrédient de cruauté qui s'y mêle. (PDBM/86-229)

Qu'on nomme « civilisation » ou « humanisation » ou « progrès » ce que l'on tient maintenant pour la marque distinctive des Européens; que, recourant à un terme politique qui n'implique ni louange ni blâme, on nomme simplement cette évolution le mouvement démocratique de l'Europe, on voit se dérouler, derrière les phénomènes moraux et politiques exprimés par ces formules, un immense processus physiologique qui ne cesse de gagner en ampleur : les Européens se ressemblent toujours davantage, ils s'émancipent toujours plus des conditions qui font naître des races liées au climat et aux classes sociales, ils s'affran­chissent dans une mesure accrue de tout milieu déterminé, générateur de besoins identiques, pour l'âme et le corps, durant le cours des siècles; ils donnent naissance peu à peu à un type d'humanité essentiellement supranationale et nomade qui, pour employer un terme de physiologie, possède au plus haut degré et comme un trait distinctif le don et le pouvoir de s'adapter. Ce processus d'européani­sation, dont le rythme sera peut-être ralenti par d'impor­tantes régressions, mais qui de ce fait même croîtra peut-être en violence et en profondeur — les furieuses poussées de « sentiment national » qui sévissent encore font partie de ces régressions, de même que la montée de l'anar­chisme —, ce processus aboutira vraisemblablement à des résultats que ses naïfs promoteurs et ses thuriféraires, les apôtres des « idées modernes », étaient très loin d'es­compter.(PDBM/86-242)

La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds !) – Pourquoi ? Parce qu’elle devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu’elle disait oui à la vie, avec en plus, les exquis raffinements de la vie maure !… Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière [...] Voyons donc les choses comme elles sont ! Les croisades ? Une piraterie de grande envergure, et rien de plus ! (ANT/88-§60)


CLIMAT

Cher ami, votre test psychologique quant à l'influence de Venise est exact. Ici (à Nice), où parmi les nombreux hôtes et patients l'on entend constamment parler de l'effet spécifique de certains climats, j'ai progressivement compris le caractère primordial de cette question. Le souci de l'optimum, des conditions les meilleures pour la réalisation de nos désirs les plus personnels (nos " œuvres ") doit nous amener à écouter cette voix de la nature : certaines musiques poussent aussi mal sous un ciel humide que certaines plantes. (DL/88-HK)

En Engadine je me suis entretenu de cette question capitale avec des médecins : cela vient de ce que le même climat en tant qu'il stimule et fait contraste - qu'il est donc indiqué pendant un certain laps de temps - a précisément l'influence opposée quand il est pratiqué comme climat permanent ; de sorte que par exemple l'habitant de l'Engadine devient, sous l'influence constante de son climat, sérieux, flegmatique, quelque peu anémique, tandis que l'hôte de ce climat en retire un extraordinaire surcroît de force et de vitalité pour l'ensemble de son être animal. (DL/88-HK)


CODE

Un code tel celui de Manou naît comme tout bon code : il résume l'expérience, la sagesse et la morale empirique de nombreux siècles, il achève et conclut, il ne crée plus rien. Une telle codification suppose que l'on comprenne à quel point les moyens qui donnent l'autorité à une vérité acquise patiemment et à grands frais sont fondamentalement différents de ceux par lesquels on pourrait la démontrer. Un code n'expose jamais l'utilité, les raisons, la casuistique de la préhistoire d'une loi : c'est justement ce qui lui ferait perdre son ton impératif de " tu dois ", condition nécessaire pour qu'il soit obéi. Tout le problème est là. (ANT/88-§57)


CŒUR
Il faut contenir son cœur ; car si on le laisse aller, combien vite on perd la tête ! (APZ/83-85-p2)


COMÉDIEN

Quelqu'un se fait par la réflexion une opinion ingénieuse sur un thème, afin de l'exposer dans une compagnie. On pourrait alors se faire une comédie d'entendre et de voir comment il met toutes voiles dehors pour arriver à ce point et embarquer toute la compagnie vers l'endroit où il pourra faire sa remarque; comment il pousse continuelle­ment l'entretien vers un seul but, parfois perd la direction, la reprend, enfin saisit le moment : le souffle lui manque presque – et là, quelqu'un lui prend la remarque de la bouche. (HTH/78-§345)

Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : - il tourne invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire : ainsi " va le monde ".
     Le comédien a de l'esprit, mais peu de conscience de l'esprit. Il croit toujours à ce qui lui fait obtenir ses meilleurs effets, - à ce qui pousse les gens à croire en lui-même !
     Demain il aura une foi nouvelle et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a l'esprit prompt comme le peuple, et prompt au changement.
     Renverser, - c'est ce qu'il appelle démonter. Rendre fou, - c'est ce qu'il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments. (APZ/83-85-p1)


COMMERCE

On assiste aujourd'hui en plusieurs endroits à l'apparition de la culture d'une société dont le commerce constitue l'âme tout autant que la rivalité individuelle chez les anciens Grecs et que la guerre, la victoire et le droit chez les Romains. Celui qui pratique un commerce s'entend à tout taxer sans le fabriquer et, très précisément, à taxer d'après les besoins du consommateur, non d'après ses propres besoins les plus personnels : " Quels gens et combien de gens consomment cela? ", voilà pour lui la question des questions. Ce type d'estimation, il l'applique dès lors instinctivement et constamment : à tout, et donc aussi aux productions des arts et des sciences, des penseurs, savants, artistes et hommes d'État, des peuples et des partis, des époques tout entières : à propos de tout ce qui se crée, il s'informe de l'offre et de la demande, afin de fixer pour lui-même la valeur d'une chose. (AUR/81-§175)


COMPASSION - PITIÉ

La Rochefoucauld met cer­tainement le doigt sur le vrai dans le passage le plus remarquable de son portrait fait par lui-même (imprimé pour la première fois en 1658), lorsqu'il met en garde toutes les personnes qui ont de la raison contre la pitié, lorsqu'il conseille de la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des passions (n'étant pas déterminés par la raison) pour être portés à venir en aide à celui qui souffre et à intervenir fortement en présence d'un malheur; cepen­dant que la pitié, selon son jugement (et celui de Platon), énerve l'âme. On devrait, dit-il, à la vérité témoigner de la pitié, mais se garder d'en avoir; car les malheureux sont en un mot si sots, que le témoignage de pitié fait chez eux le plus grand bien du monde. – Peut-être peut-on mettre plus fortement encore en garde contre ce sentiment de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut d'intelligence, comme une espèce de dérangement d'esprit que le mal­heur porte avec soi (et c'est ainsi que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y voit quelque chose de tout autre et de plus digne de réflexion. Que l'on observe plu­tôt des enfants qui pleurent et crient afin d'être objets de pitié, et pour cela guettent le moment où leur situation peut tomber sous les yeux; qu'on vive dans l'entourage de malades et d'esprits déprimés et qu'on se demande si les plaintes et les phrases de lamentation, l'exhibition de l'infortune, ne poursuivent pas au fond le but de faire mal aux spectateurs : la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu'ils y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir, en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal. Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce sentiment de supériorité dont lui donne conscience le témoignage de pitié; son imagination s'exalte, il est toujours assez puis­sant encore pour causer de la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l'homme dans toute la brutalité de son cher moi : mais non pas précisé­ment dans sa « sottise », comme le pense La Rochefou­cauld. (HTH/78-§50)

La pitié a aussi peu le plai­sir d'autrui pour but que, comme j'ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur d'autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir per­sonnel et n'est sous cette forme que le contentement de soi : d'abord il y a le plaisir de l'émotion, telle qu'est la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu'on passe à l'acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu'en outre une personne qui souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à nous-mêmes une souffrance en accomplissant des actes de pitié. – Hormis quelques philo­sophes, les hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez bas dans l'@?chelle des sentiments moraux : à bon droit. (HTH/78-§103)

Les natures compatissantes, à chaque instant prêtes à secourir dans l'infortune, sont rarement en même temps les conjouissantes : dans le bon­heur d'autrui, elles n'ont que faire, sont superflues, ne se sentent pas en possession de leur supériorité et montrent pour cela facilement du dépit. (HTH/78-§321)

Il y a des hommes qui, lorsqu'ils entrent en courroux et offensent les autres, exigent avec cela premièrement qu'on ne prenne rien mal avec eux, et secondement qu'on ait pitié d'eux, parce qu'ils sont sujets à des paroxysmes si vio­lents. Tant va loin la prétention humaine. (HTH/78-§358)

La pitié s'accompagne d'une inso­lence particulière : voulant aider à tout prix, elle ne s'embarrasse ni des moyens de guérison ni de l'origine de la maladie, et elle tombe allègrement, avec ses drogues, sur la santé et la réputation de son malade. (OSM/79-68)

Les coups de timbale avec les­quels de jeunes écrivains se plaisent au service d'un parti ressemblent, pour celui qui n'appartient pas au parti, à un cliquetis de chaînes et éveillent plutôt la pitié que l'admi­ration. (OSM/79-308)

Manifester de la pitié est regardé comme un signe de mépris, car on a visiblement cessé d'être un objet de crainte, dès que l'on vous témoigne de la pitié. On est alors tombé au-dessous du niveau d'équi­libre, alors qu'en réalité ce niveau ne suffit point à la vanité humaine et que seule la prééminence et la crainte que l'on inspire procurent à l'âme le sentiment le plus désiré. C'est pourquoi il faut se poser le problème de savoir comment est née l'estime de la pitié et expliquer comment on est venu aujourd'hui à louer l'altruisme : à l'origine, il est méprisé ou redouté comme perfide. (LVO/79-§50)

« On ne devient sage que par son propre malheur, on ne devient bon que par le malheur des autres » – c'est ainsi que parle cette philosophie singulière qui fait découler toute moralité de la pitié et toute intel­lectualité de l'isolement de l'homme : par là elle intercède inconsciemment pour tous les maux terrestres. Car la pitié a besoin de la souffrance et l'isolement du mépris des autres. (LVO/79-§62)

Si toutes les aumônes n'étaient données que par pitié, tous les men­diants seraient déjà morts de faim. (LVO/79-§239)

Les revers de la compassion chrétienne devant la souffrance du prochain, c’est la profonde suspicion devant toutes les joies du prochain, devant la joie qu’il prend à tout ce qu’il veut et peut. (AUR/81-§80)

« On n’est bon que par la pitié : il faut donc qu’il y ait quelque pitié dans tous nos sentiments » – c’est la morale du jour ! Et d’où cela vient-il ? – Le fait que l’homme qui accomplit des actions sociales sympathiques, désintéressées, d’un intérêt commun, est considéré maintenant comme l’homme moral, – c’est peut-être là l’effet le plus général, la transformation la plus complète que le christianisme ait produit en Europe : bien malgré lui peut-être et sans que ce soit là sa doctrine. Mais ce fut le résidu des sentiments chrétiens qui prévalut lorsque la croyance fondamentale, très opposée et foncièrement égoïste, à la « seule chose nécessaire », à l’importance absolue du salut éternel et personnel, ainsi que les dogmes sur quoi reposait cette croyance se retirèrent peu à peu, et que la croyance accessoire à « l’amour », à « l’amour du prochain », en conformité de vue avec la pratique monstrueuse de la charité ecclésiastique, fut ainsi poussée au premier plan. (AUR/81-§132)

Il faudrait y réfléchir sérieusement : pourquoi saute-t-on à l’eau pour repêcher quelqu’un que l’on voit se noyer, quoique l’on n’ait pour lui aucune sympathie particulière ? Par pitié : l’on ne pense plus qu’à son prochain, – répond l’étourderie. Pourquoi éprouve-t-on la douleur et le malaise de celui qui crache du sang, tandis qu’en réalité on lui veut même du mal ? Par pitié : on ne pense plus à soi, – répond la même étourderie. La vérité c’est que dans la pitié, – je veux dire dans ce que l’on a l’habitude d’appeler pitié, d’une façon erronée – nous ne pensons plus à nous consciemment, mais que nous y pensons encore très fortement d’une manière inconsciente, comme quand notre pied glisse, nous faisons, inconsciemment, les mouvements contraires qui rétablissent l’équilibre, en y mettant apparemment tout notre bon sens. L’accident d’une autre personne nous offense, il nous ferait sentir notre impuissance, peut-être notre lâcheté, si nous n’y portions remède. Ou bien il amène déjà, par lui-même, un amoindrissement de notre honneur devant les autres ou devant nous-mêmes. Ou bien encore nous trouvons dans l’accident et la souffrance un avertissement du danger qui nous guette aussi ; et ne fût-ce que comme indices de l’incertitude et de la fragilité humaines ils peuvent produire sur nous un effet pénible. Nous repoussons ce genre de misère et d’offense et nous y répondons par un acte de compassion, où il peut y avoir une subtile défense et aussi de la vengeance. On devine que nous pensons au fond beaucoup à nous-mêmes en voyant la décision que nous prenons dans tous les cas où nous pouvons éviter l’aspect de ceux qui souffrent, gémissent et sont dans la misère : nous décidons de ne pas l’éviter lorsque nous pouvons nous approcher en hommes puissants et secourables, certains des approbations, voulant éprouver ce qui est l’opposé de notre bonheur, ou bien encore espérant nous divertir de notre ennui. Nous prêtons à confusion en appelant compassion (Mittleid) la souffrance (Leid) que nous cause un tel spectacle et qui peut être d’espèce très variée, car en tous les cas, c’est là une souffrance dont est indemne celui qui souffre devant nous : elle nous est propre comme lui est particulière sa souffrance à lui. Nous ne nous délivrons donc que de cette souffrance personnelle, en nous livrant à des actes de compassion. Toutefois, nous n’agissons jamais ainsi pour un seul motif : de même qu’il est certain que nous voulons nous délivrer d’une souffrance, il est certain aussi que, pour la même action, nous cédons à une impulsion de plaisir, – plaisir provoqué par l’aspect d’une situation contraire à la nôtre, à l’idée de pouvoir aider si nous le voulions, à la pensée des louanges et de la reconnaissance que nous récolterions, dans le cas où nous aiderions ; par l’activité même d’aider, à condition que l’acte réussisse (et comme il réussit progressivement il fait plaisir par lui-même à l’exécutant), mais surtout par le sentiment que notre intervention met un terme à une injustice révoltante (donner cours à son indignation suffit déjà à soulager). Tout cela, y compris des choses plus subtiles encore, est de la « pitié » : – combien lourdement le langage assaille avec ce mot un organisme aussi complexe ! – Que par contre la pitié ne fasse qu’un avec la souffrance dont l’aspect la provoque, ou qu’elle ait pour celle-ci une compréhension particulièrement pénétrante et subtile – cela est en contradiction avec l’expérience, et celui qui a glorifié la pitié sous ces deux rapports manque d’expérience suffisante dans le domaine de la morale. (AUR/81-§133)

La compassion, pour peu qu’elle crée véritablement de la souffrance – et cela doit être ici notre seul point de vue – est une faiblesse comme tout abandon à une affection préjudiciable. Elle augmente la souffrance dans le monde : si, çà et là, par suite de la compassion, une souffrance est indirectement amoindrie ou supprimée, il ne faut pas se servir de ses conséquences occasionnelles, tout à fait insignifiantes dans leur ensemble, pour justifier les façons de la pitié qui portent dommage. À supposer que ces façons prédominent, ne fût-ce que pendant un seul jour, elles pousseraient immédiatement l’humanité à sa perte. Par elle-même la compassion ne possède pas plus un caractère bienfaisant que tout autre instinct : c’est seulement quand on l’exige et la vante – et cela arrive lorsqu’on ne comprend pas ce qui porte préjudice en elle, mais que l’on y découvre une source de plaisir – qu’elle revêt une sorte de bonne conscience ; seulement alors on s’abandonne volontiers à elle et on ne craint pas ses conséquences.

Celui qui a déjà fait l’expérience de rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions de pitié dans sa vie pratique et qui se représente, dans son for intérieur, toute la misère dont son entourage peut lui offrir le spectacle, devient inévitablement malade et mélancolique. Mais celui qui, dans un sens ou dans un autre, veut servir de médecin à l’humanité, devra être plein de précautions à l’égard de ce sentiment – qui le paralyse dans tous les moments décisifs, entrave sa science et sa main subtile et secourable. (AUR/81-§134)

Parmi les sauvages, on songe avec un frisson moral que l’on pourrait être plaint : ce serait la preuve que l’on est privé de toute vertu. Compatir équivaut à mépriser : on ne veut pas voir souffrir un être méprisable, cela ne procure aucune jouissance. Voir souffrir par contre un ennemi, que l’on considère comme son égal en fierté, mais que la torture ne fait pas abandonner son attitude, et, en général, voir souffrir tout être qui refuse d’en appeler à la pitié, c’est-à-dire à l’humiliation la plus honteuse et la plus profonde, c’est là la jouissance des jouissances, l’âme du sauvage s’y édifie jusqu’à l’admiration : il finit par tuer un pareil brave, lorsque cela est en son pouvoir, et il lui rend, à lui l’inflexible, les derniers honneurs. S’il avait gémi, si son visage avait perdu son expression de froid dédain, s’il s’était montré digne de mépris, – eh bien ! il aurait pu continuer à vivre comme un chien, – il n’aurait plus excité la fierté du spectateur et la pitié aurait remplacé l’admiration. (AUR/81-§135)

Lorsque, comme les Indiens, on place le but de toute activité intellectuelle dans la connaissance de la misère humaine, et lorsque, à travers plusieurs générations, on demeure fidèle à cet épouvantable précepte, la pitié finit par avoir, aux yeux de tels hommes du pessimisme héréditaire, une valeur nouvelle en tant que valeur conservatrice de la vie, qui aide à supporter l’existence quand bien même celle-ci mériterait d’être rejetée avec dégoût et effroi. La pitié devient l’antidote du suicide, en tant qu’elle recèle un plaisir et fait goûter par petites doses un sentiment de supériorité : elle nous détourne de nous-mêmes, fait déborder le cœur, chasse la crainte et l’engourdissement, incite aux paroles, aux plaintes et aux actions, – c’est un bonheur relatif, si on la compare à la misère de la connaissance qui met, de tous les côtés, l’individu à l’étroit, le pousse dans l’obscurité, et lui coupe le souffle. Le bonheur, quel qu’il soit, donne de l’air, de la lumière et de libres mouvements. (AUR/81-§136)

Vous dites que la morale de la pitié est une morale supérieure à celle du stoïcisme ? Prouvez-le! Mais notez bien qu'il ne faut pas mesurer derechef le « supérieur « et l'« inférieur » en morale avec une toise morale : car il n'y a pas de morale absolue. Allez donc chercher vos critères ailleurs et — soyez sur vos gardes! (AUR/81-§139)

La comédie de la pitié. - Quelle que soit la part que nous prenions au sort d'un malheureux, en sa présence nous jouons toujours un peu la comédie, nous ne disons pas beaucoup de choses que nous pensons et telles que nous les pensons, avec la circonspection d'un médecin au chevet d'un malade en danger de mort. (AUR/81-§383)

On vante la pitié comme étant la vertu des filles de joie. (LGS/82-§13)

La pitié est essentiellement la première chose, une émotion agréable de l'instinct d'assimilation à l'aspect du plus faible  : il faut d'ailleurs songer que « fort » et « faible » sont des concepts relatifs. (LGS/82-§118)

Où résident tes plus grands dangers ? — Dans la pitié. (LGS/82-§271)

Vous avez des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui souffrent. Votre lubricité ne s’est-elle pas travestie pour s’appeler pitié ? (APZ/83-85-p1)

Mais c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ils n’ont point de respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité. Mon regard passe au-dessus de tous ceux-là, comme le regard du chien domine les dos des grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des êtres petits, gris et laineux, pleins de bonne volonté et d’esprit moutonnier. (APZ/83-85-p4)

« Pitié pour tous » — ce serait cruauté et tyran­nie pour toi, monsieur mon voisin ! (PDBM/86-§82)

Pour peu que l'on mesure la compassion à la valeur des réactions qu'elle suscite habituellement, le danger qu'elle fait courir à la vie apparaît sous un jour encore plus cru.

La compassion contrarie en tout la grande loi de l'évolution, qui est la loi de la sélection. Elle préserve ce qui est mûr pour périr, elle s'arme pour la défense des déshérités et des condamnés de la vie, et, par la multitude des ratés de tout genre qu'elle  maintient  en vie, elle donne à la vie même un aspect sinistre et équivoque.

On a osé appeler la compassion une vertu (dans toute morale aristocratique, elle passe pour une faiblesse). On est même allé plus loin : on en a fait  la  vertu par excellence, la source et l'origine de toutes les vertus, dans l'optique, il est vrai, — et c'est un point à ne jamais oublier — d'une philosophie qui était nihiliste et qui avait pris pour devise la  négation de la vie.

Schopenhauer était dans le vrai : par la compassion, c'est la vie qui se trouve niée, qui mérite d'autant plus d'être niée. La compassion est la praxis du nihilisme. Répétons-le : cet instinct dépressif et contagieux contrarie les instincts qui visent à conserver et à valoriser la vie : tant comme multiplicateur de la misère que comme conservateur de tout misérable, il est l'instrument principal de l'aggravation de la décadence.

La compassion vous gagne à la cause du  néant !... On ne dit pas « néant » : à la place, on dit « au-delà », ou « Dieu », ou « vraie  vie », ou bien « nirvâna », « rédemption », « béatitude Cette innocente rhétorique née de l'idiosyncrasie religieuse et morale apparaît  beaucoup moins innocente  dès que l'on comprend  quelle  tendance se drape ici dans le manteau des grands mots : c'est celle de  l'hostilité à la vie.

Schopenhauer était hostile à la vie : c'est pour cela  qu'il fit de la compassion une vertu... Aristote voyait dans la compassion, c'est bien connu, un état maladif et dangereux, dont il fallait, de temps à autre se purger : il concevait la tragédie comme un purgatif.

Rien n'est plus malsain, au milieu de notre malsaine modernité, que la compassion chrétienne. C'est  là  qu'il nous faut être médecins, c'est  là  qu'il nous faut être impitoyables, c'est  là  qu'il nous faut porter le scalpel. (ANT/88-§7)

La pitié n'est une vertu que chez les décadents. Je reproche aux miséricordieux de manquer facilement de pudeur, de respect, de délicatesse, de ne pas savoir garder les distances. La compassion prend en un clin d'oeil l'odeur de la populace et ressemble à s'y méprendre aux mauvaises manières. Des mains apitoyées peuvent avoir une action destructive sur les grandes destinées, elles s'attaquent à une solitude blessée, au privilège que donne une lourde faute. Surmonter la pitié c'est pour moi une vertu noble. (EH/88-1§4)


COMPRÉHENSION

Les hommes posthumes — moi, par exemple — sont moins bien compris que ceux qui sont conformes à leur époque, mais on les entend mieux. Pour m’exprimer plus exactement encore : on ne nous comprend jamais — et c’est de là que vient notre autorité... (LCI/88-1§15)


CONCEPT

Repensons particulièrement au problème de la formation des concepts. Chaque mot devient immédiatement un concept par le fait que, juste­ment, il ne doit pas servir comme souvenir pour l'expérience originelle, unique et complètement singulière à laquelle il doit sa naissance, mais qu'il doit s'adapter également à d'innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur, jamais identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique. Aussi sûr que jamais une feuille n'est entièrement identique à une autre feuille, aussi sûrement le concept de feuille est-il formé par abandon délibéré de ces différences individuelles, par oubli du distinctif, et il éveille alors la représentation, comme s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose comme « la feuille », une sorte de forme originelle sur le modèle de quoi toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, mesurées, colorées, frisées, peintes, mais par des mains inexpertes au point qu'aucun exemplaire correct et fiable n'en serait tombé comme la transposi­tion fidèle de la forme originelle. Nous appe­lons un homme « honnête » ; nous demandons : « Pourquoi a-t-il agi honnêtement aujourd'hui ? » Nous répondons habituellement : « en raison de son honnêteté ». L'honnêteté ! Autant répéter que la feuille est la cause des feuilles. Mais nous ne savons absolument rien sur une qualité essentielle qui s'appellerait « l'honnêteté », nous n'avons affaire qu'à un grand nombre d'actions individualisées et par conséquent dissemblables, que nous assimilons par abandon de la dis­semblance et désignons dorénavant comme des actions honnêtes ; en fin de compte nous extrayons d'elles la formule d'une qualitas occultas portant le nom de « l'honnêteté ». L'omission de l'élément individuel et réel nous fournit le concept, comme elle nous donne aussi la forme, tandis que la nature au contraire ne connaît ni formes ni concepts, et donc pas non plus de genres, mais seulement un X qui reste pour nous inaccessible et indéfinissable.

Tout ce qui distingue l'homme de l'animal dépend de cette capacité à subtiliser en un schéma les méta­phores intuitives, donc à dissoudre une image dans un concept. Dans le domaine de ces sché­mas quelque chose en effet est possible qui ne pourrait jamais réussir au milieu des premières impressions intuitives : édifier un ordre pyrami­dal selon des castes et des grades, créer un monde nouveau de lois, de privilèges, de subor­dinations, de délimitations, qui fait face désor­mais à l'autre monde, intuitif, des premières impressions, comme étant ce qu'il y a de plus stable, de plus général, de mieux connu, de plus humain, et donc en tant qu'instance régulatrice et imp@?rative. Tandis que chaque métaphore de l'intuition est individuelle et sans égale, et par conséquent s'arrange toujours pour échapper à toute classification, le vaste édifice des concepts affiche l'abrupte uniformité d'un colombarium romain et exhale dans la logique cette rigueur et cet air froid qui sont le propre de la mathéma­tique. Quiconque éprouvera le contact de ce froid sur sa peau croira à peine que le concept aussi, octogonal et osseux comme un dé et, autant que lui, interchangeable, ne persiste pour­tant qu'en tant que le résidu d'une métaphore, et que l'illusion de la transposition artificielle d'une excitation nerveuse en images est, sinon la mère, du moins la grand-mère de tout concept. Mais à l'intérieur de ce jeu de dés des concepts on parle de « vérité » lorsque chaque dé est uti­lisé conformément à sa désignation, que l'on compte exactement ses points, que l'on forme les rubriques correctes et qu'on ne pèche jamais contre le système des castes et la hiérarchie des grades. (VMEM/73-§1)

Il faut ici admirer l'homme pour ce qu'il est un puissant génie de l'architecture qui réussit à ériger, sur des fondements mouvants et en quelque sorte sur l'eau courante, un dôme conceptuel infiniment compliqué : - en vérité, pour trouver un point d'appui sur de tels fondements, il faut que ce soit une construction comme faite de fils d'araignée, assez fine pour être transportée avec le flot, assez solide pour ne pas être dispersée au souffle du moindre vent. Pour son génie de l'architecture, l'homme s'élève loin au-dessus de l'abeille : celle-ci bâtit avec la cire qu'elle recueille dans la nature, lui avec la matière bien plus fragile des concepts qu'il doit ne fabriquer qu'à partir de lui-même. (LDP/72-75-ch.3§1)

Comme l'abeille travaille en même temps à construire les cellules et à remplir ces cellules de miel, ainsi la science travaille sans cesse à ce grand columbarium des concepts, au sépulcre des intuitions, et construit toujours de nouveaux et de plus hauts étages, elle façonne, nettoie, rénove les vieilles cellules, elle s'efforce surtout d'emplir ce colombage surélevé jusqu'au monstrueux et d'y ranger le monde empirique tout entier, c'est-à-dire le monde anthropomorphique. (LDP/72-75-ch.3§2)


CONFIANCE - MÉFIANCE

Les gens qui nous donnent leur pleine confiance croient par là avoir un droit sur la nôtre. C'est une erreur de raisonnement ; des dons ne sauraient donner un droit. (HTH/78-§311)


CONNAISSANCE

L'instinct de la connaissance sans discernement est semblable à l'instinct sexuel aveugle - signe de bassesse ! (LDP/72-75-ch.1§20)

En quelque coin écarté de l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de l'" histoire universelle " : mais ce ne fut qu'une minute. A peine quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir. (LDP/72-75-ch.3§1)

Tout savoir naît de la séparation, de la délimitation, de la restriction ; aucun savoir absolu d’un tout ! (LDP/72-75-ch.1§109)

L'espèce d'orgueil lié au connaître et au sentir, et qui amasse d'aveu­glantes nuées sur les yeux et les sens des hommes, les illusionne quant à la valeur de l'existence parce qu'il véhicule la plus flagor­neuse évaluation du connaître. Son effet géné­ral est l'illusion – mais ce caractère se retrouve aussi dans ses effets les plus particuliers. (VMEM/73-§1)

Il faut, en vue de la connaissance, savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour celui qui, après un temps, nous en éloigne. (HTH/78-§500)

Le demi-savoir triomphe plus facile­ment que le savoir complet : il voit les choses plus simples qu'elles ne sont, et par là en donne une idée plus compré­hensible et plus convaincante. (HTH/78-§578) D'ordinaire on fait des efforts pour procurer à toutes les situations et à tous les événements de la vie une seule direction de conscience, une seule espèce de points de vue – c'est ce qu'on appelle principalement avoir l'esprit philosophique. Mais pour l'enrichissement de la connaissance, il peut y avoir plus d'intérêt à ne pas s'uniformiser de la sorte, mais à écouter la voix légère des diverses situations de la vie ; celles-ci portent avec elles leur point de vue propre. C'est ainsi qu'on prend une part reconnaissante à la vie et à l'exis­tence de beaucoup, en ne se traitant pas soi-même comme un individu fixé, consistant, un. (HTH/78-§618)

Ce n'est qu'au terme de la connaissance de toutes choses que l'homme se connaîtra. Car les choses ne sont que les frontières de l'homme. (AUR/81-§48)

Depuis que je me suis fatigué à chercher,
J'ai appris à trouver.
Depuis qu'un vent m'a tenu tête,
Je fais voile avec tous les vents. (LGS/82-Prél.§2)

La force des connaissances ne tient pas à leur degré de vérité mais à leur ancienneté, au fait qu'elles sont incorporées, à leur caractère de condition de vie. Là où vivre et connaître semblaient entrer en contradiction, on n'a jamais livré de combat sérieux; la contestation et le doute passaient alors pour de la folie. (LGS/82-§110)

Les traînards de la connais­sance pensent que la lenteur fait partie de la connais­sance. (LGS/82-§231)

Si grande que soit l'avidité de ma connaissance : je ne peux rien tirer d'autre des choses que ce qui m'appartient déjà, — la propriété d'autrui demeure rivée aux choses. Comment est-il possible qu'un homme soit voleur ou brigand ? (LGS/82-§242)

Oh terrible avidité que la mienne ! Nulle abnégation n'habite cette âme, — mais bien plutôt un moi qui convoite tout, qui à travers une foule d'individus voudrait voir comme de ses propres yeux, saisir comme de ses propres mains, — un moi qui va jusqu'à récupérer tout le passé, qui ne veut rien perdre de ce qui pourrait lui appartenir ! Oh cette terrible flamme de mon avidité ! oh, puissé-je renaître en une centaine d'êtres !– Qui ne connaît pas ce soupir par expérience ne connaît pas non plus la passion de l'homme de connaissance. (LGS/82-§249)

J'aime celui qui vit pour connaître et qui veut connaître afin qu'un jour vive le Surhomme. Car c'est ainsi qu'il veut son propre déclin. (APZ/83-85-p1)

Mes amis, des paroles moqueuses sont venues aux oreilles de votre ami : « Voyez donc Zarathoustra ! Ne passe-t-il pas au milieu de nous comme si nous étions des bêtes ? »
     Mais vaudrait mieux dire : « Celui qui cherche la connaissance passe au milieu des hommes, comme on passe parmi les bêtes. »
     Celui qui cherche la connaissance appelle l’homme : la bête aux joues rouges.
     Pourquoi lui a-t-il donné ce nom ? N’est-ce pas parce l’homme a eu honte trop souvent ?
     Mes amis ! Ainsi parle celui qui cherche la connaissance : honte, honte, honte – c’est là l’histoire de l’homme !

Et voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses : ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, ainsi qu’un miroir aux cent regards. (APZ/83-85-p2)

Mais celui qui cherche la connaissance avec des yeux indiscrets, comment saurait-il voir autre chose que les idées de premier plan !

À côté de la mauvaise conscience, naquit jusqu’à présent toute science ! Brisez, brisez-moi les vieilles tables, vous qui cherchez la connaissance !

Connaître : c’est une joie pour celui qui a la volonté du lion. Mais celui qui est fatigué est sous l’empire d’une volonté étrangère, toutes les vagues jouent avec lui.
     Et c’est ainsi que font tous les hommes faibles : ils se perdent sur leurs chemins. Et leur lassitude finit par demander : « Pourquoi avons-nous jamais suivi ce chemin ? Tout est égal ! »
     C’est à eux qu’il est agréable d’entendre prêcher : « Rien ne vaut la peine ! Vous ne devez pas vouloir ! » Ceci cependant est un appel à la servilité.
     Ô mes frères ! Zarathoustra arrive comme un coup de vent frais pour tous ceux qui sont fatigués de leur chemin ; bien des nez éternueront à cause de lui !
     Mon haleine souffle aussi à travers les murs dans les prisons et dans les esprits prisonniers ! (APZ/83-85-p3)

Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! (APZ/83-85-p4)

On ne peut pas connaître du tout. (FP/85-87-v12)

C'est affaire du peuple de croire que la connaissance est le fait de connaître une chose jusqu'au bout. (PDBM/86-§16)

Tant que tu consi­dères les étoiles comme quelque chose qui est « au-dessus de toi », il te manque le regard de celui qui cherche la connaissance. (PDBM/86-§71)

J'emprunte l'explication qui va suivre à la rue ; j'entendis une personne du peuple dire « il m'a reconnu » — ce qui m'a fait me demander : qu'entend au juste le peuple par connaissance ? que veut-il lorsqu'il veut de la « connaissance »? Rien de plus que ceci : quelque chose d'étranger doit être ramené à quelque chose de bien connu. Et nous, philosophes — avons-nous véritablement entendu par connaissance quelque chose de plus ? Le connu, cela veut dire : ce à quoi nous sommes suffisamment habitués pour ne plus nous en étonner, notre quotidien, une règle quelconque dans laquelle nous sommes plongés, absolument tout ce en quoi nous nous sentons chez nous : – comment ? notre besoin de connaître n'est-il justement pas ce besoin de bien connu, la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus ? Ne serait-ce pas l'instinct de peur qui nous ordonne de connaître ? La jubilation de l'homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ?

Oh, qu'ils sont faciles à satisfaire, les hommes de connaissance ? (LGS/86-§355)

Savoir à fond cinq ou six choses et refuser poliment de savoir autre chose... (ANT/88-§53)

Une fois pour toutes, il y a beaucoup de choses que je ne veux point savoir. — La sagesse trace des limites, même à la connaissance. (LCI/88-1§5)


CONNAISSANCE DE SOI

Que sait à vrai dire l'homme de lui-même ? Et pourrait-il même se percevoir intégralement tel qu'il est, comme exposé dans une vitrine illuminée ? La nature ne lui cache-t-elle pas la plupart des choses, même sur son corps, afin de le retenir enfermé à l'écart des replis de ses boyaux, du courant rapide de son sang, des vibrations complexes de ses fibres, dans une conscience fière et chimérique ? Elle a jeté la clé : malheur à la curiosité fatale qui aimerait regarder par une fente bien loin hors de la chambre de la conscience et pressentirait alors que c'est sur ce qui est impitoyable, avide, insatiable, meurtrier, que repose l'homme dans l'indifférence de son ignorance, accroché au rêve comme sur le dos d'un tigre. (LDP/72-75-ch.3§2)

Hélas ! l'homme, au fond, que sait-il de lui-même ? Et serait-il même capable une bonne fois de se percevoir intégralement, comme exposé dans la lumière d'une vitrine ? La nature ne lui cache-t-elle pas l'immense majorité des choses, même sur son corps, afin de l'enfermer dans la fascination d'une cons­cience superbe et fantasmagorique, bien loin des replis de ses entrailles, du fleuve rapide de son sang, du frémissement compliqué de ses fibres ? Elle a jeté la clé : et malheur à la funeste curiosité qui voudrait jeter un œil par une fente hors de la chambre de la conscience et qui, dirigeant ses regards vers le bas, devinerait sur quel fond de cruauté, de convoitise, d'inas­souvissement et de désir de meurtre l'homme repose, indifférent à sa propre ignorance, et se tenant en équilibre dans des rêves pour ainsi dire comme sur le dos d'un tigre. D'où diable viendrait donc, dans cette configuration, l'ins­tinct de vérité ! (VMEM/73-§1)

Ce que les hommes ont tant de peine à comprendre, c'est leur ignorance sur eux-mêmes, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours! Non seulement sous le rapport du bien et du mal, mais sous des rapports beaucoup plus essentiels! L'antique illusion selon laquelle on saurait, on saurait très précisément et dans tous les cas comment se produisent les actions humaines, est toujours vivante. (AUR/81-§116)

Nous avons tous en nous des jardins et des plantations cachés ; et pour utiliser une autre image, nous sommes tous des volcans en formation qui connaîtrons leur heure d'éruption ; - mais celle-ci est-elle proche ou est-elle lointaine ? Nul ne le sait, assurément, pas même le bon Dieu. (LGS/82-§9)

Combien donc y a-t-il d'hommes qui sachent observer ! Et parmi les rares qui le sachent, — combien y en a-t-il qui s'observent eux-mêmes ? « Chacun est à soi-même le plus éloigné » — voilà ce que savent tous ceux qui sondent les reins, et ce qui cause leur malaise ; et la sentence « connais-toi toi-même ! » proférée par un dieu et adressée à des hommes, est presque une méchanceté. Mais que la situation soit si désespérée pour ce qui est de l'obser­vation de soi, rien n'en témoigne davantage que la manière dont presque chacun discourt sur l'essence d'une action morale, cette manière précipitée, empressée, convaincue, bavarde, avec son regard, son sourire, son ardeur obligeante ! On semble vou­loir te dire : « Mais, mon cher, voilà justement ma spécialité ! Tu t'adresses avec ta question à celui qui a le droit de répondre : il se trouve que je ne suis en rien aussi expert qu'en ceci. Donc : si l'homme juge "voici qui est juste", s'il en conclut "c'est pourquoi il faut néces­sairement que cela se produise !" et qu'il fait désormais ce qu'il a reconnu pour juste et caractérisé comme nécessaire, — alors l'essence de son acte est morale ! » (LGS/82-§335)

Veux-tu, mon frère, aller dans l’isolement ? Veux-tu chercher le chemin qui mène à toi-même ? Hésite encore un peu et écoute-moi.
     « Celui qui cherche se perd facilement lui-même. Tout isolement est une faute » : ainsi parle le troupeau. Et longtemps tu as fait partie du troupeau.
     En toi aussi la voix du troupeau résonnera encore. Et lorsque tu diras : « Ma conscience n’est plus la même que le vôtre, » ce sera plainte et douleur. (APZ/83-85-p1)

Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « La où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : ite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »… (GM/87-pref-§1)

Je ressemble à un vieux château fort, battu par les intempéries, possédant beaucoup de caves et de sous-sols cachés ; je ne suis pas encore descendu dans mes souterrains les plus obscurs ; je n'ai pas encore pénétré dans mes chambres les plus profon­des. Ne forment-elles pas le soubassement de tout ? Ne devrions-nous pas pouvoir nous élever de nos ultimes profondeurs, pour surgir sur n'importe quel point de la surface terrestre ? Et chacun de ces couloirs ténébreux ne devrait-il pas nous ramener toujours à nous-mêmes ? (LC/LAS) 

Il me semble que je suis trop doux, trop attentif avec les hommes, je suis même, là où j'ai simplement vécu, aussitôt tellement préoccupé des gens qu'à la fin je ne sais plus me défendre d'eux. (DL/87-FO)

Progressivement ce que nous avons de plus tourné vers l'intérieur nous discipline en nous ramenant à l'unité ; cette passion pour laquelle pendant longtemps nous n'avons pas de nom nous sauve de toutes les digressions, de toutes les dispersions, cette tâche dont nous sommes sans le vouloir le missionnaire. (DL/87-CF)

A force de lutte implacable et souterraine contre tout ce que les hommes ont jusqu'ici honoré et aimé, (ma formule pour désigner cela est " l'inversion de toutes les valeurs ") je suis moi-même devenu, imperceptiblement, quelque chose comme un terrier, quelque chose de caché que l'on ne trouve plus, même quand on s'y épuise plus… (DL/88-RVS)


CONSCIENCE - MAUVAISE CONSCIENCE

Les hommes qui parlent de leur importance pour l'humanité ont à l'égard de la jus­tice commune, du respect des engagements, de la parole donnée, une conscience peu exigeante. (HTH/78-§522)

La conscience est la dernière et la plus tardive évolution de l'organique et par conséquent aussi ce qu'il y a en lui de plus inachevé et de moins solide. La conscience suscite d'innombrables méprises qui provoquent la disparition d'un animal, d'un homme, plus tôt qu'il ne serait nécessaire, « au-delà du destin », comme le dit Homère.  Si le groupe conservateur des instincts ne la surpassait pas infiniment en puissance, s'il n'exerçait pas dans l'ensemble un rôle régulateur : l'humanité périrait inéluctablement de ses jugements à contresens et de sa manière de rêvasser les yeux ouverts, de son manque de profondeur et de sa crédulité, bref précisément de sa conscience : ou plutôt, sans cela, elle n'existerait plus depuis longtemps !

Avant d'être parfaitement élaborée et mûre, une fonction constitue un danger pour l'organisme : tant mieux si elle est vigoureusement tyrannisée pendant aussi longtemps ! La conscience est ainsi vigoureusement tyrannisée — et la fierté avec laquelle on la considère n'est pas le moindre de ses tyrans ! On pense trouver ici le noyau de l'homme ; sa nature permanente, éternelle, ultime, absolument originaire ! On considère la conscience comme une grandeur stable donnée ! On nie sa croissance, ses intermittences ! On la tient pour l'« unité de l'organisme » ! — Cette surestimation et cette méconnaissance ridicules de la conscience ont pour conséquence éminemment bénéfique d'avoir empêché son élaboration trop rapide. Les hommes croyant déjà posséder la conscience, ils se sont moins donné de mal pour l'acquérir — et il en va encore de même aujourd'hui ! S'incorporer le savoir et le rendre instinctif, cela demeure toujours une tâche absolument neuve, que l'œil humain commence tout juste à apercevoir, que l'on peut à peine identifier avec clarté, — une tâche qu'aperçoivent seuls ceux qui ont compris que nous ne nous sommes incorporé jusqu'à présent que nos erreurs et que toute notre conscience ne concerne que des erreurs ! (LGS/82-§11)

Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à notre cons­cience - du moins en partie - est la conséquence d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de dangers, il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre intelligible - et pour tout cela il lui fallait d'abord la « conscience », pour « savoir » lui-même ce qui lui manquait, « savoir » quelle était sa disposition d'esprit, « savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète, l'homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas; la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle; - car c'est cette pensée consciente seule­ment qui s'effectue en paroles, c'est-à-dire en signes de communication, par quoi l'origine même de la conscience se révèle. En un mot, le développement du langage et le développement de la conscience (non de la raison, mais seulement de la raison qui devient consciente d'elle-même) se donnent la main. (LGS/82-§354)

Après avoir passé assez de temps à scruter les philosophes, à les lire entre les lignes, je finis par me dire que la plus grande partie de la pensée consciente doit être, elle aussi, mise au nombre des activités instinctives, je n'excepte même pas la méditation philosophique.

De même que l'acte de la naissance n'entre pas en ligne de compte dans l'ensemble du processus de l'hérédité : de même le fait de la « conscience » n'est pas en opposition, d'une façon décisive, avec les phénomènes instinctifs, - la plus grande partie de la pensée consciente chez un philosophe est secrètement menée par ses instincts et forcée à suivre une voie tracée. Derrière la logique elle-même et derrière l'autonomie apparente de ses mouvements, il y a des évaluations de valeurs, ou, pour m'exprimer plus clairement, des exigences physiques qui doivent servir au maintien d'un genre de vie déterminé. Affirmer, par exemple, que le déterminé, a plus de valeur que l'indéterminé, l'apparence moins de valeur que la « vérité » : de pareilles évaluations, malgré leur importance régulative pour nous, ne sauraient être que des évaluations de premier plan, une façon de niaiserie, utile peut-être pour la conservation d'êtres tels que nous. En admettant, bien entendu, que ce n'est pas l'homme qui est la « mesure des choses »... (PDBM/86-§3)

Le problème de la conscience (ou plus exactement : de la conscience de soi) ne se présente à nous que lorsque nous commençons à compren­dre en quelle mesure nous pourrions nous passer de la conscience : la physiologie et la zoologie nous placent maintenant au début de cette compréhension (il a donc fallu deux siècles pour rattraper la précoce défiance de Leibnitz). Car nous pourrions penser, sentir, vouloir, nous souvenir, nous pourrions également agir dans toutes les acceptions du mot, sans qu'il soit nécessaire que nous « ayons conscience » de tout cela. La vie tout entière serait possible sans qu'elle se vît en quelque sorte dans une glace : comme d'ailleurs, maintenant encore, la plus grande partie de la vie s'écoule chez nous sans qu'il y ait une pareille réflexion -, et de même la partie pensante, sensitive et agissante de notre vie, quoiqu'un philosophe ancien puisse trouver quelque chose d'offensant dans cette idée. Pourquoi donc la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elle est superflue!

la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n'est qu'un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, — que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, géné­rique, signe, repère pour le troupeau, qu'à toute prise de conscience est liée une grande et radicale corrup­tion, falsification, superficialisation et généralisation. Enfin, la conscience en cours de croissance est un danger ; et qui vit parmi les Européens les plus conscients sait même que c'est une maladie. (LGS/86-§354)

« Combien la conscience avait à ronger autrefois ! Quelles bonnes dents elle avait ! — Et maintenant ? Qu’est-ce qui lui manque ? » — Question d’un dentiste. (LCI/88-1§29)

Nous nions que l'on puisse faire quoi que ce soit de parfait tant qu'on le fait consciemment. (ANT/88-§14)

Mauvaise conscience
Mais comment donc cette « chose ténébreuse », la conscience de la faute, comment tout cet appareil qu’on appelle la « mauvaise conscience » est-il venu au monde ? — Par là nous revenons à nos généalogistes de la morale. Je le répète — ou ne l’ai-je peut-être pas encore dit ? — ils ne font pas de bonne besogne. Une expérience personnelle, à peine longue de cinq aunes et « moderne » rien que moderne ; aucune connaissance du passé, aucun désir de le connaître ; encore moins l’instinct historique, ce qui constituerait une « seconde vue » indispensable ici — et pourtant ils veulent s’attaquer à l’histoire de la morale : forcément, ils aboutiront à des résultats qui n’ont avec la vérité que des rapports excessivement lointains. Ces généalogistes de la morale se sont-ils seulement douté, même en rêve, que, par exemple, le concept moral essentiel « faute » tire son origine de l’idée toute matérielle de « dette » ? ou bien que le châtiment, en tant que représaille, s’est développé indépendamment de toute hypothèse au sujet du libre arbitre ou de la contrainte ? — au point qu’il faut toujours d’abord un haut degré d’humanisation pour que l’animal « homme » commence à établir la distinction entre les notions beaucoup plus primitives, telles que « à dessein », « par négligence », « par hasard », « capable de discernement », et leurs contraires, pour les mettre en rapport avec la sévérité du châtiment. Cette idée, aujourd’hui si générale et en apparence si naturelle, si inévitable, cette idée qu’on a dû mettre en avant pour expliquer comment le sentiment de justice s’est formé sur terre, je veux dire l’idée que « le criminel mérite le châtiment parce qu’il aurait pu agir autrement », est en réalité une forme très tardive et même raffinée du jugement et de l’induction chez l’homme ; celui qui la place au début se méprend grossièrement sur la psychologie de l’humanité primitive. (GM/87-dd§4)

Je considère la mauvaise conscience comme le profond état morbide où l’homme devait tomber sous l’influence de cette transformation, la plus radicale qu’il ait jamais subie, — de cette transformation qui se produisît lorsqu’il se trouva définitivement enchaîné dans le carcan de la société et de la paix. Tels des animaux aquatiques contraints de s’adapter à la vie terrestre ou à périr, ces demi-animaux si bien accoutumés à la vie sauvage, à la guerre, aux courses vagabondes et aux aventures, — virent soudain tous leurs instincts avilis et « rendus inutiles ». On les forçait, dès lors, d'aller sur leurs pieds et à « se porter eux-mêmes », alors que jusqu’à présent l’eau les avait portés : un poids énorme les écrasait. Ils se sentaient inaptes aux fonctions les plus simples ; dans ce monde nouveau et inconnu ils n’avaient pas leurs guides d’autrefois, ces instincts régulateurs, inconsciemment infaillibles, — ils en étaient réduits à penser, à déduire, à calculer, à combiner des causes et des effets, les malheureux ! ils en étaient réduits à leur « conscience », à leur organe le plus faible et le plus maladroit ! Je crois que jamais sur terre il n’y eut pareil sentiment de détresse, jamais malaise aussi pesant ! — Ajoutez à cela que les anciens instincts n’avaient pas renoncé d’un seul coup à leurs exigences ! Mais il était difficile et souvent impossible de les satisfaire : ils furent en somme forcés de se chercher des satisfactions nouvelles et souterraines. Tous les instincts qui n’ont pas de débouché, que quelque force répressive empêche d’éclater au-dehors, retournent en dedans — c’est là ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus tard on appellera son « âme ». Tout le monde intérieur, d’origine mince à tenir entre cuir et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur, en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a été entravée. Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés pour se protéger contre les vieux instincts de liberté — et il faut placer le châtiment au premier rang de ces moyens de défense — ont réussi à faire se retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond — contre l’homme lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution — tout cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de la « mauvaise conscience ». (GM/87-dd§16)

C’est une maladie, la mauvaise conscience, la chose n’est que trop certaine, mais une maladie du genre de la grossesse. (GM/87-dd§19)

On aura déjà deviné ce qui se passa avec tout cela et sous le voile de tout cela : cette tendance à se torturer soi-même, cette cruauté rentrée de l’animal homme refoulé dans sa vie intérieure, se retirant avec effroi dans son individualité, enfermé dans l’ « État » pour être domestiqué, et qui inventa la mauvaise conscience pour se faire du mal, après que la voie naturelle de ce désir de faire le mal lui fut coupée, — cet homme de la mauvaise conscience s’est emparé de l’hypothèse religieuse pour pousser son propre supplice à un degré de dureté et d’acuité effrayant. Une obligation envers Dieu : cette pensée devint pour lui un instrument de torture. Il saisit en « Dieu » les derniers contrastes qu’il peut imaginer à ses propres instincts animaux irrémissibles, il transmue ces instincts mêmes en fautes envers Dieu (hostilité, rébellion, révolte contre le « maître », le « père », l’ancêtre et le principe du monde), il se plante au beau milieu de l’antithèse entre « Dieu » et le « diable », il jette hors de lui-même toutes les négations, tout ce qui le pousse à se nier soi-même, à nier la nature, le naturel, la réalité de son être pour en faire l’affirmation de quelque chose de réel, de vivant, de véritable, Dieu, Dieu saint, Dieu juste, Dieu bourreau, l’Au-delà, le supplice infini, l’enfer, la grandeur incommensurable de la punition et de la faute. C’est là une espèce de démence de volonté dans la cruauté psychique, dont à coup sûr on ne trouvera pas d’équivalent : cette volonté de l’homme à se trouver coupable et réprouvé jusqu’à rendre l’expiation impossible, sa volonté de se voir châtié sans que jamais le châtiment puisse être l’équivalent de la faute, sa volonté d’infester et d’empoisonner le sens le plus profond des choses par le problème de la punition et de la faute, pour se couper une fois pour toutes la sortie de ce labyrinthe d’ « idées fixes », sa volonté enfin d’ériger un idéal — celui du « Dieu très saint » — pour bien se rendre compte en présence de cet idéal de son absolue indignité propre. O triste et folle bête humaine ! À quelles imaginations bizarres et contre nature, à quel paroxysme de démence, à quelle bestialité de l’idée se laisse-t-elle entraîner dès qu’elle est empêchée quelque peu d’être bête de l’action ! […] Il n’est pas douteux que nous ne nous trouvions en présence d’une maladie, la plus terrible qui ait jamais sévi parmi les hommes : — et celui qui est encore capable d’entendre (mais de nos jours on n’a plus d’oreilles pour entendre où il faudrait —), d’entendre retentir dans cette nuit de torture et d’absurdité, le cri d’amour, le cri de l’extase, enflammé de désir, le cri de la rédemption par l’amour, celui-là se retournera saisi d’une invincible horreur... En l’homme il y a tant de choses effroyables ! — Trop longtemps la terre fut un asile d’aliénés !... (GM/87-dd§22)


CONSERVATION DE L'ESPÈCE

J’ai beau regarder les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec le mauvais œil, je les trouve toujours occupés, tous et chacun en particulier, à une même tâche : à faire ce qui est utile à la conservation de l’espèce. Et ce n’est certes pas à cause d’un sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement puisque, en eux, rien n’est plus ancien, plus fort, plus inexorable, plus invincible que cet instinct, - puisque cet instinct est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau. […] L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l'humanité serait amollie ou corrompue depuis longtemps. La haine, la joie méchante, le désir de rapine et de domination, et tout ce qui, pour le reste, s'appelle le mal cela fait partie de l'extraordinaire économie dans la conservation de l'espèce, une économie coûteuse, prodigue et, en somme, excessivement insensée : - mais qui, cela est prouvé, a conservé jusqu'à présent notre espèce. Je ne sais plus, mon cher frère en humanité, si, en somme, tu peux vivre au détriment de l'espèce, c'est-à-dire d'une façon « déraisonnable » et « mauvaise » ; ce qui aurait pu nuire à l'espèce s'est peut-être éteint déjà depuis des milliers d'années et fait maintenant partie de ces choses qui, même auprès de Dieu, ne sont plus possibles. (LGS/82-§1)


CONSIDÉRATION

Celui-ci désire se rendre inté­ressant par ses jugements, celui-là par ses sympathies et ses aversions, le troisième par ses connaissances, un qua­trième par son isolement – et ils se méprennent tous. Car celui devant qui le spectacle se donne pense lui-même être le seul spectacle qui mérite considération. (HTH/78-§364)


CONSTRUCTION

C'est nous , les hommes qui sentent en pensant, qui ne cessons de construire réellement quelque chose qui n'existe pas encore : tout le monde éternellement en croissance des appréciations, des couleurs, des poids, des perspectives, des gradations, des acquiescements et des négations. Ce poème que nous avons composé est constamment assimilé à force d'étude et d'exercice, traduit en chair et en réalité, et même en quotidienneté par ceux qu'on appelle les hommes pratiques (nos acteurs, ainsi que nous l'avons dit). (LGS/82-§301)


CONTENTEMENT DE SOI

La toison d'or du contentement de soi-même protège des horions, mais non contre les coups d'épingle. (HTH/78-§569)


CONVICTION

Les convictions sont des enne­mis de la vérité plus dangereux que les mensonges. (HTH/78-§483)

L'ensemble de son être ne convainc pas — cela vient de ce qu'il n'a jamais su taire une bonne action qu'il ait accomplie. (LGS/82-§230)

Pour être fort, il faut être libre de toute conviction, savoir regarder librement... La grande passion, assise et puissance de son être, encore plus éclairée, plus despotique qu'il n'est lui-même, requiert tout son intellect; elle lui ôte tout scrupule : elle lui donne même le courage de moyens peu édifiants : le cas échéant, elle lui permet des convictions. La conviction est un moyen : il est bien des choses que l'on n'atteint qu'au moyen d'une conviction. (ANT/88-§54)


CORPS

Derrière tes pensées et tes sentiments, il y a ton corps, et ton soi dans le corps : la terra incognita. Dans quel but as-tu telles pensées et tels sentiments ? Ton soi, dans ton corps, veut, par ce biais, quelque chose. (FP/82-84-v9)

Sans le fil conducteur du corps je ne crois à la validité d'aucune recherche.

le corps humain est un composé bien plus parfait que n'importe quel système de pensées et de sentiments, et même à mettre beaucoup plus haut qu'une œuvre d'art .

Notre corps est plus sage que notre esprit.

Le but : l'évolution vers un stade supérieur du corps tout entier et pas seulement du cerveau ! (FP/84-v10)

Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un péché. Je sais trop bien à quoi ils croient eux-mêmes le plus.
     Ce n’est vraiment pas à des arrière-mondes et aux gouttes du sang rédempteur : mais eux aussi croient davantage au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi.
     Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les arrière-mondes.

Et ce moi, l’Être le plus loyal – parle du corps et veut encore le corps, même quand il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées.
     Il apprend à parler toujours plus loyalement, ce moi : et plus il apprend, plus il trouve de mots pour exalter le corps et la terre.

Ce furent des malades et des décrépits qui méprisèrent le corps et la terre, qui inventèrent les choses célestes et les gouttes du sang rédempteur : et ces poisons doux et lugubres, c’est encore au corps et à la terre qu’ils les ont empruntés !
     Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles leur semblaient trop lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : Hélas ! Que n’y a-t-il des voies célestes pour que nous puissions nous glisser dans un autre Être, et dans un autre bonheur ! » – Alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes !
     Ils se crurent ravis loin de leur corps et de cette terre, ces ingrats. Mais à qui devaient-ils le spasme et la joie de leur ravissement ? À leur corps et à cette terre.

Écoutez plutôt, mes frères, la voix du corps guéri : c’est une voix plus loyale et plus pure.
     Le corps sain parle avec plus de loyauté et plus de pureté, le corps complet, carré de la tête à la base : il parle du sens de la terre.

C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de méthode d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps – et ainsi devenir muets.  
     « Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
     Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.

Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
     Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.

Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. (APZ/83-85-p1)

Depuis que je connais mieux le corps, – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » – n’est aussi que symbole. (APZ/83-85-p2)

Ce qui est plus surpre­nant, c'est bien plutôt le corps : on ne se lasse pas de s'émer­veiller à l'idée que le corps humain est devenu possible ; que cette collectivité inouïe d'êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un autre sens dominants et doués d'activité volontaire, puisse vivre et croître à la façon d'un tout, et subsister quelque temps.

ces êtres vivants microscopiques qui constituent notre corps (ou plutôt dont la coopération ne peut être mieux symbolisée que par ce que nous appelons notre « corps » —) ne sont pas pour nous des atomes spirituels, mais des êtres qui croissent, luttent, s'augmentent ou dépérissent : si bien que leur nombre change perpétuelle­ment et que notre vie, comme toute vie, est en même temps une mort perpétuelle.

de tout temps l'homme a vécu dans un rapport de profonde méconnaissance à l'égard de son corps et s'est contenté de quelques formules pour s'exprimer sur ses états [...] on s'en tient fermement, sur son propre compte, à quelques signes extérieurs et accessoires et on ne sent pas à quel point nous sommes profondément inconnus et étrangers à nous-mêmes.

[...] même les philosophes et les croyants qui dans leur logique ou dans leur piété avaient les raisons les plus convaincantes de tenir ce qui est cor­porel pour une illusion, et pour une illusion dépassée et révolue, n'ont pu s'empêcher de reconnaître le fait stupide que leur corps n'avait pas disparu.

Interroger directement le sujet sur le sujet et les reflets que l'esprit saisit de lui-même, ce procédé a ses dangers, il se pourrait qu'il fût utile et important pour l'activité du sujet de donner une fausse interprétation de lui-même. C'est pourquoi nous nous adresserons au corps et nous répudierons le témoignage des sens aiguisés : nous épierons, pourrait-on dire, si les subordonnés eux-mêmes ne voudraient pas entrer en rela­tion avec nous.

… à supposer que l'« âme » fût une pensée attirante et mystérieuse dont les philosophes ont eu raison de ne se détacher qu'à regret — peut-être que ce qu'ils apprennent à accepter désormais en échange est plus attirant encore, plus mystérieux. [...] le corps est une pensée plus surpre­nante que jadis l' « âme ».

[...] de tout temps l'homme a vécu dans un rapport de profonde méconnaissance à l'égard de son corps et s'est contenté de quelques formules pour s'exprimer sur ses états [...] on s'en tient fermement, sur son propre compte, à quelques signes extérieurs et accessoires et on ne sent pas à quel point nous sommes profondément inconnus et étrangers à nous-mêmes.

Guidés par le fil conducteur du corps, [...] nous apprenons que notre vie n'est possible que grâce au jeu combiné de nombreuses intelligences de valeur très inégale, donc grâce à un perpétuel échange d'obéissance et de commandement sous des formes innombrables – ou, en termes de morale, grâce à l'exercice ininterrompu de nom­breuses vertus. (FP/84-85-v11)

Avec le corps pour fil conducteur, une prodigieuse diversité se révèle ; il est méthodologiquement permis d'utiliser un phénomène plus riche et plus facile à étudier comme fil conducteur pour comprendre un phénomène plus pauvre. (FP/85-87-v12)

… notre corps n'est qu'une collectivité d'âmes nombreuses. (PDBM/86-§19)

Le déguisement inconscient de besoins phy­siologiques sous le costume de l'objectif, de l'idéel, du purement spirituel atteint un degré terrifiant, — et assez souvent, je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu'à aujourd'hui n'a pas été seule­ment une interprétation du corps et une mécompré­hension du corps. Derrière les jugements de valeur suprêmes qui ont jusqu'à présent guidé l'histoire de la pensée se cachent des mécompréhensions relatives à la constitution du corps, que ce soit de la part d'individus, de classes ou de races entières. (LGS/86-pref2)

Mon corps se sent (comme d’ailleurs ma philosophie) assigné au froid comme à l’élément de sa conservation – cela résonne comme un paradoxe déplaisant, c’est pourtant le fait le mieux avéré de mon existence. (DL/87-MVM)

La notion de l' « âme », « esprit » et en fin de compte même de l' « âme immortelle », a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade. (EH/88-4§8)


COURAGE

Avez-vous du courage, ô mes frères ? Êtes-vous résolus ? Non pas du courage devant des témoins, mais du courage de solitaires, du courage d'aigles dont aucun dieu n'est plus spectateur ? (APZ/83-85-p4)


CRÉER - CRÉATION

Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, des moissonneurs qui moissonnent avec lui : car chez lui tout est mûr pour la moisson. Mais il lui manque les cent faucilles : aussi, plein de colère, arrache-t-il les épis.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui savent aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et contempteurs du bien et du mal. Mais ce seront eux qui moissonneront et qui seront en fête.
Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche Zarathoustra, de ceux qui moissonnent et chôment avec lui : qu'a-t-il à faire de troupeaux, de bergers et de cadavres ! (APZ/83-85-p1)

Je veux me joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et chôment : je leur montrerai l'arc-en-ciel et tous les échelons qui mènent au Surhomme. Je chanterai mon chant aux solitaires et à ceux qui sont deux dans la solitude ; et quiconque a des oreilles pour les choses inouïes, je lui alourdirai le cœur de ma félicité. (APZ/83-85-p1)

Créer - c'est la grande délivrance de la douleur, et l'allègement de la vie. Mais afin que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleurs et de métamorphoses. (APZ/83-85-p2)


CRIME
A partir du moment où les conséquences naturelles d'un acte ne sont plus " naturelles ", mais qu'on les croit produites par les idées-fantômes de la superstition, par " Dieu ", par les " esprits ", par les " âmes ", comme des conséquences purement " morales ", des récompenses et des châtiments, des avertissements, des moyens éducatifs, on a du même coup ruiné les conditions de la connaissance, on a donc commis le plus grand crime contre l'humanité. (ANT/88-§49)


CROIRE - CROYANCE

Celui qui attache à ce que l'on croit en lui une importance telle qu'il garantit le ciel en récompense, et cela à tout homme, même au larron en croix, - celui-là doit avoir souffert d'un terrible doute et avoir enduré toutes les sortes de crucifixions : sinon il n'achèterait pas ses croyants si cher. (AUR/81-§67)

Accepter une croyance uniquement parce que c'est la coutume, - cela signifie au fond : être malhonnête, être lâche, être paresseux! - Ainsi la malhonnêteté, la lâcheté et la paresse constitueraient les bases de la moralité? (AUR/81-§101)

La plupart des hommes ne trouvent pas méprisable de croire à telle ou telle chose et de vivre en fonction de cette croyance sans avoir au préalable pris conscience des ultimes et plus sûres raisons relatives au pour ou au contre et sans non plus se donner la peine de chercher ces raisons après coup - les hommes les plus doués et les femmes les plus nobles font encore partie de cette " plupart ". (LGS/82-§2)

Mais qu'est-ce pour moi que la bonté d'âme, la finesse et le génie si l'homme qui possède ces vertus tolère en lui des sentiments relâchés dans ses croyances et ses jugements, s'il ne ressent pas l'exigence de certitude comme son désir le plus intime et son besoin le plus profond, - comme ce qui distingue les hommes supérieurs des hommes inférieurs ! (LGS/82-§2)

Si important qu'il puisse être de connaître les motifs d'après lesquels l'humanité a vraiment agi jusqu'à présent : peut-être la croyance à tel ou tel motif, donc à ce en quoi l'humanité elle-même a voulu voir et a imaginé à tort jusqu'à présent les véritables ressorts de son agir, est-elle une chose encore plus essentielle pour l'homme de connaissance. Les hommes ont en effet reçu en partage leur bonheur et leur misère intérieurs en fonction de leur croyance à tel ou tel motif - et non pas de ce qui était réellement motif ! L'intérêt de ce dernier n'est jamais que de second ordre. (LGS/82-§44)

" Croire " signifie "refuser de savoir " ce qui est vrai. (ANT/88-§52)


CROISSANCE

Mettez à l'épreuve la vie des meilleurs et des plus féconds des hommes et des peuples, et demandez-vous si un arbre qui doit prendre fièrement de la hauteur peut se dispenser du mauvais temps et des tempêtes : si la défaveur et la résistance extérieures, si toutes les espèces de haine, de jalousie, d'obstination, de défiance, de dureté, d'avidité et de violence ne font pas partie des conditions propices sans lesquelles une forte croissance n'est guère possible même dans la vertu? Le poison dont meurt la nature plus faible est pour le fort fortifiant - et il ne le qualifie pas non plus de poison". (LGS/82-§19)


CROIX

La Croix, signe de reconnaissance de la conjuration la plus souterraine qu'il y ait jamais eu - contre la santé, la beauté, la réussite physique, l'audace, l'esprit, la qualité d'âme, contre la vie même… (ANT/88-§62)


CRUAUTÉ

Quelle est la jouissance la plus haute pour des hommes en guerre, dans cette petite communauté constamment menacée où règne la moralité la plus stricte? Donc pour des âmes fortes, vindicatives, haineuses, perfides, soupçonneuses, prêtes au pire et endurcies par les privations et la moralité? La jouissance de cruauté : de même, dans ces circonstances, on compte pour vertu à une telle âme d'être inventive et insatiable dans la cruauté. (AUR/81-§18)

La cruauté est l'une des plus antiques réjouissances de l'humanité. Par suite on s'imagine que les dieux aussi sont récréés et mis en belle humeur lorsqu'on leur offre le spectacle de la cruauté, - ainsi s'insinue dans le monde l'idée que la souffrance volontaire, le martyre librement choisi possède un sens et une valeur élevés. (AUR/81-§18)


CULPABILITÉ

L'arrière-pensée la plus répandue chez les chrétiens du premier siècle ne fut-elle pas vraisemblablement celle-ci : " il vaut mieux se persuader de sa culpabilité que de son innocence, car on ne sait pas très bien quel peut être l'état d'esprit d'un juge si puissant, - mais on doit craindre qu'il souhaite ne trouver que des coupables conscients de leur faute! Ayant une aussi grande puissance, il fera plus facilement grâce à un coupable qu'il n'avouera que quelqu'un est dans son bon droit envers lui. " - Tel était, dans les provinces, le sentiment des pauvres gens devant le préteur romain : " il est trop fier pour que nous ayons le droit d'être innocents ", - comment ce sentiment ne se serait-il pas précisément retrouvé dans la représentation chrétienne du juge suprême! (AUR/81-§74)


CULTURE

Il n'y a d'autre culture que la culture française, ce n'est pas une objection, c'est au contraire la raison pour laquelle il faut aller à l'unique école qui soit - elle est nécessairement la bonne… (DL/88-AS)


CURIOSITÉ

Si la curiosité n'existait pas, il se ferait peu de chose pour le bien du prochain. Mais la curiosité s'insinue sous le nom de devoir ou de pitié dans la maison du malheureux et de l'indigent. - Peut-être même y a-t-il une bonne part de curiosité dans le fameux amour maternel. (HTH/78-§363)


DANGER

On est le plus en danger d'être écrasé lorsqu'on vient d'esquiver une voiture. (HTH/78-§564)


DÉCADENCE

Cette irrévérence de considérer les grands sages comme des types de décadence naquit en moi précisément dans un cas où le préjugé lettré et illettré s'y oppose avec le plus de force : j'ai reconnu en Socrate et en Platon des symptômes de décadence, des instruments de la décomposition grecque, des pseudo-grecs, des antigrecs (L'Origine de la tragédie. 1872). Ce consensus sapientium - je l'ai toujours mieux compris - ne prouve pas le moins du monde qu'ils eussent raison, là où ils s'accordaient : il prouve plutôt qu'eux-mêmes, ces sages parmi les sages, avaient entre eux quelque accord physiologique, pour prendre à l'égard de la vie cette même attitude négative, - pour être tenus de la prendre.

De la part d'un philosophe, voir un problème dans la valeur de la vie, demeure même une objection contre lui, un point d'interrogation envers sa sagesse, un manque de sagesse. - Comment ? et tous ces grands sages - non seulement ils auraient été des décadents, mais encore ils n'auraient même pas été des sages ? (LCI/88-2§2)

Être forcé de lutter contre les instincts - c'est là la formule de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. (LCI/88-2§11)

Qu'est-ce qui détruit plus rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel, sans plaisir, comme un automate mû par le " devoir " ? C'est, tout bonnement, la recette de la décadence. (ANT/88-§11)

C'est la prédominance des sentiments désagréables sur les sentiments agréables qui est la cause de cette morale et de cette religion fictives : mais cette prédominance nous donne aussi la formule de la décadence. (ANT/88-§15)

Partout où, sous une forme ou sous une autre, la volonté de puissance décline, il se produit également une régression physiologique, une décadence. La divinité de la décadence, châtrée de ses vertus et de ses instincts les plus virils, devient alors nécessairement le dieu de ceux qui ont régressé physiologiquement, le dieu des faibles. Ils ne se nomment pas eux-mêmes les faibles, ils se nomment " les bons "...

On comprend, sans qu'il soit besoin d'insister, à quels moments de l'histoire la fiction dualiste d'un Dieu bon et d'un Dieu méchant devient possible. Le même instinct qui amène les hommes soumis à rabaisser leur Dieu au rang de " bien en soi " les conduit à effacer toutes les qualités du Dieu de ceux qui les ont soumis. Ils se vengent de leurs maîtres en diabolisant leur Dieu. Le bon Dieu, tout comme le Diable : deux sous-produits de la décadence. (ANT/88-§17)

Sans compter que je suis un décadent, je suis aussi le contraire d'un décadent. J'en ai fait la preuve, entre autres, en choisissant toujours, instinctivement, le remède approprié au mauvais état de ma santé ; alors que le décadent a toujours recours au remède qui lui est funeste. Dans ma totalité j'ai été bien portant ; dans le détail, en tant que cas spécial, j'ai été décadent. L'énergie que j'ai eue de me condamner à une solitude absolue, de me détacher de toutes les conditions habituelles de la vie, la contrainte que j'ai exercée sur moi-même en ne me laissant plus soigner, dorloter, médicamenter, tout cela démontre que je possédais une certitude instinctive et absolue de ce qui m'était alors nécessaire. Je me suis pris moi-même en traitement, je me suis guéri moi-même. La condition pour réussir une telle cure - tout physiologiste en conviendra - c'est d'être bien portant au fond. (EH/88-1§2)

Quel sens ont ces conceptions mensongères, les conceptions auxiliaires de la morale - " l'âme ", " l'esprit ", " le libre arbitre ", " Dieu ", - si ce n'est de ruiner physiologiquement l'humanité ?... Lorsque l'on détourne le sérieux de la conservation de soi, de l'accroissement de la force corporelle, c'est-à-dire de la vie, lorsque l'on fait de la chlorose un idéal, du mépris du corps le " salut de l'âme ", qu'est-ce autre chose, sinon une recette pour aboutir à la décadence ? (EH/88-3§2)


DÉFAUT

Nos défauts sont les yeux par lesquels nous voyons l'idéal. (OSM/79-§86)


DÉMENT - DÉLIRANT

Pendant tout le moyen âge, on tint pour le signe distinctif et irréfutable de l'humanité supérieure l'aptitude à avoir des visions - c'est-à-dire un profond dérangement mental! Et au fond, les principes de vie médiévaux pour toutes les natures supérieures (les natures religieuses) visent à rendre l'homme capable de visions! Quoi d'étonnant si déferle encore sur notre époque une surévaluation des gens à demi déments, délirants, fanatiques, des soi-disant génies; " ils ont vu des choses que les autres ne voient pas ", - certes! Et cela devrait nous inciter à la prudence envers eux, non à la crédulité. (AUR/81-§66)


DÉSINTÉRESSEMENT

Le " prochain " fait l'éloge du désintéressement parce qu'il en tire profit! Si le prochain pensait lui-même de manière " désintéressée ", il rejetterait cette destruction de force, ce dommage subi à son profit à lui, il travaillerait à empêcher l'émergence de telles inclinations et surtout il témoignerait de son propre désintéressement en ne les qualifiant pas de bonnes! - Voilà qui indique la contradiction fondamentale de la morale qui est justement tenue en grand honneur aujourd'hui : les motivations de cette morale sont en contradiction avec son principe! (LGS/82-§21)


DÉSIR

Hypocrites sensibles et lascifs ! Il vous manque l'innocence dans le désir : et c'est pourquoi vous calomniez le désir ! (APZ/83-85-p2)

Mon sage désir jaillissait de moi avec des cris et des rires ; comme une sagesse sauvage vraiment il est né sur les montagnes ! - mon grand désir aux ailes bruissantes.
Et souvent il m'a emporté bien loin, au delà des monts, vers les hauteurs, au milieu du rire : alors il m'arrivait de voler en frémissant comme une flèche, à travers des extases ivres de soleil : - au delà, dans les lointains avenir que nul rêve n'a vus, dans les midis plus chauds que jamais imagier n'en rêva : là-bas où les dieux dansants ont honte de tous les vêtements : - afin que je parle en paraboles, que je balbutie et que je boite comme les poètes ; et, en vérité, j'ai honte d'être obligé d'être encore poète ! -
Où tout devenir me semblait danses et malices divines, où le monde déchaîné et effréné se réfugiait vers lui-même : - - comme une éternelle fuite de soi et une éternelle recherche de soi chez des dieux nombreux, comme une bienheureuse contradiction de soi, une répétition et un retour vers soi-même des dieux nombreux : - où tout temps me semblait une bienheureuse moquerie des instants, où le nécessité était la liberté même qui se jouait avec bonheur de l'aiguillon de la liberté :
Où j'ai retrouvé aussi mon vieux démon et mon ennemi né, l'esprit de lourdeur et tout ce qu'il il a créé : la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le but, la volonté, le bien et le mal : -
Car ne faut-il pas qu'il y ait des choses sur lesquelles on puisse danser et passer ? Ne faut-il pas qu'il y ait - à cause de ceux qui sont légers et les plus légers - des taupes et de lourds nains ? (APZ/83-85-p3)


DESTIN

Deviens qui tu es ! (APZ/83-85-p4)


DETTE

Le débiteur, pour inspirer confiance en sa promesse de remboursement, pour donner une garantie du sérieux, de la sainteté de sa promesse, pour graver dans sa propre conscience la nécessité du remboursement sous forme de devoir, d’obligation, s’engage, en vertu d’un contrat, auprès du créancier, pour le cas où il ne paierait pas, à l’indemniser par quelque chose d’autre qu’il « possède », qu’il a encore en sa puissance, par exemple son corps, sa femme, sa liberté, voire même sa vie (ou bien, sous l’empire de certaines influences religieuses, son salut éternel, le salut de son âme et jusqu’à son repos dans la tombe : tel en Égypte, où le cadavre du débiteur ne trouvait pas de grâce devant le créancier. — il est vrai que chez les Égyptiens une idée particulière se rattachait à ce repos. Mais le créancier pouvait notamment dégrader et torturer de toutes les manières le corps du débiteur, par exemple en couper telle partie qui parût en proportion avec l'importance de la dette : — en se basant sur cette manière de voir, il y eut partout et de bonne heure des évaluations précises, parfois atroces dans leur minutie, des évaluations ayant force de droit des divers membres et parties du corps.

[...] Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit des maîtres : il finit enfin, lui aussi, par goûter le sentiment ennoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est « au-dessous de lui » — ou, du moins dans le cas où le vrai pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégués à l’ « autorité », de voir du moins mépriser et maltraiter cet être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. — (GM/87-dd§5)

C’est dans cette sphère du droit d’obligation que le monde des concepts moraux « faute », « conscience », « devoir », « sainteté du devoir » a son foyer d’origine ; — à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été longuement et abondamment arrosé de sang. Et ne faudrait-il pas ajouter que ce monde n’a jamais perdu tout à fait une certaine odeur de sang et de torture ? (pas même chez le vieux Kant : l’impératif catégorique a un relent de cruauté...) C’est ici aussi que cet étrange enchaînement d’idées, aujourd’hui peut-être inséparable, l’enchaînement entre « la faute et la souffrance » a commencé par se former. Encore une fois : comment la souffrance peut-elle être une compensation pour des « dettes » ? Faire souffrir causait un plaisir infini, en compensation du dommage et de l’ennui du dommage cela procurait aux parties lésées une contre-jouissance extraordinaire : faire souffrir ! — une véritable fête ! d’autant plus goûtée, je le répète, que le rang et la position sociale du créancier étaient en contraste plus frappant avec la position du débiteur. (GM/87-dd§6)


DEVOIR

Tous les hommes qui sentent qu'ils ont besoin des mots et des accents les plus forts, des gestes et des attitudes les plus expressifs, pour simplement produire un effet, les hommes politiques révolutionnaires, les socialistes, les prédicateurs de pénitence avec ou sans christianisme, tous ceux qui ne peuvent pas se permettre d'avoir des demi-succès : tous ces gens-là parlent de devoirs ", et toujours à vrai dire de devoirs possédant le caractère de l'inconditionné - sans eux, ils n'auraient pas droit à leur grand pathos : et ils le savent parfaitement ! (LGS/82-§5)


DÉVOUEMENT

Supposez que l'instinct de dévouement et de sollicitude envers les autres (" l'affection sympathique ") soit deux fois plus fort qu'il n'est : la situation sur terre deviendrait intenable. Considérez simplement combien chacun commet de sottises par dévouement et sollicitude envers soi-même, tous les jours et à toute heure, et quel insupportable spectacle il offre alors : que serait-ce si nous devenions pour les autres l'objet de ces sottises et de ces importunités qu'ils se réservaient jusqu'ici à eux-mêmes! Ne prendrions-nous pas aveuglément la fuite dès qu'un " prochain " serait dans les parages? Et ne gratifierions-nous pas l'affection sympathique de ces vocables malsonnants dont nous gratifions aujourd'hui l'égoïsme ? (AUR/81-§143)


DIEU

Combien il y a de gens qui raisonnent encore ainsi : " la vie serait insupportable s'il n'y avait pas de Dieu! " (ou, comme on dit dans les cercles idéalistes : " la vie serait insupportable si la signification éthique de son fondement venait à manquer! ") - par conséquent il faut qu'il y ait un Dieu (ou une signification éthique de l'existence)! En vérité, le fait est seulement que celui qui a pris l'habitude de ces représentations ne désire plus vivre sans elles : que pour lui, donc, pour sa survie, ces représentations sont peut-être nécessaires, - mais quelle présomption de décréter que tout ce qui est nécessaire à ma survie doit réellement exister! Comme si ma survie @?tait quelque chose de nécessaire! Et si d'autres ressentaient le contraire! S'ils ne désiraient justement pas vivre dans la dépendance de ces deux articles de foi et trouvaient que dans ces conditions la vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue! (AUR/81-§90)

Un Dieu qui laisse subsister pendant des millénaires des doutes et des hésitations innombrables, comme s'ils étaient négligeables pour le salut de l'humanité, et qui donne pourtant constamment à prévoir les plus effroyables conséquences en cas de méprise sur la vérité? Ne serait-ce pas un Dieu cruel, s'il possédait la vérité et supportait toutefois la vue d'une humanité qui se torture misérablement pour l'atteindre? - Ou peut-être est-ce quand même un Dieu de bonté - mais incapable de s'exprimer plus clairement! (AUR/81-§91)

Autrefois on cherchait à prouver qu'il n'y avait pas de dieu, - aujourd'hui on montre comment la croyance en un dieu a pu naître et à quoi cette croyance doit son poids et son importance : du coup une contre-preuve de l'inexistence de Dieu devient superflue. - Autrefois, lorsque l'on avait réfuté les "preuves de l'existence de Dieu " qui étaient avancées, le doute persistait encore : ne pouvait-on pas trouver des preuves meilleures que celles que l'on venait de réfuter : en ce temps-là les athées ne savaient pas faire table rase. (AUR/81-§95)

Dieu nous aime parce qu'il nous a crées ! -
" L'homme a créé Dieu " - rétorquez-vous, vous les subtils.
N'aimerait-il pas ce qu'il a crée ? (LGS/82-Prél.§38)

Après que Bouddha fut mort, on montra encore son ombre durant des siècles dans une caverne, - une ombre formidable et terrifiante. Dieu est mort : mais l'espèce humaine est ainsi faite qu'il y aura peut-être encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut aussi vaincre son ombre ! (LGS/82-§108)

N'avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : " Je cherche Dieu! Je cherche Dieu! " - Étant donné qu'il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S'est-il donc perdu? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant? disait l'autre. Ou bien s'est-il caché? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué? A-t-il émigré? - ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d'eux et les transperça du regard. (LGS/82-§125)

N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine? - les dieux aussi se décomposent! Dieu est mort! Dieu demeure mort! Et nous l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, assassins entre les assassins? Ce que le monde possédait jusqu'alors de plus saint et de plus puissant, nos couteaux l'ont vidé de son sang, - qui nous lavera de ce sang? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui? Jamais il n'y eut acte plus grand, - et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu'alors toute histoire ! " (LGS/82-§125)

Cet événement formidable (la mort de Dieu) est encore en route et voyage, - il n'est pas encore arrivé jusqu'aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu'ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d'eux que les plus éloignés des astres, - et pourtant ce sont eux qui l'ont accompli. " (LGS/82-§125)

" Dieu lui-même ne peut subsister sans des hommes sages " - a dit Luther, et à juste titre; mais " Dieu peut encore moins subsister sans des hommes sans sagesse " - et cela, le brave Luther ne l'a pas dit! (LGS/82-§129)

Si Dieu voulait devenir objet d'amour, il aurait dû commencer par renoncer au rôle de juge et à la justice : - un juge, même un juge miséricordieux, n'est pas objet d'amour. Le fondateur du christianisme n'a pas fait preuve ici d'une sensibilité assez fine, - en tant que juif. (LGS/82-§140)

Comment? Un Dieu qui aime les hommes à condition qu'ils croient en lui et darde des regards et des menaces terrifiants sur qui ne croit pas à cet amour ! Comment? Un amour négocié comme sentiment d'un Dieu tout-puissant ! Un amour qui n'a même pas su l'emporter sur le sentiment d'honneur et la soif de vengeance ! Que tout ceci est oriental ! Si je t'aime, qu'est-ce que cela peut te faire " est déjà une critique suffisante de tout le christianisme. (LGS/82-§141)

Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : " Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n'a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! " (APZ/83-85-p1)

Je ne pourrais croire qu'à un Dieu qui saurait danser. (APZ/83-85-p1)

Hélas, mes frères, ce dieu que j'ai créé était œuvre faite de main humaine et folie humaine, comme sont tous les dieux.
Il n'était qu'homme, pauvre fragment d'un homme et d'un " moi " : il sortit de mes propres cendres et de mon propre brasier, ce fantôme, et vraiment, il ne me vint pas de l'au-delà !
(…) Maintenant, croire à de pareils fantômes ce serait là pour moi une souffrance et une humiliation. C'est ainsi que je parle aux hallucinés de l'arrière-monde. (APZ/83-85-p1)

La fatigue qui d'un seul bond veut aller jusqu'à l'extrême, d'un bond mortel, cette fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir : c'est elle qui créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.
Croyez-m'en, mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra du corps, - il tâtonna des doigts de l'esprit égaré, il tâtonna le long des derniers murs.
Croyez-m'en, mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra de la terre, - il entendit parler le ventre de l'Être.
Alors il voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non seulement la tête, - il voulut passer dans " l'autre monde ". (APZ/83-85-p1)

Qu'y aurait-il donc à créer, s'il y avait des Dieux ? (APZ/83-85-p2)

On a besoin du Dieu méchant tout autant que du Dieu bon : après tout, ce n'est pas à la tolérance, à la philanthropie, que l'on doit l'existence... Que nous importerait un Dieu qui ne connaîtrait pas la colère, la vengeance, l'envie, le sarcasme, la ruse, la violence ? Un Dieu qui pourrait ignorer jusqu'aux voluptueuses " ardeurs " de la victoire et de l'anéantissement ? On ne comprendrait pas un tel Dieu; à quoi bon l'avoir pour Dieu ? (ANT/88-§16)

En vérité, il n'y a pour les Dieux pas d'autre choix : soit ils sont la volonté de puissance - et dans ce cas, ils seront des Dieux nationaux, - soit ils sont l'impuissance de la volonté - et alors ils deviennent nécessairement bons... (ANT/88-§16)

Comment peut-on, maintenant encore, capituler devant la naïveté des théologiens chrétiens au point de décréter avec eux que le passage du " Dieu d'Israël ", du Dieu national, au Dieu chrétien, à l'archétype de tout Bien, constitue un progrès? C'est pourtant ce que fait même un Renan. Comme si Renan pouvait prétendre à la naïveté! Le contraire saute aux yeux. Lorsque les conditions nécessaires à l'éclosion de la vie montante, lorsque tout ce qui est fort, audacieux, dominateur, fier, est éliminé de la notion de Dieu, lorsque, peu à peu, le Dieu est rabaissé au rang d'une symbolique canne pour les éclopés, d'une planche de salut pour tous ceux qui se noient, lorsqu'il devient, par excellence le " Dieu des humbles ", le Dieu des pécheurs, le Dieu des malades, et qu'il ne reste pratiquement comme attribut de la divinité que le prédicat " Messie ", " Sauveur " - que signifie une telle métamorphose? Une telle réduction du divin ? (ANT/88-§17)

La conception chrétienne de Dieu - Dieu conçu en tant que Dieu des malades, Dieu-araignée, Dieu-esprit - c'est là une des conceptions de Dieu les plus corrompues qui aient jamais été formées sur terre : elle constitue peut-être même le plus bas de l'étiage dans l'évolution déclinante des types divins. Dieu dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d'être sa transfiguration, son éternel acquiescement! Dieu, défi jeté à la vie, à la Nature, au vouloir-vivre ! Dieu, formule unique pour dénigrer l' " en-deçà " et répandre le mensonge de l' " au-delà "! Avoir, en Dieu, divinisé le Néant, sanctifié l'aspiration au Néant !... (ANT/88-§18)

Que les fortes races de l'Europe septentrionale n'aient pas rejeté le Dieu chrétien, voilà qui ne fait guère honneur à leur sens religieux, sans même parler de leur goût. Elles auraient dû avoir facilement raison de ce monstre cacochyme engendré par la décadence. Mais ce sera leur malédiction de n'avoir su en venir à bout : elles ont absorbé dans tous leurs instincts la maladie, la vieillesse, la contradiction, - et depuis lors, elles n'ont pas créé un seul dieu! Près de deux millénaires, et pas un seul Dieu nouveau! Mais, encore et toujours, comme s'il existait de droit, comme un ultimatum et maximum du pouvoir de créer des Dieux, du creator spiritus dans l'homme, ce pitoyable Dieu du " monotono-théisme " chrétien! Cet hybride produit de la déchéance, fait de vide, d'abstractions et de contradictions, en qui tous les instincts de la décadence, toutes les lâchetés et les lassitudes de l'âme trouvent leur sanction!... (ANT/88-§19)

Dieu a offert son fils en sacrifice pour la rémission des péchés. Et d'un seul coup, c'en était bel et bien fait de l'Évangile ! Le sacrifice expiatoire, et sous sa forme la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l'innocent pour les péchés des coupables ! Quel effroyable paganisme ! (ANT/88-§41)

Ce qui nous distingue nous, ce n'est pas de ne retrouver aucun Dieu, ni dans l'histoire, ni dans la nature, ni derrière la nature, - c'est de ressentir ce que l'on a vénéré sous le nom de "Dieu", non comme "divin", mais comme pitoyable, comme absurde, comme nuisible, non seulement comme une erreur, mais comme un crime contre la vie. Nous nions Dieu en tant que Dieu. (ANT/88-§47)


DIONYSOS - DIONYSISME

Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien se renoue d'homme à homme, mais même la nature qui nous est devenue étrangère, hostile ou asservie, fête sa réconciliation avec l'homme, son fils prodigue. (LNT/72-§1)

Qu'on transforme en un tableau le triomphal Hymne à la Joie de Beethoven et qu'on tâche d'égaler cette imagination qui voit les millions d'êtres se prosterner dans la poussière : on aura alors une idée approchante du dionysisme. L'esclave devient un homme libre, toutes les barrières rigides et hostiles que la nécessité, l'arbitraire ou " la mode insolente " ont mises entre les hommes cèdent à présent. (LNT/72-§1)


DISTINCTION

L'aspiration à se distinguer est une aspiration à dominer le prochain, ne fût-ce que d'une manière très indirecte et seulement sentimentale ou même imaginaire. Il y a toute une série de degrés dans ce désir secret de domination, et leur nomenclature complète équivaudrait presque à une histoire de la culture, depuis la première barbarie encore grimaçante jusqu'aux grimaces du raffinement excessif et de l'idéalité morbide. L'aspiration à se distinguer entraîne pour le prochain - pour nommer seulement quelques degrés de cette longue échelle - : les tortures, puis les coups, puis l'épouvante, puis l'étonnement angoissé, puis l'émerveillement, puis l'envie, puis l'admiration, puis l'exaltation puis la joie, puis la gaieté, puis le rire, puis la dérision, puis la raillerie, puis les huées, puis la distribution de coups, puis la mise à la torture : - ici, au sommet de l'échelle, se tient l'ascète et le martyr; il ressent la plus haute jouissance à endurer lui-même, par suite de son besoin de se distinguer, ce que son opposé sur le premier barreau de l'échelle, le barbare, inflige à celui devant lequel il veut se distinguer et exceller. (AUR/81-§113)


DOULEUR

On souffre peu de souhaits inexaucés si l'on a exercé son imagination à enlaidir le passé. (HTH/78-§563)

Souffrir moralement, puis s'entendre dire que ce genre de souffrance repose sur une erreur, cela indigne. Car il y a une consolation exceptionnelle à affirmer par sa souffrance un " monde de la vérité plus profond " que tout autre monde, et l'on préfère infiniment souffrir et se sentir par là supérieur à la réalité (par la conscience de s'approcher ainsi de ce " monde plus profond de la vérité ") plutôt que de vivre sans souffrance mais aussi sans ce sentiment de supériorité. Ce sont donc la fierté et la façon habituelle de la satisfaire qui s'opposent à la nouvelle conception de la morale. Quelle force faudra-t-il donc employer pour éliminer cette entrave? Plus de fiert@? ? Une nouvelle fierté ? (AUR/81-§32)

Double douleur est plus facile à porter - Que douleur unique : veux-tu tenter ? (LGS/82-Prél.§20)

… si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, en bien ! il vous faudra diminuer et amoindrir aussi la capacité de joie. (LGS/82-§12)

Souffrance méconnue. - Les natures grandioses souffrent autrement que leurs admirateurs ne se l'imaginent : elles souffrent le plus durement par les émotions vulgaires et mesquines de certains mauvais moments, en un mot par les doutes que leur inspire leur propre grandeur, - et non pas par les sacrifices et les martyres que leur tâche exige d'eux. Tant que Prométhée éprouve de la pitié pour les hommes et se sacrifie pour eux, il est heureux et grand par soi-même ; mais lorsqu'il devient jaloux de Zeus et des hommages que les mortels apportent à celui-ci, - c'est alors qu'il souffre ! (LGS/82-§251)

J'ai donné un nom à ma souffrance et je l'appelle " chienne ", - elle est tout aussi fidèle, tout aussi importune et impudente, tout aussi divertissante, tout aussi avisée qu'une autre chienne - et je puis l'apostropher et passer sur elle mes mauvaises humeurs : comme font d'autres gens avec leurs chiens, leurs valets et leurs femmes. (LGS/82-§312)

Nous avons rarement conscience de ce que chaque période de souffrance de notre vie a de pathétique ; tant que nous nous trouvons dans cette période, nous croyons au contraire que c'est là le seul état possible désormais, un ethos et non un pathos - pour parler et pour distinguer avec les Grecs. Quelques notes de musique me rappelèrent aujourd'hui à la mémoire un hiver, une maison et une vie essentiellement solitaire et en même temps le sentiment où je vivais alors : - je croyais pouvoir continuer à vivre éternellement ainsi. Mais maintenant je comprends que c'était là uniquement du pathos et de la passion, quelque chose de comparable à cette musique douloureusement courageuse et consolante, - on ne peut pas avoir de ces sensations durant des années, ou même durant des éternités : on en deviendrait trop " éthéré " pour cette planète. (LGS/82-§317)

Qui donc atteindra quelque chose de grand s'il ne se sent pas la force et la volonté Rajouter de grandes douleurs ? C'est le moindre de savoir souffrir : les femmes faibles et même les esclaves y arrivent à la maîtrise. Mais ne pas périr de misère intérieure et d'incertitude lorsque l'on provoque la grande douleur et que l'on entend le cri de cette douleur - cela est grand - cela fait partie de la grandeur. (LGS/82-§325)

Est-il salutaire pour vous d'être avant tout des hommes compatissants? Est-il salutaire pour ceux qui souffrent que vous compatissiez ? Laissons cependant pour un moment sans réponse ma première question. - Ce qui nous fait souffrir de la façon la plus profonde et la plus personnelle est presque incompréhensible et inaccessible à tous les autres ; c'est en cela que nous demeurons cachés à notre prochain, quand même il mangerait avec nous dans la même assiette. Mais partout où l'on remarque que nous souffrons, notre souffrance est mal interprétée ; c'est le propre de l'affection compatissante de dévêtir la souffrance étrangère de ce qu'elle a de vraiment personnel : - nos " bienfaiteurs ", mieux que nos ennemis, diminuent notre valeur et notre volonté. Dans la plupart des bienfaits que l'on prodigue aux malheureux il y a quelque chose de révoltant, à cause de l'insouciance intellectuelle que le compatissant met à jouer à la destinée : il ne sait rien de toutes les conséquences et de toutes les complications intérieures qui, pour moi, ou bien pour toi s'appellent malheur ! (LGS/82-§338)

Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes et des secours au service de la vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours des souffrances et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants, d'abord ceux qui souffrent de la surabondance de vie, qui veulent un art dionysien et aussi une vision tragique de la vie intérieure et extérieure - et ensuite ceux qui souffrent d'un appauvrissement de la vie, qui demandent à l'art et à la philosophie le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l'ivresse, les convulsions, l'engourdissement, la folie. (LGS/82-§370)

L'homme cependant est la bête la plus courageuse, c'est ainsi qu'il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.

...l'homme voit au fond de la souffrance, aussi profondément qu'il voit au fond de la vie. (APZ/83-85-p3)

La culture de la souffrance, de la grande souffrance, ne savez-vous pas que c'est là l'unique cause des dépassements de l'homme ? Cette tension de l'âme dans le malheur, qui l'aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l'endurer, à l'interpréter, à l'exploiter jusqu'au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d'esprit, de ruse, de grandeur, n'a-t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? La créature et le créateur s'unissent en l'homme. L'homme est matière, fragment, superflu, glaise, fange, non-sens, chaos; mais l'homme est aussi créateur, sculpteur, dur marteau, spectateur divin et repos du septième jour : comprenez-vous cette différence ? Et que votre pitié s'adresse à " la créature dans l'homme ", à ce qui doit être façonné, brisé, forgé, taillé, brûlé, porté à incandescence et purifié, à ce qui souffrira nécessairement et doit souffrir ? Et notre pitié, ne comprenez-vous pas à quoi elle va, notre pitié inverse, qui se tourne contre la vôtre comme contre le pire amollissement, le pire affaiblissement de l'homme ? Pitié contre pitié, donc ! Mais, encore une fois, il est des problèmes plus élevés que ceux du plaisir, de la souffrance et de la pitié, et toute philosophie qui s'arrête là est une naïveté. (PDBM/86-§225)


DOUTE

" Quel mol oreiller que le doute pour une tête bien faite ! " - Ce mot de Montaigne a toujours fait enrager Pascal car personne justement n'avait autant besoin que lui d'un mol oreiller. Que lui manquait-il donc ? (AUR/81-§46)


DROIT

Les juristes disputent si c'est le droit le plus complètement approfondi par la réflexion ou bien le plus aisé à comprendre qui doit triompher chez un peuple. Le premier, dont le modèle éminent est le droit romain, semble incompréhensible au profane, et partant n'être pas l'expression de son sentiment du droit. Les droits populaires, par exemple les droits germaniques, étaient grossièrement superstitieux, illogiques, en partie absurdes, mais ils répondaient à des mœurs et à des sentiments nationaux héréditaires très déterminés. - Mais là où le droit, comme chez nous, n'est plus une tradition, il ne peut être qu'un impératif - qu'une contrainte -; nous n'avons plus, tant que nous sommes, de sentiment du droit traditionnel et par conséquent nous devons nous contenter des droits arbitraires, expressions de cette nécessité, qu'il faut qu'il y ait un droit. Le plus logique est alors en tout cas le plus acceptable, parce qu'il est le plus impartial : même si l'on accorde que dans tous les cas l'unité la plus petite dans le rapport de délit à peine est posée arbitrairement. (HTH/78-§459)

Personne ne parle plus passionnément de son droit que celui qui, au fond de l'âme, a un doute sur son droit. En tirant la passion de son côté, il veut étourdir sa raison et son doute : ainsi il gagne la bonne conscience et avec elle le succès auprès des autres hommes. (HTH/78-§597)

Là où règne le droit, on maintient un certain état et degré de puissance, on s'oppose à son accroissement et à sa diminution. Le droit des autres est une concession faite par notre sentiment de puissance au sentiment de puissance de ces autres. Si notre puissance se montre profondément ébranlée et brisée, nos droits cessent : par contre, si nous sommes devenus beaucoup plus puissants, les droits que nous avions reconnus aux autres jusque-là cessent d'exister pour nous. (AUR/81-§112)


DURETÉ - MOLESSE

" Pourquoi si dur ? - dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne sommes-nous pas proches parents ? - "
Pourquoi si mous ? Ô mes frères, je vous le demande : n'êtes-vous donc pas - mes frères ?
Pourquoi si mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourquoi y a-t-il tant de reniement, tant d'abnégation dans votre cœur ? Si peu de destinée dans votre regard ?
Et si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?
Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?
Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d'empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, - béatitude d'écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l'airain, - plus dur que de l'airain, plus noble que l'airain. Le plus dur seul est le plus noble.
Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle : DEVENEZ DURS ! (APZ/83-85-p3)


ÉCHEC

L'homme qui échoue en quelque chose aime mieux rapporter cet échec à la mauvaise volonté d'un autre qu'au hasard. Sa surexcitation est allégée par le fait de s'imaginer qu'une personne et non une chose est cause de son échec ; car on peut se venger des personnes, force est bien d'avaler les injures du destin. (HTH/78-§370)


ÉCRIT

A : Je ne suis pas de ceux qui pensent la plume pleine d'encre à la main; encore moins de ceux qui, l'encrier ouvert, s'abandonnent à leurs passions, assis sur leur chaise et l'œil rivé sur le papier. Écrire provoque toujours en moi irritation ou honte; écrire est pour moi un besoin impérieux - il me répugne d'en parler, même de manière imagée. B : Mais alors pourquoi écris-tu? A : Oui, mon cher, tout à fait entre nous, jusqu'à présent, je n'ai pas encore trouvé d'autre moyen de me débarrasser de mes pensées. B : Et pourquoi veux-tu t'en débarrasser? A : Pourquoi je le veux? Est-ce donc que je le veux? Je le dois. - B : Assez ! Assez! (LGS/82-§93)

De tout ce qui est écrit, je n'aime que ce que l'on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit. (APZ/83-85-p1)


ÉDUCATION

Si l'éducation réussit, toute vertu individuelle est une utilité publique et un désavantage privé au sens du but ultime de la vie privée, -vraisemblablement une sorte de rabougrissement spirituel et sensible, voire le déclin précoce : que l'on examine l'une après l'autre suivant ce point de vue la vertu d'obéissance, de chasteté, de piété, de justice. L'éloge de l'homme désintéressé, de celui qui se sacrifie, du vertueux - donc de celui qui ne consacre pas la totalité de sa force et de sa raison à sa conservation, à son développement, à son élévation, à son progrès, à l'expansion de sa puissance, mais au contraire mène en ce qui le concerne une vie modeste et insouciante, peut-être même indifférente et ironique, - cet éloge ne provient pas en tout cas de l'esprit de désintéressement ! (LGS/82-§21)

Il faut considérer les divers systèmes philosophiques comme des méthodes d'éducation de l'esprit : ils ont de tout temps cultivé de préférence une faculté particulière de l'esprit ; en exigeant avec partialité de voir les choses précisément de telle façon et non de telle autre. (FP/84-85-v11)

L'éducation : un système de moyens visant à ruiner les exceptions en faveur de la règle. L'instruction : un système de moyens visant à dresser le goût contre l'exception, au profit des médiocres. Vu ainsi, cela semble dur ; mais d'un point de vue économique, parfaitement rationnel. Du moins pour la longue période où une culture se maintient encore avec peine, où toute exception représente un gaspillage de force (quelque chose qui détourne, séduit, rend malade, isole). Une culture de l'exception, de l'expérimentation, du risque, de la nuance - une culture de serre pour les plantes excep-tionnelles n'a droit à l'existence que lorsqu'il y a assez de forces pour que même le gaspillage devienne " économique " . (FP/88-v14)


EGALITÉ

La soif d'égalité peut se manifester en ce qu'on voudrait ou bien se soumettre tous les autres (en les rabaissant, en les étouffant dans le silence, en leur tendant des pièges), ou bien s'élever avec tous (en leur rendant justice, en les aidant, en se réjouissant des succès d'autrui). (HTH/78-§300)

La lutte pour les droits égaux est déjà un symptôme de maladie. (EH/88)


ÉGLISE

L'Église chrétienne est une encyclopédie de cultes et de conceptions primitives des provenances les plus diverses, et par là même apte aux missions : elle pouvait jadis, elle peut encore aujourd'hui arriver n'importe où, elle trouvait, elle trouve encore quelque chose qui lui ressemble, auquel elle peut s'adapter et substituer progressivement ses propres significations. Ce n'est pas son élément proprement chrétien, mais le paganisme universel de ses coutumes qui est à la base de la diffusion de cette religion mondiale; (…) on peut certes admirer cette force capable de fondre ensemble les éléments les plus divers : mais il ne faut surtout pas oublier les côtés méprisables de cette force, -son étonnante grossièreté, son absence d'exigences intellectuelles au moment de la constitution de l'Église, qui lui permirent de se satisfaire ainsi de n'importe quelle nourriture et de digérer les contradictions comme des cailloux. (AUR/81-§70)

Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? (LGS/82-§125)

Mais c'est le conseil que je donne aux rois et aux Églises, et à tout ce qui s'est affaibli par l'âge et par la vertu - laissez-vous donc renverser, afin que vous reveniez à la vie et que la vertu vous revienne ! -
C'est ainsi que j'ai parlé devant le chien de feu : alors il m'interrompit en grommelant et me demanda : " Église ? Qu'est-ce donc cela ? "
" Église ? Répondis-je, c'est une espèce d'État, et l'espèce la plus mensongère. Mais, tais-toi, chien de feu, tu connais ton espèce mieux que personne ! (APZ/83-85-p2)


EGO

La plupart des gens, quoi qu'ils puissent penser et dire de leur " égoïsme ", ne font malgré tout, leur vie durant, rien pour leur ego et tout pour le fantôme d'ego qui s'est formé d'eux dans l'esprit de leur entourage qui le leur a ensuite communiqué ; - en conséquence ils vivent tous dans un brouillard d'opinions impersonnelles ou à demi personnelles et d'appréciations de valeur arbitraires et pour ainsi dire poétiques, toujours l'un dans l'esprit de l'autre qui, à son tour, vit dans d'autres esprits : étrange monde de fantasmes qui sait pourtant se donner une apparence si objective ! (AUR/81-§105)


ÉLÉVATION - HAUTEUR

A bonne hauteur c'est tout un : tout ensemble les pensées du philosophe, les œuvres de l'artiste, et les bonnes actions. (LDP/72-75-ch.1§16)

Ne reste pas au ras du sol !
Ne t'élève pas trop haut !
C'est à mi-hauteur
Que le monde apparaît le plus beau.
(LGS/82-Prél.§6)

Tu les dépasses : mais plus tu t'élèves, plus tu parais petit aux yeux des envieux. Mais celui qui plane dans les airs est celui que l'on déteste le plus. (APZ/83-85-p1)

Car ceci est ma doctrine : qui veut apprendre à voler un jour doit d'abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on n'apprend pas à voler du premier coup !

D'où viennent les plus hautes montagnes ? C'est que j'ai demandé jadis. Alors, j'ai appris qu'elles viennent de la mer.
Ce témoignage est écrit dans leurs rochers et dans les pics de leurs sommets. C'est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet.

Je trace des cercles autour de moi et de saintes frontières ; il y en a toujours moins qui montent avec moi sur des montagnes toujours plus hautes : j'élève une chaîne de montagnes toujours plus saintes.
Mais où que vous vouliez monter avec moi, mes frères : veillez à ce qu'il n'y ait pas de parasites qui montent avec vous !
Un parasite : c'est un ver rampant et insinuant, qui veut s'engraisser de tous vos recoins malades et blessés.
Et ceci est son art de deviner où les âmes qui montent sont fatiguées : c'est dans votre affliction et dans votre mécontentement, dans votre fragile pudeur, qu'il construit son nid répugnant.
Là où le fort est faible, là où le noble est trop indulgent, - c'est là qu'il construit son nid répugnant : le parasite habite où le grand a de petits recoins malades.
Quelle est la plus haute espèce chez l'être et quelle est l'espèce la plus basse ? Le parasite est la plus basse espèce, mais celui qui est la plus haute espèce nourrit le plus de parasites. (APZ/83-85-p3)

Celui, pourtant, qui m'est apparenté par la hauteur du vouloir, celui-là sera en proie à de véritables extases dans la compréhension ; car je viens des hauteurs que nul oiseau n'a jamais atteintes, je connais des abîmes où nul pas ne s'est jamais aventuré.

Celui qui sait respirer l'atmosphère qui remplit mon œuvre sait que c'est une atmosphère des hauteurs, que l'air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l'on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme - mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! voyez comme l'on respire librement ! que de choses on sent au-dessous de soi ! (EH/88-pref§3)


ELOQUENCE

Qui posséda jusqu'à aujourd'hui l'éloquence la plus convaincante ? Le roulement du tambour : et aussi longtemps que les rois le tiendront en leur pouvoir, il demeureront toujours les meilleurs orateurs et fomenteurs de soulèvements populaires. (LGS/82-§175)


ENFANT

C'est un envieux, - il ne faut pas lui souhaiter d'enfants; il les envierait parce qu'il ne peut plus être enfant. (LGS/82-§207)

L'enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
J'ai une question pour toi seul, mon frère. Je jette cette question comme une sonde dans ton âme, afin de connaître sa profondeur.
Tu es jeune et tu désires femme et enfant. Mais je te demande : es-tu un homme qui ait le droit de désirer un enfant ?
Es-tu le victorieux, vainqueur de lui-même, souverain des sens, maître de ses vertus ? C'est ce que je te demande.
Ou bien ton vœu est-il le cri de la bête et de l'indigence ? Ou la peur de la solitude ? Ou la discorde avec toi-même ?
Je veux que ta victoire et ta liberté aspirent à se perpétuer par l'enfant. Tu dois construire des monuments vivants à ta victoire et à ta délivrance. (APZ/83-85-p1)

La maturité de l'homme, c'est d'avoir retrouvé le sérieux qu'on avait au jeu quand on était enfant. (PDBM/86-§94)


ENNEMI

Les gens qu'on ne peut pas souffrir, on cherche à se les rendre suspects. (HTH/78-§557)

Faut-il donc toujours déclarer mauvaise une chose contre quoi il faut lutter, qu'il faut maintenir entre certaines limites ou, à l'occasion, chasser entièrement de sa pensée! N'est-ce pas le propre des âmes vulgaires que de considérer toujours l'ennemi comme mauvais! (AUR/81-§76)

Souvent il y a plus de bravoure à s'abstenir et à passer : afin de se réserver pour un ennemi plus digne !
Vous ne devez avoir que des ennemis dignes de haine, mais point d'ennemis dignes de mépris : il faut que vous soyez fiers de votre ennemi : c'est ce que j'ai enseigné une fois déjà.
Il faut vous réserver pour un ennemi plus digne, ô mes amis : c'est pourquoi il y en a beaucoup devant lesquels il faut passer, -
- surtout devant la canaille nombreuse qui vous fait du tapage à l'oreille en vous parlant du peuple et des nations.
Gardez vos yeux de leur " pour " et de leur " contre " ! Il y a là beaucoup de justice et d'injustice : celui qui est spectateur se fâche.
Être spectateur et frapper dans la masse - c'est l'œuvre d'un instant : c'est pourquoi allez-vous-en dans les forêts et laissez reposer votre épée !
Suivez vos chemins ! Et laissez les peuples et les nations suivre les leurs ! - des chemins obscurs, en vérité, où nul espoir ne scintille plus !
Que l'épicier règne, là où tout ce qui brille - n'est plus qu'or d'épicier ! Ce n'est plus le temps des rois : ce qui aujourd'hui s'appelle peuple ne mérite pas de roi. (APZ/83-85-p3)


ENSEIGNEMENT

Mon moi m'a enseigné une nouvelle fierté, je l'enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la terre !
J'enseigne aux hommes une volonté nouvelle : suivre volontairement le chemin qu'aveuglément les hommes ont suivi, approuver ce chemin et ne plus se glisser à l'écart comme les malades et les décrépits ! (APZ/83-85-p1)


ERREUR

L'homme a été éduqué par ses erreurs : il ne se vit jamais, tout d'abord, qu'incomplètement, en second lieu il s'attribua des qualités imaginaires, en troisième lieu il se sentit dans une situation hiérarchique inexacte à l'égard de l'animal et de la nature, en quatrième lieu, il ne cessa d'inventer de nouvelles tables de biens et les considéra pendant un certain temps comme éternelles et inconditionnées de sorte que tantôt telle pulsion et tel état humain, tantôt tels autres occupèrent le premier rang et furent ennoblis par suite de cette appréciation. Si l'on compte pour rien ces quatre erreurs, on aura également compté pour rien l'humanitarisme, l'humanité et la dignité humaine ". (LGS/82-§115)

Maintenant t'apparaît comme une erreur quelque chose que jadis tu as aimée comme une vérité ou du moins comme une probabilité : tu la repousses loin de toi et tu t'imagines que ta raison y a remporté une victoire. Mais peut-être qu'alors, quand tu étais encore un autre - tu es toujours un autre, - cette erreur t'était tout aussi nécessaire que toutes les " vérités " actuelles, en quelque sorte comme une peau qui te cachait et te voilait beaucoup de choses que tu ne devais pas voir encore. C'est ta vie nouvelle et non pas ta raison qui a tué pour toi cette opinion : tu n'en as plus besoin, et maintenant elle s'effondre sur elle-même, et la déraison en sort comme de la vermine. (LGS/82-§307)

Il nous faut aimer et cultiver l'erreur, c'est le sein maternel de la connaissance. (FP/84-85-v11)


ESCLAVE - ESCLAVAGE

Le philosophe grec traversait la vie avec le secret sentiment qu'il y avait bien plus d'esclaves qu'on ne le pensait - à savoir que tout homme qui n'était pas philosophe était un esclave; il exultait de fierté en considérant que même les hommes les plus puissants de la terre faisaient partie de ceux qu'il tenait pour des esclaves. Cette fierté aussi nous est étrangère et est impossible chez nous; même comme image, le mot d'" esclave " n'a pas pour nous la plénitude de sa force. (LGS/82-§18)

Là où s'exerce une domination, il y a des masses; là où il y a des masses, il y a un besoin d'esclavage. Là où il y a esclavage, il n'y a que peu d'individus, et ceux-ci ont contre eux les instincts du troupeau et la conscience. (LGS/82-§149)


ESPRIT

Parfois apparaissent des esprits escarpés, violents et entraînants, mais malgré tout arriérés, qui par enchantement évoquent une fois encore une phase passée de l'humanité; ils servent de preuve que les tendances nouvelles, contre lesquelles ils agissent, ne sont pas encore suffisamment fortes, qu'il leur manque quelque chose : autrement elles tiendraient mieux tête à ces enchanteurs. Ainsi la Réforme de Luther témoigne, par exemple, que, dans son siècle, tous les sentiments naissants de liberté de l'esprit étaient encore peu sûrs, tendres, juvéniles ; (HTH/78-§26)

Que l'esprit humain serait pauvre sans la vanité ! Mais avec elle il ressemble à un magasin bien rempli et sans cesse réapprovisionné, lequel attire des chalands de toute espèce : ils peuvent y trouver presque tout, supposé qu'ils aient sur eux le genre de monnaie qui a cours (l'admiration). (HTH/78-§79)

La foi en des esprits grands, supérieurs, féconds, est, non pas nécessairement, mais très souvent, encore unie à cette superstition entièrement ou à demi religieuse, que ces esprits seraient d'origine surhumaine et posséderaient certaines facultés merveilleuses, au moyen desquelles ils acquerraient leurs connaissances par une tout autre voie que le reste des hommes. On leur attribue volontiers une vue immédiate de l'essence du monde, comme par un trou dans le manteau de l'apparence, et l'on croit que, sans la peine et les efforts de la science, grâce à leur merveilleux regard divinatoire, ils pourraient communiquer quelque chose de définitif et de décisif sur l'homme et le monde. (HTH/78-§164)

Un bon écrivain n'a pas seulement son propre esprit, mais aussi l'esprit de ses amis. (HTH/78-§180)

Les aristocrates-nés de l'esprit ne sont pas trop pressés ; leurs créations paraissent et tombent de l'arbre par un tranquille soir d'automne, sans qu'ils soient hâtivement désirés, sollicités, pressés par la nouveauté. Le désir incessant de créer est vulgaire et témoigne de jalousie, d'envie, d'ambition. Si l'on est quelque chose, on n'a réellement besoin de rien faire - et pourtant l'on agit beaucoup. Il y a au-dessus des hommes " productifs " une espèce encore supérieure. (HTH/78-§210)

L'esprit serf n'occupe pas sa position par des raisons mais par l'habitude; s'il est par exemple chrétien, ce n'est pas qu'il ait eu la vue des diverses religions et le choix entre elles ; s'il est anglais, ce n'est pas qu'il se soit décidé pour l'Angleterre, mais il a trouvé existantes la chrétienté et l'Angleterre et les a admises sans raison, comme un homme qui est né dans un pays de vignes devient buveur de vin. Plus tard, lorsqu'il était chrétien et anglais, il a peut-être aussi trouvé de son fonds quelques raisons en faveur de son habitude ; on a beau renverser ces raisons, on ne le renversera pas par là de toute sa position. Qu'on oblige par exemple un esprit serf à donner ses raisons contre la bigamie, on verra par expérience si son zèle sacré pour la monogamie repose sur des raisons ou sur l'accoutumance. L'accoutumance à des principes intellectuels sans raisons est ce qu'on nomme croyance. (HTH/78-§226)

Tous les États et ordres de la société : les classes, le mariage, l'éducation, le droit, tout cela n'a sa force et sa durée que dans la croyance des esprits serfs, - partant dans l'absence de raisons, au moins dans le fait qu'on écarte les questions touchant leurs raisons. C'est ce que les esprits serfs n'aiment pas à concéder, et ils sentent bien que c'est un pudendum. (HTH/78-§227)

Ce qu'on appelle bon caractère chez un enfant, c'est la preuve qu'il est serf du fait existant ; en se mettant du côté des esprits serfs, l'enfant annonce d'abord son sens commun qui s'éveille ; mais en se fondant sur ce sens commun, il se rendra plus tard utile à son état ou à sa classe. (HTH/78-§228)

Il y a quatre espèces de choses dont les esprits serfs disent qu'elles sont justifiées. Premièrement : toutes les choses qui ont de la durée sont justifiées ; deuxièmement : toutes les choses qui ne nous sont pas fâcheuses sont justifiées ; troisièmement : toutes les choses qui nous portent avan-tage sont justifiées ; quatrièmement : toutes les choses pour lesquelles nous avons fait des sacrifices sont justifiées. Ce dernier point explique, par exemple, pourquoi une guerre qui a été commencée contre la volonté du peuple est continuée avec enthousiasme dès le moment que des sacrifices ont été faits. - Les esprits libres qui plaident leur cause au forum des esprits serfs ont à démontrer qu'il y a toujours eu des esprits libres, partant que la liberté de l'esprit a de la durée, ensuite qu'ils ne veulent pas être importuns, et enfin qu'ils portent dans l'ensemble avantage aux esprits serfs; mais comme ils ne peuvent les convaincre de ce dernier point, il ne leur sert de rien d'avoir démontré le premier et le deuxième. (HTH/78-§229)

Tout comme les glaciers s'accroissent lorsque dans les contrées équatoriales le soleil fait tomber ses feux sur la mer avec plus de chaleur qu'auparavant, de même aussi une liberté de l'esprit très forte, gagnant du terrain tout autour d'elle, peut être un témoignage que la chaleur du sentiment s'est quelque part accrue d'une façon extraordinaire. (HTH/78-§232)

En général, l'axiome que les tyrans sont le plus souvent assassinés et que leur postérité vit peu de temps, s'applique aussi aux tyrans de l'esprit. Leur histoire est courte, violente, leur influence s'interrompt brusquement. De presque tous les grands Hellènes, on peut dire qu'ils semblent être venus trop tard; ainsi d'Eschyle, de Pindare, de Démosthène, de Thucydide ; une génération après eux - et c'en est fait pour toujours. (HTH/78-§261)

Des hommes étrangers à la science, mais bien doués, apprécient tout indice d'esprit, qu'il soit d'ailleurs sur une route vraie ou fausse; ils veulent avant tout que l'homme qui converse avec eux leur donne par son esprit un agréable entretien, les éperonne, les enflamme, les entraîne à la gravité et à la plaisanterie, et en tout cas les garde de l'ennui comme une puissante amulette. Les natures scien-tifiques savent au contraire que le don d'avoir de toutes mains des idées doit être réfréné de la façon la plus sévère par l'esprit de la science; ce n'est pas ce qui a du brillant, de l'apparence, de l'effet, mais c'est la vérité souvent sans apparence qui est le fruit qu'il désire faire tomber de l'arbre de la science. Il a le droit, comme Aristote, de ne pas faire de différence entre " ennuyeux " et " spirituel ", son démon le conduit par les déserts aussi bien que par la végétation tropicale, afin que partout il ne tire sa joie que du réel, de l'assuré, du vrai. - De là vient, chez des érudits sans importance, un mépris et une suspicion de l'homme d'esprit en général, et en revanche des gens d'esprit ont souvent une antipathie contre la science : comme par exemple presque tous les artistes. (HTH/78-§264)

Pour gagner des gens d'esprit à une proposition, il suffit parfois de la présenter sous la forme d'un paradoxe monstrueux. (HTH/78-§307)

Personne ne sait gré à l'homme spirituel de sa courtoisie, quand il se met au niveau d'une société où il n'est pas courtois de montrer de l'esprit. (HTH/78-§324)

L'humanité des célébrités de l'esprit consiste, dans les relations avec des gens non célèbres, à avoir tort de manière obligeante. (HTH/78-§328)

L'esprit supérieur prend plaisir aux manques de tact, aux arrogances, aux hostilités même des jeunes gens ambitieux à son égard ; ce sont les mauvaises manières de chevaux ardents, qui n'ont pas encore porté un cavalier et toutefois seront dans peu de temps si fiers de le porter, lui. (HTH/78-§339)

Après une conversation avec quelqu'un, on est disposé le mieux possible pour l'interlocuteur, si l'on a eu l'occasion de déployer devant lui son esprit, son amabilité, dans tout leur éclat. C'est ce que mettent à profit des hommes malins, qui veulent disposer quelqu'un en leur faveur, en lui procurant dans l'entretien les meilleures occasions de faire un bon mot, et cetera. On pourrait imaginer une conversation amusante entre deux malins, qui veulent réciproquement se mettre en disposition favorable, et dans cette vue jettent çà et là dans la conversation les belles occasions, sans qu'aucun les saisisse : si bien que la conversation se poursuivrait entièrement dénuée d'esprit et d'amabilité, parce que chacun renverrait à l'autre l'occasion de montrer esprit et amabilité. (HTH/78-§369)

Une seule chose est nécessaire à avoir : ou bien un esprit léger de nature ou bien un esprit rendu léger par l'art et la science. (HTH/78-§486)

Aucun cours d'eau n'est par lui-même grand et riche; c'est de recevoir et d'emmener tant d'affluents secondaires qui le rend tel. Il en est de même de toutes les grandeurs de l'esprit. Il s'agit seule-ment qu'un homme donne la direction, qu'ensuite tant d'affluents suivront nécessairement, et pas du tout qu'il soit lui-même dès le commencement pauvre ou riche de dons naturels. (HTH/78-§521)

A l'affranchissement d'esprit sérieusement raisonné d'un homme, ses passions et ses appétits aussi espèrent en secret découvrir leur avantage. (HTH/78-§542)

Celui-là n'a point d'esprit, qui cherche l'esprit. (HTH/78-§547)

Aux grands esprits s'adjoint ce qu'il y a dans leur nature de hideusement trop humain - aveuglements, injustices, manque de mesure - pour que leur influence puissante, facilement trop puissante, soit contrebalancée sans cesse par la méfiance que ces particularités inspirent. Car le système de tout ce dont la nature a besoin pour subsister est si vaste et absorbe des forces si diverses et si nombreuses que, pour chaque avantage accordé d'une part, soit à la science, soit à l'Etat, soit à l'art, soit au commerce, où tendent ces individus, l'humanité est d'autre part obligée de pâtir. (OSM/79-§186)

Le mot d'esprit est l'épigramme que l'on fait sur la mort d'un sentiment. (OSM/79-§202)

Des esprits subtils, de qui rien n'est plus loin qu'une trivialité, en découvrent souvent une après de longs détours à travers des sentiers de montagne, et ils y prennent un vif plaisir, au plus grand étonnement de ceux qui ne sont pas subtils. (OSM/79-§214)

Il y a des esprits extrêmement doués, qui restent toujours stériles, seulement parce que, par faiblesse de tempérament, ils sont trop impatients pour attendre le terme de leur grossesse. (OSM/79-§216)

Le muet embarras d'un esprit distingué est généralement interprété et très redouté de la part de l'esprit moyen, comme de la supériorité qui se tait : tandis qu'apercevoir un certain embarras provoquerait de la bienveillance. (OSM/79-§245)

Lorsque l'on a employé son esprit à se rendre maître de ce que les passions ont de démesuré, on arrive parfois à ce résultat fâcheux d'avoir transporté dans l'esprit le manque de mesure et l'on s'exalte dès lors dans la pensée et la connaissance. (OSM/79-§275)

Ce n'est pas un argument contre la maturité d'un esprit que d'y trouver quelques vers. (OSM/79-§353)

Hiérarchie des esprits. - Tu te classes bien au-dessous de l'autre, car tu cherches à fixer l'exception, mais lui la règle. (OSM/79-§362)

Il y a un ennui des esprits les plus subtils et les plus cultivés pour qui ce que la terre produit de meilleur est devenu sans saveur : habitués comme ils le sont à absorber une nourriture choisie et toujours plus choisie, et à se dégoûter d'une nourriture grossière, ils risquent de mourir de faim, - car les choses parfaites sont en très petit nombre et il leur arrive d'être inaccessibles ou dures comme de la pierre, de sorte que de très bonnes dents ne peuvent plus les mordre. (OSM/79-§369)

Il arrive aussi à l'esprit le plus riche de perdre la clef du grenier où sommeillent ses trésors accumulés, et de ressembler alors au plus pauvre qui est forcé de mendier pour vivre. (OSM/79-§375)

Qui veut montrer son esprit laisse entendre qu'il est aussi richement pourvu du contraire. Ce travers de certains Français spirituels, qui consiste à ajouter à leurs meilleures saillies un trait de dédain, a son origine dans le désir de se faire passer pour plus riches qu'ils ne sont : ils veulent prodiguer avec nonchalance, fatigués en quelque sorte des continuelles offrandes, puisées dans les greniers trop pleins. (LVO/79-§93)

Plus l'esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l'homme désapprend le rire bruyant; par contre il est pris sans cesse d'un sourire glus intellectuel, signe de son étonnement devant les innombrables charmes cachés de cette bonne existence. (LVO/79-§173)

La médiocrité est le plus heureux des masques que l'esprit supérieur puisse porter, parce que le grand nombre, c'est-à-dire le médiocre, ne songe pas qu'il y a là un travestissement : et pourtant c'est à cause de lui que l'esprit supérieur s'en sert, - pour ne point irriter et, souvent même par pitié et par bonté. (LVO/79-§175)

La fécondité médiocre, le fréquent célibat et, en général, la froideur sexuelle chez les esprits supérieurs et les plus cultivés, ainsi que dans les classes auxquelles ils appartiennent, sont essentiels pour l'économie de l'humanité; la raison reconnaît et utilise ce fait qu'à un point extrême de développement cérébral le danger d'une progéniture nerveuse est très grand : de tels hommes sont les sommets de l'humanité, - ils ne doivent pas se prolonger en monticules. (LVO/79-§197)

Les esprits de tendance classique aussi bien que romantique (les deux espèces existeront toujours) portent en eux une vision de l'avenir; mais la première catégorie fait jaillir cette vision de la force de son temps, la seconde de sa faiblesse. (LVO/79-§217)

Fermer les yeux de l'esprit. - Si l'on est exercé et habitué à réfléchir à ses actions, on sera cependant forcé de fermer l'oeil intérieur pendant l'action (ne fût-ce qu'en écrivant une lettre, en mangeant ou en buvant). Même dans la conversation avec des hommes moyens, il faut s'entendre à penser en fermant les yeux de l'esprit, - car c'est la seule façon d'atteindre et de comprendre la pensée moyenne. Cette action de clore les yeux peut s'accomplir d'une façon sensible et volontaire. (LVO/79-§236)

L'esprit d'observation que nous mettons à reconnaître si les autres s'aperçoivent de nos faiblesses est beaucoup plus subtil que celui que nous mettons à reconnaître les faiblesses des autres : d'où il résulte par conséquent que notre esprit d'observation est plus subtil qu'il n'est nécessaire. (LVO/79-§257)

Notre indifférence et notre froideur passagères à l'égard des hommes, que l'on interprète comme de la dureté et du manque de caractère, ne sont souvent que de la fatigue de l'esprit : lorsque nous sommes dans cet état, les autres, tout comme nous-mêmes, nous sont indifférents ou importuns. (LVO/79-§290)

Avoir beaucoup d'esprit conserve jeune : mais il faut supporter avec cela de passer pour plus vieux qu'on n'est. Car les hommes lisent les traits d'esprit comme si c'étaient des traces d'expérience de la vie, c'est-à-dire des témoignages que l'on a beaucoup vécu et mal vécu, que l'on a souffert, que l'on s'est trompé et que l'on s'est repenti. Donc : on passe auprès d'eux pour plus vieux, tout aussi bien que pour plus mauvais qu'on n'est, lorsque l'on a beaucoup d'esprit et qu'on le montre. (LVO/79-§343)

Les esprits supérieurs ont de la peine à se délivrer d'une illusion : ils se figurent qu'ils éveillent la jalousie des médiocres et qu'ils sont considérés comme des exceptions. Mais en réalité on les considère comme quelque chose de superflu, dont on se passerait si cela n'existait pas. (LVO/79-§345)

Le préjugé de l' " esprit pur ". - Partout où a régné la doctrine de la spiritualité pure, elle a détruit par ses excès la force nerveuse : elle enseignait à mépriser le corps, à le négliger ou à le tourmenter, à tourmenter et à mépriser l'homme lui-même, à cause de tous ses instincts; elle produisait des âmes assombries, raidies et oppressées, - qui en outre, croyaient connaître la cause de leur sentiment de misère et espéraient pouvoir la supprimer! " Il faut qu'elle se trouve dans le corps! il est toujours encore trop florissant! " - ainsi concluaient-ils, tandis qu'en réalité le corps, par ses douleurs, ne cessait de s'élever contre le continuel mépris qu'on lui témoignait. Une extrême nervosité, devenue générale et chronique, finissait par être l'apanage de ces vertueux esprits purs : ils n'apprenaient plus à connaître la joie que sous la forme de l'extase et autres prodromes de la folie - et leur système atteignait son apogée lorsqu'ils considéraient l'extase comme point culminant de la vie et comme étalon pour condamner tout ce qui est terrestre. (AUR/81-§39)

Notre époque, bien qu'elle parle beaucoup d'économie, est gaspilleuse : elle gaspille ce qu'il y a de plus précieux, l'esprit. (AUR/81-§179)

Notre état d'esprit habituel dépend de l'état d'esprit où nous savons maintenir notre entourage. (AUR/81-§283)

Lorsque nous surprenons quelqu'un à cacher son esprit devant nous, nous le traitons de méchant : à plus forte raison, si nous soupçonnons que c'est l'amabilité et la bienveillance qui l'y ont poussé. (AUR/81-§390)

Il existe quelque chose d'excessivement rare et qui vous plonge dans le ravissement : je veux dire l'homme à l'esprit admirablement formé qui possède aussi le caractère, les penchants et fait dans sa vie les expériences personnelles qui y correspondent. (AUR/81-§458)

Esprits plus forts et orgueilleux, on ne vous demande qu'une chose : ne nous imposez pas de charge nouvelle à nous autres, mais prenez sur vous une partie de notre fardeau, vous qui êtes les plus forts ! Mais vous aimez tant à faire l'inverse : car vous voulez prendre votre vol, et c'est pourquoi nous devons ajouter votre fardeau au nôtre : c'est-à-dire que nous devons ramper ! (AUR/81-§514)

On peut observer chez une certaine catégorie de grands esprits un spectacle pénible, parfois épouvantable : leurs moments les plus féconds, leurs vols en haut et dans le lointain ne semblent pas être conformes à l'ensemble de leur constitution, et en outrepasser la force d'une façon ou d'une autre, de sorte qu'il en reste toujours une déficience et qu'il en résulte à la longue une défectuosité de la machine, laquelle, à son tour, se traduit, chez des natures d'une aussi haute intellectualité, par toutes sortes de symptômes moraux et intellectuels, beaucoup plus régulièrement que par des états de détresse physique. Ces côtés incompréhensibles de leur nature, ce qu'ils ont de craintif, de vaniteux, de haineux, d'envieux, de rétréci et de rétrécissant, et qui se manifeste soudain chez eux, ce qu'il y a de trop personnel et de contraint dans des natures comme celles de Rousseau et de Schopenhauer, pourrait très bien être les conséquences d'une maladie de cœur périodique : celle-ci étant cependant la conséquence d'une maladie des nerfs, et celle-ci enfin la conséquence de… Tant que le génie nous habite, nous sommes pleins de hardiesse, nous sommes comme fous et nous nous soucions peu de la santé, de la vie et de l'honneur ; nous traversons le jour de notre vol plus libres qu'un aigle, et dans l'obscurité, nous nous sentons plus en sécurité qu'un hibou. Mais soudain le génie nous abandonne et aussitôt une crainte profonde nous envahit : nous ne nous comprenons plus nous-mêmes, nous souffrons de tout ce que nous avons vécu et de tout ce que nous n'avons pas vécu, c'est comme si nous étions au milieu des rochers nus face à la tempête, et nous sommes en même temps comme de pitoyables âmes d'enfant qui s'effrayent d'un bruissement et d'une ombre. - Les trois quarts du mal commis sur la terre arrivent par lâcheté : et cela est avant tout un phénomène physiologique ! (AUR/81-§538)

Si l'on considère tout ce qui a été vénéré jusqu'à présent sous le nom d' " esprit surhumain ", de " génie ", on arrive à la triste conclusion que, dans son ensemble, l'intellectualité humaine a dû être quelque chose de très bas et de très pauvre : tant il fallait peu d'esprit pour se sentir considérablement supérieur à elle ! Qu'est-ce que la gloire facile du " génie " ? Son trône est si vite atteint ! son adoration est devenue un usage ! On adore toujours la force à genoux - selon la vieille habitude des esclaves - et pourtant, lorsqu'il faut déterminer le degré de vénérabilité, le degré de raison dans la force est seul déterminant : il faut évaluer en quelle mesure la force a été surmontée par quelque chose de supérieur, à quoi elle obéit dès lors comme instrument et comme moyen ! Mais pour de pareilles évaluations il y a encore trop peu d'yeux, on va même jusqu'à considérer comme un sacrilège l'évaluation du génie. (AUR/81-§548)

Les grands esprits eux-mêmes n'ont qu'une expérience large de cinq doigts, - immédiatement après cesse la réflexion et leur vide indéfini, leur bêtise commence. (AUR/81-§564)

Le serpent qui ne peut changer de peau périt. De même les esprits que l'on empêche de changer d'opinions ; ils cessent d'être esprit. (AUR/81-§573)

Nous autres aéronautes de l'esprit. - Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le lointain, le plus extrême lointain, - certes, un moment viendra où ils ne pourront aller plus loin et se percheront sur un mât ou sur un misérable récif - encore reconnaissants d'avoir ce pitoyable refuge ! Mais qui aurait droit d'en conclure que ne s'ouvre plus devant eux une immense voie libre et qu'ils ont volé aussi loin que l'on peut voler ! Tous nos grands maîtres et prédécesseurs ont fini par s'arrêter, et le geste de la fatigue qui s'arrête n'est ni le plus noble, ni le plus gracieux : à moi comme à toi, cela arrivera aussi ! Mais que m'importe, et que t'importe ! D'autres oiseaux voleront plus loin ! Cette idée, cette foi qui est la nôtre vole avec eux à l'envi vers les lointains et les hauteurs, elle monte à tire-d'aile au-dessus de notre tête et de son impuissance, vers le ciel d'où elle regarde au loin et prévoit des vols d'oiseaux bien plus puissants que nous qui s'élanceront dans la direction où nous nous élancions, là où tout est encore mer, mer, mer ! - Et où voulons-nous donc aller? Voulons-nous donc franchir la mer ? Où nous entraîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu'aucune joie ? Pourquoi précisément dans cette direction, là où jusqu'à présent tous les soleils de l'humanité ont disparu ? Peut-être racontera-t-on un jour que nous aussi, tirant vers l'ouest, nous espérâmes atteindre une Inde, - mais que notre destin fut d'échouer devant l'infini ? Ou bien, mes frères ? Ou bien ? (AUR/81-§575)

Les esprits les plus forts et les plus méchants ont jusqu'à présent fait faire les plus grands progrès à l'humanité : ils allumèrent toujours à nouveau les passions qui s'endormaient - toute société organisée endort les passions, - ils éveillèrent toujours à nouveau le sens de la comparaison, de la contradiction, le plaisir de ce qui est neuf, osé, non éprouvé, ils forcèrent l'homme à opposer des opinions aux opinions, un type idéal à un type idéal. Par les armes, par le renversement des bornes frontières, par la violation de la piété, le plus souvent : mais aussi par de nouvelles religions et de nouvelles morales ! (LGS/82-§4)

Je reconnais les esprits qui cherchent le repos aux nombreux objets obscurs qu'ils disposent autour d'eux : qui veut dormir fait l'obscurité dans sa chambre ou rampe au fond d'une caverne. - Avertissement pour ceux qui ne savent pas ce qu'ils cherchent le plus, et aimeraient le savoir ! (LGS/82-§164)

Son esprit a de mauvaises manières, il est précipité et ne fait que bégayer d'impatience : c'est pourquoi on se doute à peine de l'âme qui est la sienne, une âme à longue haleine et à large poitrine. (LGS/82-§212)

Esprit et caractère. - Il y en a qui atteignent leur sommet en tant que caractère, mais c'est précisément leur esprit qui n'est pas à la hauteur de ce sommet - il y en a d'autres chez qui c'est le contraire. (LGS/82-§235)

Nous qui sommes riches et prodigues en esprit, placés comme des puits ouverts au bord de la route, ne voulant interdire à personne de puiser chez nous, nous ne savons malheureusement pas nous garer, lorsque nous désirerions le faire, nous n'avons pas de moyen pour empêcher que l'on nous trouble, que l'on nous obscurcisse, - que l'époque où nous vivons jette au fond de nous-mêmes sa " contemporanéité ", que les oiseaux malpropres de cette époque y jettent leurs immondices, les gamins leurs colifichets, et des voyageurs épuisés qui s'y reposent leurs petites et leurs grandes misères. Mais nous ferons ce que nous avons toujours fait : nous entraînerons ce que l'on nous jette dans notre profondeur - car nous sommes profonds, nous n'oublions pas - et nous redevenons clairs... (LGS/82-§378)

Le soi créateur créa, pour lui-même, l'estime et le mépris, la joie et la peine. Le corps créateur créa pour lui-même l'esprit comme une main de sa volonté.
Jadis l'esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s'est fait populace.
Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel : c'était l'esprit de lourdeur, - c'est par lui que tombent toutes choses.
Pour celui qui a délivré son esprit il reste encore à se purifier. Il demeure en lui beaucoup de contrainte et de bourbe : il faut que son œil se purifie.
" L'esprit aussi est une volupté " - ainsi disaient-ils. Alors leur esprit s'est brisé les ailes : maintenant il ne fait plus que ramper et il souille tout ce qu'il dévore.
Et l'esprit - qu'est-il pour le corps ? Il est le héraut des luttes et des victoires du corps, son compagnon et son écho.
L'esprit et la vertu se sont égarés et mépris de mille façons différentes. Hélas ! dans notre corps habite maintenant encore cette folie et cette méprise : elles sont devenues corps et volonté !
L'esprit et la vertu se sont essayés et égarés de mille façons différentes. Oui, l'homme était une tentative. Hélas ! Combien d'ignorances et d'erreurs se sont incorporées en nous ! (APZ/83-85-p1)

Je suis des voies nouvelles et il me vient un langage nouveau ; pareil à tous les créateurs je fus fatigué des langues anciennes. Mon esprit ne veut plus courir sur des semelles usées.
Péniblement et avec prudence mon esprit a monté des degrés ; les aumônes de la joie furent sa consolation ; la vie de l'aveugle s'écoulait, appuyée sur un bâton.
On a persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n'a pas persuadé vos entrailles : pourtant elles sont ce qu'il y a de plus fort en vous !
Et maintenant votre esprit a honte d'obéir à vos entrailles et il suit des chemins dérobés et trompeurs pour échapper à sa propre honte.
" Ce serait pour moi la chose la plus haute - ainsi se parle à lui-même votre esprit mensonger - de regarder la vie sans convoitise et non comme les chiens avec la langue pendante.
Ils sont adroits et leurs doigts sont agiles : que veut ma simplicité auprès de leur complexité ! Leurs doigts s'entendent à tout ce qui est filage et nouage et tissage : ainsi ils tricotent les bas de l'esprit !
Ce sont de bonnes pendules : pourvu que l'on ait soin de les bien remonter ! Alors elles indiquent l'heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac.
En vérité leur esprit lui-même est le paon le plus vain entre tous les paons et une mer de vanité !
L'esprit du poète veut des spectateurs : ne fût-ce que des buffles ! (APZ/83-85-p2)

Ne sens-tu pas déjà l'odeur des abattoirs et des gargotes de l'esprit ? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville ? Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres ? - et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.
N'entends-tu pas ici l'esprit devenir jeu de mots ? il se fait jeu en de repoussants calembours ! - et c'est avec ces rinçures qu'ils font des journaux ! Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s'échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer-blanc et sonner leur or.
Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l'eau-de-vie ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l'opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents.
Et c'est surtout parce que je suis l'ennemi de l'esprit de lourdeur, que je suis comme un oiseau : ennemi à mort en vérité, ennemi juré, ennemi né ! Où donc mon inimitié ne s'est-elle pas déjà envolée et égarée ?
[…] La terre et la vie lui semblent lourdes, et c'est ce que veut l'esprit de lourdeur ! Celui cependant qui veut devenir léger comme un oiseau doit s'aimer soi-même : c'est ainsi que j'enseigne, moi.
" La sagesse fatigue, rien ne vaut la peine ; tu ne dois pas convoiter ! " - j'ai trouvé suspendue cette nouvelle table, même sur les places publiques.
Brisez, ô mes frères, brisez même cette nouvelle table ! Les gens fatigués du monde l'ont suspendue, les prêtres de la mort et les estafiers : car voici, c'est aussi un appel à la servilité ! -
Ils ont mal appris et ils n'ont pas appris les meilleures choses, tout trop tôt en tout trop vite : ils ont mal mangé, c'est ainsi qu'ils se sont gâté l'estomac, -
Car leur esprit est un estomac gâté : c'est lui qui conseille la mort ! Car, en vérité, mes frères, l'esprit est un estomac !
Avec la tempête qui s'appelle " esprit ", j'ai soufflé sur ta mer houleuse ; j'en ai chassé tous les nuages et j'ai même étranglé l'égorgeur qui s'appelle " péché ". (APZ/83-85-p3)

" Je suis le consciencieux de l'esprit, répondit celui qui était interrogé, et, dans les choses de l'esprit, il est difficile que quelqu'un s'y prenne d'une façon plus sévère, plus étroite et plus dure que moi, excepté celui de qui je l'ai appris, Zarathoustra lui-même.
Ma conscience de l'esprit exige de moi que je sache une chose et que j'ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l'esprit, de tous ceux qui ont l'esprit nuageux, flottant et exalté.
Que tu aies dit un jour, ô Zarathoustra : " L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie, " c'est ce qui m'a conduit et éconduit à ta doctrine. Et, en vérité, avec mon propre sang, j'ai augmenté ma propre science. "
Celui qui a dit : " Dieu est esprit " - a fait jusqu'à présent sur la terre le plus grand pas et le plus grand bond vers l'incrédulité : ce ne sont pas là des paroles faciles à réparer sur la terre ! (APZ/83-85-p4)

Le pur esprit est pur mensonge. (ANT/88-§8)

Jadis, on voyait dans la conscience de l'homme, dans l' " esprit ", la preuve de sa haute origine, de sa nature divine. Pour parfaire l'homme, on lui conseillait d'imiter la tortue, de rétracter ses sens, d'interrompre tout commerce avec le " monde ", de se défaire de son " enveloppe mortelle " : alors, il ne resterait plus de lui que l'essentiel, le " pur esprit ". Là aussi, nous sommes mieux inspirés - et l'accession à la conscience, à l' " esprit ", nous semble justement être le symptôme d'une certaine imperfection de l'organisme, un essai, un tâtonnement, un coup manqué, une épreuve, qui entraîne une dépense inutile de force nerveuse. Nous nions que l'on puisse faire quoi que ce soit de parfait tant qu'on le fait consciemment. Le " pur esprit " est pure sottise : si, dans nos calculs, nous faisons abstraction du système nerveux et des sens, bref de l' " enveloppe mortelle", eh bien, nous faisons un calcul faux - et un faux calcul - un point, c'est tout !... (ANT/88-§14)

Le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu'un esprit peut oser, c'est ce qui m'a servi de plus en plus à donner la véritable mesure de la valeur. (EH/88-pref§3)


ESPRIT LIBRE

C'est donc ainsi qu'une fois, lorsque j'en ai eu besoin, j'ai pour mon usage inventé aussi les " esprits libres " à qui est dédié ce livre de découragement et d'encouragement tout ensemble, intitulé Humain, trop humain : des " esprits libres " de ce genre il n'y en a pas, il n'y en a jamais eu, - mais j'avais alors, comme j'ai dit, besoin de leur société, pour rester de bonne humeur parmi des humeurs mauvaises (maladie, isolement, exil, acedia, inactivité) : comme de vaillants compagnons et fantômes, avec lesquels on babille et l'on rit, quand on a l'envie de babiller et de rire, et que l'on envoie au diable, quand ils deviennent ennuyeux, - comme dédommagement des amis manquants. Qu'il pourrait un jour y avoir des esprits libres de ce genre, que notre Europe aura parmi ses fils de demain et d'après-demain de pareils joyeux et hardis compagnons, corporels et palpables et non pas seulement, comme dans mon cas, à titre de schémas et d'ombres jouant pour un anachorète : c'est ce dont je serais le dernier à douter. Je les vois dès à présent venir, lentement, lentement ; et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d'avance sous quels auspices je les vois naître, par quels chemins je les vois arriver ? (HTH/78-pref§2)

On peut s'attendre à ce qu'un esprit dans lequel le type d' " esprit libre " doit un jour devenir mûr et savoureux jusqu'à la perfection ait eu son aventure décisive dans un grand affranchissement, et qu'auparavant il n'en ait été que davantage un esprit serf, qui pour toujours semblait enchaîné à son coin et à son pilier. Quelle est l'attache la plus solide ? Quels liens sont presque impossibles à rompre ? Chez les hommes d'une espèce rare et exquise, ce seront les devoirs : ce respect tel qu'il convient à la jeunesse, la timidité et l'attendrissement devant tout ce qui est anciennement vénéré et digne, la reconnaissance pour le sol qui l'a portée, pour la main qui l'a guidée, pour le sanctuaire où elle apprit la prière, - les instants les plus élevés mêmes seront ce qui la liera le plus solidement, ce qui l'obligera le plus durablement. Le grand affranchissement arrive pour des serfs de cette sorte soudainement, comme un tremblement de terre : la jeune âme est d'un seul coup ébranlée, détachée, arrachée - elle-même ne comprend pas ce qui se passe. C'est une instigation, une impulsion qui s'exerce et se rend maîtresse d'eux comme un ordre; une volonté, un souhait s'éveille, d'aller en avant, n'importe où, à tout prix; une violente et dangereuse curiosité vers un monde non découvert flambe et flamboie dans tous ses sens. " Plutôt mourir que vivre ici " - ainsi parle l'impérieuse voix de la séduction : et cet " ici ", ce " chez nous " est tout ce qu'elle a aimé jusqu'à cette heure ! (HTH/78-pref§3)

De cet isolement maladif, du désert de ces années d'essais, la route est encore longue jusqu'à cette immense sécurité et santé débordante, qui ne peut se passer de la maladie même, comme moyen et hameçon de connaissance, jusqu'à cette liberté mûrie de l'esprit, qui est aussi domination sur soi-même et discipline du cœur, et qui permet l'accès à des façons de penser multiples et opposées, - jusqu'à cet état intérieur, saturé et blasé de l'excès des richesses, qui exclut le danger que l'esprit se perde, pour ainsi dire, lui-même dans ses propres voies, et s'amourache quelque part, et reste assis dans quelque coin à cuver son ivresse; jusqu'à cette surabondance de forces plastiques, médicatrices, éducatrices et reconstituantes, qui est justement le signe de la grande santé, cette surabondance qui donne à l'esprit libre le dangereux privilège de pouvoir vivre à titre d'expérience et s'offrir aux aventures : le privilège de maîtrise de l'esprit libre ! D'ici là il peut y avoir de longues années de convalescence, des années remplies de phases multicolores, mêlées de douleur et d'enchantement, dominées et menées en bride par une tenace volonté d'avoir la santé, qui déjà ose souvent s'habiller et se déguiser en santé. Il y a là un état intermédiaire dont un homme de cette destinée ne peut se souvenir plus tard sans émotion : il a en propre une lumière, une jouissance du soleil pâle et délicate, un sentiment de liberté d'oiseau, de coup d'œil d'oiseau, de pétulance d'oiseau, une combinaison où la convoitise et le mépris tendre se sont réunis. " Esprit libre " - ce mot froid fait du bien dans cet état, il échauffe presque. On vit, n'étant plus dans les liens d'amour et de haine, sans Oui, sans Non, volontairement près, volontairement loin, se plaisant surtout à s'échapper, à s'évader, à prendre son essor, tantôt fuyant, tantôt s'enlevant à tire-d'aile; on est blasé comme tout homme qui a une fois vu au-dessous de lui une immense multiplicité d'objets - et l'on est devenu le contraire de ceux qui se préoccupent de choses qui ne les regardent point. En fait, ce qui regarde l'esprit libre, c'est désormais seulement des choses - et combien de choses! -qui ne le préoccupent plus... (HTH/78-pref§4)

On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne l'attend de lui à cause de son origine, de son milieu, de sa situation et de son emploi ou à cause des vues régnantes du temps. Il est l'exception, les esprits serfs sont la règle ; ceux-ci lui reprochent que ses libres principes ou bien ont leur source dans le désir de surprendre, ou bien aboutissent à des actions libres, c'est-à-dire des actions qui ne se concilient pas avec la morale dépendante. De temps à autre, l'on dit aussi que tels ou tels libres principes doivent être dérivés d'un travers ou d'une excitation de l'esprit, mais qui parle ainsi n'est que la malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu'elle dit, mais veut s'en servir pour nuire : car le libre esprit a d'ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration supérieure de son intelligence écrit sur son visage si lisiblement que les esprits dépendants le comprennent assez bien. Mais les deux autres dérivations de sa libre pensée procèdent d'une intention sincère ; le fait est que beaucoup d'esprits libres naissent aussi de l'une ou de l'autre façon. (HTH/78-§225)

Comparé avec celui qui a la tradition de son côté et n'a pas besoin de raisons pour fonder sa conduite, l'esprit libre est toujours faible, notamment dans l'action : car il connaît trop de motifs et de points de vue et par là sa main est peu sûre, mal exercée. Or quel moyen y a-t-il de le rendre pourtant relativement fort, au point de pouvoir au moins se soutenir et de ne pas se perdre sans effet ? Comment naît l'esprit fort (der starke Geist) ? C'est dans un cas particulier le problème de la production du génie. D'où vient l'énergie, la force inflexible, la persistance avec laquelle l'individu, contre la tradition, tâche d'acquérir une connaissance tout individuelle du monde? (HTH/78-§230)

Les hommes d'esprit libre, vivant uniquement pour la connaissance, auront bientôt atteint leur but extérieur, leur situation définitive à l'égard de la société et de l'État, et par exemple se déclareront volontiers satisfaits d'un petit emploi ou d'une fortune qui suffit juste à leur existence, car ils s'arrangeront pour vivre de manière qu'un grand changement dans la fortune publique, et même une révolution de l'ordre politique, ne soit pas en même temps la ruine de leur vie. Ce sont là toutes choses auxquelles ils appliquent aussi peu que possible de leur énergie, pour plonger avec toutes leurs forces rassemblées et, en quelque sorte, avec une respiration longue dans l'élément de la connaissance. Ainsi ils peuvent espérer plonger profondément et peut-être bien voir jusqu'au fond. (HTH/78-§291)

Les esprits libres vivront-ils avec des femmes ? En général, je crois que, pareils aux oiseaux véridiques de l'Antiquité, étant ceux qui pensent et disent la vérité du présent, ils préféreront voler seuls. (HTH/78-§426)

Toute habitude ourdit autour de nous un réseau toujours plus solide de fils d'araignée; et aussitôt nous nous apercevons que les fils sont devenus des lacs et que nous-mêmes restons au milieu, comme une araignée qui s'y est prise et doit vivre de son propre sang. C'est pourquoi l'esprit libre hait toutes les habitudes et les règles, tout le durable et le définitif, c'est pourquoi il recommence toujours, avec douleur, à rompre autour de lui le réseau : quoiqu'il doive souffrir par suite bien des blessures petites et grandes - car c'est de lui-même, de son corps, de son âme, qu'il doit arracher ces fils. Il lui faut apprendre à aimer, là où il haïssait, et réciproquement. (HTH/78-§427)

L'esprit libre respirera toujours, quand il se sera enfin résolu à secouer ces soins et cette vigilance maternels dont les femmes l'entourent. Quel mal peut donc lui faire un air un peu rude, qu'on écartait si anxieusement de lui, que signifie un désavantage réel, une perte, un accident, une maladie, une dette, une séduction de plus ou de moins dans sa vie, comparé au manque de liberté du berceau d'or, du chasse-mouches en plumes de paon et du sentiment pénible de devoir encore être reconnaissant parce qu'il est surveillé et gâté comme un nourrisson ? C'est pourquoi le lait que lui verse la sollicitude maternelle des femmes de son entourage peut si facilement se changer en fiel. (HTH/78-§429)

Des passions naissent les opinions : la paresse d'esprit les fait cristalliser en convictions. - Or qui se sent un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristallisation par un changement constant ; et s'il est en tout point une boule de neige pensante, il aura dans la tête en somme, non des opinions, mais seulement des certitudes et des probabilités mesurées avec précision. […] C'est l'esprit qui nous sauve d'être entièrement consumés et réduits en charbons; il nous arrache de temps en temps de l'autel des sacrifices à la Justice ou bien nous cache dans un tissu d'asbeste. Délivrés du feu, nous marchons alors, poussés par l'esprit, d'opinion en opinion, à travers le changement des partis, trahissant noblement toutes les choses qui peuvent en somme être trahies - et cependant sans aucun sentiment de culpabilité. (HTH/78-§637)

L'homme véritablement libre par l'esprit pensera aussi très librement au sujet de l'esprit lui-même et ne se cachera pas ce qu'il peut y avoir d'effrayant dans les sources et la direction de celui-ci. C'est pourquoi les autres le considéreront peut-être comme le pire ennemi de la pensée libre et lui appliqueront ce terme de mépris " pessimiste de l'intellect " qui doit mettre en garde contre lui : habitués comme ils sont à ne point nommer quelqu'un d'après sa force et sa vertu dominante, mais d'après ce qui leur paraît le plus étrange en lui. (OSM/79-§11)

Comment, dans un livre pour esprits libres, ne nommerais-je pas Laurence Sterne, lui que Goethe a honoré comme l'esprit le plus libre de son siècle ! (OSM/79-§113)

Qui d'entre nous oserait s'appeler libre esprit s'il ne voulait pas rendre hommage, à sa façon, aux hommes qui reçurent ce nom pour leur faire injure, en chargeant lui aussi sur ses épaules sa part de ce fardeau de la vindicte et de la honte publiques ? Mais nous avons aussi le droit de nous appeler " francs esprits ", et cela sérieusement (sans aucun défit hautain ou généreux), parce que nous sentons dans l'appel de la liberté l'instinct le plus prononcé de notre esprit et qu'en opposition avec les intelligences liées et enracinées nous voyons presque notre idéal dans une espèce de nomadisme intellectuel, -pour me servir d'une expression modeste et presque dénigrante. (OSM/79-§211)

Les esprits libres prennent des libertés même à l'égard de la science - et provisoirement on leur accorde ces libertés - tant que l'Église subsiste encore ! - En cela ils ont maintenant leur bon temps. (LGS/82-§180)

Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c'est l'esprit libre, l'ennemi des entraves, celui qui n'adore pas et qui hante les forêts. Le chasser de sa cachette - c'est ce que le peuple appela toujours le " sens de la justice " : toujours il excite encore contre l'esprit libre ses chiens les plus féroces.
" Car la vérité est là : puisque le peuple est là ! Malheur ! malheur à celui qui cherche ! " - C'est ce que l'on a répété de tout temps.
C'est dans le désert qu'ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris, - les bêtes de trait.
Car ils tirent toujours comme des ânes - le chariot du peuple !
Je ne leur en veux pas, non point : mais ils restent des serviteurs et des êtres attelés, même si leur attelage reluit d'or.
Et souvent ils ont été de bons serviteurs, dignes de louanges. Car ainsi parle la vertu : " S'il faut que tu sois serviteur, cherche celui à qui tes services seront le plus utiles !
L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie : c'est par sa propre souffrance que la vie augmente son propre savoir, - le saviez-vous déjà ?
Et ceci est le bonheur de l'esprit : être oint par les larmes, être sacré victime de l'holocauste, - le saviez-vous déjà ?
Et la cécité de l'aveugle, ses hésitations et ses tâtonnements rendront témoignage de la puissance du soleil qu'il a regardé, - le saviez-vous déjà ?
Il faut que ceux qui cherchent la connaissance apprennent à construire avec des montagnes ! c'est peu de chose quand l'esprit déplace des montagnes, - le saviez-vous déjà ?
Vous ne voyez que les étincelles de l'esprit : mais vous ignorez quelle enclume est l'esprit et vous ne connaissez pas la cruauté de son marteau !
En vérité, vous ne connaissez pas la fierté de l'esprit ! Mais vous supporteriez encore moins la modestie de l'esprit, si la modestie de l'esprit voulait parler !
Et jamais encore vous n'avez pu jeter votre esprit dans des gouffres de neige : vous n'êtes pas assez chauds pour cela ! Vous ignorez donc aussi les ravissements de sa fraîcheur.
Mais en toutes choses vous m'avez l'air de prendre trop de familiarité avec l'esprit ; et souvent vous avez fait de la sagesse un hospice et un refuge pour de mauvais poètes.
Vous n'êtes point des aigles : c'est pourquoi vous n'avez pas appris le bonheur dans l'épouvante de l'esprit. Celui qui n'est pas un oiseau ne doit pas planer sur les abîmes. (APZ/83-85-p2)

Ce n'est pas un mince péril que tu cours, esprit libre et voyageur ! Tu as un mauvais jour : prends garde à ce qu'il ne soit pas suivi d'un plus mauvais soir !
Celui qui donne des ailes aux ânes et qui trait les lionnes, qu'il soit loué, cet esprit bon et indomptable qui vient comme un ouragan, pour tout ce qui est aujourd'hui et pour toute la populace, - celui qui est l'ennemi de toutes les têtes de chardons, de toutes les têtes fêlées, et de toutes les feuilles fanées et de toute ivraie : loué soit cet esprit de tempête, cet esprit sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les tristesses comme sur des prairies !
Celui qui hait les chiens étiolés de la populace et toute cette engeance manquée et sombre : béni soit cet esprit de tous les esprits libres, la tempête riante qui souffle la poussière dans les yeux de tous ceux qui voient noir et qui sont ulcérés ! (APZ/83-85-p4)

Là ou un homme parvient à la conviction fondamentale qu'on doit lui commander, il devient " croyant " ; à l'inverse, on pourrait penser un plaisir et une force de l'autodétermination, une liberté de la volonté par lesquelles un esprit congédie toute croyance, tout désir de certitude, entraîné qu'il est à se tenir sur des cordes et des possibilités légères et même à danser jusque sur le bord des abîmes. Un tel esprit serait l'esprit libre par excellence. (LGS/86-§347)

Pour l'esprit libre, pour celui qui possède la " religion de la connaissance " - la pia fraus (mensonge pieux ; pieuse fraude) est plus contraire à son goût (à sa religiosité) que la impia fraus. De là son incompréhension de l'Église, cette incompréhension qui appartient au type de l' " esprit libre ", - qui est l'assujettissement même du type de l' " esprit libre ". (PDBM/86-§105)


ÉTAT

Un homme d'État ne saurait, afin de pouvoir agir en pleine absence de scrupules, mieux faire que d'accomplir son œuvre non pour lui, mais pour un prince. L'éclat de ce désin-téressement complet aveugle l'œil du spectateur, en sorte qu'il ne voit pas les perfidies et ,les cruautés que comporte l'œuvre de tout homme d'État. (HTH/78-§445)

De même que le peuple suppose tacitement chez l'homme qui s'entend à la pluie et au beau temps et les annonce un peu d'avance, le pouvoir de les faire, de même aussi des gens même cultivés et savants attribuent aux grands hommes d'État, à grand renfort de foi superstitieuse, toutes les révolutions et les conjonctures importantes qui ont eu lieu durant leur gouvernement, comme une œuvre qui leur est propre, pourvu qu'il soit évident qu'ils en ont su quelque chose plus tôt que d'autres et qu'ils ont fondé là-dessus leurs calculs : on les prend donc également pour des dispensateurs de la pluie et du beau temps - et cette croyance n'est pas ce qui sert le moins à leur puissance. (HTH/78-§449)

L'instruction, dans les grands États, sera toujours tout au plus médiocre, par la même raison qui fait que, dans les grandes cuisines, on cuisine tout au plus médiocrement. (HTH/78-§467)

Un État où le malfaiteur se dénonce lui-même est-il impensable, un État où il se dicte lui-même publiquement sa punition dans le sentiment orgueilleux qu'il honore ainsi la loi qu'il a faite lui-même, qu'il exerce sa puissance en se punissant, la puissance du législateur ? Il peut commettre une fois un délit, il s'élève pourtant par sa punition volontaire au-dessus de ce délit ; non seulement il l'efface par sa loyauté, sa grandeur et son calme : il y ajoute encore un bienfait public. - Tel serait le criminel d'un avenir possible qui suppose d'ailleurs, en vérité, une législation de l'avenir, fondée sur la pensée : " Je me plie seulement à la loi que j'ai promulguée moi-même, dans les petites et les grandes choses. " Bien des tentatives doivent encore être faites! Tant d'avenir doit encore voir le jour ! (AUR/81-§187)

Il y a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n'est pas chez nous, mes frères : chez nous il y a des États.
État ? Qu'est-ce, cela ? Allons ! Ouvrez les oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
L'État, c'est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : " Moi, l'État, je suis le Peuple. " (APZ/83-85-p1)

Ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au-dessus d'eux un glaive et cent appétits. (APZ/83-85-p1)

Mais l'État ment dans toutes ses langues du bien et du mal ; et, dans tout ce qu'il dit, il ment - et tout ce qu'il a, il l'a volé.
Tout en lui est faux ; il mord avec des dents volées, le hargneux. Même ses entrailles sont falsifiées. (APZ/83-85-p1)

Beaucoup trop d'hommes viennent au monde : l'État a été inventé pour ceux qui sont superflus !
Voyez donc comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace, comme il les mâche et les remâche.
" Il n'y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt ordonnateur de Dieu " - ainsi hurle le monstre. Et ce ne sont pas seulement ceux qui ont de longues oreilles et la vue basse qui tombent à genoux ! (APZ/83-85-p1)

Oui, c'est l'invention d'une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d'être la vie, une servitude selon le cœur de tous les prédicateurs de la mort !
L'État est partout où tous absorbent des poisons, les bons et les mauvais : l'État, où tous se perdent eux-mêmes, les bons et les mauvais : l'État, où le lent suicide de tous s'appelle - " la vie ". (APZ/83-85-p1)

Là où finit l'État, là seulement commence l'homme qui n'est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique, la nulle autre pareille.
Là où finit l'État, - regardez donc, mes frères ! Ne voyez-vous pas l'arc-en-ciel et le pont du Surhomme ? (APZ/83-85-p1)


ÉTERNEL RETOUR

Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : " Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d'innom-brables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement - et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussi@?res ! " - Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : " Tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus divin! " Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t'écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, " veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois ? " ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? (LGS/82-§341)

" Mais si tout est nécessaire, en quoi puis-je décider de mes actes ? " La pensée de l'éternel retour et la croyance à ce retour forment une pesanteur qui parmi d'autres pesanteurs t'oppresse et pèse sur toi davantage que celles-ci. Tu dis que la nourriture, le lieu, l'air, la société te changent et te déterminent ? Or, tes opinions font bien plus encore, car celles-ci te déterminent à choisir telle nourriture, tel lieu, tel air, telle société. - Si tu t'incorpores la pensée des pensées, elle te métamorphosera. La question que tu te poses pour tout ce que tu veux faire : " Le voudrais-je de telle sorte que je le veuille faire d'innombrables fois ? " constitue la pesanteur la plus importante.
Notre univers tout entier n'est que la cendre d'innombrables êtres vivants : et si minime que soit le vivant comparé à la totalité : il reste que tout fut déjà une fois converti en vie, et ainsi de suite. Admettons une durée éternelle, par conséquent un éternel métabolisme. (FP/81-82-v5)

Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent - non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable : je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d'enseigner de nouveau l'éternel retour de toutes choses, -
afin de proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d'enseigner de nouveau aux hommes le venue du Surhomme.
Toute chose qui sait courir ne doit-elle pas avoir parcouru cette rue ? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée ?
Et si tout ce qui est a déjà été : que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique lui aussi ne doit-il pas déjà - avoir été ?
Et toutes choses ne sont-elles pas enchevêtrées de telle sorte que cet instant tire après lui toutes les choses de l'avenir ? Donc - aussi lui-même ?
Car toute chose qui sait courir ne doit-elle pas suivre une seconde fois cette longue route qui monte ! -
Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi, réunis sous ce portique, chuchotant des choses éternelles, ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été ici ?
Ne devons-nous pas revenir et courir de nouveau dans cette autre rue qui monte devant nous, dans cette longue rue lugubre - ne faut-il pas qu'éternellement nous revenions ?
Tout va, tout revient, la roue de l'existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l'existence se poursuit éternellement.
Tout se brise, tout s'assemble à nouveau ; éternellement se bâtit le même édifice de l'existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; l'anneau de l'existence se reste éternellement fidèle à lui-même. (APZ/83-85-p3)

Imprimer au devenir le caractère de l'être - c'est la suprême volonté de puissance. […] Que tout revienne, c'est le plus extrême rapprochement d'un monde du devenir avec celui de l'être : sommet de la contemplation. (FP/85-87-v12)


ÉVANGILES

Les Evangiles sont un témoignage inestimable sur la corruption déjà irrésistible à l'intérieur de la première communauté chrétienne. Ce que, plus tard, Paul a mené à terme avec la cynique logique d'un rabbin, n'était pourtant que le processus de dégradation qui avait commencé dès la mort du Rédempteur. (ANT/88-§44)


ÉVÉNEMENT

Les plus grands événements - ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses. (APZ/83-85-p2)


ÉVOLUTION

Il n'est pas vrai que le but inconscient de l'évolution de tout être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son "bonheur suprême " : il s'agit bien plutôt, à toutes les étapes de l'évolution, de parvenir à un bonheur particulier et incomparable, ni supérieur, ni inférieur, mais personnel. L'évolution ne veut pas le bonheur, mais l'évolution, et rien d'autre. (AUR/81)


EXISTENCE

On ne peut démontrer ni le sens métaphysique ni le sens éthique, ni le sens esthétique de l'existence. (LDP/72-75-ch.1§83)


EXPÉRIENCE

Qu'est-ce donc que nos expériences vécues? Bien plus ce que nous y mettons que ce qui s'y trouve! Ou devrait-on même dire : en soi, il ne s'y trouve rien? Expérimenter, c'est imaginer ? (AUR/81-§119)


EXPLICATION

Nous appelons cela " explication " : mais c'est une " description ", ce qui nous distingue des stades plus anciens de la connaissance et de la science Nous décrivons mieux, - nous expliquons tout aussi peu que tous nos prédécesseurs. (LGS/82-§112)

Nous opérons exclusivement avec des choses qui n'existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles -, comment pourrait-il seulement y avoir explication quand nous commençons par tout transformer en image, en notre image ! (LGS/82-§112)


FAMILLE

Si l'on n'a pas un bon père, on doit s'en faire un. (HTH/78-§381)

Les pères ont beaucoup à faire pour compenser ce fait qu'ils ont des fils. (HTH/78-§382)

Les mères sont facilement jalouses des amis de leurs fils, quand ils ont une influence marquée. Habituellement, ce qu'une mère aime dans son fils, c'est plus elle-même que son fils. (HTH/78-§385)

Dans la maturité de la vie et de l'intelligence, il vient à l'homme le sentiment que son père a eu tort de l'engendrer. (HTH/78-§386)

Pères et fils se ménagent mutuellement bien plus que mères et filles. (LGS/82-§221)


FANATIQUE

La limitation pathologique de son optique fait de l'homme convaincu un fanatique - Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon - l'antithèse de l'esprit vigoureux et affranchi. Mais l'imposante gesticulation de ces esprits malades, de ces épileptiques de l'entendement agit sur la grande masse - les fanatiques sont pittoresques, l'humanité aime mieux voir des gestes qu'écouter les arguments… (ANT/88-§54)


FATIGUE - PARESSE

Ô mes frères, il y a des tables créées par la fatigue et des tables créées par la paresse, la paresse pourrie : quoiqu'elles parlent de la même façon, elles veulent être écoutées de façons différentes. -
Voyez cet homme langoureux ! Il n'est plus éloigné de son but que d'un empan, mais, à cause de sa fatigue, il s'est couché, boudeur, dans le sable : ce brave !
Il bâille de fatigue, fatigué de son chemin, de la terre, de son but et de lui-même : il ne veut pas faire un pas de plus, - ce brave !
Maintenant le soleil darde ses rayons sur lui, et les chiens voudraient lécher sa sueur : mais il est couché là dans son entêtement et préfère se consumer : -
- se consumer à un empan de son but ! En vérité, il faudra que vous le tiriez par les cheveux vers son ciel, - ce héros !
En vérité, il vaut mieux que vous le laissiez là où il s'est couché, pour que le sommeil lui vienne, le sommeil consolateur, avec un bruissement de pluie rafraîchissante :
Laissez-le coucher jusqu'à ce qu'il se réveille de lui-même, - jusqu'à ce qu'il réfute de lui-même toute fatigue et tout ce qui en lui enseigne la fatigue !
Mais chassez loin de lui, mes frères, les chiens, les paresseux sournois, et toute cette vermine grouillante : -
- toute la vermine grouillante des gens " cultivés " qui se nourrit de la sueur des héros ! (APZ/83-85-p3)


FEMME(S)

Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme; mais pour la maintenir - il y faut peut-être le concours d'une petite antipathie physique. (HTH/78-§390)

L'intelligence des femmes se montre comme une maîtrise complète, présence d'esprit, utilisation de tous les avantages. Elles la transmettent en héritage comme leur qualité fondamentale à leurs enfants, et le père y ajoute le fond plus obscur de la volonté. (HTH/78-§411)

La femme est notre ennemie " - par la voix de celui qui, en tant qu'homme, parle ainsi à des hommes, s'exprime l'instinct indompté, qui non seulement se hait lui-même, mais hait aussi ses moyens. (AUR/81-§346)

Il existe des femmes nobles affectées d'une certaine pauvreté d'esprit qui pour exprimer leur don de soi le plus profond, ne savent pas s'y prendre autrement qu'en offrant leur vertu et leur pudeur : c'est là ce qu'elles possèdent de plus précieux. Et ce présent est souvent accepté sans que le bénéficiaire se sente aussi profondément engagé que le supposaient les donatrices, - une bien triste histoire ! (LGS/82-§65)

Les femmes sont expertes à exagérer leurs faiblesses, elles sont même inventives en faiblesses dans le but de se faire passer tout entières pour des ornements fragiles que blesse un simple grain de poussière : leur existence doit faire sentir à l'homme sa grossièreté et la faire peser sur sa conscience. C'est ainsi qu'elles se défendent contre les forts et tout " droit du plus fort ". (LGS/82-§66)

Les pauvres femmes qui en présence de celui qu'elles aiment perdent leur calme et leur assurance, et parlent trop, n'ont jamais de succès : car c'est toujours une certaine douceur secrète et flegmatique qui sera le plus sûr moyen de séduire les hommes. (LGS/82-§74)

Chez la femme tout est une énigme : mais il y a un mot à cet énigme : ce mot est grossesse. L'homme est pour la femme un moyen : le but est toujours l'enfant. Mais qu'est la femme pour l'homme ? […] Mieux que l'homme, la femme comprend les enfants, mais l'homme est plus enfant que la femme. " Donne-moi, femme, ta petite vérité ! " dis-je. Et voici ce que me dit la vieille femme : " Tu vas chez les femmes ? N'oublie pas le fouet ! " -(APZ/83-85-p1)

La femme apprend à haïr dans la mesure où elle désapprend de charmer. (PDBM/86-§84)

Même les femmes, au fond de leur vanité personnelle, ont toujours un mépris impersonnel - pour " la femme ". (PDBM/86-§86)

L'ancien Dieu, tout " esprit ", tout grand prêtre, toute perfection, déambule dans son jardin ; seulement, il s'ennuie. Contre l'ennui, même les dieux sont désarmés. Que fait-il alors ? Il invente l'homme - l'homme est divertissant... Mais ne voilà-t-il pas que l'homme s'ennuie aussi ? Dieu compatit sans réserve à cette misère, la seule qui affecte tous les Paradis : il créa aussitôt d'autres animaux. Première bévue de Dieu : l'homme ne trouva pas les animaux divertissants - il régna sur eux, il ne voulut même pas être un " animal " parmi d'autres. - En conséquence, Dieu créa la femme. Et, effectivement, c'en était fait de l'ennui - mais de bien autre chose aussi ! La femme constitue la deuxième bévue de Dieu. " La femme est par nature serpent Heva " - tout prêtre sait cela. " C'est de la femme que vient tout le mal sur la terre " - cela aussi, tout prêtre le sait. " Par conséquent, c'est d'elle aussi que vient la science " ... Ce n'est que par la femme que l'homme apprit à goûter à l'arbre de la connaissance. Que s'était-il passé ? Une peur infernale s'empara de l'ancien Dieu. L'homme même était devenu sa plus grave bévue, il s'était créé un rival, car la science rend l'égal de Dieu, -c'en est fait des prêtres et des dieux, si l'homme s'adonne à la science ! (ANT/88-§48)

La femme parfaite commet de la littérature, de même qu'elle commet un petit péché : pour essayer, en passant, et en tournant la tête pour voir si quelqu'un s'en aperçoit, et afin que quelqu'un s'en aperçoive... (LCI/88-1§20)

On dit que la femme est profonde - pourquoi ? Puisque chez elle on n'arrive jamais jusqu'au fond. La femme n'est pas même encore plate. (LCI/88-1§27)

Quand la femme a des vertus masculines, c'est à ne plus y tenir ; quand elle n'a point de vertus masculines, c'est elle qui n'y tient pas, elle qui se sauve. (LCI/88-1§28)

Tous les médecins le savent. La femme, plus elle est femme, se défend des pieds et des mains contre toute espèce de droit : l'état primitif, la guerre perpétuelle entre les sexes, lui assigne de beaucoup le premier rang. A-t-on prêté l'oreille à ma définition de l'amour ? Elle est la seule qui soit digne d'un philosophe. L'amour, son moyen, c'est la guerre et il cache au fond la haine mortelle des sexes. A-t-on entendu ma réponse à la question comment on guérit une femme, comment on fait son " salut " ? On lui fait un enfant. La femme a besoin d'avoir des enfants, l'homme n'est toujours qu'un moyen vers ce but - ainsi parlait Zarathoustra. " Émancipation de la femme ", c'est le nom que prend la haine instinctive de la femme manquée, c'est-à-dire incapable d'enfantement, contre la femme d'une bonne venue. La lutte contre l' " homme " n'est jamais qu'un moyen, un prétexte, une tactique. En s'élevant elles-mêmes, sous le nom de " femme en soi ", de " femme supérieure ", de " femme idéaliste ", ces femmes tendent à abaisser le niveau général de la femme ; il n'y a pas de plus sûr moyen pour cela que l'éducation des lycées, les culottes et les droits politiques de la bête électorale. Au fond, les femmes émancipées sont les anarchistes dans le monde de " l'éternel féminin ". (EH/88-3§5)


FIDÉLITÉ

Les personnes qui, dans nos relations avec elles, veulent étourdir notre prudence par leurs flatteries, usent d'un moyen dangereux, pareil au narcotique qui, s'il n'endort pas, ne fait que tenir plus éveillé. (HTH/78-§318)

On ne reste parfois fidèle à une cause que parce que ses adversaires ne cessent pas d'être ineptes. (HTH/78-§536)


FLATTEUR

Il ne faut plus chercher maintenant les bas flatteurs dans l'entourage des princes - ces derniers ont tous le goût militaire que le flatteur choque. Mais c'est une fleur qui pousse aujourd'hui encore dans l'entourage des banquiers et des artistes. (AUR/81-§158)


FOI

Les docteurs protestants continuent de propager cette erreur fondamentale : seule la foi compte, et de la foi découlent nécessairement les œuvres. Cette idée est absolument fausse, mais elle exerce une telle séduction qu'elle a déjà fasciné bien d'autres intelligences que celle de Luther (je pense à celles de Socrate et de Platon) : bien que toutes les expériences de tous les jours prouvent évidemment le contraire. La connaissance ou la foi la plus assurée est incapable de donner la force et l'habileté nécessaires à l'action , elle est incapable de remplacer l'exercice préalable de ce mécanisme subtil et complexe, exercice indispensable pour qu'un élément quelconque d'une représentation puisse se transformer en action. D'abord et avant tout les œuvres! C'est-à-dire l'exercice, l'exercice, l'exercice! La " foi " adéquate s'ajoutera d'elle-même, - soyez-en sûrs. (AUR/81-§22)

Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m'avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c'est pourquoi la foi est si peu de chose. (APZ/83-85-p1)

Si c'est de foi qu'il est avant tout besoin, il faut jeter le discrédit sur la raison, la connaissance, la recherche de la vérité : la voie de la vérité devient une voie interdite. (ANT/88-§23)

La " foi " n'a été, de tous temps, par exemple chez Luther, qu'un manteau, un voile pudique, un écran derrière lequel les instincts menaient leur jeu; un prudent aveuglement quant à la domination de certains instincts !... La " foi ", je l'ai déjà appelée la véritable ruse chrétienne - On a toujours parlé de foi, mais toujours agi d'instinct... (ANT/88-§39)

Paul a compris que le mensonge (que la " foi " …) était une nécessité ; plus tard, l'Église, à son tour, a compris Paul. (ANT/88-§47)

La foi sauve, donc elle ment. (ANT/88-§50)


FOLIE

Ce ne sont pas la vérité et la certitude qui constituent l'opposé du monde du fou, mais l'universalité et le caractère absolument contraignant d'une croyance, bref l'absence de caprice dans le jugement. Et le plus grand travail qu'aient accompli les hommes jusqu'à présent consista à se mettre d'accord sur un très grand nombre de choses et à s'imposer une loi d'accord - sans se préoccuper de savoir si ces choses sont vraies ou fausses. Voilà la discipline de l'esprit qui a conservé l'humanité ; - mais les pulsions inverses sont encore si puissantes que l'on ne peut parler de l'avenir de l'humanité avec tant soit peu de confiance. (LGS/82-§76)

L'heure où vous dites : " Qu'importe mon bonheur ! Il est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait légitimer l'existence elle-même ! "
L'heure où vous dites : " Qu'importe ma vertu ! Elle ne m'a pas encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. "
L'heure où vous dites : " Qu'importe ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! "
L'heure où vous dites : " Qu'importe ma pitié ! La pitié n'est-elle pas la croix où l'on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n'est pas une crucifixion. "
Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Hélas, que ne vous ai-je déjà entendus crier ainsi !
Ce ne sont pas vos péchés - c'est votre contentement qui crie contre le ciel, c'est votre avarice, même dans vos péchés, qui crie contre le ciel !
Où donc est l'éclair qui vous léchera de sa langue ? Où est la folie qu'il faudrait vous inoculer ? (APZ/83-85-p1)

Il y a toujours un peu de folie dans l'amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. (APZ/83-85-p1)

Plutôt être un fou pour son propre compte qu'un sage dans l'opinion des autres ! (APZ/83-85)


FORCE

C'est une force en nous qui nous fait percevoir avec plus d'intensité les grands traits de l'image du miroir et c'est de nouveau une force qui met l'accent sur le même rythme par-delà l'imprécision réelle. Ce doit être une force d'art : car elle crée. (LDP/72-75-ch.1§55)

On n'attaque pas seulement pour faire du mal à quelqu'un, pour le vaincre, mais peut-être aussi pour le seul plaisir de prendre conscience de sa force. (HTH/78-§317)

Nous disons les choses les plus fortes avec simplicité, à supposer que nous soyons entourés d'hommes qui croient à notre force : - un tel entourage éduque à la " simplicité de style ". Les méfiants parlent avec emphase; les méfiants rendent plein d'emphase. (LGS/82-§226)

La hiérarchie s'est établie par la victoire du plus fort et l'impossibilité pour le plus fort de se passer du plus faible comme pour le plus faible du plus fort - c'est là que prennent naissance des fonc-tions séparées : car obéir est aussi bien une fonction de la conservation de soi que, pour l'être le plus fort, commander. " (FP/84-v10)

L'homme est une pluralité de forces qui se situent dans une hiérarchie, de telle sorte qu'il y en a qui commandent, mais que celles qui commandent doivent aussi fournir à celles qui obéissent tout ce qui sert à leur subsistance, si bien qu'elles-mêmes sont conditionnées par l'existence de ces dernières. Tous ces êtres vivants doivent être d'espèces apparentées, sans quoi ils ne sauraient ainsi servir et obéir les uns aux autres. Les maîtres doivent en quelque façon être à leur tour subordonnés et dans des cas plus subtils, il leur faut temporairement échanger leurs rôles et celui qui commande d'ordinaire doit, pour une fois, obéir. Le concept " d'Individu " est faux. (FP/84-85-v11)

Un excédent de force ne fait que prouver la force. (LCI/88-pref)

Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. (LCI/88-1§8)


FORÊT

J'aime la forêt. Il est difficile de vivre dans les villes : ceux qui sont en rut y sont trop nombreux. (APZ/83-85-p1)


FOULE- PEUPLE - TROUPEAU

Un peuple qui devient conscient de ses dangers produit le génie. (LDP/72-75-ch.1§24)

C'est quand il est politiquement malade qu'un peuple se rajeunit d'ordinaire lui-même et retrouve son esprit qu'il perdait peu à peu dans la recherche et la conquête de la puissance. La civilisation n'est redevable à rien plus qu'aux périodes de faiblesse politique. (HTH/78-§465)

Étranger au peuple, et pourtant utile au peuple, Je suis ma route, tantôt soleil, tantôt nuage - Et toujours au-dessus de ce peuple ! (LGS/82-Prél.§49)

Jusqu'à présent, il marche aux côtés de la foule et fait son apologie : mais un jour, il sera son adversaire ! Car il la suit en croyant que sa paresse y trouve son compte : il n'a pas encore appris que la foule n'est pas assez paresseuse pour lui ! qu'elle pousse toujours en avant ! qu'elle ne permet à personne de s'arrêter ! - et il aime tant s'arrêter ! (LGS/82-§170)

Regardez ! Regardez ! Il s'enfuit loin des hommes - : mais ceux-ci le poursuivent parce qu'il court devant eux, - tant ils sont troupeau ! (LGS/82-§195)

Celui qui veut agiter la foule ne doit-il pas être le comédien de lui-même? Ne doit-il pas commencer par se traduire lui-même en grotesquement évident et déclamer aussi bien toute sa personne que sa cause sous cette forme caricaturale et simplifiée ? (LGS/82-§236)

Dans le monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu'un qui les représente : le peuple appelle ces représentants des grands hommes.
Le peuple comprend mal ce qui est grand, c'est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses.
Mes yeux se sont ouverts : Ce n'est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas être le berger et le chien d'un troupeau.
C'est pour enlever beaucoup de brebis du troupeau que je suis venu. Le peuple et le troupeau s'irriteront contre moi : Zarathoustra veut être traité de brigand par les bergers. (APZ/83-85-p1)

Regardez donc comme ces nations imitent maintenant elles-mêmes les épiciers : elles ramassent les plus petits avantages dans toutes les balayures !
Elles s'épient, elles s'imitent, - c'est ce qu'elles appellent " bon voisinage ". Ô bienheureux temps, temps lointain où un peuple se disait : c'est sur d'autres peuples que je veux être - maître ! "
Car, ô mes frères, ce qu'il y a de meilleur doit régner, ce qu'il y a de meilleur veut aussi régner ! Et où il y a une autre doctrine, ce qu'il a de meilleur - fait défaut.

Celui qui a acquis l'expérience des anciennes origines finira par chercher les sources de l'avenir et des origines nouvelles. -
Ô mes frères, il ne se passera plus beaucoup de temps jusqu'à ce que jaillissent de nouveaux peuples, jusqu'à ce que de nouvelles sources mugissent dans leurs profondeurs.
Car le tremblement de terre - c'est lui qui enfouit bien des fontaines et qui crée beaucoup de soif : il élève aussi à la lumière les forces intérieures et les mystères.
Le tremblement de terre révèle des sources nouvelles. Dans le cataclysme de peuples anciens, des sources nouvelles font irruption.
Et celui qui s'écrie : " Regardez donc, voici une fontaine pour beaucoup d'altérés, un cœur pour beaucoup de langoureux, une volonté pour beaucoup d'instruments " : - c'est autour de lui que s'assemble un peuple, c'est-à-dire beaucoup d'hommes qui essayent.
Qui sait commander et qui doit obéir - c'est ce que l'on essaie là. Hélas ! avec combien de recherches, de divinations, de conseils, d'expériences et de tentatives nouvelles !
La société humaine est une tentative, voilà ce que j'enseigne, - une longue recherche ; mais elle cherche celui qui commande !
- une tentative, ô mes frères ! et non un " contrat " ! Brisez, brisez-moi de telles paroles qui sont des paroles de cœurs lâches et des demi-mesures !(APZ/83-85-p3)

Un peuple est perdu lorsqu'il confond son devoir avec l'idée du devoir en général. Rien qui mine plus profondément, plus intimement, que ce devoir " impersonnel ", ce sacrifice au Moloch de l'abstraction. (ANT/88-§11)

Quand la bête de troupeau rayonne dans la clarté de la vertu la plus pure, l'homme d'exception est forcément abaissé à un degré inférieur, au mal. (EH/88)


FRANCE - FRANCAIS

On ne peut contester aux Français qu'ils aient été le peuple le plus chrétien de la terre : non que la foi des masses ait été chez eux plus grande qu'ailleurs, mais parce que les idéaux chrétiens les plus ardus se sont incarnés chez eux en des hommes et ne sont pas demeurés simples représentations, ébauches, velléités. (AUR/81-§192)

En France, l'idéal chrétien s'est épanoui autant que le permettait le pâle soleil du Nord. Comme ils nous apparaissent singulièrement pieux, selon notre goût, ces sceptiques de la France contemporaine, pour autant qu'ils tirent leur origine du sang celtique ! (PDBM/86-§48)

Aujourd'hui encore, la France est le siège de la civilisation européenne la plus spirituelle et la plus raffinée, et la grande école du goût : mais il faut savoir découvrir cette " France du goût ". Ses représentants se tiennent bien cachés : j'admets qu'elle ne s'incarne et vit que dans un petit nombre d'individus qui, par surcroît, ne comptent peut-être pas parmi les plus solides; ce sont pour une part des fatalistes, des esprits chagrins, des malades, pour une autre, des esprits excessivement délicats, fins jusqu'à l'artifice, qui mettent leur point d'honneur à rester dans l'ombre. Un trait leur est commun : ils se bouchent les oreilles devant la furieuse bêtise et le bruyant bavardage du bourgeois démocrate.
[…] Il est trois choses néanmoins dont, maintenant encore, les Français peuvent s'enorgueillir comme de leur héritage et de leur patrimoine, comme du signe intact de leur ancienne supériorité culturelle en Europe, et ceci en dépit de la germanisation et de l'encanaillement, volontaires ou non, de leur goût. D'abord la capacité de se passionner pour l'art, de se vouer à la " forme ", aptitude pour laquelle ils ont inventé la formule l'art pour l'art, parmi un grand nombre d'autres; depuis trois siècles cette passion ne s'est jamais éteinte en France et, grâce au respect qu'y inspire la " minorité ", n'a cessé de produire une sorte de littérature comparable à la musique de chambre, dont on cherchait en vain l'équivalent dans le reste de l'Europe. La deuxième raison sur laquelle les Français peuvent fonder leur supériorité en Europe, c'est leur vieille et diverse culture de moralistes, qui fait qu'on rencontre même chez de petits romanciers de journaux ou n'importe quel boulevardier de Paris une sensibilité et une curiosité psychologiques dont en Allemagne, par exemple, on n'a aucune idée (ni encore moins rien d'approchant). Il manque aux Allemands quelques siècles d'analyse morale, quelques siècles d'efforts dans un domaine où, je l'ai dit, la France n'a pas ménagé les siens; dire pour cela que les Allemands sont " naïfs " c'est leur faire un éloge de ce qui n'est qu'un défaut. (L'antithèse de l'inexpérience et de l'innocence des Allemands in vola plate psychologica, particularités qui ne sont pas sans rapport avec l'ennui de la vie sociale en Allemagne, l'expression la plus réussie de la curiosité et de l'inventivité dont les Français ont fait preuve dans ce domaine des subtils frissons, j'en vois l'incarnation dans Henri Beyle, cet extraordinaire précurseur qui parcourut à une allure napoléonienne, en veneur et en découvreur, l'Europe de son temps, et plusieurs siècles de l'âme européenne : il a fallu deux générations pour le rattraper tant bien que mal, pour deviner après lui quelques-unes des énigmes qui le tourmentèrent et le ravirent, cet étonnant épicurien, ce point d'interrogation fait homme, le dernier grand psychologue de la France...) Il est enfin une troisième raison qui fonde la supériorité à laquelle les Français peuvent prétendre : leur tempérament constitue une synthèse plus ou moins réussie du nord et du sud qui leur permet de comprendre et d'entreprendre bien des choses qu'un Anglais ne saisira jamais ; ce tempérament qui, périodiquement, se tourne vers le midi et s'en détourne, où bouillonne de temps en temps le sang provençal et ligure, les préserve de l'affreuse grisaille du nord avec ses notions anémiques et spectrales où ne luit aucun soleil ; c'est là notre maladie allemande du goût, contre laquelle nous nous sommes prescrit actuellement avec beaucoup de détermination un régime de fer et de sang, je veux dire de " grande politique " (selon une périlleuse thérapeutique qui m'apprend à attendre inlassablement, mais ne m'a pas encore appris à espérer). Aujourd'hui encore, en France, on sait comprendre, deviner et accueillir ces hommes rares et rarement satisfaits dont l'esprit est trop vaste pour ne pas se sentir à l'étroit dans n'importe quel patriotisme, qui savent aimer le sud au nord et le nord au sud, - ces méditerranéens nés, ces " bons Européens ". - C'est pour eux que Bizet a composé sa musique, Bizet, le dernier génie qui ait su découvrir une beauté et une séduction nouvelles, qui ait gagné à la musique un fragment de sud. (PDBM/86-§254)


GÉNIE

Il faut montrer comment la vie entière d'un peuple réfléchit de façon impure et confuse l'image que présentent ses plus grands génies : ceux-ci ne sont pas le produit de la masse, mais la masse montre leur répercussion. (LDP/72-75-ch.1§17)

Tandis qu'aujourd'hui on ne cesse de nous donner à entendre que le génie est pimenté non d'une pointe de sel mais d'une pointe de démence, les hommes d'autrefois avaient tous beaucoup plus tendance à croire que partout où il y a démence il y a aussi une pointe de génie et de sagesse -, quelque chose de " divin " comme on se le murmurait à l'oreille. (AUR/81-§14)

L'homme de génie est insupportable quand il ne possède pas, en outre, deux qualités au moins : la reconnaissance et la propreté. (PDBM/86-§74)

Il existe deux sortes de génies : l'un engendre et veut engendrer avant tout, l'autre aime à se laisser féconder, et enfante. (PDBM/86-§248)


GLOIRE

C'est à la gloire que tu aspires ? Alors écoute cette leçon : Renonce à temps, librement, A l'honneur ! (LGS/82-Prél.§43)

Lorsque la reconnaissance de beaucoup pour un seul se débar-rasse de toute pudeur naît la gloire. (LGS/82-§171)


GOÛT

La modification du goût général est plus importante que celle des opinions; les opinions, avec toutes leurs preuves, leurs réfutations et l'ensemble de la mascarade intellectuelle, ne sont que des symptômes de la modification du goût et absolument pas, comme on le prétend encore si fréquemment, ses causes. Comment se modifie le goût général ? De la manière suivante : des individus, des puissants, des hommes influents expriment sans aucun sentiment de honte leur "c'est ridicule ", " c'est absurde ", donc le jugement traduisant leur goût et leur dégoût, et l'imposent de manière tyrannique : - ils soumettent ainsi beaucoup d'hommes à une contrainte qui se transforme progressivement en habitude pour plus encore, et enfin en besoin pour tous. (LGS/82-§39)

Plutôt se laisser détrousser qu'être entouré d'épouvantails - voilà mon goût. Et en tout état de cause, c'est une affaire de goût - et pas plus ! (LGS/82-§184)


GRÂCE

La grâce fait partie de la générosité de ceux qui ont la pensée élevée. (APZ/83-85-p2)


GRANDEUR - PETITESSE

Les hommes, à l'évidence, surestiment tout ce qui est grand et éminent. Cela vient de l'idée consciente ou inconsciente qu'ils trouveront toujours leur intérêt à ce qu'un individu applique toutes ses forces à un seul domaine et qu'il fasse de soi une sorte de monstrueux organe unique. Assurément l'homme lui-même tire plus de profit et de bonheur d'un perfectionnement proportionnel de ses forces ; en effet tout talent est un vampire qui suce le sang et la vigueur des autres forces, et une production exagérée peut conduire l'homme le mieux doué presque à la folie. Dans les arts aussi les natures extrêmes attirent bien trop l'attention ; il faut pourtant une culture réduite pour se laisser attacher par elles. Les hommes se soumettent par habitude à tout ce qui prétend à la puissance. (HTH/78-§260)

Nous devons débarrasser le monde de ses innombrables fausses grandeurs parce qu'elles vont contre la justice que toutes choses peuvent réclamer de nous ! Encore faut-il ne pas chercher à voir le monde moins harmonieux qu'il n'est ! (AUR/81-§4)

Plus nous nous élevons haut, plus nous semblons petits à ceux qui ne savent pas voler. (AUR/81-§574)

Nous avions oublié que beaucoup de grandeurs, comme beaucoup de biens, exigent de n'être aperçus qu'à une certaine distance, et toujours d'en bas, non d'en haut, - c'est seulement à ces conditions qu'elles exercent leur effet. Peut-être connais-tu dans ton entourage des hommes qui ne peuvent se considérer eux-mêmes qu'à une certaine distance pour se trouver d'une façon générale supportables ou séduisants et tonifiants ; il faut leur déconseiller la connaissance de soi. (LGS/82-§15)

Qui a de la grandeur est cruel envers ses vertus et réflexions de second ordre. (LGS/82-§266)

Les hommes qui aspirent à la grandeur sont habituellement des gens méchants ; c'est la seule manière qu'ils ont de se supporter. (LC/82-LAS)

C'est lorsqu'il voit voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes - que Zarathoustra est tenté de pleurer et de chanter.
Innombrables sont ces petits et ces pitoyables ; et maint édifice altier fut détruit par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes.
Tout ce que nous percevons chez un homme, nous ne faisons que l'enflammer. Garde-toi donc des petits ! (APZ/83-85-p1)

Jamais encore il n'y a eu de Surhomme. Je les ai vu nus tous les deux, le plus grand et le plus petit homme :
Ils se ressemblent encore trop. En vérité, j'ai trouvé que même le plus grand était - trop humain ! (APZ/83-85-p2)

Vous devenez toujours plus petits, petites gens ! vous vous émiettez, vous qui aimez vos aises ! Vous finirez par périr - à cause de la multitude de vos petites vertus, de vos petites omissions, à cause de votre continuelle petite résignation.
Vous ménagez trop, vous cédez trop : c'est de cela qu'est fait le sol où vous croissez ! Mais pour qu'un arbre devienne grand, il faut qu'il pousse ses dures racines autour de durs rochers !
Ce que vous omettez aide à tisser la toile de l'avenir des hommes ; votre néant même est une toile d'araignée et une araignée qui vit du sang de l'avenir.
Et Zarathoustra s'arrêta et réfléchit. Enfin il dit avec tristesse : Tout est devenu plus petit !
Ils aboient après moi parce que je leur dis : à des petites gens il faut de petites vertus - et parce que je n'arrive pas à comprendre que l'existence des petites gens soit nécessaire !
Oh ! quand retournerai-je dans ma patrie où je ne serai plus forcé de me courber - de me courber devant les petits ! " - Et Zarathoustra soupira et regarda dans le lointain.
Le même jour cependant il prononça son discours sur la vertu qui rapetisse.
En vérité, pareil aux pénitenciers et aux fous, j'ai anathématisé ce qu'ils ont de grand et de petit, - la petitesse de ce qu'ils ont de meilleur, la petitesse de ce qu'ils ont de pire, voilà ce dont je riais.
Quand le grand homme crie : - aussitôt le petit accourt à ses côtés ; et l'envie lui fait pendre la langue hors de la bouche. Mais il appelle cela sa " compassion ".
" Il reviendra éternellement, l'homme dont tu es fatigué, l'homme petit " - ainsi bâillait ma tristesse, traînant la jambe sans pouvoir s'endormir.
" Hélas ! L'homme reviendra éternellement ! L'homme petit reviendra éternellement ! "
Je les ai vus nus jadis, le plus grand et le plus petit des hommes : trop semblables l'un à l'autre, - trop humains, même le plus grand !
Trop petit le plus grand ! - Ce fut là ma lassitude de l'homme ! Et l'éternel retour, même du plus petit ! - Ce fut là ma lassitude de toute existence ! (APZ/83-85-p3)

Notre aujourd'hui appartient à la populace : qui peut encore savoir ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! Un fou tout au plus : et les fous réussissent.
Aujourd'hui les petits se révoltent contre tout ce qui est bienfait et aumône ; que ceux qui sont trop riches se tiennent donc sur leurs gardes !
Aujourd'hui les petites gens sont devenus les maîtres, ils prêchent tous la résignation, et la modestie, et la prudence, et l'application, et les égards et le long ainsi-de-suite des petites vertus.
Ces maîtres d'aujourd'hui, surmontez-les-moi, ô mes frères, - ces petites gens : c'est eux qui sont le plus grand danger du Surhomme !
Cet aujourd'hui n'appartient-il pas à la populace ? La populace cependant ne sait pas ce qui est grand, ce qui est petit, ce qui est droit et honnête : elle est innocemment tortueuse, elle ment toujours. (APZ/83-85-p4)

Mais le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s'est manifesté par ceci que l'on ne m'a ni entendu ni même vu. (EH/88-pref§1)


GUERRE

Je tiens de nature les aptitudes guerrières. L'attaque est, chez moi, un mouvement instinctif. Pouvoir être ennemi, être ennemi - cela fait peut-être supposer une nature vigoureuse ; de toute façon c'est une condition qui se rencontre chez toute nature vigoureuse. Celle-ci a besoin de résistance, par conséquent elle cherche la résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse. La femme, par exemple, est rancunière ; cela tient à sa faiblesse, tout aussi bien que sa sensibilité devant la misère étrangère.
Ma pratique de la guerre peut se résumer en quatre propositions :
En premier lieu : je n'attaque que les choses qui sont victorieuses ; si cela est nécessaire, j'attends jusqu'à ce qu'elles le soient devenues.
En deuxième lieu : je n'attaque que les choses contre lesquelles je ne trouverais pas d'allié, où je suis seul à combattre, seul à me compromettre... Je n'ai jamais fait publiquement un pas qui ne m'eût compromis. C'est là chez moi le critérium de la véritable façon d'agir.
En troisième lieu : je n'attaque jamais de personnes, je ne me sers des personnes que comme d'un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible une calamité publique encore cachée et difficilement saisissable. C'est ainsi que j'ai attaqué David Strauss ou plus exactement le succès d'un livre caduc auprès du public allemand cultivé. Ce faisant j'ai pris sur le fait cette " culture " allemande... C'est ainsi que j'ai attaqué Wagner, plus exactement le caractère mensonger et hybride de notre " civilisation " qui confond ce qui est raffiné avec ce qui est abondant, ce qui est tardif avec ce qui est grand.
En quatrième lieu : je n'attaque que les choses où toute différence de personnes est exclue, où tout arrière-plan d'expériences fâcheuses fait défaut. Au contraire, attaquer c'est chez moi une preuve de bienveillance ; dans certains cas c'est même un témoignage de reconnaissance. Je rends hommage, je distingue en unissant mon nom à une chose, à une personne - que ce soit pour la défendre ou pour la combattre, c'est après tout sans importance. Si je fais la guerre au christianisme, je crois pouvoir la faire parce que de son fait je n'ai jamais subi nul désagrément, nulle entrave. Les chrétiens sérieux ont toujours été disposés favorablement à mon égard. Moi-même, bien que je sois par principe un ennemi du christianisme, je suis loin d'en vouloir aux individus à cause d'une chose qui est la fatalité de plusieurs milliers d'années. (EH/88-1§7)


HABITUDE

De savoir si, dans la conversation, on donnera de préférence raison ou tort à l'autre, c'est purement affaire d'habitude : l'un comme l'autre se justifie. (HTH/78-§334)

Toute habitude rend notre main plus spirituelle et notre esprit moins alerte. (LGS/82-§247)

Avec des principes, on voudrait tyranniser ses habitudes, les justifier, les honorer, les maudire ou les cacher. Deux hommes qui ont les mêmes principes veulent atteindre probablement par là quelque chose de foncièrement différent. (PDBM/86-§77)


HAINE

Nous nous abusons sur le degré de haine ou de crainte que nous croyons inspirer; car si nous-mêmes connaissons fort bien le degré de notre éloignement pour une personne, une tendance, un parti, eux au contraire nous connaissent très superficiellement, et par cette raison ne nous haïssent aussi que superficiellement. (HTH/78-§337)

Ce n'est pas un misanthrope qui a écrit ce livre : la haine des hommes se paie trop cher aujourd'hui. Pour haïr comme on a haï l'homme autrefois, à la Timon, en totalité, sans restriction, de tout son cœur, de tout l'amour de la haine - pour cela, il faudrait renoncer au mépris : - et que de joie subtile, que de patience, que d'obligeance même ne devons-nous pas justement à notre mépris !

Le mépris subtil est notre goût et notre privilège, notre art, notre vertu peut-être, nous, les plus modernes parmi les modernes !... La haine au contraire met sur le même plan, met face à face, dans la haine ; il y a de l'honneur, et enfin : dans la haine, il y a de la peur, une bonne grosse part de peur. (LGS/86-§379)


HÉROS - HÉROïSME

Si quelqu'un veut devenir un héros, il faut qu'au préalable le serpent soit devenu dragon, autrement il lui manque son ennemi légitime. (HTH/78-§498)

Héroïsme - c'est la disposition où se trouve un homme qui vise un but par rapport auquel lui-même n'entre plus du tout en ligne de compte. L'héroïsme est la bonne volonté de la disparition de soi. (LC/82-LAS)

Le contraire de l'idéal héroïque est l'idéal de l'harmonieux développement universel - un beau contraire et très souhaitable ! Mais c'est un idéal qui ne vaut que pour des êtres fondamentalement bons (Goethe, par ex.). (LC/82-LAS)

Qu'est-ce qui rend héroïque ? - S'avancer simultanément vers sa plus haute souffrance et sa plus haute espérance. (LGS/82-§268)

L'antithèse de l'idéal héroïque, c'est l'idéal du développement harmonieux de toutes les facultés humaines - une très belle antithèse, et combien désirable ! Mais cet idéal ne peut s'appliquer qu'aux êtres foncièrement bons (Comme Goethe par exemple).
J'appelle héroïsme l'état d'esprit d'un homme qui s'efforce d'atteindre un but, au regard duquel lui-même ne compte plus. L'héroïsme c'est la bonne volonté absolue avec laquelle un être consent à sa propre destruction. (aphorismes rédigés à l'attention de Lou Salomé)


HISTOIRE

L'histoire, considérée comme science pure devenue souveraine, serait, pour l'humanité, une sorte de conclusion et de bilan de la vie. La culture historique par contre, n'est bienfaisante et pleine de promesses pour l'avenir que lorsqu'elle côtoie un puissant et nouveau courant de la vie, une civilisation en train de se former, donc uniquement lorsqu'elle est dominée et conduite par une puissance supérieure et qu'elle ne domine et ne conduit pas elle-même.

L'histoire, pour autant qu'elle est placée au service de la vie, se trouve au service d'une puissance non historique, et, à cause de cela, dans cet état de subordination, elle ne pourra et ne devra jamais être une science pure, telle que l'est, par exemple, la mathématique. Mais la question de savoir jusqu'à quel point la vie a besoin, d'une façon générale, des services de l'histoire, c'est là un des problèmes les plus élevés, un des plus grands intérêts de la vie, car il s'agit de la santé d'un homme, d'un peuple, d'une civilisation. Quand l'histoire prend une prédominance trop grande, la vie s'émiette et dégénère et, en fin de compte, l'histoire elle-même pâtit de cette dégénérescence.

On a appelé par dérision l'interprétation hégélienne de l'histoire la marche de Dieu sur la terre, lequel Dieu n'a du reste été créé lui-même que par l'histoire. Ce dieu des historiens n'est arrivé à une claire compréhension de lui-même que dans les limites que lui tracent les cerveaux hégéliens ; il s'est déjà élevé par tous les degrés de son être possible, au point de vue dialectique, jusqu'à cette auto-révélation : en sorte que, pour Hegel, le point culminant et le point final du processus universel coïncideraient avec sa propre existence berlinoise. (CI2/73)

Les philosophes voilés et les obscurcisseurs du monde, donc tous les métaphysiciens d'un sel plus ou moins gros, sont pris de douleurs aux yeux, aux oreilles ou aux dents, lorsqu'ils commencent à soupçonner qu'il y a quelque réalité dans la thèse affirmant que toute la philosophie est tombée maintenant dans le domaine de l'histoire. On peut leur pardonner à cause de leur chagrin, s'ils jettent des pierres et des immondices à celui qui parle ainsi : mais il se peut que la théorie elle-même en devienne pour un temps malpropre et insignifiante et perde de son effet. (OSM/79-§10)

Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu à peu tellement imbibées de raison que l'origine qu'elles tirent de la déraison devient invraisemblable. L'histoire précise d'une origine n'est-elle pas presque toujours ressentie comme paradoxale et sacrilège ? Le bon historien n'est-il pas, au fond, sans cesse en contradiction avec son milieu ? (AUR/81-§1)

Si je considère cette époque avec les yeux d'une époque lointaine, je ne sais rien trouver de plus remarquable dans l'homme d'aujourd'hui que sa vertu et sa maladie caractéristique, que l'on appelle " le sens historique ". C'est une ébauche de quelque chose d'entièrement neuf et inconnu dans l'histoire : qu'on accorde à ce germe quelques siècles et plus, et il pourrait bien finir par donner le jour à une plante merveilleuse exhalant un parfum tout aussi merveilleux, grâce auquel notre vieille terre serait plus agréable à habiter que jusqu'à présent. Nous, hommes du présent, commençons tout juste à forger la chaîne d'un sentiment à venir très puissant, maillon après maillon, - nous savons à peine ce que nous faisons. Nous avons presque l'impression qu'il ne s'agit pas d'un sentiment nouveau, mais du dépérissement de tous les sentiments anciens : - le sens historique est encore quelque chose de si pauvre et de si froid, et il en saisit beaucoup comme un coup de gel, et les rend encore plus pauvres et plus froids. Il semble à d'autres le signe de l'âge qui s'approche à pas de loup, et notre planète leur paraît un malade mélancolique qui pour oublier son présent écrit l'histoire de sa jeunesse. (LGS/82-§337)

A force de vouloir rechercher les origines on devient écrevisse. L'historien voit en arrière ; il finit par croire en arrière. (LCI/88-1§24)


HOMME - DERNIER HOMME

L'homme dans le monde pourrait réellement se concevoir comme quelque figure sortie d'un rêve et qui se rêve en même temps lui-même. (LDP/72-75-ch.1§94)

Quand un homme veut pendant très longtemps et avec entêtement paraître quelque chose, il lui devient à la fin difficile d'être autre chose. La vocation de presque tout homme, même de l'artiste, commence par une hypocrisie, par une imitation de l'extérieur, par une copie de ce qui produit un effet. (HTH/78-§51)

La plupart des hommes sont bien trop occupés d'eux-mêmes pour être méchants. (HTH/78-§85)

Tout homme qui a décidé que l'autre est un imbécile, un sale individu, se fâche quand l'autre montre enfin qu'il ne l'est pas. (HTH/78-§90)

Bien rares seront ceux qui, s'ils sont embarrassés pour trouver la matière d'un entretien, ne lâcheront pas les secrets les plus importants de leur ami. (HTH/78-§327)

Les hommes exercent rarement une fonction dont ils ne croient ou ne se persuadent qu'elle est foncièrement plus importante que toutes les autres. Il en va de même des femmes avec leurs amants. (HTH/78-§492)

L'homme se comporte noblement sans le vouloir, quand il s'est accoutumé à ne vouloir rien des hommes et à leur donner toujours. (HTH/78-§497)

L'homme a beau s'étendre tant qu'il veut par sa connaissance, s'apparaître aussi objectivement qu'il veut ; à la fin il n'en retire toujours que sa propre biographie. (HTH/78-§513)

Il en est des hommes comme des tas de charbons dans la forêt. Ce n'est que lorsque les jeunes hommes ont flambé, et sont charbonnés comme ceux-là, qu'ils deviennent utilisables. Tant qu'ils brûlent et fument, ils sont peut-être plus intéressants, mais inutiles et trop souvent incommodes. - L'humanité emploie sans compter tous les individus comme combustible pour chauffer ses grandes machines : mais pourquoi donc les machines, si tous les individus (c'est-à-dire l'humanité) ne sont bons qu'à les entretenir ? Des machines qui n'ont d'autre fin qu'elles-mêmes, est-ce là l'umana commedia ? (HTH/78-§585)

L'homme le plus moral qui ait vécu jusqu'ici n'a-t-il pas cru que le seul état légitime de l'homme vis-à-vis de la morale était la plus profonde détresse ? (AUR/81-§106)

L'homme est devenu progressivement un animal fantastique qui doit satisfaire une condition de vie de plus que tout autre animal : l'homme doit de temps en temps croire qu'il sait pourquoi il existe, son espèce ne peut prospérer sans avoir périodiquement confiance en la vie ! (LGS/82-§1)

De ce que quelqu'un est " un grand homme ", on n'est pas encore autorisé à conclure que c'est un homme ; peut-être n'est-ce qu'un gamin, ou un caméléon de tous les âges de la vie, ou un démon de petite vieille.(LGS/82-§208)

L'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhomme, - une corde sur l'abîme.
Il est dangereux de passer de l'autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière - frisson et arrêt dangereux.
Ce qu'il y a de grand dans l'homme, c'est qu'il est un pont et non un but : ce que l'on peut aimer en l'homme, c'est qu'il est un passage et un déclin.
Il y a des hommes à qui tu ne dois pas donner la main, mais seulement la patte : et je veux que ta patte ait aussi des griffes.
L'homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu'avez-vous fait pour le surmonter ? Tous les êtres jusqu'à présent ont créé quelque chose au-dessus d'eux, et vous voulez être le reflux de ce grand flot et plutôt retourner à la bête que de surmonter l'homme ?
En vérité, l'homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur.
L'homme doit être élevé pour la guerre et la femme pour le délassement du guerrier : tout le reste est folie !
Malheur ! Les temps son proches où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Qu'est cet homme ? Un monceau de maladies qui, par l'esprit, agissent sur le monde extérieur : c'est là qu'elles veulent leur butin.
Qu'est cet homme ? Une grappe de serpents sauvages entrelacés, qui rarement se supportent tranquillement - alors ils s'en vont, chacun de son côté, pour chercher leur butin de par le monde. (APZ/83-85-p1)

Le visage et les membres peinturlurés de cinquante façons : c'est ainsi qu'à mon grand étonnement je vous voyais assis, vous les hommes actuels !
Et avec cinquante miroirs autour de vous, cinquante miroirs qui flattaient et imitaient votre jeu de couleurs !
En vérité, vous ne pouviez porter de meilleur masque que votre propre visage, hommes actuels ! Qui donc saurait vous - reconnaître ?
Barbouillés des signes du passé que recouvrent de nouveaux signes : ainsi que vous êtes bien cachés de tous les interprètes !
Et si l'on savait scruter les entrailles, à qui donc feriez-vous croire que vous avez des entrailles ? Vous semblez pétris de couleurs et de bouts de papier collés ensemble.
Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos attitudes.
Celui qui vous ôterait vos voiles, vos surcharges, vos couleurs et vos attitudes n'aurait plus devant lui que de quoi effrayer les oiseaux.
Tout ce qui est inquiétant dans l'avenir, et tout ce qui a jamais épouvanté des oiseaux égarés, inspire en vérité plus de quiétude et plus de calme que votre " réalité ".
Car c'est ainsi que vous parlez : " Nous sommes entièrement faits de réalité, sans croyance et sans superstition. " C'est ainsi que vous vous rengorgez, sans même avoir de gorge !
Oui, comment pourriez-vous croire, bariolés comme vous l'êtes ! - vous qui êtes des peintures de tout ce qui a jamais été cru.
Vous êtes des réfutations mouvantes de la foi elle-même ; et la rupture de toutes les pensées. Êtres peu dignes de foi, c'est ainsi que je vous appelle. Vous les " hommes de la réalité " !
Mais, depuis que j'habite parmi les hommes, c'est pour moi la moindre des choses de m'apercevoir de ceci : " À l'un manque un œil, à l'autre une oreille, un troisième n'a plus de jambes, et il y en a d'autres qui ont perdu la langue, ou bien le nez, ou bien encore la tête. "
Je vois et j'ai vu de pires choses et il y en a de si épouvan-tables que je ne voudrais pas parler de chacune et pas même me taire sur plusieurs : j'ai vu des hommes qui manquent de tout, sauf qu'ils ont quelque chose de trop - des hommes qui ne sont rien d'autre qu'un grand œil ou une grande bouche ou un gros ventre, ou n'importe quoi de grand, - je les appelle des infirmes à rebours.
Et lorsqu'en venant de ma solitude je passais pour la première fois sur ce pont : je n'en crus pas mes yeux, je ne cessai de regarder et je finis par dire : " Ceci est une oreille. Une oreille aussi grande qu'un homme. " Je regardais de plus près et, en vérité, derrière l'oreille se mouvait encore quelque chose qui était petit à faire pitié, pauvre et débile. Et, en vérité, l'oreille énorme se trouvait sur une petite tige mince, - et cette tige était un homme ! En regardant à travers une lunette on pouvait même reconnaître une petite figure envieuse ; et aussi une petite âme boursouflée qui tremblait au bout de la tige. Le peuple cependant me dit que la grande oreille était non seulement un homme, mais un grand homme, un génie. Mais je n'ai jamais cru le peuple, lorsqu'il parlait de grands hommes - et j'ai gardé mon idée que c'était un infirme à rebours qui avait de tout trop peu et trop d'une chose.
[…] En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des fragments et des membres d'homme !
Et comment supporterais-je d'être homme, si l'homme n'était pas aussi poète, devineur d'énigmes et rédempteur du hasard !
Il est difficile de vivre parmi les hommes, parce qu'il est si difficile de se taire. Surtout pour un bavard.
Et celui qui ne veut pas mourir de soif parmi les hommes doit apprendre à boire dans tous les verres ; et qui veut rester pur parmi les hommes doit apprendre à se laver avec de l'eau sale. (APZ/83-85-p2)

C'est ainsi que je veux l'homme et la femme : l'un apte à la guerre, l'autre apte à engendrer, mais tous deux aptes à danser avec la tête et les jambes. Et que chaque jour où l'on n'a pas dansé une fois au moins soit perdu pour nous ! Et que toute vérité qui n'amène pas au moins une hilarité nous semble fausse ! (APZ/83-85-p3)

Nous aussi, nous fréquentons des " hommes ", nous aussi, nous enfilons modestement le costume sous lequel on nous connaît, considère, recherche (pour lequel on nous prend), et vêtus de la sorte, nous nous rendons en société, c'est-à-dire parmi des déguisés qui ne veulent pas qu'on les appelle ainsi ; nous aussi, nous faisons comme tous les masques avisés et mettons poliment à la porte toute curiosité qui ne porte pas sur notre " costume ". (LGS/86-§365)

J'ai cherché des grands hommes et je n'ai toujours trouvé que les singes de leur idéal. (LCI/88-1§39)

Ils étaient des échelons pour moi. Je me suis servi d'eux pour monter, - c'est pourquoi il m'a fallu passer sur eux. Mais ils se figuraient que j'allais me servir d'eux pour me reposer... (LCI/88-1000!42)

Quand ils appellent Dieu à juger, ils jugent eux-mêmes ; quand ils glorifient Dieu, ils se glorifient eux-mêmes. (ANT/88-§44)

Il ne faut pas que l'homme regarde au-dehors, il faut qu'il regarde en lui-même : il ne faut pas qu'il regarde au fond des choses, avec l'intelligence circonspecte de celui qui veut s'instruire, il faut surtout qu'il ne regarde et ne voie rien du tout : il faut qu'il souffre. Et il faut qu'il souffre de telle sorte qu'il ait à chaque instant besoin du prêtre. A la porte, les médecins ! C'est un Sauveur qu'il lui faut. (ANT/88-§49)

Le dernier homme :

Voici ! Je vous montre le dernier homme.
" Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu'est cela ? " - Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l'œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
" Nous avons inventé le bonheur, " - disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l'on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s'avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l'on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d'autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
" Autrefois tout le monde était fou, " - disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l'œil.
On est prudent et l'on sait tout ce qui est arrivé : c'est ainsi que l'on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt - car on ne veut pas se gâter l'estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
" Nous avons inventé le bonheur, " - disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil. (APZ/83-85-p1)


HOMME SUPÉRIEUR

Il n'est pas rare de rencontrer des copies d'hommes supérieurs; et la plupart des gens, comme il arrive pour les tableaux, prennent aussi plus de plaisir aux copies qu'aux originaux. (HTH/78-§294)

Ce n'est pas la force des grands sentiments qui fait les hommes supérieurs, mais leur durée. (PDBM/86-§72)


HONNEUR - NOBLESSE

Des hommes nobles et sages ont cru autrefois à la musique des sphères : des hommes nobles et sages croient encore à la " signification morale de l'existence ". Mais un jour cette autre musique des sphères cessera aussi d'être perceptible à leur oreille ! Ils s'éveilleront et constateront que leur oreille a rêvé. (AUR/81-§100)

Si nous n'épargnons pas l'honneur des autres dans nos soliloques autant qu'en public, nous ne sommes pas des gens comme il faut. (AUR/81-§569)

Tous les sentiments nobles, généreux paraissent aux natures vulgaires dénués de but, et avant tout, de ce fait, impossibles à admettre.

La nature vulgaire se caractérise par le fait qu'elle conserve invariablement l'œil rivé sur son avantage et que cette pensée du but et de l'avantage est encore plus forte que ses pulsions les plus fortes : ne pas se laisser entraîner par ces pulsions à des actions dénuées de but - voilà sa sagesse et son amour-propre.

L'irrationalité ou la raison délirante de la passion, c'est cela que l'homme vulgaire méprise chez le noble, surtout lorsqu'elle vise des objets dont la valeur lui apparaît parfaitement imaginaire et arbitraire. (LGS/82-§3)

De même qu'une tyrannie exercée par la vérité et par la science serait en mesure de faire monter le prix du mensonge, de même, une tyrannie de la sagesse pourrait susciter une nouvelle espèce de sens de la noblesse. Être noble - cela voudrait peut-être dire alors : avoir des sottises en tête. (LGS/82-§20)

L'homme noble veut créer quelque chose de neuf et une nouvelle vertu. L'homme bon désire les choses vieilles et que les choses vieilles soient conservées.
Mais le danger de l'homme noble n'est pas qu'il devienne bon, mais insolent, railleur et destructeur.
Hélas ! j'ai connu des hommes nobles qui perdirent leur plus haut espoir. Et dès lors ils calomnièrent tous les hauts espoirs . (APZ/83-85-p1)

Ce n'est pas votre origine qui sera dorénavant votre honneur, mais c'est votre but qui vous fera honneur ! Votre volonté et votre pas en avant qui veut vous dépasser vous-mêmes, - que ceci soit votre nouvel honneur !
En vérité, votre honneur n'est pas d'avoir servi un prince - qu'importent encore les princes ! - ou bien d'être devenu le rempart de ce qui est, afin que ce qui est soit plus solide !
Non que votre race soit devenue courtisane à la cour et que vous ayez appris à être multicolores comme le flamant, debout pendant de longues heures sur les bords plats de l'étang.
Car savoir se tenir debout est un mérite chez les courtisans ; et tous les courtisans croient que la permission d'être assis sera une des félicités dont ils jouiront après la mort ! -
Ce n'est pas non plus qu'un esprit qu'ils appellent saint ait conduit vos ancêtres en des terres promises, que je ne loue pas ; car dans le pays où a poussé le pire de tous les arbres, la croix, - il n'y a rien à louer !
Et, en vérité, quel que soit le pays où ce " Saint-Esprit " ait conduit ses chevaliers, le cortège de ses chevaliers était toujours - précédé de chèvres, d'oies, de fous et de toqués ! -
Ô mes frères ! ce n'est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, mais au dehors ! Vous devez être des expulsés de toutes les patries et de tous les pays de vos ancêtres !
Vous devez aimer le pays de vos enfants : que cet amour soit votre nouvelle noblesse, - le pays inexploré dans les mers lointaines, c'est lui que j'ordonne à vos voiles de chercher et de chercher encore !
Vous devez racheter auprès de vos enfants d'être les enfants de vos pères : c'est ainsi que vous délivrerez tout le passé ! Je place au-dessus de vous cette table nouvelle ! (APZ/83-85-p3)


HUMAIN - HUMANITÉ

L'humanité des célébrités de l'esprit consiste, dans les relations avec des gens non célèbres, à avoir tort de manière obligeante. (HTH/78-§328)

Ce qu'avec une sénile myopie vous craignez, comme un surpeuplement de la terre, met entre les mains de ceux qui ont plus d'espoir que nous une tâche grandiose : il faut que l'humanité soit un jour un arbre qui ombragera la terre tout entière, avec plusieurs milliards de fleurs qui toutes deviendront des fruits; c'est pourquoi il faut dès maintenant préparer la terre à nourrir cet arbre. Augmenter la sève et la force qui hâtera le développement maintenant encore minime, faire circuler en d'innombrables canaux cette sève nécessaire à la nutrition de l'ensemble et du particulier - de telles tâches et d'autres semblables on peut déduire la mesure pour apprécier si un homme d'aujourd'hui est utile ou inutile. Cette tâche est sans limites, grandiose et téméraire : nous voulons tous y participer afin que l'arbre ne pourrisse pas avant le temps ! (LVO/79-§189)

Qu'y a-t-il pour toi de plus humain? - Épargner la honte à quelqu'un. (LGS/82-§274)

Il faut déjà être affligé d'une dose excessive, toute gauloise, d'irritabilité érotique et d'impatience amoureuse pour s'approcher même encore de l'humanité de façon loyale et avec ardeur... De l'humanité ! Y eut-il jamais plus horrible vieille, parmi toutes les horribles vieilles ? (- à moins que ce ne soit peut-être la " vérité " : une question pour les philosophes). Nous n'aimons pas l'humanité ; (LGS/82-§377)

Il faut être supérieur à l'humanité. - Il faut être supérieur à l'humanité, par sa force, par sa hauteur d'âme, par son mépris… (ANT/88-Av.pr)

La question que je pose ici n'est pas de savoir ce qui doit prendre la relève de l'humanité dans la succession des êtres (car l'homme est une fin), mais bien quel type d'homme il faut élever, il faut vouloir, comme le plus riche en valeurs supérieures, le plus digne de vivre, le plus assuré d'un avenir. Ce type d'hommes d'une valeur supérieure s'est déjà bien souvent présenté, mais à titre de hasard heureux, à titre d'exception, jamais parce que voulu. Bien au contraire, c'est justement lui que l'on redoutait le plus : jusqu'à maintenant, il fut à peu près " ce qui est redoutable ". Et c'est la crainte qu'il inspirait qui amena à vouloir, à élever, à obtenir enfin le type opposé : l'homme-animal domestique, animal grégaire, animal malade, le chrétien. (ANT/ 88-§3)

L'humanité ne représente nullement une évolution en mieux, en plus fort, en plus haut, au sens où on le croit maintenant. Le " progrès " n'est qu'une idée moderne, c'est-à-dire une idée fausse. L'Européen d'aujourd'hui reste, en valeur, bien au-dessous de l'Européen de la Renaissance. Poursuivre son évolution, cela ne veut nullement dire nécessairement monter, s'intensifier, prendre des forces. (ANT/88-§4)

les rapports que j'ai avec les hommes mettent sans cesse ma patience à l'épreuve ; mon " humanité " ne consiste pas à sympathiser avec mon prochain, mais à supporter que je le sente près de moi. - Mon humanité est une perpétuelle victoire sur moi-même. (EH/88-1§8)

Tout ce que l'humanité a évalué sérieusement jusqu'à présent, ce ne sont même pas des réali-tés, ce ne sont que des chimères, plus exactement des mensonges, nés des mauvais instincts de natures maladives et foncièrement nuisibles - toutes les notions, telles que " Dieu ", " l'âme ", " la vertu ", " le péché ", " l'au-delà ", " la vérité ", " la vie éternelle ". Mais on y a cherché la grandeur de la nature humaine, sa " divinité "... Toutes les questions de politique, d'ordre social, d'éducation, ont été faussées à l'origine, parce que l'on a pris les hommes les plus nuisibles pour des grands hommes, parce que l'on a enseigné à mépriser les " petites " choses, je veux dire les affaires fondamentales de la vie... Or, si je me compare aux hommes que l'on a vénérés jusqu'à présent comme les premiers hommes, la différence qu'il y a entre eux et moi saute aux yeux. Ces prétendus " premiers " je ne les compte même pas parmi les hommes, - ils sont pour moi le rebut de l'humanité, produits de la maladie et de l'instinct de vengeance. Ce ne sont que des monstres néfastes et profondément incurables, qui veulent se venger de la vie. (EH/88-2§10)

Ma tâche de préparer à l'humanité un instant de suprême retour sur elle-même, un grand Midi, où elle pourrait regarder en arrière et regarder dans le lointain, où elle se soustrairait à la domination du hasard et des prêtres et où elle se poserait pour la première fois, dans son ensemble, la question du pourquoi et du comment, - cette tâche découle nécessairement de la conviction que l'humanité ne suit pas d'elle-même le droit chemin, qu'elle n'est nullement gouvernée par une providence divine, que, bien au contraire, sous ses conceptions des valeurs les plus saintes, se cachait d'une façon insidieuse l'instinct de la négation, l'instinct de la corruption, l'instinct de décadence. Le problème de l'origine des valeurs morales est pour moi une question de tout premier ordre, parce que l'avenir de l'humanité en dépend. (EH/88-3§2)


HUMEUR

Lorsque, comme si souvent, nous mettons notre mauvaise humeur au compte d'autrui, tandis que nous la sentons réellement s'adresser à nous, nous nous efforçons, au fond, d'embrumer et d'abuser notre jugement ; nous voulons motiver cette mauvaise humeur a posteriori, par les bévues, les défauts des autres, et nous perdre ainsi de vue nous-mêmes. - Les hommes d'une religion stricte qui sont contre eux-mêmes des juges impitoyables sont en même temps ceux qui ont dit le plus de mal de l'humanité : un saint qui garde pour lui les péchés et pour les autres les vertus n'a jamais existé, pas plus que celui qui, suivant le prétexte du Bouddha, cache aux gens ce qu'il a de bien et ne laisse voir que ce qu'il a de mauvais. (HTH/78-§607)


HUMILITÉ

Il existe une humilité imbécile qui n'est pas rare et qui rend celui qui en est affecté définitivement impropre à devenir le disciple de la connaissance. En effet : à l'instant où un homme de cette espèce perçoit quelque chose de surprenant, il tourne en quelque sorte les talons et se dit : " Tu t'es laissé abuser ! Où donc avais-tu la tête ! Il ne peut pas s'agir de la vérité ! " - et au lieu de se remettre à considérer la chose et à y prêter l'oreille en redoublant d'attention, il s'enfuit à toutes jambes, comme intimidé, loin de cette chose surprenante et cherche à se l'ôter de l'esprit le plus vite possible. Son canon intérieur proclame en effet : " Je ne veux rien voir qui contredise l'opinion commune sur les choses ! Suis-je fait, moi, pour découvrir des vérités nouvelles ? Il y en a déjà bien trop d'anciennes. (LGS/82-§25)

Le ver se recoquille quand on marche dessus. Cela est plein de sagesse. Par là il amoindrit la chance de se faire de nouveau marcher dessus. Dans le langage de la morale : l'humilité. (LCI/88-1§31)


HYPERBORÉEN

Regardons-nous en face. Nous sommes des Hyperboréens, - nous ne savons que trop à quel point nous vivons à l'écart. " Ni par mer, ni par terre, tu ne trouveras la route qui mène chez les hyperboréens ". Voila ce que Pindare savait déjà de nous. (ANT/88-§1)


IDÉAL - IDÉALISTE - IDÉAL ASCÉTIQUE

Tous les idéalistes s'imaginent que les causes qu'ils servent sont meilleures par essence que toutes les autres causes du monde, et ne veulent pas croire que si la leur doit un tant soit peu réussir, elle a besoin précisément du même fumier puant qui est nécessaire à toutes les autres entreprises humaines. (HTH/78-§490)

Nous ne pouvons que devenir traîtres, user d'infidélité, abandonner nos idéaux les uns après les autres. (HTH/78-§629)

Tu as devant les yeux un noble idéal : mais es-tu encore une pierre assez noble pour que l'on puisse façonner à partir de toi une telle image divine ? Et sinon - tout ton travail n'est-il pas une sculpture barbare? Un blasphème contre ton idéal ? (LGS/82-§215)

Qui atteint son idéal, par cela même le dépasse. (PDBM/86-§73)

Quoi ? Un grand homme ? Je ne vois là que le comédien de son propre idéal. (PDBM/86-§97)

Quelqu'un veut-il plonger son regard jusqu'au fond du mystère, où se cache la fabrication de l'idéal sur la terre ? Qui donc en aura le courage ! - Eh bien, regardez ! Voici une échappée sur cette ténébreuse usine. Mais attendez encore un moment, Monsieur le téméraire : il faut d'abord que votre œil s'habitue à ce faux jour, à cette lumière changeante... Vous y êtes ! Bon ! Parlez maintenant ! Que se passe-t-il dans ces profondeurs ? Dites-moi ce que vous voyez, ô homme des plus dangereuses curiosités ! - C'est moi maintenant qui vous écoute.
- " Je ne vois rien, mais je n'entends que mieux... C'est une rumeur circonspecte, un chuchotement à peine perceptible, un murmure sournois qui part de tous les coins et les recoins. Il me semble qu'on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite, cela n'est pas douteux - il en est comme vous l'avez dit. " -
- Après !
- " Et l'impuissance qui n'use pas de représailles devient, par un mensonge, la " bonté " ; la craintive bassesse, " humilité " ; la soumission à ceux qu'on hait, " obéissance " (c'est-à-dire l'obéissance à quelqu'un dont ils disent qu'il ordonne cette soumission, - ils l'appellent Dieu). Ce qu'il y a d'inoffensif chez l'être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche et qui chez lui fait antichambre, et attend à la porte, inévitablement, cette lâcheté se pare ici d'un nom bien sonnant et s'appelle " patience ", parfois même " vertu ", sans plus ; " ne pas pouvoir se venger " devient " ne pas vouloir se venger " et parfois même le pardon des offenses (" car ils ne savent pas ce qu'ils font - nous seuls savons ce qu'ils font ! "). On parle aussi de " l'amour de ses ennemis " - et l'on sue à grosses gouttes. "
- Après !
- " Ils sont misérables, sans doute, tous ces marmotteurs de prières, tous ces faux-monnayeurs ; quoique tapis au fond de leurs recoins, ils se tiennent chaud ; - mais ils prétendent que Dieu les a distingués et élus grâce à leur misère ; ne fouaille-t-on pas les chiens que l'on aime le plus ? Peut-être cette misère est-elle aussi une préparation, un temps d'épreuve, un enseignement, peut-être davantage encore - quelque chose qui trouvera un jour sa compensation, qui sera rendu au centuple, à un taux énorme, en or, non ! en bonheur. C'est ce qu'ils appellent la " félicité éternelle ".
- Après !
- " Maintenant ils me donnent à entendre que non seulement ils sont meilleurs que les puissants, les maîtres du monde dont ils doivent lécher les crachats (non pas par crainte, oh ! point du tout par crainte ! mais parce que Dieu ordonne d'honorer toutes les autorités) -, que non seulement ils sont meilleurs, mais encore que leur part est meilleure ou du moins qu'elle le sera un jour. Mais assez ! assez ! Je n'y tiens plus. De l'air ! De l'air ! Cette officine où l'on fabrique l'idéal, il me semble qu'elle sent le mensonge à plein nez. "
- Halte ! Un instant encore ! Vous n'avez rien dit encore de ces virtuoses de la magie noire qui savent ramener le noir le plus épais à la blancheur du lait et de l'innocence : - n'avez-vous pas remarqué ce qui fait leur perfection dans le raffinement, leur touche d'artiste la plus hardie, la plus subtile, la plus spirituelle, la plus mensongère ? Prenez-y bien garde ! Ces êtres souterrains gonflés de vengeance et de haine - que font-ils de cette vengeance et de cette haine ? Avez-vous jamais entendu un pareil langage ? À n'en croire que leurs paroles, vous seriez-vous douté que vous vous trouviez au milieu de tous ces hommes du ressentiment ?...
- " Je vous entends et j'ouvre de nouveau les oreilles (hélas ! trois fois hélas ! et me voilà derechef obligé de me boucher le nez !). Ce n'est qu'à présent que je saisis ce qu'ils ont répété tant de fois : " Nous autres bons - nous sommes les justes " - ce qu'ils demandent, ils ne l'appellent pas représailles, mais bien " le triomphe de la justice " ; ce qu'ils haïssent, ce n'est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l' " injustice ", l' " impiété " ; ils croient et espèrent, non pas en la vengeance, en l'ivresse de la douce vengeance (- " plus douce que le miel ", disait déjà Homère), mais bien " en la victoire de Dieu, du Dieu de Justice sur les impies " ; ce qu'il leur reste à aimer sur terre, ce ne sont pas leurs frères dans la haine, mais, à ce qu'ils disent, " leurs frères en amour ", tous les bons et les justes de la terre. "
- Et comment appellent-ils ce qui leur sert de fiche de consolation dans toutes les peines de l'existence - leur fantasmagorie et leur anticipation de la béatitude à venir ?
- " Comment ? Est-ce que j'ai bien entendu ? Ils appellent cela " le jugement dernier ", la venue de leur règne, du " règne de Dieu "
- mais, en attendant, ils vivent dans " la foi ", " l'espérance " et " la charité ".
- Assez ! Assez ! (GM/87-pd§14)

Je termine en posant trois problèmes, on s'en doute bien. " Élève-t-on ici un idéal, ou en renverse-t-on un ? " me sera-t-il peut-être demandé... Mais vous êtes-vous jamais assez demandé vous-même à quel prix l'édification de tout idéal en ce monde a été possible. Combien pour cela la réalité a dû être calomniée et méconnue, combien on a dû sanctifier de mensonges, troubler de consciences, sacrifier de divinités. Pour que l'on puisse bâtir un sanctuaire, il faut qu'un sanctuaire soit détruit : c'est la loi - qu'on me montre un cas où elle n'a pas été accomplie ! (GM/87-dd§24)

Quel est le sens de tout idéal ascétique ? - Chez les artistes il ne signifie rien, quelquefois aussi des choses multiples ; chez les philosophes et les savants quelque chose comme un flair et un instinct pour les conditions favorables à la haute spiritualité ; chez les femmes tout au plus un charme de séduction en plus, un peu de morbidezza sur de belles chairs, ce qu'un joli animal un peu gras a d'angélique ; chez les disgraciés et les déséquilibrés au point de vue physiologique (chez la majorité des mortels) une tentative de se trouver " trop bon " pour ce monde, une forme sacrée de la débauche, leur arme capitale dans la lutte contre la douleur lente et l'ennui ; chez les prêtres la véritable foi sacerdotale, leur meilleur instrument de puissance, et aussi leur " suprême " autorisation au pouvoir ; chez les saints enfin un prétexte au sommeil hivernal, leur novissima gloriæ cupido, leur repos dans le néant (" Dieu "), leur manifestation de la démence. (GM/87-td§1)

L'idéaliste, tout comme le prêtre, a en main (et pas seulement en main…) toutes les grandes idées, et il en joue avec un mépris condescendant contre " l'intelligence ", les " sens ", les "honneurs ", le " bien-être ", la " science " : il sent tout cela au-dessous de lui, comme les formes nuisibles et tentatrices, au-dessus desquelles " l'esprit " plane comme un pur solipsisme de " pour soi ", - comme si jusqu'ici , l'humilité, la chasteté, la pauvreté, la sainteté en un mot, n'avaient pas indiciblement plus de mal à la vie que toutes les abominations et tous les vices… (ANT/88-§8)


IDÉE

On trouve parfois un homme qui se tient par ses idées au-dessus de son époque, mais seulement assez pour prendre par avance les idées vulgaires du siècle prochain. Il a l'opinion publique avant qu'elle ne soit publique, c'est-à-dire : il a embrassé une idée qui mérite de devenir triviale, un quart d'heure avant les autres. Mais sa gloire est d'ordinaire bien plus éclatante que celle des hommes vraiment grands et supérieurs. (HTH/78-§269)

Qui ne sait pas mettre ses idées à la glace ne doit pas s'engager dans la chaleur de la discussion. (HTH/78-§315)

Le bouleversement des idées n'est pas immédiatement suivi du bouleversement des institutions, mais les idées nouvelles habitent longtemps dans la maison de leurs devancières, devenue désolée et incommode, et l'entre-tiennent même, par défaut de logement. (HTH/78-§466)

On peut aussi être gâté pour ce qui concerne la clarté des idées. Combien vous dégoûtent alors les rapports avec ces gens obscurs et nébuleux, qui aspirent et qui pressentent ! Combien paraît ridicule, sans être réjouissant, leur éternel papillon-nement, leur chasse perpétuelle, sans qu'ils parviennent véritablement à voler et à attraper quelque chose ! (OSM/79-§2)


ILLUSION

Il faut établir la proposition : nous ne vivons que grâce à des illusions - notre conscience effleure la surface. Bien des choses échappent à notre regard. Il n'est pas non plus à craindre que l'homme se connaisse totalement, qu'il pénètre à tout instant toutes les lois des forces du levier, de la mécanique, toutes les formules de l'architecture, de la chimie, qui sont utiles à la vie. Il est bien possible que le schème entier en devienne connu. Cela ne change presque rien à notre vie. Pour elle il n'y a, dans tout cela, que des formules désignant des forces absolument inconnaissables. (LDP/72-75-ch.1§50)

Nous vivons assurément, grâce au caractère superficiel de notre intellect, dans une illusion perpétuelle : nous avons donc besoin, pour vivre, de l'art à chaque instant. Notre œil nous retient aux formes. Mais si nous sommes nous-mêmes ceux qui avons éduqué graduellement cet œil, nous voyons aussi régner en nous-mêmes une force artiste. Nous voyons même dans la nature des mécanismes contraires au savoir absolu : le philosophe reconnaît le langage de la nature et dit : " Nous avons besoin de l'art " et " il ne nous faut qu'une partie du savoir ". (LDP/72-75-ch.1§51)

Cet orgueil lié au connaître et au sentir, bandeau de nuée posé sur les yeux et les sens des hommes, leur fait illusion quant à la valeur de l'existence en portant lui-même sur le connaître l'appréciation la plus flatteuse. Son effet le plus général est l'illusion, mais aussi les effets les plus particuliers portent en eux quelque chose du même caractère. (LDP/72-75-ch.3§1)

Les hommes ne fuient pas tellement le fait d'être trompé que le fait de subir un dommage par la tromperie : au fond, à ce niveau, ils ne haïssent donc pas l'illusion, mais les conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d'illusions. C'est dans un sens aussi restreint que l'homme veut seulement la vérité : il convoite les suites agréables de la vérité, celles qui conservent la vie ; envers la connaissance pure et sans conséquence il est indifférent, envers les vérités préjudiciables et destructrices il est même hostilement disposé. (LDP/72-75-ch.3§1)

C'est seulement grâce à sa capacité d'oubli que l'homme peut parvenir à croire qu'il possède une " vérité " au degré que nous venons d'indiquer. S'il ne veut pas se contenter de la vérité dans la forme de la tautologie, c'est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera éternellement des illusions pour des vérités. (LDP/72-75-ch.3§1)


IMMORALISTE - MORALISTE

Je suis de beaucoup l'homme le plus terrible qu'il y eut jamais ; cela n'exclut pas que je devienne le plus bienfaisant. Je connais la joie de détruire à un degré qui est conforme à ma force de destruction. Dans les deux cas j'obéis à ma nature dionysienne qui ne saurait séparer une action négative d'une affirmation. Je suis le premier immoraliste. C'est ainsi que je suis le destructeur par excellence. (EH/88-4§2)


IMPRUDENCE

On commet rarement une seule imprudence. Avec la première imprudence on en fait toujours de trop, et c'est pourquoi on en fait généralement une seconde - et maintenant, c'est trop peu... (LCI/88-1§30)


INDÉPENDANCE

C'est un nouveau pas fait vers l'indépendance que d'oser enfin exprimer des vues qui passent pour faire honte à qui les propage ; en ce cas les amis mêmes et les connaissances ont coutume d'être inquiets. C'est encore un feu par lequel doit passer la nature bien douée ; après quoi elle ne s'en appartient que mieux. (HTH/78-§619)


INDIVIDU - INDIVIDUALITÉ

Quand nous prenons pour guides les grandes individualités, nous voilons beaucoup de choses en elles, nous cachons toutes les circonstances et tous les hasards qui rendent leur naissance possible, nous les isolons de nous pour les vénérer. Toute religion comporte un élément semblable : les hommes sous la divine protection, c'est ce qu'il y a d'infiniment important. Toute éthique en effet commence par la prise en considération de l'individu particulier comme étant infiniment important - autrement que la nature qui procède cruellement et comme en se jouant. Si nous sommes meilleurs et plus nobles, nous le devons aux illusions isolantes ! (LDP/72-75-ch.3§1)


INQUIÉTUDE

L'imagination de l'inquiétude est ce méchant gnome à figure de singe qui saute sur le dos de l'homme au moment même où il a déjà le plus à porter. (HTH/78-§535)


INTELLECT

Dans le monde de l'art et de la philosophie l'homme travaille à une "immortalité de l'intellect". La volonté seule est immortelle ; comparée à elle, combien paraît misérable cette immortalité de l'intellect réalisé grâce à la culture qui présuppose des cerveaux humains : - on voit à quel rang cela vient pour la nature. (LDP/72-75-ch.1§19)

En tant qu'il est un moyen de conservation pour l'individu, l'intellect développe ses forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l'existence avec des cornes ou avec une mâchoire aiguë d'une bête de proie. Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes.

L'intellect, ce maître de la dissimulation, est libre et déchargé de son travail d'esclave aussi longtemps qu'il peut tromper sans préjudice et il célèbre alors ses saturnales. Jamais il n'est plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile ni plus téméraire : avec un plaisir créateur, il jette les métaphores pêle-mêle et déplace les bornes des abstractions, de sorte qu'il connote par exemple le courant comme le chemin mouvant qui porte l'homme là où il va d'ordinaire. (LDP/72-75-ch.3§1)

Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l'"histoire universelle" : une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien en dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que l'intellect humain figure au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde.

Il n'y a rien de si abject et de si minuscule dans la nature qu'une légère bouffée de cette force du connaître ne puisse aussitôt gonfler comme une outre ; et de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l'homme le plus fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l'univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée.

Il est remarquable que cet état de fait soit l'œuvre de l'intellect, lui qui ne sert justement aux êtres les plus malchanceux, les plus délicats et les plus éphémères qu'à se maintenir une minute dans l'existence, cette existence qu'ils auraient toutes les raisons de fuir aussi vite que le fils de Lessing sans le secours d'un pareil expédient.

L'intellect, en tant que moyen de conservation de l'individu, déploie ses principales forces dans le travestissement ; car c'est le moyen par lequel se maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne peuvent pas se permettre de lutter pour l'existence à coups de cornes ou avec la mâchoire affilée des bêtes de proie. C'est chez l'homme que cet art du travestissement atteint son sommet : illusion, flagornerie, mensonge et tromperie, commérage, parade, éclat d'emprunt, masques, convention hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même, bref le sempiternel voltigement autour de cette flamme unique : la vanité - tout cela impose si bien sa règle et sa loi que presque rien n'est plus inconcevable que la naissance parmi les hommes d'un pur et noble instinct de vérité.

Dans la mesure où l'individu veut se maintenir face à d'autres individus, il n'utilise l'intellect, dans un état de choses naturel, qu'à des fins de travestissement : or, étant donné que l'homme, à la fois par nécessité et par ennui, veut vivre dans une société et dans un troupeau, il a besoin d'un accord de paix et cherche du moins à faire disparaître de son univers le plus grossier bellum omnium contra omnes. (la guerre de tous contre tous)(VMEM/73-§1)

L'intellect, ce maître du travestissement, est libre et déchargé de son esclavage ordinaire aussi longtemps qu'il peut tromper sans nuire, et il célèbre alors ses saturnales. Jamais il n'est plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile et plus audacieux : tout au plaisir de créer, il jette les métaphores pêle-mêle et dérange les bornes des abstractions, de façon par exemple à désigner le courant comme un chemin mobile qui porte l'homme là où il va.

Cette charpente et ce chantier monstrueux des concepts à quoi l'homme nécessiteux s'agrippe sa vie durant pour se sauver ne sont plus pour l'intellect libéré qu'un échafaudage et un jouet au service de ses œuvres les plus audacieuses : et quand il le casse, le jette en morceaux et puis le reconstruit ironiquement en accouplant les parties les plus étrangères et en disjoignant les plus proches, il révèle ainsi qu'il se passe très bien des expédients auxquels on a recours dans la nécessité et qu'il n'est plus guidé par des concepts, mais par des intuitions. (VMEM/73-§2)

Celui qui a soif manque d'eau, mais ses pensées lui mettent constamment sous les yeux des images d'eau, comme si rien n'était plus simple à se procurer, - la nature superficielle et facilement satisfaite de l'intellect ne peut comprendre le besoin réel et pressant et se sent supérieure : l'intellect s'enorgueillit de pouvoir davantage, de courir plus vite, d'être presque instantanément au but - et le royaume de la pensée apparaît donc, comparé au royaume de l'acte, de la volonté et de l'expérience, comme un royaume de la liberté: tandis qu'il n'est, disions-nous, que le royaume du superficiel et de l'absence d'exigences. (AUR/81-§125)


INTÉRET

Celui qui narre une histoire laisse facilement apercevoir s'il raconte parce que le fait l'intéresse ou parce qu'il veut intéresser par son récit. Dans le dernier cas, il exagérera, usera de superlatifs et autres semblables procédés. Il raconte alors d'ordinaire plus mal, parce qu'il ne songe pas tant au fait qu'à lui-même. (HTH/78-§343)


INTTRANSIGEANCE

À celui qui est intransigeant, sa probité fait souvent éprouver des remords : car l'intransigeance est la vertu d'une autre époque que la probité. (LGS/82-§159)


INVENTION
Et quelques inventions sont si bonnes qu'elles sont comme le sein de la femme, à la fois utiles et agréables. (APZ/83-85-p3)


ISOLEMENT

Même chez le plus consciencieux, le reproche de la conscience est faible face au sentiment : " Telle ou telle chose est en contradiction avec les bonnes mœurs de ta société. " Même le plus fort craint encore un regard froid, une grimace de la part de ceux sous l'autorité de qui et pour qui on a été élevé. Qu'y craint-on réellement? L'isolement ! Entendu comme l'argument qui anéantit jusqu'aux meilleurs arguments en faveur d'une personne ou une cause ! - Ainsi parle, du fond de nous-mêmes, l'instinct du troupeau. (LGS/82-§50)


IVRESSE

Toutes les espèces d'ivresses, fussent-elles conditionnées le plus diversement possible, ont puissance d'art : avant tout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme de l'ivresse la plus ancienne et la plus primitive. De même l'ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l'ivresse de la fête, de la lutte, de l'acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l'ivresse de la cruauté ; l'ivresse de la destruction, l'ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l'ivresse du printemps, ou bien sous l'influence des narcotiques ; enfin l'ivresse de la volonté, l'ivresse d'une volonté accumulée et dilatée. - L'essentiel dans l'ivresse c'est le sentiment de la force accrue et de la plénitude.

L'état de plaisir que l'on nomme ivresse est très exactement un haut sentiment de puissance... (FP/88-v14)


JALOUSIE

Celui qu'enveloppe la flamme de la jalousie, pareil au scorpion, finit par tourner contre lui-même le dard empoisonné. (APZ/83-85-p1)


JEUNESSE

L'orgueil de la jeunesse est encore sur toi, tu es devenu jeune sur le tard : mais celui qui veut devenir enfant doit surmonter aussi sa jeunesse. " (APZ/83-85-p2)


JOURNALISME - PRESSE

La puissance de la presse consiste en ce que chaque individu qui est à son service ne se sent que très peu obligé et lié. Il dit ordinairement son opinion, mais quelquefois aussi il ne la dit pas, pour servir son parti ou la politique de son pays ou enfin soi-même. Ces petits délits de malhonnêteté ou peut-être seulement le silence malhonnête ne sont pas lourds à porter pour l'individu, mais les conséquences en sont extraordinaires, parce que ces petits délits sont commis par beaucoup de gens en même temps. Chacun d'eux se dit : " Au prix d'un si petit service, je vivrai mieux, je pourrai trouver ma subsistance; par l'absence de tels petits scrupules, je ne me rendrai pas impossible. " Comme il paraît moralement presque indifférent d'écrire ou de ne pas écrire une ligne de plus, et encore peut-être sans signature, un homme qui possède de l'argent et de l'influence peut faire de toute opinion une opinion publique. Celui qui sait à ce propos que la plupart des hommes sont faibles dans les plus petites choses, et qui veut atteindre par eux ses propres fins, est toujours un homme dangereux. (HTH/78-§447)


JUGEMENT

On loue ou on blâme, suivant que l'un ou l'autre nous donne davantage l'occasion de faire briller notre force de jugement. (HTH/78-§86)

Celui qui est toujours aux écoutes sur les jugements qu'on fait de lui a toujours de la peine. Car nous sommes déjà jugés à faux par ceux qui nous tiennent du plus près (" nous connaissent le mieux "). Même de bons amis laissent dans une parole défavorable échapper leur désaccord ; et seraient-ils nos amis, s'ils nous connaissaient bien ? - Les jugements des indifférents font très mal, parce qu'ils ont un ton d'impartialité, presque impersonnel. Mais si nous nous apercevons que quelqu'un qui nous est hostile nous connaît, sur un point tenu secret, aussi bien que nous-mêmes, quel est alors notre dépit ! (HTH/78-§352)

N'y aurait-il pas déjà une manière morale et une manière immorale de porter des jugements ? Pourquoi tiens-tu ceci et ceci précisément pour juste ? - " Parce que ma conscience me le dit ; la conscience ne parle jamais de manière immorale, c'est même elle seule qui détermine ce qui doit être moral ! " - Mais pourquoi écoutes-tu le langage que te tient ta conscience? Et dans quelle mesure as-tu le droit de considérer un tel jugement comme vrai et infaillible ? Pour cette croyance - n'y a-t-il plus de conscience ? N'as-tu pas la moindre idée d'une conscience en matière intellectuelle ? D'une conscience derrière ta " conscience ? Ton jugement " voici qui est juste " a une préhistoire dans tes pulsions, inclinations, aversions, expériences et non-expériences ; " comment est-il apparu ? " dois-tu demander, et encore, ensuite : " qu'est-ce véritablement qui me pousse à y prêter l'oreille ? " Tu peux prêter l'oreille à son ordre comme un brave soldat qui entend l'ordre de son officier. Ou comme une femme qui aime celui qui ordonne. Ou comme un flatteur et un lâche qui a peur de celui qui lance un ordre. Ou comme un imbécile qui s'exécute parce qu'il n'a rien à objecter. Bref, tu peux écouter ta conscience de cent manières. Mais que tu entendes tel ou tel jugement comme langage de la conscience, donc que tu ressentes quelque chose comme juste, cela peut avoir sa cause dans le fait que tu n'as jamais réfléchi sur toi-même et que tu as admis aveuglément ce qu'on t'a désigné comme juste depuis l'enfance : ou dans le fait que tu as obtenu jusqu'à présent pain et honneur grâce à ce que tu appelles ton devoir, - cela passe à tes yeux pour juste " parce que cela te semble ta " condition d'existence " (mais que tu aies droit à l'existence te semble irréfutable !). La fermeté de ton jugement moral pourrait encore être une preuve précisément de misère personnelle, d'impersonnalité, ta " force morale " pourrait avoir sa source dans ton entêtement - ou dans ton incapacité à entrevoir de nouveaux idéaux ! Et, d'un mot : si tu avais pensé de manière plus fine, mieux observé et plus appris, tu ne nommerais plus à tout bout de champ devoir et conscience ce " devoir " et cette " conscience " qui sont les tiens ; la compréhension de la manière dont sont toujours apparus les jugements moraux en général te ferait passer le goût de ces mots emphatiques, - tout comme t'est déjà passé le goût d'autres paroles emphatiques, par exemple " péché ", " salut de l'âme ", " rédemption ". (LGS/82-§335)

La fausseté d'un jugement n'est pas pour nous une objection contre ce jugement. C'est là ce que notre nouveau langage a peut-être de plus étrange. Il s'agit de savoir dans quelle mesure ce jugement accélère et conserve la vie, maintient et même développe l'espèce. Et, par principe, nous inclinons à prétendre que les jugements les plus faux (dont les jugements synthétiques a priori font partie) sont, pour nous, les plus indispensables, que l'homme ne saurait exister sans le cours forcé des valeurs logiques, sans mesurer la réalité à l'étiage du monde purement fictif de l'inconditionné, de l'identique à soi, sans une falsification constante du monde par le nombre, - à prétendre que renoncer à des jugements faux ce serait renoncer à la vie, nier vie. Avouer que le mensonge est une condition vitale, c'est là, certes, s'opposer de dangereuse façons aux évaluations habituelles ; et il suffirait à une philosophie de l'oser pour se placer ainsi par de là le bien et le mal. (PDBM/86-§4)

Je suis assez bon connaisseur des hommes pour savoir que dans cinquante ans le jugement sur moi se sera inversé, et de quelle gloire, de quelle vénération le nom de ton fils brillera alors, à cause de ce précisément pour qui j'ai été jusqu'à présent maltraité et insulté. Depuis mon enfance, n'avoir jamais entendu un mot profond et compréhensif - cela fait simplement partie de mon destin, aussi bien e ne me souviens pas de m'en être jamais plaint. (DL/87 -FN)


JUIF

En passant : tout le problème des Juifs n'existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là, leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d'esprit et de volonté qu'ils ont longuement amassé de génération en génération à l'école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l'envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d'à présent - et cela d'autant plus qu'elles se donnent plus des airs de nationalisme - se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l'abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu'il n'est plus question de conserver ou d'établir des nations, mais de produire et d'élever une race mêlée d'Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable qu'aucun autre vestige national. (HTH/78-§475)

Les juifs, qui se sont sentis le peuple élu parmi les peuples, et ce parce qu'ils sont le génie moral parmi les peuples (en raison de la capacité qu'ils ont eue de mépriser l'homme en soi plus profondément que n'importe quel autre peuple) - les juifs tirent de leur monarque et de leur saint divin une jouissance semblable à celui que la noblesse française tira de Louis XIV. (LGS/82-§136)

Partout où les juifs ont acquis de l'influence, ils ont enseigné à distinguer de manière plus fine, à rai-sonner de manière plus précise, à écrire de manière plus limpide et plus nette : ce fut toujours leur tâche que d'amener un peuple " à la raison " (LGS/86-§348)

Les Juifs sont le peuple le plus étonnant de l'Histoire universelle, parce que, placés devant la question de l'être et du non-être, ils ont, en pleine conscience et avec une résolution qui fait peur, préféré l'être à tout prix; ce prix, ce fut la falsification radicale de toute nature, de tout naturel, de toute réalité, tant dans le monde intérieur que dans le monde extérieur. Ils se sont retranchés délibérément hors de toutes les conditions dans lesquelles, jusqu'alors, un peuple pouvait vivre, avait le droit de vivre; ils se sont transformés en vivante antithèse des conditions naturelles. Ils ont, successivement, retourné de manière irrémédiable la religion, le culte, la morale, l'histoire, la psychologie, en l'exact opposé de leurs valeurs naturelles. Nous rencontrons plus tard le même phénomène, dans des proportions infiniment plus vastes, mais cependant à l'état de simple plagiat : -l'Église chrétienne, comparée au " peuple saint " ne peut en rien prétendre à l'originalité. Les Juifs sont, en cela précisément, le peuple le plus fatal de l'humanité : à travers les séquelles de leur influence, ils ont rendu l'homme si faux qu'aujourd'hui, un chrétien peut éprouver des sentiments antijuifs, sans comprendre qu'il n'est que l'ultime conséquence du judaïsme. (ANT/88-§24)

Considéré du point de vue de la psychologie, le peuple juif est un peuple d'une force vitale prodigieusement résistante, qui, placé dans des conditions impossibles, volontairement et par une profonde habileté à survivre, prend le parti des instincts de décadence - non parce qu'il est dominé par ces instincts, mais parce qu'il a deviné en eux une puissance grâce à laquelle on peut s'imposer contre " le monde ". (ANT/88-§24)


JUSTICE

En vérité, personne n'a à un plus haut degré droit à notre vénération que celui qui possède l'instinct de la justice et la force de réaliser celle-ci. Car, dans la justice, s'unissent et s'abritent les vertus les plus hautes et les plus rares, comme dans une mer insondable qui reçoit des fleuves de tous les côtés et les absorbe en elle. La main du juste qui est autorisé à rendre la justice ne tremble plus quand elle tient la balance. Inflexible pour lui-même, le juste ajoute un poids à un autre poids. Son œil ne se trouble pas quand les plateaux montent et descendent et sa voix n'est ni dure ni brisée, lorsqu'il proclame la sentence. S'il était un froid démon de la connaissance, il répandrait autour de lui l'atmosphère glaciale d'une majesté surhumaine et épouvantable, qu'il nous faudrait craindre et non point vénérer. Mais il est un homme, et pourtant il essaie de s'élever du doute indulgent à l'austère certitude, d'une indulgente tolérance à l'impératif " tu dois ", de la rare vertu de la générosité à la vertu plus rare encore de la justice ; il ressemble à ce démon, sans être à l'origine autre chose qu'un pauvre homme ; à chaque moment il expie sur lui-même son humanité, il est rongé par ce qu'il y a de tragique dans une impossible vertu. - Tout cela l'élève dans une hauteur solitaire, comme s'il était l'exemple le plus vénérable de l'espèce humaine ; car il veut la vérité, non point sous forme de froide connaissance, sans enchaînement, mais comme la justicière qui ordonne et qui punit ; la vérité non point comme propriété égoïste de l'individu, mais comme un droit sacré à déplacer toutes les bornes de la propriété égoïste ; bref, la vérité comme jugement de l'humanité et nullement comme une proie saisie au vol et un plaisir de chasseur. (CI2/73)

La justice (l'équité) prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants, comme Thucydide l'a bien compris (dans l'effrayant dialogue entre les députés athéniens et méliens) ; là où il n'y a pas de puissance clairement reconnue pour prédominante et où une lutte n'amènerait que des dommages réciproques sans résultat, naît l'idée de s'entendre et de traiter au sujet des prétentions de part et d'autre : le caractère de troc est le caractère initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l'autre, en ce que chacun reçoit ce qu'il met à plus haut prix que l'autre. On donne à chacun ce qu'il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l'objet de son désir. La justice est ainsi une compensation et un troc dans l'hypothèse d'une puissance à peu près égale : c'est ainsi qu'originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. (HTH/78-§92)

Celui qui est puni n'est plus celui qui a commis l'acte. Il est toujours le bouc émissaire. (AUR/81-§252)

Je n'aime pas votre froide justice ; dans les yeux de vos juges passe toujours le regard du bourreau et son couperet glacé.
Dites-moi donc où se trouve la justice qui est l'amour avec des yeux clairvoyants.
Inventez-moi donc l'amour qui porte non seulement toutes les punitions, mais aussi toutes les fautes ! (APZ/83-85-p1)

Il ne faut pas approuver - car cela induit en erreur - l'usage de représenter la justice avec une balance à la main : le symbole correct consisterait à placer la justice debout sur une balance, de telle sorte qu'elle maintienne les deux plateaux en équilibre. (FP/85-87-v12)

La justice qui a commencé par dire : " tout peut être payé, tout doit être payé ", est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable, - elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire elle-même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel beau nom elle se pare - elle s'appelle la grâce, elle demeure, comme l'on pense, le privilège des plus puissants, mieux encore son " au-delà " de la justice. (GM/87-dd§10)

Parler de justice et d'injustice en soi n'a point de sens ; une infraction, une violation, un dépouillement, une distinction en soi, ne pouvant être évidemment quelque chose d' " injuste ", attendu que la vie procède essentiellement, c'est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction et qu'on ne saurait l'imaginer procédant autrement. (GM/87-dd§11)


KANT

Kant voulut prouver d'une façon blessante pour " tout le monde " que " tout le monde " avait raison : - telle fut la secrète finesse de cette âme. Il écrivit contre les savants en faveur du préjugé du peuple, mais pour les savants et non pour le peuple. (LGS/82-§193)

La tartuferie aussi rigide que modeste du vieux Kant, par où il nous attire dans les voies détournées de la dialectique, ces voies qui nous mènent ou plutôt nous induisent à son " impératif catégorique " - ce spectacle nous fait sourire, nous autres enfants gâtés, qui ne prenons pas un petit plaisir à surveiller les subtiles perfidies des vieux moralistes et des prédicateurs de la morale. (PDBM/86-§5)

D'où vient la jubilation qui, lors de l'apparition de Kant, parcourut en Allemagne la République des Lettres, composée pour les trois quarts de fils de pasteurs et de maîtres d'école ?

D'où vient la conviction répandue en Allemagne (et qui trouve encore un écho aujourd'hui), qu'avec Kant s'amorçait une évolution décisive en mieux ? Ce qu'il y a d'instinct théologique dans l'âme du lettré allemand devina tout ce qui, dès lors, redevenait possible... Une voie détournée s'ouvrait vers l'ancien idéal; l'idée de " monde vrai ", l'idée de la morale, essence du monde (- les deux erreurs les plus malfaisantes qui soient!) étaient à nouveau, grâce à un scepticisme retors et prudent, sinon prouvables, du moins impossibles à réfuter...

Le succès de Kant n'est qu'un succès de théologien : Kant, tout comme Luther, tout comme Leibniz, fut une entrave de plus à la probité allemande, déjà mal assurée... (ANT/88-§10)

Un mot, encore, contre Kant moraliste. Il faut qu'une vertu soit notre propre invention, notre recours, notre besoin le plus personnel : en tout autre sens, elle n'est qu'un danger. Ce qui n'est pas une condition de notre vie ne peut que lui nuire. Une vertu est nuisible si elle ne naît que d'un sentiment de respect pour le mot " vertu ", comme le voulait Kant.

Comment a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif catégorique de Kant met la vie en péril ?... C'est l'instinct théologique, et lui seul, qui a pris sa défense !

... Et c'était le contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait - et passe encore ! - pour le philosophe allemand par excellence !... Je me garderai bien de dire ce que je pense des Allemands... Kant n'a-t-il pas vu dans la Révolution française le passage de la forme inorganique de l'État à sa forme organique ? Ne s'est-il pas demandé s'il existait un événement qui ne puisse s'expliquer autrement que par une disposition morale de l'humanité, au point qu'il prouverait une fois pour toutes " l'inclination de l'homme vers le bien " ? Réponse de Kant : " C'est la Révolution. " L'instinct qui se trompe à coup sûr en tout, la contre-nature faite instinct, la décadence allemande faite philosophie : - voilà Kant ! (ANT/88-§11)

Finalement, Kant, dans sa candeur " allemande ", est allé jusqu'à tenter de donner un aspect scientifique à cette forme de corruption, à ce manque de conscience de l'intellect, en l'appelant " raison pratique " : il a inventé une raison spéciale qui doit indiquer dans quel cas on n'a pas à se soucier de la raison, c'est-à-dire quand la morale, quand le sublime commandement " tu dois " se fait entendre. (ANT/88-§12)


LAMENTATION

Si nous laissons les autres mortels nous assombrir par leurs lamentations et leurs souffrances et recouvrir de nuages notre propre ciel, qui donc supportera les conséquences de cet assombrissement? Les autres mortels, justement, en plus de tous leurs autres fardeaux ! Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si nous voulons devenir l'écho de leurs lamentations, ou même si nous leur prêtons trop constamment l'oreille. (AUR/81-§144)


LANGAGE

… qu'en est-il de ces fameuses conventions du langage ? Seraient-elles des produits de la connaissance, du sens de la vérité, est-ce que les désignations et les choses se recouvrent ? Le langage est-il l'expression adéquate de toutes les réalités ?

Les différentes langues, posées les unes à côté des autres, montrent qu'en matière de mots ce n'est jamais de la vérité, jamais de l'expression adéquate qu'il retourne : autrement il n'y aurait pas autant de langues. La "chose en soi" (ce qui serait précisément la vérité toute pure et sans effets) reste entièrement insaisissable même pour le créateur de langue et ne lui paraît nullement désirable. Il désigne uni-quement les relations des choses aux hommes et pour les exprimer il en appelle aux métaphores les plus téméraires. Une excitation nerveuse d'abord transposée en une image ! Première métaphore. L'image à son tour remodelée en un son ! Deuxième métaphore. Et chaque fois, saut périlleux d'une sphère au beau milieu d'une autre toute nouvelle et différente. (VMEM/73-§1)

L'importance du langage pour le développement de la civilisation réside en ce qu'en lui l'homme a placé un monde propre à côté de l'autre, position qu'il jugeait assez solide pour soulever de là le reste du monde sur ses gonds et s'en rendre maître. C'est parce que l'homme a cru, durant de longs espaces de temps, aux idées et aux noms des choses comme à des aeternae veritates, qu'il s'est donné cet orgueil avec lequel il s'élevait au-dessus de la bête : il pensait réellement avoir dans le langage la connaissance du monde. Le créateur de mots n'était pas assez modeste pour croire qu'il ne faisait que donner aux choses des désignations, il se figurait au contraire exprimer par les mots la science la plus élevée des choses; en fait, le langage est le premier degré de l'effort vers la science. (HTH/78-§11)

On ignorait avant moi ce que l'on peut faire avec la langue allemande, ce que l'on peut faire avec le langage en général. L'art du grand rythme, du grand style dans la période, pour exprimer le formidable mouvement ascendant et descendant d'une passion sublime et surhumaine, a été découvert par moi. Avec un dithyrambe comme celui qui termine la troisième partie de Zarathoustra et qui s'intitule : " Les Sept Sceaux ", j'ai volé à mille lieues au-dessus de ce qui s'est jamais appelé poésie. (EH/88-3§4)


LIBERTÉ - LIBRE ARBITRE

Toutes les " mauvaises " actions sont motivées par l'instinct de la conservation ou, plus exactement encore, par l'aspiration au plaisir et la fuite du déplaisir chez l'individu ; or, étant ainsi motivées, elles ne sont pas mauvaises. " Faire du chagrin en soi " n'existe pas, en dehors du cerveau des philosophes, aussi peu que " faire du plaisir en soi " (la pitié au sens de Schopenhauer). Dans la condition sociale antérieure à l'État, nous tuons l'être, singe ou homme, qui veut prendre avant nous un fruit de l'arbre, juste quand nous avons faim et courons vers l'arbre : c'est ce que nous ferions encore de l'animal en voyageant dans des contrées sauvages. - Les mauvaises actions qui nous indignent aujourd'hui le plus reposent sur cette erreur, que l'homme qui les commet à notre égard aurait son libre arbitre : que par conséquent il aurait dépendu de son bon plaisir de ne pas nous faire ce tort. Cette croyance au bon plaisir éveille la haine, le plaisir de la vengeance, la malice, la perversion entière de l'imagination, au lieu que nous nous fâchons beaucoup moins contre un animal, parce que nous le considérons comme irresponsable. Faire du mal, non par instinct de conservation, mais par représailles - est la conséquence d'un jugement erroné, et par cela même également innocent. (HTH/78-§99)

Ou a pris naissance la théorie du libre arbitre. - Sur l'un, la nécessité plane sous la forme de ses passions, sur l'autre, l'habitude c'est d'écouter et d'obéir, sur le troisième la conscience logique, sur le quatrième le caprice et le plaisir fantasque à sauter les pages. Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné : c'est comme si le ver à soie mettait son libre arbitre à filer. D'où cela vient-il ? Évidemment de ce que chacun se tient le plus pour libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, comme j'ai dit, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la recherche scientifique, tantôt dans la fantaisie. Ce par quoi l'individu est fort, ce dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement que cela doit être aussi l'élément de sa liberté : il met ensemble la dépendance et la torpeur, l'indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables.

En ce cas, une expérience que l'homme a faite sur le terrain politique et social est transportée à tort sur le terrain métaphysique transcendant : c'est là que l'homme fort est aussi l'homme libre, c'est là que le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse du désir, la puissance de la haine sont l'apanage du souverain et de l'indépendant, tandis que le sujet, l'esclave, vit, opprimé et stupide. La théorie du libre arbitre est une invention des classes dirigeantes. (LVO/79-§9)

Tant que nous ne nous sentons pas dépendre de quelque chose, nous nous tenons pour indépendants : conclusion erronée qui montre quel est l'orgueil et la soif de domination de l'homme. Car il admet ici qu'en toutes circonstances il doit remarquer et reconnaître sa dépendance, aussitôt qu'il la subit, par suite de l'idée préconçue qu'à l'ordinaire il vit dans l'indépendance et que, s'il vient à la perdre exceptionnellement, il sentira sur-le-champ un contraste d'impression. - Mais quoi ? si c'était le contraire qui fût vrai : qu'il vécût toujours dans une multiple dépendance, mais qu'il se tînt pour libre là où, par une longue accoutumance, il ne sent plus la pression des chaînes ? Seules les chaînes nouvelles le font souffrir encore : " Libre arbitre " ne veut dire proprement autre chose que le fait de ne pas sentir de nouvelles chaînes. (LVO/79-§10)

L'observation inexacte qui nous est habituelle prend un groupe de phénomènes pour une unité et l'appelle un fait : entre lui et un autre fait, elle se représente un espace vide, elle isole chaque fait. Mais en réalité l'ensemble de notre activité et de notre connaissance n'est pas une série de faits et d'espaces intermédiaires vides, c'est un courant continu. Seulement la croyance au libre arbitre est justement incompatible avec la conception d'un courant continu, homogène, indivis, indivisible : elle suppose que toute action particulière est isolée et indivisible ; elle est une atomistique dans le domaine du vouloir et du savoir. […] Le mot et l'idée sont la cause la plus visible qui nous fait croire à cette isolation de groupes d'actions : nous ne nous en servons pas seulement pour désigner les choses, nous croyons originairement que par eux nous en saisissons l'essence. Les mots et les idées nous mènent maintenant encore à nous représenter constamment les choses comme plus simples qu'elles ne sont, séparées les unes des autres, indivisibles, ayant chacune une existence en soi et pour soi. Il y a, cachée dans le langage, une mythologie philosophique qui à chaque instant reparaît, quelques précautions qu'on prenne. La croyance au libre arbitre, c'est-à-dire la croyance aux faits identiques et aux faits isolés, - possède dans le langage un apôtre et un représentant perpétuel. (LVO/79-§11)

Les hommes qui, par, profession, jugent et punissent, cherchent à fixer dans chaque cas particulier si un criminel est responsable de son acte, s'il a pu se servir de sa raison, s'il a agi pour obéir à des motifs et non pas inconsciemment ou par contrainte. Si on le punit, c'est d'avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes raisons qu'il devait connaître. Lorsque cette connaissance fait défaut, conformément aux idées dominantes, l'homme n'est pas libre et pas responsable : à moins que son ignorance, par exemple son ignorance de la loi, ne soit la suite d'une négligence intentionnelle de sa part ; c'est donc autrefois déjà, lorsqu'il ne voulait pas apprendre ce qu'il devait, qu'il a préféré les mauvaises raisons aux bonnes et c'est maintenant qu'il pâtit des conséquences de son choix. Si, par contre, il ne s'est pas aperçu des meilleures raisons, par hébètement ou idiotie, on n'a pas l'habitude de le punir. On dit alors qu'il ne possédait pas le discernement nécessaire, qu'il a agi comme une bête. La négation intentionnelle de la meilleure raison, c'est là maintenant la condition que l'on exige pour qu'un criminel soit digne d'être puni. Mais comment quelqu'un peut-il être intentionnellement plus déraisonnable qu'il ne doit l'être ? Qu'est-ce qui le décidera, lorsque les plateaux de la balance sont chargés de bons et de mauvais motifs ? Ce ne sera ni l'erreur, ni l'aveuglement, ni une contrainte intérieure, ni une contrainte extérieure. (Il faut d'ailleurs considérer que ce que l'on appelle " contrainte extérieure " n'est pas autre chose que la contrainte intérieure de la crainte et de la douleur). Qu'est-ce alors ? serait-on en droit de demander. La raison ne doit pas être la cause qui fait agir, parce qu'elle ne saurait décider contre les meilleurs motifs. - C'est ici que l'on appelle en aide le " libre arbitre " : c'est le bon plaisir qui doit décider et faire intervenir un moment où nul motif n'agit, o@? l'action s'accomplit comme un miracle, sortant du néant. On punit cette prétendue discrétion dans un cas où nul bon plaisir ne devrait régner : la raison qui connaît la loi, l'interdiction et le commandement, n'aurait pas du laisser de choix, pense-t-on, et agir comme contrainte et puissance supérieure. Le criminel est donc puni, parce qu'il a agi sans raison, alors qu'il aurait dû agir conformément à des raisons. Mais pourquoi s'y est-il pris ainsi ? C'est précisément cela que l'on n'a plus le droit de demander : ce fut une action sans " pourquoi ? ", sans motif, sans origine, quelque chose qui n'avait ni but ni raison. - Pourtant, conformément aux conditions de pénalité @?noncées plus haut, on n'aurait pas non plus le droit de punir une pareille action ! Aussi ne peut-on pas faire valoir cette façon de pénalité ; il en est comme si l'on n'avait pas fait quelque chose, connue si l'on avait omis de la faire, comme si l'on n'avait pas fait usage de la raison : car, à tous égards, l'omission s'est faite sans intention ! et seules sont punissables les omissions intentionnelles de ce qui est ordonné. A vrai dire, le criminel a préféré les mauvaises raisons aux bonnes, mais sans motif et sans intention : s'il n'a pas fait usage de sa raison, ce n'était pas précisément pour ne pas en faire usage. L'hypothèse que l'on fait chez le criminel qui mérite d'être puni, l'hypothèse que c'est intentionnellement qu'il a renié sa raison, est justement supprimée si l'on admet le " libre arbitre ". Vous n'avez pas le droit de punir, vous qui êtes partisans de la doctrine du " libre arbitre ", vos propres principes vous le défendent ! - Mais ces principes ne sont en somme pas autre chose qu'une très singulière mythologie des idées ; et la poule qui l'a couvée se trouvait loin de la réalité lorsqu'elle couvrait ses œufs. (LVO/79-§23)

Quel est le sceau de l'acquisition de la liberté ? - Ne plus avoir honte de soi-même. (LGS/82-§275)

Tes chiens sauvages veulent être libres ; ils aboient de joie dans leur cave, quand ton esprit tend à ouvrir toutes les prisons.
Pour moi, tu es encore un prisonnier qui aspire à la liberté : hélas ! L'âme de pareils prisonniers devient prudente, mais elle devient aussi rusée et mauvaise. (APZ/83-85-p1)

" Liberté ! " c'est votre cri préféré : mais j'ai perdu la foi aux " grands événements ", dès qu'il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour d'eux. (APZ/83-85-p2)

Ce que l'on appelle " libre arbitre " est essentiellement la conscience de la supériorité vis-à-vis de celui qui doit obéir. " Je suis libre, il doit obéir " - ce sentiment est caché dans toute manifestation de la volonté, de même cette tension de l'esprit, ce regard direct qui fixe exclusivement un objet, l'évaluation absolue de la nécessité de faire telle chose " et non point telle autre ", la certitude intime qu'il sera obéi au commandement, quels que soient les sentiments propres à celui qui commande. Un homme qui veut ordonne quelque chose à son être intime, lequel obéit, ou est du moins imaginé obéissant.

Parce que, dans la plupart des cas, la volonté ne s'est exercée que quand l'efficacité du commandement, c'est-à-dire l'obéissance, par conséquent l'action, pouvaient être attendues, l'apparence, seule existante, s'est traduite par une sensation, à savoir : qu'il y avait là la nécessité d'un effet ; bref, le sujet voulant s'imagine, avec quelque certitude, que vouloir et agir ne font qu'un, il escompte la réussite, la réalisation du vouloir, au bénéfice de la volonté même et jouit d'un surcroît de sensations de puissance que toute réussite apporte avec elle. " Libre arbitre " - voilà l'expression pour ce sentiment complexe de plaisir chez le sujet voulant qui commande et, en même temps, s'identifie à l'exécutant, - qui jouit du triomphe remporté sur les obstacles, mais qui s'imagine, à part soi, que c'est sa volonté elle-même qui triomphe des obstacles. (PDBM/86-§19)

La causa sui (cause de soi-même) est la meilleure contradiction qui ait été imaginée jusqu'ici, une espèce de viol et de monstruosité logiques. Mais l'orgueil démesuré de l'homme l'a amené à s'embarrasser de cette absurdité, profondément et de la plus horrible façon. Le souci du " libre arbitre ", dans ce sens métaphysique excessif, qui domine malheureusement encore les cerveaux des êtres instruits à demi, ce souci de supporter soi-même l'entière et ultime responsabilité de ses actes, et d'en décharger Dieu, l'univers, les ancêtres, le hasard, la société, ce souci, dis-je, n'est point autre chose que le désir d'être précisément cette causa sui, de se tirer soi-même par les cheveux avec une témérité qui dépasse celle du baron de Crac, pour sortir du marais du néant et entrer dans l'existence. À supposer que quelqu'un s'avisât de la naïveté grossière de ce fameux concept " libre arbitre" et qu'il retranchât ce concept de son cerveau, je le prierai de faire faire encore un pas de plus à sa clairvoyance et de retrancher également de son cerveau le contraire de ce concept monstrueux " libre arbitre " : je veux parler du " déterminisme " qui aboutit à l'abus de l'idée de cause et d'effet. (PDBM/86-§21)

Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce de compassion avec l'idée du " libre arbitre " : nous savons trop bien ce que c'est - le tour de force théologique le plus mal famé qu'il y ait, pour rendre l'humanité " responsable ", à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendantes des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. - Partout où l'on cherche des responsabilités, c'est généralement l'instinct de punir et de juger qui est à l'œuvre. […] Les hommes ont été considérés comme " libres ", pour pouvoir être jugés et punis, - pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (- par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était fait principe de la psychologie même...). Aujourd'hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l'idée de culpabilité et de punition, ainsi qu'à en nettoyer la psychologie, l'histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n'y a plus à nos yeux d'opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l'idée du " monde moral ", à infester l'innocence du devenir, avec le " péché " et la " peine ". Le christianisme est une métaphysique du bourreau... (LCI/88-6§7)


LOGIQUE

Entre les choses qui peuvent porter un penseur au désespoir, il faut compter le fait de reconnaître que l'illogique est nécessaire aux hommes et que de l'illogique naît beaucoup de bien. Il est si solidement ancré dans les passions, dans le langage, dans l'art, dans la religion, et généralement dans tout ce qui prête du prix à la vie, que l'on ne peut l'en retirer sans porter ainsi à ces belles choses un incurable préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent croire que la nature de l'homme puisse être changée en une nature purement logique; mais s'il devait y avoir des degrés d'approche vers le but, quelles pertes ne ferait-on pas en chemin ! Même l'homme le plus raisonnable a besoin de temps en temps de retourner à la nature, c'est-à-dire à sa relation fondamentale illogique avec toutes choses. (HTH/78-§31)

Tous les jugements sur le prix de la vie sont développés illogiquement, et par là injustes. L'inexactitude du jugement réside premièrement dans la manière dont se présentent les matières, à savoir très incomplètement; deuxièmement dans la manière dont la somme en est faite, et troisièmement en ce que chaque pièce isolée de ces matières est à son tour le résultat d'une connaissance inexacte, et cela de toute nécessité. (HTH/78-§32)

À partir de quoi la logique a-t-elle pris naissance dans la tête des hommes ? À coup sûr à partir de la non-logique, dont l'empire, à l'origine, a dû être immense. Mais des quantités innombrables d'êtres qui raisonnaient autrement que nous ne raisonnons aujourd'hui, ont péri : voilà qui pourrait avoir été encore plus vrai ! (LGS/82-§111)

Mais le penchant prédominant à traiter le semblable comme de l'identique, penchant illogique - car il n'y a en soi rien d'identique -, a le premier créé tous les fondements de la logique. Il fallut de même, pour qu'apparaisse le concept de substance, qui est indispensable à la logique, bien qu'au sens le plus strict, rien de réel ne lui corresponde, -que durant une longue période on ne voie pas, qu'on ne sente pas ce qu'il y a de changeant dans les choses; les êtres qui ne voyaient pas avec précision avaient un avantage sur ceux qui voyaient tout " en flux ". (LGS/82-§111)

En soi et pour soi, tout degré élevé de prudence dans le raisonnement, tout penchant sceptique est déjà un grand danger pour la vie. Aucun être vivant ne se serait conservé si le penchant inverse, qui pousse à affirmer plutôt qu'à suspendre son jugement, à se tromper et à imaginer plutôt qu'à attendre, à acquiescer plutôt qu'à nier, à juger plutôt qu'à être juste - n'avait pas été élevé d'une manière extraordinairement vigoureuse. - Le cours des pensées et des conclusions logiques dans notre cerveau actuel correspond à un processus et à une lutte de pulsions qui en soi et à titre individuel sont toutes très illogiques et injustes; nous ne prenons habituellement connaissance que du résultat de la lutte : tant le fonctionnement de cet antique mécanisme est aujourd'hui rapide et caché. (LGS/82-§111)


LOIS

On se trompe lourdement lorsqu'on étudie les lois pénales d'un peuple comme si elles étaient une expression de son caractère; les lois ne révèlent pas ce qu'est un peuple, mais au contraire ce qui lui apparaît comme inconnu, étrange, monstrueux, étranger. Les lois se rapportent aux exceptions à la moralité des mœurs; et les châtiments les plus sévères frappent ce qui est conforme aux mœurs du peuple voisin. (LGS/82-§43)


LOUANGE

" Il va mal!" - Qu'est-ce qui ne va pas? - " Il souffre du désir d'être loué et ne trouve pas de quoi l'alimenter " - Inconcevable! Tout le monde le célèbre, et non seulement on le porte aux nues mais on ne parle que de lui ! " Oui, mais il est dur d'oreille en matière de louange. Si c'est un ami qui le loue, il lui semble que celui-ci se loue lui-même ; si c'est un ennemi qui le loue, il lui semble que celui-ci veut être loué pour cette attitude ; enfin si c'est un de ceux qui restent qui le loue - et il n'en reste pas beaucoup, tant il est célèbre ! Il est offensé qu'on ne veuille l'avoir ni pour ami, ni pour ennemi ; il a coutume de dire : " que m'importe quelqu'un qui est capable de jouer le juste envers moi ! " (LGS/82-§168)

A : " 0n n'est loué que par ses pareils ! " - B : " Oui ! Et celui qui te loue te dit : tu es mon pareil ! " (LGS/82-§190)

Celui qui loue fait semblant de rendre ce qu'on lui a donné, mais en réalité veut qu'on lui donne davantage ! (APZ/83-85-p3)


MAÎTRE

Tant qu'un homme connaît très bien les forces et les faiblesses de sa théorie, de son art, de sa religion, sa force est encore petite. Le disciple et l'apôtre qui n'a point d'yeux pour les faiblesses de la théorie, de la religion, etc., aveuglé par la vue de son maître et sa piété envers lui, a donc ordinairement plus de puissance que le maître. Sans les disciples aveugles, jamais encore l'influence d'un homme et de son œuvre n'est devenue grande. Aider au triomphe d'une idée n'a souvent d'autre sens que : l'associer si fraternellement à la sottise que le poids de celle-ci l'emporte et l'entraîne dans sa victoire. (HTH/78-§122)

Si l'on est devenu maître en une chose, on est pour l'ordinaire resté par cela même un pur apprenti dans la plupart des autres; mais on en juge inversement, comme Socrate en faisait déjà l'expérience. Là est l'inconvénient qui rend le commerce des maîtres désagréable. (HTH/78-§361)

Celui qui sait qu'il exerce sur un autre une grande influence intérieure doit lui laisser la bride sur le cou, et même le voir volontiers lui résister à l'occasion et lui-même l'y amener : autrement, il s'en fera inévitablement un ennemi. (HTH/78-§576)

On n'a que peu de reconnaissance pour un maître, quand on reste toujours élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas déchirer ma couronne ? (APZ/83-85-p1)


MALADE - MALADIE

Qui donne des conseils à un malade s'assure un sentiment de supériorité sur lui, qu'ils soient suivis ou qu'ils soient rejetés. C'est pourquoi les malades irritables et orgueilleux haïssent leurs conseilleurs plus encore que leur maladie. (HTH/78-§299)

L'homme que la maladie tient au lit arrive parfois à trouver qu'à l'ordinaire il est malade de son emploi, de ses affaires, ou de sa société, et que par elles il a perdu toute connaissance raisonnée de soi-même ; il gagne cette sagesse au loisir où le contraint sa maladie. (HTH/78-§)

Ce sont les moyens de consolation qui ont donné à la vie ce caractère fondamentalement douloureux auquel on croit maintenant : la plus grave maladie de l'humanité est née du combat contre ses maladies, et les prétendus remèdes ont engendré à la longue un mal pire que celui qu'ils étaient censés éliminer. Par ignorance, on crut que les moyens abrutissants et enivrants, efficaces sur l'instant, les prétendues consolations avaient une véritable force curative, on ne remarqua même pas que l'on payait souvent ce soulagement immédiat par une aggravation générale et profonde de la souffrance, que les malades avaient à souffrir des répercussions de l'ivresse, puis de la privation d'ivresse et enfin d'une oppressante sensation générale d'agitation, de tremblements nerveux et de malaises. Lorsque l'on était arrivé à un certain point de maladie, on ne guérissait plus, - les médecins de l'âme y veillaient au milieu de la confiance et de la vénération générales. (AUR/81-§52)

On dit à juste titre à la louange de Schopenhauer qu'il a été le premier à avoir de nouveau pris au sérieux les souffrances de l'humanité : où trouver celui qui prendra enfin au sérieux les remèdes à ces souffrances et mettra au pilori l'incroyable charlatanisme avec lequel, sous les noms les plus flatteurs, l'humanité a gardé jusqu'à nos jours l'habitude de soigner les maladies de son âme ? (AUR/81-§52)

Apaiser l'imagination du malade, afin qu'au moins il cesse de souffrir de ses réflexions sur sa maladie plus que de la maladie elle-même, - je pense que c'est déjà quelque chose ! Et même ce n'est pas peu ! Comprenez-vous maintenant notre tâche ? (AUR/81-§54)

Il y eut toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui languissent vers Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, ils haïssent la plus jeune des vertus qui s'appelle : loyauté.
Ils regardent toujours en arrière vers des temps obscurs : il est vrai qu'alors la folie et la foi étaient autre chose. La fureur de la raison apparaissait à l'image de Dieu et le doute était péché. (APZ/83-85-p1)


MALHEUR

Malheur et faute, - ces deux choses ont été mises par le christianisme sur une même balance : si bien qu'encore maintenant, lorsque le malheur qui suit une faute est grand, on juge involontairement d'après lui l'importance de la faute elle-même. (AUR/81-§78)


MARIAGE

Les unions qui sont conclues par amour (ce qu'on appelle les mariages d'amour) ont l'erreur pour père et la nécessité (le besoin) pour mère. (HTH/78-§389)

Si les époux ne vivaient pas ensemble, les bons mariages seraient plus fréquents. (HTH/78-§393)

Toute fréquentation qui n'élève pas abaisse, et inversement; c'est pourquoi les hommes descendent d'ordinaire quelque peu quand ils prennent femme, au lieu que les femmes sont quelque peu élevées. Les hommes trop spirituels ont autant besoin du mariage qu'ils y répugnent comme à une médecine abhorrée. (HTH/78-§394)

Le mariage est une institution nécessaire de vingt à trente ans, utile, mais non nécessaire, de trente à quarante : plus tard, elle devient souvent pernicieuse et amène la décadence intellectuelle de l'homme. (HTH/78-§421)

Les nobles femmes, d'esprit libre, qui prennent à tâche l'éducation et le relèvement du sexe féminin, ne devraient pas négliger un point de vue : le mariage conçu, dans son idée la plus haute, comme l'union des âmes de deux êtres humains de sexe différent, conclu par conséquent, comme on l'espère de l'avenir, en vue de produire et d'élever une nouvelle génération, - un tel mariage, qui n'use de l'élément sensuel que comme d'un moyen rare, occasionnel, pour une fin supérieure, a vraisemblablement besoin, c'est à craindre, d'un auxiliaire naturel, le concubinat. Car si, pour la santé de l'homme, la femme mariée doit aussi servir à la satisfaction exclusive du besoin sexuel, c'est dès lors un point de vue faux, opposé aux buts visés, qui présidera au choix d'une épouse : le souci de la postérité sera accidentel, son heureuse éducation des plus invraisemblables. Une bonne épouse, qui doit être une amie, une coadjutrice, une productrice, une mère, un chef de famille, une gouvernante, qui peut-être même doit, indépendamment de l'homme, s'occuper de ses affaires et de sa fonction propre, ne peut pas être en même temps une concubine : ce serait d'une façon générale trop lui demander. (HTH/78-§424)

L'institution du mariage maintient avec acharnement la croyance que l'amour, bien qu'étant une passion, est en tant que telle capable de durée, et même que l'amour durable, à vie, peut être érigé en règle. Par l'opiniâtreté de cette noble croyance, et bien que celle-ci ait été très souvent et presque systématiquement infirmée par les faits, si bien qu'elle constitue une pia fraus (pieuse tromperie), elle a conféré à l'amour une noblesse supérieure. (AUR/81-§27)

Si j'étais un dieu, et un dieu bienveillant, rien ne provoquerait plus mon impatience que les mariages des hommes. Un individu peut progresser loin, très loin, dans les soixante-dix ou même les trente ans de sa vie, - il y a là matière à émerveillement, même pour des dieux! Mais si l'on considère ensuite comment il accroche l'héritage et le legs de ces luttes et de ces victoires, le laurier de son humanité, au premier endroit venu où une petite bonne femme vient le cueillir : si l'on considère comme il s'entend bien à gagner et mal à conserver, comme il est loin d'imaginer qu'il pourrait, par la procréation, préparer une vie encore plus victorieuse : on devient, disions-nous, impatient, et l'on se dit : " l'humanité ne peut, à la longue, arriver à rien, les individus sont gaspillés, le hasard des mariages rend impossible toute organisation raisonnable d'une grande progression de l'humanité; (AUR/81-§150)

Il ne devrait pas être permis, lorsque l'on est amoureux, de prendre une décision qui engage pour la vie et de fixer une fois pour toutes sous le coup d'une lubie violente le caractère de la société où nous vivrons : on devrait publiquement déclarer sans valeur les serments des amoureux et les empêcher de se marier : - ceci parce qu'il faudrait prendre le mariage infiniment plus au sérieux! (AUR/81-§151)

Veillez à la façon dont vous concluez vos mariages, veillez à ce que ce ne soit pas une mauvaise conclusion ! Vous avez conclu trop tôt : il s'en suit donc - une rupture !
Et il vaut mieux encore rompre le mariage que de se courber et de mentir ! - Voilà ce qu'une femme m'a dit : " Il est vrai que j'ai brisé les liens du mariage, mais les liens du mariage m'avaient d'abord brisée - moi ! "
J'ai toujours trouvé que ceux qui étaient mal assortis étaient altérés de la pire vengeance : ils se vengent sur tout le monde de ce qu'ils ne peuvent plus marcher séparément.
C'est pourquoi je veux que ceux qui sont de bonne foi disent : " Nous nous aimons : veillons à nous garder en affection ! Ou bien notre promesse serait-elle une méprise ! "
- " Donnez-nous un délai, une petite union pour que nous voyions si nous sommes capables d'une longue union ! C'est une grande chose que d'être toujours à deux ! "
C'est ainsi que je conseille à tous ceux qui sont de bonne foi ; et que serait donc mon amour du Surhomme et de tout ce qui doit venir si je conseillais et si je parlais autrement !
Il ne faut pas seulement vous multiplier, mais vous élever - ô mes frères, que vous soyez aidés en cela par le jardin du mariage. (APZ/83-85-p3)


MARTEAU

Poser ici des questions avec le marteau et entendre peut-être comme réponse ce fameux son creux qui parle d'entrailles gonflées - quel ravissement pour quelqu'un qui, derrière les oreilles, possède d'autres oreilles encore, - pour moi, vieux psychologue et attrapeur de rats qui arrive à faire parler ce qui justement voudrait rester muet... (LCI/88-pref)


MARTYR

Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quand à la vérité d'une cause, que je suis tenté de nier qu'aucun martyr ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu'il " tient-pour-vrai " exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu'il n'est jamais nécessaire de réfuter un martyr. (ANT/88-§53)


MATIÈRE

Gardons-nous de penser que le monde crée éternellement du nouveau. Il n'y a pas de substances d'une durée éternelle; la matière est une erreur au même titre que le Dieu des Éléates. (LGS/82-§109)

La vanité blessée n'est-elle pas mère de toutes les tragédies ? Mais où la fierté est blessée, croît quelque chose de meilleur qu'elle. (APZ/83-85-p2)


MÉDECIN

Les médecins les plus dangereux sont ceux qui, comédiens-nés, imitent le médecin-né avec un art consommé d'illusion. (HTH/78-§306)

Il faut être né pour son médecin, autrement par son médecin on périt. (HTH/78-§573)


MÉMOIRE

L'avantage de la mauvaise mémoire est qu'on jouit plusieurs fois des mêmes choses pour la première fois. (HTH/78-§580)

" Voilà ce que j'ai fait ", dit ma mémoire. " Je n'ai pu faire cela ", - dit mon orgueil, qui reste inflexible. Et finalement c'est la mémoire qui cède. (PDBM/86-§68)


MÉNDIANT

Il faut supprimer les mendiants : car on s'irrite de leur donner et l'on s'irrite de ne pas leur donner. (AUR/81-§102)


MENSONGE

Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité : car jusqu'à présent nous n'avons entendu parler que de l'obligation qu'impose la société pour exister : être véridique, c'est-à-dire employer les métaphores usuelles ; donc, en termes de morale, nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires - et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. (LDP/72-75-ch.3§1)

Celui qui n'a pas foi en lui-même ment toujours. (APZ/83-85-p2)

De même qu'aujourd'hui un lecteur ne lit pas tous les mots, et encore moins toutes les syllabes d'une page - il en extrait peut-être cinq sur une vingtaine, au hasard et " devine " le sens approximatif qui leur correspond -, de même nous ne voyons pas un arbre sous son aspect exact et total, avec ses feuilles, ses branches, sa couleur, sa forme; il nous est bien plus facile d'inventer un à-peu-près d'arbre imaginaire. Nous agissons ainsi même en présence des événements les moins ordinaires, nous en inventons la plus grande partie et sommes à peine capables de ne pas assister en " inventeurs " à n'importe quel phénomène. Tout cela signifie que nous sommes fondamentalement et de tout temps habitués à mentir. Ou pour m'exprimer en termes plus vertueux et hypocrites, bref en termes plus plaisants, nous sommes bien plus artistes que nous ne le pensons. (PDBM/86-§192)

Le mensonge le plus courant est celui par lequel on se ment à soi-même : mentir aux autres est, relativement, l'exception. - Mais ce refus de voir ce que l'on voit, ou de le voir comme on le voit, c'est aussi pour ainsi dire la condition première à remplir pour tous ceux qui sont d'un parti, dans tous les sens du terme : l'homme de parti devient nécessairement un menteur. (ANT/88-§55)

Il y a une haine contre le mensonge et la dissimulation qui vient d'une sensibilité du point d'honneur ; il y a une haine semblable par lâcheté, puisque le mensonge est interdit par la loi divine. Être trop lâche pour mentir... (LCI/88-1§32)


MÉPRIS

Être méprisé par d'autres est plus sensible à l'homme que de l'être par soi-même. (HTH/78-§549)

Qui se méprise soi-même s'honore du moins comme contempteur. (PDBM/86-§78)


MESURE

Puissions-nous ne pas nous sentir trop bien ! " - telle était la secrète angoisse au cœur des Grecs de la bonne époque. C'est pourquoi ils se prêchaient la mesure. Et nous ! (AUR/81-§156)


MÉTAPHORE

La " chose en soi " (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu'elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s'aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d'abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L'image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d'une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. (LDP/72-75-ch.3§1)

Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l'X énigmatique de la chose en soi est prise une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n'est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel, à l'intérieur duquel et avec lequel l'homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s'il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l'essence des choses. (LDP/72-75-ch.3§1)


MÉTAPHYSIQUE

Dans le rêve, l'homme, aux époques de civilisation informe et rudimentaire, croyait apprendre à connaître un second monde réel ; là est l'origine de toute métaphysique. Sans le rêve, on n'aurait pas trouvé l'occasion de distinguer le monde. La division en âme et corps se rattache aussi à la plus ancienne conception du rêve, de même que la croyance à une enveloppe apparente de l'âme, partant l'origine de toute croyance aux esprits, et vraisemblablement aussi de la croyance aux dieux. " Le mort continue à vivre; car il apparaît aux vivants dans le rêve " : c'est ainsi qu'on raisonna jadis, durant beaucoup de milliers d'années. (HTH/78-§5)

Il est vrai qu'il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue s'en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d'un homme et ne saurions couper cette tête ; cependant la question reste toujours de dire ce qui existerait encore du monde si on l'avait néanmoins coupée. C'est là un problème purement scientifique et qui n'est pas très propre à préoccuper les hommes ; mais tout ce qui leur a jusqu'ici rendu les hypothèses métaphysiques, précieuses, redou-tables, plaisantes, ce qui les a créées, c'est passion, erreur et duperie de soi-même; ce sont les pires méthodes de connaissance, et non les meilleures, qui ont enseigné à y croire. Dès qu'on a dévoilé ces méthodes comme le fondement de toutes les religions et métaphysiques existantes, on les a réfutées. Après cela, ladite possibilité reste toujours; mais on n'en peut rien tirer, bien loin qu'on puisse faire dépendre le bonheur, le salut et la vie, des fils d'araignée d'une pareille possibilité. (HTH/78-§9)

Aussitôt que la religion, l'art et la morale sont décrits dans leur origine de façon qu'on puisse se les expliquer complètement sans recourir à l'adoption de concepts métaphysiques au début et dans le cours du chemin, c'en est fait de l'intérêt puissant qui s'attachait au problème purement théorique de la " chose en soi " et de l' " apparence ". Car quoi qu'il en soit : avec la religion, l'art et la morale, nous ne touchons pas à l' " essence du monde en soi ". Nous sommes dans le domaine de la représentation, aucune " intuition " ne peut nous faire avancer. Avec pleine tranquillité, on abandonnera la question de savoir comment notre image du monde peut différer si fort de la nature du monde conclue par raisonnement, à la physiologie et à l'histoire de l'évolution des organismes et des idées. (HTH/78-§10)

Nous avons faim, mais nous ne pensons pas à l'origine que l'organisme veut être entretenu; mais cette sensation paraît se faire sentir sans raison ni but, elle s'isole et se tient pour arbitraire. Ainsi : la croyance à la liberté du vouloir est une erreur originelle de tout être organisé, qui remonte au moment où les émotions logiques existent en lui; la croyance à des substances inconditionnées et à des choses semblables est également une erreur, aussi ancienne, de tout être organisé. Or, étant donné que toute métaphysique s'est principalement occupée de substances et de liberté du vouloir, on peut la désigner comme la science qui traite des erreurs fondamentales de l'homme, mais en les prenant pour des vérités fondamentales. (HTH/78-§18)

Un degré, certes très élevé, de culture est atteint, quand l'homme arrive à surmonter les idées et les inquiétudes superstitieuses et religieuses et par exemple ne croit plus à l'ange gardien ou au péché originel, a désappris même à parler du salut des âmes : une fois à ce degré de libération, il a encore, au prix des efforts les plus extrêmes de son intelligence, à triompher de la métaphysique. Mais alors, un mouvement de recul est nécessaire : il faut qu'il saisisse dans de telles représentations leur justification historique, et aussi psychologique, il lui faut reconnaître comment le plus grand avantage de l'humanité est venu de là, et comment, sans un tel mouvement de recul, on se dépouillerait des meilleurs résultats de l'humanité jusqu'à nos jours. - En ce qui touche la métaphysique philosophique, je vois maintenant toujours plus d'hommes enclins au but négatif (que toute métaphysique positive est une erreur), mais peu encore qui montent quelques échelons à reculons; il semble qu'on regarderait volontiers par-dessus les derniers degrés de l'échelle, mais qu'on ne veut pas s'y placer. Les plus éclairés vont juste assez loin pour se délivrer de la métaphysique et jeter sur elle un regard en arrière d'un air de supériorité : au lieu que là aussi, comme dans l'hippodrome, il est nécessaire de faire le tour pour finir la course. (HTH/78-§20)

Il ne faut pas répondre du tout à ceux qui parlent avec tant de fanfaronnade de ce que leur métaphysique a de scientifique; il suffit de farfouiller dans le paquet qu'ils dissimulent derrière leur dos avec tant de pudeur; si l'on réussit à le défaire quelque peu on amènera à la lumière, à leur plus grande honte, le résultat de ce scientifisme : un tout petit bon Dieu, une aimable immortalité, peut-être un peu de spiritisme et certainement tout l'amas confus des misères d'un pauvre pécheur et de l'orgueil du pharisien. (OSM/79-§12)

Ne vous moquez surtout pas de la mythologie grecque, sous prétexte qu'elle ressemble si peu à votre profondeur métaphysique! Vous devriez admirer un peuple qui sut justement assigner là une limite à son intelligence pénétrante et eut longtemps assez de tact pour échapper aux dangers de la scolastique et de la superstition alambiquée ! (AUR/81-§85)

Le besoin métaphysique n'est pas l'origine des religions, comme le veut Schopenhauer, mais seulement une de ses pousses tardives. (LGS/82-§151)

Absurdité de toute métaphysique dans la mesure où elle déduit le conditionné de l'inconditionné. (FP/82-84-v9)

On avait besoin de Dieu comme d'une sanction absolue, sans aucune instance au-dessus d'elle, comme d'un " impératif catégorique " - où, dans la mesure où l'on croyait à l'autorité de la raison, on éprouvait la nécessité d'une métaphysique unitaire, grâce à laquelle cela devenait logique. (FP/85-87-v12)

" Comment une chose pourrait-elle naître de son contraire ? Par exemple, la vérité de l'erreur ? Ou bien la volonté du vrai de la volonté de l'erreur ? L'acte désintéressé de l'acte égoïste? Comment la contemplation pure et rayonnante du sage naîtrait-elle de la convoitise ? De telles origines sont impossibles ; ce serait folie d'y rêver, pis encore ! Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur est particulière, - elles ne sauraient être issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d'erreurs et de désirs ! C'est, tout au contraire, dans le sein de l'être, dans l'immuable, dans la divinité occulte, dans la " chose en soi ", que doit se trouver leur raison d'être, et nulle part ailleurs ! " - Cette façon d'apprécier constitue le préjugé typique auquel on reconnaît bien les métaphysiciens de tous les temps.

La croyance fondamentale des métaphysiciens c'est l'idée de l'opposition des valeurs. Les plus avisés parmi eux n'ont jamais songé à élever des doutes dès l'origine, là où cela eût été le plus nécessaire : quand même ils en auraient fait vœu " de omnibus dubitandum (il faut douter de tout)". On peut se demander en effet, premièrement, si, d'une façon générale, il existe des contrastes, et, en deuxième lieu, si les évaluations et les oppositions que le peuple s'est créées pour apprécier les valeurs, sur lesquelles ensuite les métaphysiciens ont mis leur empreinte, ne sont pas peut-être des évaluations de premier plan, des perspectives provisoires, projetées, dirait-on, du fond d'un recoin, peut-être de bas en haut, - des " perspectives de grenouille ", en quelque sorte, pour employer une expression familière aux peintres. (PDBM/86-§2)

On est en droit de considérer toutes les téméraires folies de la métaphysique, particulièrement ses réponses à la question de la valeur de la vie, d'abord et toujours comme symptômes de corps déterminés ; et si dans l'ensemble, ces sortes d'acquiescement au monde et de négation du monde ne contiennent, du point de vue scientifique, pas un grain de signification, elles fournissent néanmoins à l'historien et au psychologue des indications d'autant plus précieuses, en tant que symptômes, comme on l'a dit, du corps, de sa réussite et de son échec, de sa plénitude, de sa puissance, de sa souveraineté dans l'histoire, ou bien de ses coups d'arrêt, de ses coups de fatigue, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté d'en finir (LGS/86-pref2)

… on aura compris où je veux en venir, c'est-à-dire au fait que c'est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à la science, - que nous aussi, hommes de connaissance d'aujourd'hui, nous sans-dieu et antimétaphysiciens, nous continuons, d'emprunter notre feu aussi à l'incendie qu'a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la, vérité, que la vérité est divine... Mais si cette croyance précisément ne cesse de perdre toujours plus sa crédibilité, si rien ne s'avère plus divin, sinon l'erreur, la cécité, le mensonge, - si Dieu lui-même s'avère être notre plus long mensonge ? (LGS/86-§344)

Même les plus blêmes parmi les pâles se rendirent maître de lui (de Dieu), messieurs les métaphysiciens, ces albinos de la pensée. Tant ils filèrent leur toile autour de lui, qu'hypnotisé par leurs mouvements, il devint araignée lui-même, lui-même métaphysicien. (ANT/88-§17)


MŒURS

Si l'on pouvait créer les mœurs, des mœurs puissantes ! Avec elles on aurait aussi la moralité.
Les mœurs, mais formées par la marche en avant de puissantes personnalités individuelles.
Je ne compte pas sur une bonté qui s'éveillerait dans la foule des possédants ; mais on pourrait bien les amener à des mœurs, à un devoir contre la tradition. (LDP/72-75-ch.1§45)

Les mœurs représentent l'expérience acquise par l'humanité antérieure sur ce qu'elle estimait utile ou nuisible, - mais le sentiment des mœurs (moralité) ne se rapporte pas à cette expérience en tant que telle, mais à l'antiquité, la sainteté et l'indiscutabilité des mœurs. Ainsi ce sentiment s'oppose à ce que l'on fasse de nouvelles expériences et corrige les mœurs : c'est-à-dire que la moralité s'oppose à la naissance de mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit. (AUR/81-§19)


MOI

Tu dis " moi " et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c'est - ce à quoi tu ne veux pas croire - ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi. (APZ/83-85-p1)

" Mon moi est quelque chose qui doit être surmonté : mon moi, c'est mon grand mépris des hommes. " Ainsi parlent les yeux du criminel.
Ce fut son moment suprême, celui où il s'est jugé lui-même : ne laissez pas le sublime redescendre dans sa bassesse ! (APZ/83-85-p1)


MONDE

L'homme ne découvre que très lentement combien le monde est infiniment compliqué. D'abord il se l'imagine tout à fait simple, aussi superficiel qu'il est lui-même.
Il part de lui-même, le résultat le plus tardif de la nature, et il se représente les forces, les forces originelles, de la même manière que ce qui se passe dans sa conscience. Il prend les effets des mécanismes les plus compliqués, ceux du cerveau, pour des effets identiques à ceux des origines. Parce que ce mécanisme complexe produit de l'intelligible en un temps bref, il suppose que le monde existe depuis peu : il ne peut pas avoir coûté beaucoup de temps au Créateur, pense-t-il. L'homme connaît le monde dans la mesure où il se connaît : sa profondeur se dévoile à lui dans la mesure où il s'étonne de lui-même et de sa propre complexité. (LDP/72-75-ch.1§80)

Le vaisseau de l'humanité, pense-t-on, a un tirant d'eau toujours plus fort, à mesure qu'il est plus chargé; on croit que plus la pensée de l'homme est profonde, plus il sent finement, plus l'estime qu'il fait de soi est élevée, plus est grand son éloignement des autres animaux, - plus il apparaît comme le génie parmi les bêtes, - plus il se rapproche de l'essence réelle du monde et de sa connaissance; c'est bien ce qu'il fait en réalité par la science, mais il croit le faire plus encore par ses religions et ses arts. Ceux-ci sont bien, il est vrai, une floraison du monde, mais qui n'est absolument pas plus proche de la racine du monde que ne l'est la tige : on ne peut du tout en tirer une meilleure intelligence de l'essence des choses, quoique presque chacun le croie. L'erreur a fait l'homme assez profond, subtil, créateur, pour en faire venir une fleur telle que les religions et les arts. La pure connaissance eût été hors d'état de le faire. Qui nous dévoilerait l'essence du monde, nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion. Ce n'est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur. Ce résultat conduit à une philosophie de la négation logique du monde : laquelle du reste peut s'unir aussi bien à une affirmation pratique du monde qu'à son contraire. (HTH/78-§29)

Le sur-animal. - La bête en nous veut être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire, pour que nous n'en soyons pas déchirés. Sans les erreurs qui résident dans les données de la morale, l'homme serait resté animal. Mais de cette façon il s'est pris pour quelque chose de supérieur et s'est imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine contre les degrés restés plus voisins de l'animalité ; c'est par cette raison qu'il faut expliquer l'antique mépris de l'esclave, comme de l'être qui n'est pas encore homme, comme d'une chose. (HTH/78-§40)

Le monde n'est pas le substratum d'une raison éternelle, c'est ce que l'on peut prouver définitivement par le fait que cette portion du monde que nous connaissons - je veux dire notre raison humaine - n'est pas trop raisonnable. Et si elle n'est pas, en tous temps et complètement, sage et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus ; le raisonnement a minori ad majus, a parte ad totum (Du plus petit au plus grand, de la partie au tout), est applicable ici et avec une force décisive. (LVO/79-§2)

L'ordre astral dans lequel nous vivons est une exception; cet ordre, et la durée considérable dont il est la condition, a à son tour rendu possible l'exception des exceptions : la formation de l'organique. Le caractère général du monde est au contraire de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne. (LGS/82-§109)

Sous l'empire de pensées religieuses, on s'est habitué à la représentation d'un " autre monde (derrière, dessous, dessus) " et l'on ressent face à l'anéantissement de l'illusion religieuse un vide et une privation qui suscitent le malaise, - et de ce sentiment sort alors de nouveau un " autre monde ", mais ce n'est plus désormais qu'un monde métaphysique et non plus religieux. Mais ce qui, aux époques primitives, conduisait à admettre un " autre monde ", ce n'était pas une pulsion et un besoin, mais une erreur dans l'interprétation de certains processus naturels, un embarras de l'intellect. (LGS/82-§151)

Mes frères, restez fidèles à la terre, avec toute la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui donne et votre connaissance servent le sens de la terre. Je vous en prie et vous en conjure. Ne laissez pas votre vertu s'envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels ! Hélas ! il y eut toujours tant de vertu égarée !
Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre - oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie ; afin qu'elle donne un sens à la terre, un sens humain !
Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la terre, mes frères : et la valeur de toutes choses se renouvellera par vous ! C'est pourquoi vous devez être des créateurs.
Il y a mille sentiers qui n'ont jamais été parcourus, mille santés et mille terres cachées de la vie. L'homme et la terre des hommes n'ont pas encore été découverts et épuisés.

En vérité, la terre deviendra un jour un lieu de guérison ! Et déjà une odeur nouvelle l'enveloppe, une odeur salutaire, - et un nouvel espoir ! (APZ/83-85-p1)

Ce n'est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c'est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde ; il gravite, en silence. (APZ/83-85-p2)

J'ai entendu de pieux hallucinés de l'arrière-monde dire à leur conscience des paroles comme celle-ci et, en vérité, sans malice ni raillerie, - quoiqu'il n'y ait rien de plus faux sur la terre, ni rien de pire.
" Laissez donc le monde être le monde ! Ne remuez même pas le petit doigt contre lui ! "
" Laissez les gens se faire étrangler par ceux qui voudront, laissez-les se faire égorger, frapper, maltraiter et écorcher : ne remuez même pas le petit doigt pour vous y opposer. Cela leur apprendre à renoncer au monde. "
" Et ta propre raison tu devrais la ravaler et l'égorger ; car cette raison est de ce monde ; - ainsi tu apprendrais toi-même à renoncer au monde. " -
Brisez, brisez-moi, ô mes frères, ces vieilles tables des dévots ! Brisez dans vos bouches les paroles des calomniateurs du monde !
La barque est prête, - elle vogue vers là-bas, peut-être vers le grand néant. - Mais qui veut s'embarquer vers ce " peut-être " ?
Personne de vous ne veut s'embarquer sur la barque de mort ! Pourquoi voulez-vous alors être fatigués du monde !
Fatigués du monde ! Avant d'être ravis à la terre. Je vous ai toujours trouvés désireux de la terre, amoureux de votre propre fatigue de la terre !
Ce n'est pas en vain que vous avez la lèvre pendante : un petit souhait terrestre lui pèse encore ! Et ne flotte-t-il dans votre regard pas un petit nuage de joie terrestre que vous n'avez pas encore oubliée ?
Il y a sur terre beaucoup de bonnes inventions, les unes utiles, les autres agréables : c'est pourquoi il faut aimer la terre. (APZ/83-85-p3)

Hélas, où fit-on sur la terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu'est-ce qui fit plus de mal sur la terre que la folie des miséricordieux ? (APZ/83-85-p4)

Et savez-vous bien ce qu'est " le monde " pour moi ? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir ? Ce monde : un monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de force, dure comme l'airain, qui n'augmente ni ne diminue, qui ne s'use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n'y a ni dépenses ni pertes, mais pas d'accroissement non plus ni de bénéfices ; [...] une force partout présente, un et multiple comme un jeu de forces et d'ondes de force, s'accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d'harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété. ni dégoût. ni lassitude : - voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles. voilà mon par-delà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même - voulez-vous un nom pour cet univers ? Une solution pour toutes ses énigmes ? Une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits ? - Ce monde, c'est le monde de la volonté de puissance - et nul autre ! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance - et rien d'autre ! (FP/84-85-v11)

Quel que soit le point de vue philosophique où l'on se place aujourd'hui, partout le caractère erroné du monde dans lequel nous pensons vivre nous apparaît comme la chose la plus certaine et la plus solide que notre œil puisse saisir. Nous trouvons une raison après l'autre qui voudraient nous induire à des suppositions au sujet du principe trompeur, caché dans " l'essence des choses ". Mais quiconque rend responsable de la fausseté du monde notre mode de penser, c'est-à-dire " l'esprit " - échappatoire honorable pour tout avocat de Dieu, conscient ou inconscient - quiconque considère ce monde, ainsi que l'espace, le temps, la forme, le mouvement, comme faussement inférés, celui-là aurait du moins de bonnes raisons pour apprendre à se méfier, enfin, de la pensée même. La pensée ne nous aurait-elle pas joué jusqu'à présent le plus mauvais tour ? Et quelle garantie aurions-nous de croire qu'elle ne continuera pas à faire ce qu'elle a toujours fait ?

Pourquoi le monde qui nous concerne ne serait-il pas une fiction ? Et si quelqu'un nous disait : " Mais, la fiction nécessite un auteur " - ne pourrions-nous pas répondre " Pourquoi ? ". Car " nécessiter " n'est-ce pas là aussi une partie de la fiction ? N'est-il donc pas permis d'être quelque peu ironique à l'égard du sujet, comme à l'égard de l'attribut et du complément ? Le philosophe n'aurait-il pas le droit de s'élever contre la foi en Le grammaire ? Nous sommes pleins de respect pour les gouvernantes ; mais ne serait-il pas temps que la philosophie abjurât la foi aux gouvernantes ? (PDBM/86-§34)

Nous nous sommes trempés à l'intelligence de ce fait - et cela nous a rendus froids et durs -, que le cours du monde n'est absolument pas divin, pas même, conformément à la mesure humaine, rationnel, miséricordieux ou juste; nous le savons, le monde dans lequel nous vivons est non divin, immo-ral, " inhumain ", - nous ne l'avons que trop longtemps interprété de manière fausse et mensongère, mais suivant le souhait et à la volonté de notre vénération, c'est-à-dire suivant un besoin. Car l'homme est un animal qui vénère ! Mais il est aussi un animal méfiant : et que le monde n'ait pas la valeur que nous avions cru, c'est à peu près la chose la plus assurée dont notre méfiance ait fini par s'emparer. (LGS/86-§346)

Le " monde des apparences " est le seul réel : le " monde-vérité " est seulement ajouté par le mensonge...

Le " monde-vérité " - une idée qui ne sert plus de rien, qui n'oblige même plus à rien, - une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la !

Le " monde-vérité ", nous l'avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?... Mais non ! Avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences ! (LCI/88-4§6)

Dans la même mesure où l'on a imaginé par un mensonge le monde idéal, on a enlevé à la réalité sa valeur, sa signification, sa véridicité... Le " monde-vérité " et le " monde-apparence ", traduisez : le monde inventé et la réalité... Le mensonge de l'idéal a été jusqu'à présent la malédiction suspendue au-dessus de la réalité. L'humanité elle-même, à force de se pénétrer de ce mensonge, a été faussée et falsifiée jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu'à l'adoration des valeurs opposées à celles qui garantiraient le développement, l'avenir, le droit supérieur à l'avenir. (EH/88-pref§2)

La notion de l' " au-delà " du " monde-vérité " n'a été inventée que pour déprécier le seul monde qu'il y ait, - pour ne plus conserver à notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche ! (EH/88)


MORALE - MORALITÉ

La moralité pratique souffrira beaucoup de la chute d'une religion. Il semble que la métaphysique de la récompense et de la punition soit indispensable. (LDP/72-75-ch.1§45)

La bête en nous veut être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire, pour que nous n'en soyons pas déchirés. Sans les erreurs qui résident dans les données de la morale, l'homme serait resté animal. Mais de cette façon il s'est pris pour quelque chose de supérieur et s'est imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine contre les degrés restés plus voisins de l'animalité ; c'est par cette raison qu'il faut expliquer l'antique mépris de l'esclave, comme de l'être qui n'est pas encore homme, comme d'une chose. (HTH/78-§40)

Que de plaisir donne la moralité ! Qu'on pense seulement à la mer d'agréables larmes qui a déjà coulé au récit de traits nobles, magnanimes ! -Cet attrait de la vie disparaîtrait si la croyance à l'irresponsabilité complète devenait dominante. (HTH/78-§91)

Tout dans le domaine de la morale est modifié, changeant, incertain, tout est en fluctuation, il est vrai : mais aussi tout est en cours : et vers un seul but. L'habitude héréditaire des erreurs d'appréciation, d'amour, de haine, a beau continuer d'agir en nous, sous l'influence de la science en croissance elle se fera plus faible ; une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s'implante insensiblement en nous dans le même sol et sera, dans des milliers d'années, peut-être assez puissante pour donner à l'humanité la force de produire l'homme sage, innocent (ayant conscience de son innocence), aussi régulièrement qu'elle produit actuellement l'homme non sage, injuste, ayant conscience de sa faute - c'est-à-dire l'antécédent néces-saire, non pas l'opposé de celui-là. (HTH/78-§107)

La moralité supérieure d'un homme en comparaison avec celle d'un autre ne consiste souvent qu'en ce que ses fins sont quantitativement plus grandes. L'autre est retenu en bas par le fait de s'occuper de petitesses dans un cercle étroit. (HTH/78-§512)

Je me lançai alors dans une entreprise qui ne peut être celle de tout le monde : je descendis en profondeur, je taraudai la base, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance sur laquelle nous autres philosophes nous avions coutume de construire depuis quelques millénaires comme sur le plus ferme terrain -et nous reconstruisions sans relâche bien que jusqu'à présent tous les édifices s'écroulassent : je commençai à saper notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas? (AUR/81-Av.pr§2)

Jusqu'ici, c'est sur le bien et le mal que l'on a le plus médiocrement réfléchi : ce fut toujours une affaire trop dangereuse. La conscience, la bonne renommée, l'enfer et même, à l'occasion, la police ne permettaient et ne permettent aucune impartialité : car en présence de la morale, comme en face de toute autorité, on ne doit pas penser et encore moins élever la voix : ici on - obéit! Depuis le temps que le monde existe, jamais une autorité ne fut disposée à se laisser prendre pour objet de critique ; et, surtout, critiquer la morale, considérer la morale comme un problème, comme problématique : comment? Cela n'était-il pas - n'est-il pas - immoral? - Mais la morale ne dispose pas seulement de tout un arsenal de moyens d'intimidation pour échapper aux prises de la critique et à ses instruments de torture : sa sécurité tient plus encore à un certain art de la séduction auquel elle s'entend fort bien - elle sait " enthousiasmer ". (AUR/81-Av.pr§3)

Car la morale s'entend depuis des générations à toutes les diableries de l'art de persuader : il n'est pas d'orateur, aujourd'hui encore, qui ne réclame son aide (il suffit par exemple, d'écouter parler nos anarchistes : quels discours moraux pour persuader! Et finalement ils en viennent à se nommer eux-mêmes " les bons et les justes "). Depuis toujours, en effet, depuis que l'on parle et que l'on persuade sur terre, la morale s'est affirmée comme la plus grande maîtresse de séduction - et, en ce qui nous concerne, nous autres philosophes, comme la véritable Circé des Philosophes. (AUR/81-Av.pr§3)

Lorsque l'homme attribuait un sexe à toute chose, il ne voyait pas là un jeu mais s'imaginait avoir acquis une intuition profonde : - il ne s'est avoué que très tard, il n'a même peut-être pas encore réussi à s'avouer tout à fait l'ampleur monstrueuse de cette erreur. - De même, tout ce qui existe, l'homme l'a mis arbitrairement en rapport avec la morale et il a affublé le monde d'une signification éthique. Un jour cela n'aura ni plus ni moins de valeur que n'en possède aujourd'hui la croyance à la virilité ou à la féminité du soleil. (AUR/81-§3)

Par rapport au mode de vie qui fut des millénaires entiers celui de l'humanité, nous vivons, hommes d'aujourd'hui, dans une époque très immorale : le pouvoir des mœurs est étonnamment affaibli et le sens de la moralité s'est à ce point affiné, il a pris une telle hauteur que l'on pourrait aussi bien dire qu'il s'est volatilisé. Aussi pour nous, les tard venus, il est difficile d'atteindre aux vues fondamentales sur la genèse de la morale, et, lorsque nous y parvenons malgré tout, elles nous restent dans la gorge et ne veulent pas s'exprimer : parce qu'elles rendent un son grossier ! Ou parce qu'elles semblent calomnier la moralité ! […] Qui est le plus moral ? Tout d'abord celui qui agit le plus fréquemment selon la loi : qui, donc, semblable au brahmane, partout, à chaque instant et à chaque seconde, conserve la loi présente à l'esprit, de sorte qu'il invente constamment des occasions d'obéir à cette loi. Ensuite, celui qui lui obéit même dans les circonstances les plus ardues. Le plus moral est celui qui sacrifie le plus aux mœurs : mais quels sont les plus grands sacrifices ? Selon la réponse que l'on apporte à cette question, on peut distinguer plusieurs types de morales : cependant la différence essentielle reste celle qui sépare les morales de l'obéissance la plus fréquente de celles de l'obéissance la plus ardue. Que l'on ne s'abuse pas sur les motifs de la morale qui exige, comme signe de moralité, l'obéissance la plus ardue ! La victoire sur soi-même n'est pas exigée en vue de ses conséquences utiles pour l'individu, mais afin que les mœurs, la tradition, manifeste sa puissance dominatrice, en dépit de toute répugnance et de tout avantage individuels : l'individu doit se sacrifier, - la moralité des mœurs l'exige ainsi. (AUR/81-§9)

Chacun travaille continuellement à parfaire la morale qui règne dans une communauté : la plupart entassent exemples sur exemples du prétendu rapport de cause à effet, de faute à punition, ils en confirment le bien-fondé et accroissent son crédit : quelques-uns se livrent à de nouvelles observations sur les actions et leurs conséquences et en tirent des conclusions et des lois : la minorité achoppe ici ou là et affaiblit le crédit de la tradition sur certains points. - Mais tous se ressemblent par la démarche grossière, non scientifique de leur activité; qu'il s'agisse d'exemples, d'observations ou de réticences, de la preuve, de la confirmation, de l'énonciation ou de la réfutation d'une loi, - matière et forme sont tout aussi dépourvues de valeur que la matière et la forme de toute médecine populaire. Médecine populaire et morale populaire vont de pair et ne devraient plus être appréciées aussi différemment qu'on persiste à le faire : ce sont les deux plus dangereuses des pseudo-sciences. (AUR/81-§11)

Lorsque l'observation d'un précepte moral aboutit à un résultat différent de celui que l'on avait promis et attendu, et n'apporte pas à l'homme moral le bonheur promis, mais, contre toute attente, le malheur et la misère, il reste toujours aux consciencieux et aux inquiets l'excuse de dire :" On a fait une erreur dans l'exécution. " Dans le pire des cas, une humanité opprimée qui souffre profondément finira même par décréter : " Il est impossible de bien exécuter le précepte, nous sommes faibles et pécheurs jusqu'au fond de l'âme et profondément incapables de moralité, par conséquent nous ne pouvons avoir aucune prétention au bonheur et à la réussite. Les promesses et les préceptes moraux sont pour des êtres meilleurs que nous ne sommes. " (AUR/81-§21)

Ces hasards néfastes qui frappent une communauté, orages subits, sécheresses ou épidémies, éveillent chez tous ses membres le soupçon que des fautes contre les mœurs ont été commises, ou font croire qu'il faut inventer de nouvelles coutumes, pour apaiser une nouvelle puissance et une nouvelle lubie des démons. Ce genre de suspicion et de raisonnement évite donc justement d'approfondir la véritable cause naturelle et considère la cause démoniaque comme raison première. Il y a là une des sources des travers héréditaires de l'esprit humain : et l'autre source se trouve tout à côté, car, de même et tout aussi systématiquement, on accorde une attention beaucoup moindre aux conséquences véritables et naturelles d'une action qu'à ses conséquences surnaturelles (ce que l'on appelle les punitions et les grâces de la divinité). […] …sous l'empire de la moralité des mœurs, l'homme méprise premièrement les causes, en second lieu les conséquences, en troisième lieu la réalité, et il relie tous ses sentiments élevés (de vénération, de noblesse, de fierté, de reconnaissance, d'amour) à un monde imaginaire : qu'il appelle un monde supérieur. Et, aujourd'hui encore, nous en voyons les conséquences : dès que les sentiments d'un homme s'élèvent d'une façon ou d'une autre, ce monde imaginaire est en jeu. C'est triste à dire, mais provisoirement tous les sentiments élevés doivent être suspects à l'homme de science, tant il s'y mêle d'illusions et d'extravagances. Non que ces sentiments dussent être suspects en soi et pour toujours, mais, de toutes les épurations graduelles qui attendent l'humanité, l'épuration des sentiments élevés sera une des plus lentes. (AUR/81-§33)

Il est évident que les sentiments moraux se transmettent par le fait que les enfants remarquent chez les adultes des prédilections violentes et de fortes antipathies à l'égard de certaines actions, et que, singes de naissance, ils imitent ces prédilections et ces antipathies; plus tard, au cours de leur existence, alors qu'ils sont pleins de ces sentiments bien appris et bien exercés, ils tiennent pour convenable de procéder à un examen tardif, à une espèce d'exposé des motifs qui justifieront ces prédilections et ces antipathies. Mais cet " exposé des motifs " n'a rien à voir chez eux ni avec l'origine, ni avec l'intensité de ces sentiments : on se contente de se mettre en règle avec la convenance, qui veut qu'un être raisonnable connaisse les raisons de ses pour et de ses contre, des raisons avouables et acceptables. En ce sens l'histoire des sentiments moraux est toute différente de l'histoire des concepts moraux. Les premiers sont puissants avant l'action, les seconds surtout après, en face de la nécessité de s'expliquer sur elle. (AUR/81-§34)

La soumission à la morale peut être servile, ou vaniteuse, ou égoïste, ou résignée, ou confuse et exaltée, ou irréfléchie, ou encore être un acte de désespoir, comme la soumission à un prince : en soi elle n'a rien de moral. (AUR/81-§97)

La morale est soumise à un travail de transformation constant, - c'est le résultat des crimes qui tournent bien (entre lesquels il faut ranger, par exemple, toutes les innovations de la pensée morale). (AUR/81-§98)

Ne doit-on pas chercher l'origine de toute morale dans ces horribles petits raisonnements : " ce qui me nuit est quelque chose de mauvais (de nuisible en soi); ce qui m'est utile est quelque chose de bon (de bienfaisant et d'utile en soi); ce qui me nuit une ou plusieurs fois est hostile en soi et foncièrement; ce qui m'est utile une ou plusieurs fois est amical en soi et foncièrement." 0 pudenda origo! (oh honteuse origine !) (AUR/81-§102)

" Nier la moralité " - cela peut signifier d'abord : nier que les motifs moraux invoqués par les hommes les aient véritablement poussés à agir comme ils l'ont fait, - c'est-à-dire affirmer que la moralité n'existe qu'en paroles et fait partie des duperies grossières ou subtiles de l'humanité (de celles, particulièrement, où l'on est sa propre dupe), et cela peut-être surtout chez les gens les plus renommés, précisément, pour leur vertu. Ensuite cela peut signifier : nier que les jugements moraux reposent sur des vérités. On admet alors qu'ils constituent réellement les motifs des actions, mais aussi que, de cette façon, ce sont des erreurs, fondements de tout jugement éthique, qui poussent les hommes à leurs actions morales. (AUR/81-§103)

De toutes parts, aujourd'hui, on entend définir à peu près en ces termes le but de la morale : ce serait la conservation et l'avancement de l'humanité; mais cela signifie que l'on veut posséder une formule, et rien de plus. Conservation de quoi? Doit-on rétorquer aussitôt, avancement vers quoi'? L'essentiel, la réponse à ce " de quoi? " et à ce " vers quoi? ", n'est-il pas justement négligé dans la formule? Que permet-elle d'établir pour la doctrine des devoirs qui ne soit déjà tenu maintenant, tacitement et sans réflexion, pour établi! Peut-on en inférer assez clairement s'il faut viser la plus longue existence possible de l'humanité? (AUR/81-§106)

Il n'est pas vrai, comme le veut le préjugé, que la moralité soit plus favorable au développement de la raison que l'immoralité. (AUR/81-§108)

Comment ? L'essence de la moralité authentique consisterait à garder toujours en vue les conséquences prochaines et immédiates de nos actions pour les autres et à prendre nos décisions en conséquence? C'est là une morale étroite de petits-bourgeois, si même c'est une morale : mais c'est le fait, me semble-t-il, d'une pensée plus haute et plus libre de viser plus loin que ces conséquences prochaines pour les autres et de promouvoir des buts plus éloignés, fût-ce éventuellement au prix de la souffrance des autres, - par exemple de promouvoir la connaissance, même en dépit de la certitude que notre liberté d'esprit jettera d'abord et immédiatement les autres dans le doute, le chagrin et pire encore. (AUR/81-§146)

Afin que tout ce qui arrive, nécessairement et toujours par soi-même, sans aucune fin, apparaisse dorénavant comme ayant été fait en vue d'un but, plausible à l'homme comme raison et loi dernière, - le maître de Morale s'impose comme maître du " but de la vie " ; il invente pour cela une seconde et autre vie, et, au moyen de sa nouvelle mécanique, il fait sortir notre vie, ancienne et ordinaire, de ses gonds, anciens et ordinaires. Oui, il ne veut à aucun prix que nous nous mettions à rire de l'existence, ni de nous-même - ni de lui. Pour lui l'être est toujours l'être, quelque chose de premier, de dernier et d'immense; pour lui il n'y a point d'espèce, de somme, de zéro. Ses inventions et ses appréciations auront beau être folles et fantasques, il aura beau méconnaître la marche de la nature et les conditions de la nature : - et toutes les éthiques furent jusqu'à présent insensées et contraires à la nature, au point que chacune d'elles aurait mené l'humanité à sa perte, si elle s'était emparée de l'humanité - quoi qu'il en soit, chaque fois que " le héros " montait sur les planches quelque chose de nouveau était atteint, l'opposé épouvantable du rire, cette profonde émotion de plusieurs à la pensée : " oui, il vaut la peine que je vive ! oui, je suis digne de vivre ! " - la vie, et moi et toi, et nous tous, tant que nous sommes, nous devînmes de nouveau intéressants pour nous. (LGS/82-§1)

La plupart des hommes sont dépourvus de conscience morale en matière intellectuelle ; j'ai même eu souvent l'impression qu'avec une telle exigence, on se trouvait aussi seul dans les villes les plus populeuses que dans un désert. (LGS/82-§2)

Là où nous rencontrons une morale, nous trouvons une appréciation et une hiérarchie des pulsions et des actions humaines. Ces appréciations et ces hiérarchies sont toujours l'expression des besoins d'une communauté et d'un troupeau : ce qui lui est utile au premier titre - et au second et au troisième -, cela est aussi l'étalon suprême de la valeur de tous les individus. La morale induit l'individu à devenir fonction du troupeau et à ne s'attribuer de valeur que comme fonction. Les conditions de conservation d'une communauté ayant été très différentes d'une communauté à l'autre, il y eut des morales très différentes ; et eu égard aux transformations essentielles que les troupeaux et les communautés, les États et les sociétés, sont encore sur le point de connaître, on peut prophétiser qu'il y aura encore des morales très divergentes. La moralité est l'instinct du troupeau dans l'individu. (LGS/82-§116)

Ne serions-nous pas arrivés, aujourd'hui, à la nécessité de nous éclairer encore une fois au sujet du renversement et du déplacement général des valeurs, grâce à un nouveau retour sur soi-même, à un nouvel approfondissement de l'homme ? Ne serions-nous pas au seuil d'une période qu'il faudrait, avant tout, dénommer négativement période extra morale ? Aussi bien, nous autres immoralistes, soupçonnons-nous aujourd'hui que c'est précisément ce qu'il y a de non-intentionnel dans un acte qui lui prête une valeur décisive, et que tout ce qui y paraît prémédité, tout ce que l'on peut voir, savoir, tout ce qui vient à la " conscience ", fait encore partie de sa surface, de sa " peau ", qui, comme toute peau, cache bien plus de choses qu'elle n'en révèle. Bref, nous croyons que l'intention n'est qu'un signe et un symptôme qui a besoin d'interprétation, et ce signe possède des sens trop différents pour signifier quelque chose par lui-même. Nous croyons encore que la morale, telle qu'on l'a entendue jusqu'à pré-sent, dans le sens de morale d'intention, a été un préjugé, une chose hâtive et provisoire peut-être, de la nature de l'astrologie et de l'alchimie, en tous les cas quelque chose qui doit être surmonté. Surmonter la morale, en un certain sens même la morale surmontée par elle-même : ce sera la longue et mystérieuse tâche, réservée aux consciences les plus délicates et les plus loyales, mais aussi aux plus méchantes qu'il y ait aujourd'hui, comme à de vivantes pierres de touche de l'âme. (PDBM/86-§32)

" La connaissance à cause d'elle-même ", - voilà le dernier piège que tend la morale : c'est ainsi que l'on finit par s'y empêtrer de nouveau complètement. (PDBM/86-§64)

Le charme de la connaissance serait mince si, pour l'atteindre, il n'y avait pas tant de pudeur à vaincre. (PDBM/86-§65)

Avoir honte de son immoralité : c'est un degré sur l'échelle, au bout de laquelle on a honte aussi de sa moralité. (PDBM/86-§95)

Dans l'Europe d'aujourd'hui, la sensibilité morale est aussi délicate, atavique, complexe, susceptible, raffinée, que la " science de la morale " qui doit aller de pair avec elle est encore jeune, tâtonnante, lourde et grossière, contraste excitant qui se matérialise quelquefois dans la personne même d'un moraliste. Par rapport à ce qu'elle désigne, l'expression " science de la morale " est encore beaucoup trop ambitieuse et choquante pour le bon goùt, lequel préfère toujours des formules plus modestes. Il conviendrait de se l'avouer en toute rigueur : ce qui nous manque pour longtemps encore, ce qui pour le moment doit nous retenir à l'exclusion du reste, c'est de rassembler le matériel, de définir et d'ordonner l'infinie multiplicité des sentiments de valeur et de leurs subtiles nuances en continuelles métamorphoses, - et peut-être de mettre en lumière les formes les plus fréquentes de ces cristal-lisations vivantes - afin de préparer une typologie de la morale. Il est vrai que personne n'a encore été assez modeste pour entreprendre une pareille tâche. Sitôt qu'ils se sont occupés de la morale en tant que science, tous les philosophes se sont astreints avec un bel ensemble et un sérieux qui prête au rire à une tâche bien plus relevée, bien plus ambitieuse, bien plus pompeuse : ils ont voulu fonder la morale, - et n'importe quel philosophe du passé a cru qu'il avait fondé la morale, celle-ci passant toujours pour un " donné ". Leur sot orgueil se souciait fort peu d'une tâche qui leur paraissait sans gloire et qui attendait dans la poussière qu'on voulût bien s'en charger : la simple description du phénomène moral, alors que les mains les plus fines et l'esprit le plus délié sont à peine assez délicats pour elle. C'est parce que les philosophes de la morale ne se sont fait qu'une idée grossière des faits moraux, en les isolant arbitrairement ou en les réduisant à la moralité de leur entourage, de leur état, de leur époque, de leur climat et de leur contrée, - parce qu'ils étaient mal informés du passé des peuples et qu'ils se souciaient peu de le connaître, qu'il ne leur a pas été donné d'apercevoir les vrais problèmes de la morale, qui ne se laissent saisir qu'en comparant diverses morales. Par une étrange anomalie, ce qui a toujours fait défaut à la " science de la morale ", c'est le problème même de la morale : on n'a jamais soupçonné qu'il y avait là quelque chose de problématique. Ce que les philosophes ont désigné du nom de " fondement de la morale " et qu'ils se sont crus obligés de fournir, n'a jamais été, si on y regarde de près, qu'une forme raffinée de la foi naïve dans la morale établie; c'était présenter comme un donné une morale déterminée, et même en fin de compte une manière de nier que l'on eût le droit d'envisager cette morale comme un problème; c'était dans tous les cas le contraire d'un examen, d'une analyse, d'une mise en doute, d'une vivisection de cette foi. (PDBM/86-§186)

Au cours d'une excursion entreprise à travers les morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou qui y règnent encore, j'ai trouvé certains traits qui reviennent régulièrement en même temps et qui sont liés les uns aux autres : tant qu'à la fin j'ai deviné deux types fondamentaux, d'où se dégageait une distinction fondamentale. Il y a une morale de maîtres et une morale d'esclave. J'ajoute dés maintenant que dans toutes civilisation supérieure qui présente des caractères mêlés, on peut reconnaître des tentatives d'accorder entre elles les deux morales, plus souvent encore la confusion de toutes les deux, un malentendu réciproque. On rencontre même parfois leur étroite juxtaposition, qui va jusqu'à les réunir dans un même homme, à l'intérieur d'un seule âme. Les différenciations de valeurs dans le domaine moral sont nées, soit sous l'empire d'une espèce dominante qui ressentait une sorte de bien-être à prendre pleine conscience de ce qui la plaçait au-dessus de la race dominée, -soit encore dans le sein même de ceux qui étaient dominés, parmi les esclaves et les dépendants de toutes sortes. Dans le premier cas, lorsque ce sont les dominants qui déterminent le concept "bon", les états d'âmes sublimes et altiers sont considérés comme ce qui distingue et détermine le rang. L'homme noble se sépare des êtres en qui s'exprime le contraire de ces états sublimes et altiers; il méprise ces êtres. Il faut remarquer de suite que, dans cette première espèce de morale, l'antithèse "bon" et "mauvais" équivaut à celle de "noble" et "méprisable". L'antithèse "bien" et "mal" a une autre origine. (PDBM/86-§260)

Manifestement, jusqu'à présent, la morale n'a pas été un problème du tout; mais bien plutôt ce sur quoi précisément on pouvait, après toutes les méfiances, les conflits, les contradictions, tomber mutuellement d'accord, le lieu sacré de la paix, où les penseurs se reposaient aussi d'eux-mêmes, soufflaient, reprenaient vie.

Une morale pourrait même s'être développée à partir d'une erreur : avec cette constatation, on n'aurait pas même commencé à effleurer le problème de sa valeur. Personne, par conséquent n'a encore examiné jusqu'à présent la valeur de cette médecine célèbre entre toutes que l'on appelle morale : ce pour quoi il est nécessaire avant tout de la - mettre en question. Eh bien ! Telle est justement notre tâche. (LGS/86-§345)

En quoi il est difficile de se passer de morale : L'homme nu constitue en général un spectacle scandaleux - je parle de nous, Européens (quant aux Européennes, je n'en parle même pas !). Supposons que les convives participant au plus joyeux des banquets se voient brusquement, par la malice d'un magicien, dévêtus et mis à nu, je crois qu'à tout le moins, cela dissiperait la bonne humeur et découragerait le plus solide des appétits, - il semble que nous, Européens, ne puissions absolument pas nous passer de cette mascarade que l'on appelle le vêtement. Mais le travestissement des " hommes moraux ", leur déguisement sous des formules morales et des concepts exprimant la bienséance, toute la bienveillante dissimulation de nos actes sous les concepts de devoir, de vertu, de solidarité, d'honorabilité, d'abnégation, n'auraient-ils pas de tout aussi bonnes raisons ? Non pas que l'on doive, à mon sens, déguiser par là la méchanceté et la bassesse humaines, bref la bête sauvage mauvaise en nous ; ma pensée est tout au contraire que c'est justement en tant qu'animaux apprivoisés que nous offrons un spectacle scandaleux et que nous avons besoin du travestissement de la morale, - que l'" homme intérieur " en Europe est bien loin d'être assez mauvais pour pouvoir se " montrer " sous cet aspect (pour être beau sous cet aspect -). L'Européen se travestit de morale parce qu'il est devenu un animal malade, souffreteux, infirme qui a de bonnes raisons d'être " apprivoisé " parce qu'il est presque un avorton, quelque chose d'amputé, de faible, de gauche... Ce n'est pas le caractère terrible du prédateur qui éprouve la nécessité d'un travestissement moral, mais au contraire l'animal de troupeau avec sa profonde médiocrité, la peur et l'ennui qu'il s'inspire lui-même. La morale pare l'Européen - avouons-le ! -pour le rendre plus noble, plus important, plus respectable, " divin ". - (LGS/86-§352)

Pour considérer notre moralité européenne de loin, pour la mesurer à l'aune d'autres moralités, antérieures ou à venir, il faut faire ce que fait un voyageur qui veut connaître la hauteur des tours d'une ville : pour ce, il quitte la ville. Des " pensées sur les préjugés moraux ", si l'on ne veut pas qu'elles soient des préjugés sur des préjugés, présupposent une localisation à l'extérieur de la morale, quelque par-delà bien et mal vers lequel il faut monter, grimper, voler, - et, dans la situation présente, en tout cas un par-delà notre bien et mal, une liberté à l'égard de toute " Europe ", celle-ci étant entendue comme une somme de jugements de valeur qui commandent et qui sont passés en nous pour devenir chair et sang. Vouloir justement aller ainsi à l'extérieur et en haut, c'est peut-être une petite démence, un " tu dois " singulier et irrationnel - car nous aussi, hommes de connaissance, nous avons nos idiosyncrasies de la " volonté non libre" : la question est de savoir si l'on peut réellement arriver là-haut. (LGS/86-§380)

Dans ma Généalogie de la morale, j'ai, pour la première fois, exposé la psychologie de l'opposition entre une morale aristocratique, et une morale de ressentiment, la seconde résultant d'un Non opposé à la première : voilà la morale judéo-chrétienne à l'état pur. Pour pouvoir dire non à tout ce qui représente sur terre le mouvement ascendant de la vie, la réussite physique, la puissance, la beauté, l'acceptation de soi, l'instinct du ressentiment, qui touche ici au génie, devait inventer un autre monde, à partir duquel cet acquiescement à la vie apparaîtrait comme le mal en soi, comme ce qu'il fallait rejeter. (ANT/88-§24)

Qu'est-ce donc que la morale juive ? Qu'est-ce donc que la morale chrétienne ? Le hasard dépouillé de son innocence; le malheur souillé du nom de " péchés "; le bien-être conçu comme un péril, comme une " tentation ", le malaise physiologique empoisonné par le ver rongeur de la conscience... (ANT/88-§25)

Faisons-nous tort à la vertu, nous autres immoralistes ? - Tout aussi peu que les anarchistes aux princes. Ce n'est que depuis qu'on leur tire de nouveau dessus qu'ils sont solidement assis sur leurs trônes. Morale : il faut tirer sur la morale.

Je mets un principe en formule. Tout naturalisme dans la morale, c'est-à-dire toute saine morale, est dominée par l'instinct de vie, - un commandement de la vie quelconque est rempli par un canon déterminé d' " ordres " et de " défenses ", une entrave ou une inimitié quelconque, sur le domaine vital, est ainsi mise de côté. La morale antinaturelle, c'est-à-dire toute morale qui jusqu'à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux -, elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. Lorsqu'elle dit : " Dieu regarde les cœurs ", elle dit non aux aspirations intérieures et supérieures de la vie et considère Dieu comme l'ennemi de la vie... Le saint qui plaît à Dieu, c'est le castrat idéal..

La morale, telle qu'on l'a entendue jusqu'à maintenant - telle qu'elle a été formulée en dernier lieu par Schopenhauer, comme " négation de la volonté de vivre " - cette morale est l'instinct de décadence même, qui se transforme en impératif : elle dit : " va à ta perte ! " - elle est le jugement de ceux qui sont déjà jugés...

La morale n'est que le langage des signes, une symptomatologie : il faut déjà savoir de quoi il s'agit pour pouvoir en tirer profit.

Contre ma notion " par-delà le bien et le mal ", il fallait s'y attendre, toute la férocité de l'abêtissement moral, qui, comme on sait, passe en Allemagne pour la morale même - s'est ruée à l'assaut : j'aurais de jolies histoires à conter là-dessus. Avant tout on a voulu me faire comprendre " l'indéniable supériorité " de notre temps en matière d'opinion morale, notre véritable progrès sur ce domaine : impossible d'accepter qu'un César Borgia, comparé avec nous, puisse être présenté, ainsi que je l'ai fait, comme un " homme supérieur ", comme une espèce de surhumain... Un rédacteur suisse du Bund, non sans m'exprimer l'estime que lui inspirait le courage d'une pareille entreprise, alla jusqu'à " comprendre " dans mon œuvre que je proposais l'abolition de tous les sentiments honnêtes. Bien obligé ! - Je me permets de répondre en posant cette question : " Sommes-nous vraiment devenus plus moraux ? " Que tout le monde le croie, c'est déjà une preuve du contraire... Nous autres hommes modernes, très délicats, très susceptibles, obéissant à cent considérations différentes, nous nous figurons en effet que ces tendres sentiments d'humanité que nous représentons, cette unanimité acquise dans l'indulgence, dans la disposition à secourir, dans la confiance réciproque est un progrès réel et que nous sommes par-là bien au dessus des hommes de la Renaissance. Mais toute époque pense ainsi, il faut qu'elle pense ainsi. Il est certain que nous n'oserions pas nous placer dans les conditions de la Renaissance, que nous n'oserions même pas nous y figurer : nos nerfs ne supporteraient pas une pareille réalité, pour ne pas parler de nos muscles. Cette impuissance ne prouve pas du tout le progrès, mais une constitution différente et plus tardive, plus faible, plus délicate et plus susceptible d'où sort nécessairement une morale pleine d'égards. (LCI/88-9§37)

M'a-t-on compris ? - Ce qui me délimite, ce qui me met à part de tout le reste de l'humanité, c'est d'avoir découvert la morale chrétienne. C'est pourquoi j'avais besoin d'un mot qui possédât le sens d'un défi lancé à chacun. De n'avoir pas ouvert les yeux plus tôt, à ce sujet, c'est pour moi la plus grande malpropreté que l'humanité ait sur la conscience. J'y vois la duperie de soi faite instinct, la volonté d'ignorer par principe tout ce qui arrive, toute cause, toute réalité, une sorte de faux-monnayage en matière psychologique qui va jusqu'au crime. L'aveuglement devant le christianisme, c'est là le crime Par excellence - le crime contre la vie. Les millénaires, les peuples, les premiers aussi bien que les derniers, les philosophes et les vieilles femmes - déduction faite de cinq ou six moments de l'histoire et de moi comme le septième - sur ce point ils se valent tous.

Ici une possibilité demeure ouverte : ce n'est pas l'humanité qui est en dégénérescence, c'est seulement cette espèce parasitaire d'hommes, l'espèce des prêtres, qui, par le monde, en s'aidant du mensonge, est parvenue à s'élever à la qualité d'arbitre pour la détermination des valeurs, qui a trouvé dans la morale chrétienne un moyen pour parvenir à la puissance... Et, de ce fait, ceci est ma conviction : les maîtres, les conducteurs de l'humanité furent tous des théologiens et tous aussi des décadents : de là vient la transmutation de toutes les valeurs en une inimitié de la vie, de là vient la morale... Définition de la morale : La morale c'est l'idiosyncrasie du décadent avec l'intention cachée de tirer vengeance de la vie - et cette intention a été couronnée de succès. J'attache de la valeur à cette définition.(EH/88-§7)

Je ne sais qu'une seule chose : sitôt qu'on adopte une attitude morale à l'égard d'un de mes livres, on les gâche. (DL/88-JB)


MOURIR - PÉRIR

Il vaut mieux périr que haïr et craindre ; il vaut mieux périr deux fois que se faire haïr et redouter ; telle devra être un jour la suprême maxime de toute société organisée politiquement. (LVO/79-§284)


MUSIQUE

De nombreuses excitations et des états entiers d'excitation que ne peut représenter le langage sont rendus par la musique. (LDP/72-75-ch.1§111)

La musique n'est pas en soi et pour soi tellement significative de notre être intime, si profondément émouvante qu'elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment ; mais son antique union avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans les forces et les faiblesses du son, que nous avons maintenant l'illusion qu'elle parle directement à l'être intime et provienne de l'être intime. […] Les hommes qui sont restés en arrière dans l'évolution de la musique peuvent sentir le même morceau d'une façon toute formelle, là où les plus avancés entendent tout symbolique-ment. En soi, aucune musique n'est profonde ni significative, elle ne parle point de " volonté ", de " chose en soi " ; c'est là chose que l'intellect ne pouvait s'imaginer qu'en un siècle qui avait conquis pour le symbolisme musical tout le domaine de la vie intérieure. C'est l'intellect lui-même qui a seulement introduit cette signification dans les sons : de même qu'il a également mis dans les rapports de lignes et de masses en architecture une signification, qui, de soi, est tout à fait étrangère aux lois mécaniques. (HTH/78-§215)

Nos oreilles, grâce à l'exercice extraordinaire de l'entendement par le développement artistique de la musique nouvelle, se sont faites toujours plus intellectuelles. Ce qui fait que nous supportons des accents beaucoup plus forts, beaucoup plus de " bruit ", c'est que nous sommes beaucoup mieux exercés que nos ancêtres à écouter en lui la signification. De fait, tous nos sens, par cela même qu'ils demandent d'abord la signification, par conséquent ce que " cela veut dire " et non plus ce que " c'est ", se sont quelque peu émoussés : un tel émoussement se trahit par exemple dans le règne absolu du tempérament des sons ; car aujourd'hui les oreilles qui font les distinctions un peu fines, par exemple entre ut dièse et si bémol, appartiennent aux exceptions. (HTH/78-§217)

De tous les arts qui naissent généralement sur le terrain d'une certaine civilisation, dans des conditions sociales et politiques déterminées la musique apparaît comme la dernière de toutes les plantes, à l'automne et au moment du dépérissement de la civilisation dont elle fait partie : tandis que déjà sont visibles les premiers signes avant-coureurs d'un nouveau printemps. Il arrive même parfois que la musique résonne comme le langage d'une époque disparue, dans un monde nouveau et étonné, et qu'elle arrive trop tard. (OSM/79-§171)

La musique n'atteint sa grande puissance que parmi les hommes qui ne peuvent ni ne doivent discuter. C'est pourquoi ses premiers promoteurs sont les princes qui ne veulent pas que, dans leur entourage, l'on critique beaucoup, ni même que l'on pense beaucoup; et ensuite les sociétés qui, sous une pression quelconque (princière ou religieuse), sont forcées de s'habituer au silence, mais qui sont à la recherche de sortilèges d'autant plus violents contre l'ennui du sentiment (généralement, l'éternelle passion et l'éternelle musique); en troisième lieu des peuples tout entiers où il n'y a point de " société ", mais d'autant plus d'individus portés à la solitude, à des pensées crépusculaires et à la vénération de tout ce qui est inexprimable : ce sont les véritables âmes musicales. (LVO/79-§167)

Quel que soit le penchant que l'on ait pour la musique sérieuse et grande, à certaines heures on sera toujours subjugué, charmé et attendri par son contraire. Je veux parler de ces mélismes d'opéra italiens, les plus simples de tous, qui, malgré leur uniformité rythmique et l'enfantillage de leurs harmonies, nous émeuvent parfois comme si nous entendions chanter l'âme même de la musique. [...] D'ailleurs toute musique, ne commence à avoir un effet magique qu'à partir du moment où nous entendons parler en elle le langage de notre propre passé : et en ce sens, pour le profane, toute musique ancienne semble devenir toujours meilleure, et toute musique récente n'avoir que peu de valeur : car elle n'éveille pas encore la " sentimentalité ", qui, comme je l'ai indiqué, est le principal élément de bonheur dans la musique, pour tout homme qui ne prend pas plaisir à cet art purement en artiste. (LVO/79-§168)

L'oreille, organe de la peur, n'a pu se développer aussi amplement qu'elle l'a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l'âge de la peur, c'est-à-dire du plus long de tous les âges humains qu'il y ait jamais eu : à la lumière, l'oreille est moins nécessaire. D'où le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre. (AUR/81-§250)

Comme la mauvaise musique et les mauvaises raisons sonnent bien, quand on marche sus à l'ennemi ! (AUR/81-§557)

La musique offre aux passions le moyen de jouir d'elles-mêmes. (PDBM/86-§106)

Je recommande toutes sortes de précautions contre la musique allemande. Un homme qui aime le sud comme je l'aime, comme une grande école de guérison de l'esprit et des sens, comme une irrésistible plénitude solaire qui vient éclairer toute chose, se répandre sur des êtres sûrs d'eux-mêmes, pleins de foi en eux-mêmes, un tel homme, dis-je, fera bien de se défier quelque peu de la musique allemande, car non seulement elle lui gâtera le goût mais compromettra aussi sa santé. Un méridional de ce genre, méridional non pas de naissance, mais de foi, s'il se prend à songer à la musique de l'avenir et aussi au moyen de délivrer la musique du nord, devra avoir à l'oreille le pr@?lude d'une musique plus profonde et plus puissante, peut-être plus méchante et plus mystérieuse, d'une musique plus qu'allemande qui ne pâlit et ne s'éteint pas, comme toute musique allemande, en présence de la voluptueuse mer d'azur et de la lumière du ciel méditerranéen, d'une musique plus qu'européenne, capable de se légitimer même en face d'un sombre coucher de soleil sur le désert, dont l'âme s'apparenterait à celle du palmier, qui se sentirait chez soi parmi les beaux fauves solitaires et rôderait à l'aise parmi eux... J'imagine une musique dont la plus rare magie serait de ne plus rien savoir du bien et du mal, sinon peut-être qu'une nostalgie de marin l'effleurerait çà et là, quelques ombres dorées, quelques subtiles faiblesses : un art qui, de très loin, verrait se réfugier en lui les échos d'un monde moral agonisant, devenu presque inintelligible, une musique assez accueillante et profonde pour recevoir ces fugitifs attardés. (PDBM/86-§255)

Bon, nous laissons la musique nous rendre tristes et nous soupirons comme saules dans le vent - mais ensuite, avec un rire joyeux, nous secouons tout cela en nous écriant : telle est l'emprise de la musique, chagrin et larmes sans raison ! Vivre dans le sentiment sans se priver des apports de l'ouïe ! Et puis en avant dans le monde réel, notre âme est plus libre, elle a surmonté sa maladie.

Par rapport à la musique toute communication par des mots est éhontée : le mot amoindri et abêtit : le mot dépersonnalise ; le mot rend commun ce qui est rare. (FP/87-88-v13)

Combien peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d'une cornemuse. - Sans musique la vie serait une erreur. (LCI/88-1§33)

La musique, comme nous la comprenons aujourd'hui, n'est également qu'une irritation et une décharge complète des émotions, mais n'en reste pas moins seulement le débris d'un monde d'expressions émotives bien plus ample, un résidu de l'histrionisme dionysien. Pour rendre possible la musique, en tant qu'art spécial, on a immobilisé un certain nombre de sens, avant tout le sens musculaire (du moins jusqu'à une certaine mesure : car à un point de vue relatif, tout rythme parle encore à nos muscles) : de façon que l'homme ne puisse plus imiter et représenter corporellement tout ce qu'il sent. Toutefois, c'est là le véritable état normal dionysien, en tous les cas l'état primitif ; la musique est la spécification de cet état, spécification lentement atteinte, au détriment des facultés voisines. (LCI/88-9§10)

La musique me cause à présent des chocs, comme à vrai dire cela ne s'était encore jamais produit. Elle me détache de moi, elle me désenchante de moi, comme si je pouvais me voir, me percevoir de loin en entier ;

La vie sans musique n'est qu'une erreur, une besogne éreintante, un exil. (DL/88-HK)


MYSTICISME - MYSTIQUE

Les explications mystiques passent pour profondes ; la vérité est qu'elles ne sont même pas superficielles. (LGS/82-§126)


NAISSANCE

C'est l'après-demain seulement qui m'appartient. Certains naissent posthumes. (ANT/88-Av.pr)


NARCOTIQUE

Qu'est-ce que les peuplades sauvages commencent aujourd'hui par emprunter aux Européens? L'eau de vie et le christianisme, les narcotica européens. - Et qu'est-ce qui les fait périr le plus vite? - Les narcotica européens. (LGS/82-§147)


NATURE

Dans l'ivresse dionysiaque, dans la course délirante parcourant toutes les tonalités de l'âme dues aux excitations narcotiques ou au déchaînement des instincts printaniers, la nature s'exprime dans sa force la plus haute : elle met à nouveau bout à bout les êtres isolés et se laisse éprouver comme Une ; si bien que le principium individuationis y apparaît comme une asthénie perpé-tuelle de la volonté. (LVD/70-§1)

Si nous nous trouvons si à l'aise dans la pleine nature, c'est qu'elle n'a pas d'opinion sur nous. (HTH/78-§508)

Si vous parlez avec tant d'enthousiasme de la conformité aux lois qui existent dans la nature, il faut que vous admettiez soit que, par une obéissance librement consentie et soumise à elle-même, les choses naturelles suivent leurs lois - en quel cas vous admirez donc la moralité de la nature - ; soit que vous évoquiez l'idée d'un mécanicien créateur qui a fabriqué la pendule la plus ingénieuse en y plaçant, en guise d'ornements, les êtres vivants. - La nécessité dans la nature devient plus humaine par l'expression " conformité aux lois ", c'est le dernier refuge de la rêverie mythologique. (OSM/79-§9)

Les hommes ont commencé par substituer leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes, ils voyaient leurs semblables, c'est-à-dire qu'ils voyaient leur mauvaise et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c'est alors qu'ils inventèrent la " nature mauvaise ". Après cela vint un autre temps, où l'on voulut se différencier de la nature, l'époque de Rousseau : on était si las les uns des autres que l'on voulut absolument posséder un coin du monde que l'homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa la " nature bonne ". (AUR/81-§17)

Lorsque nous aimons une femme, nous ressentons facilement de la haine pour la nature en songeant à toutes les nécessités naturelles répugnantes auxquelles toute femme est soumise; nous préférons en général écarter cette pensée, mais si notre âme vient effleurer cette chose, elle sursaute d'impatience et jette, comme on l'a dit, un regard de mépris à la nature : - nous sommes offensés, la nature semble porter atteinte à notre bien et poser sur lui les mains les plus sacrilèges. (LGS/82-§59)

Mais quand en aurons-nous fini avec notre prudence et notre circonspection ? Quand donc toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous assombrir Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature ? Quand aurons-nous le droit de commencer à naturaliser les hommes que nous sommes au moyen de cette nature purifiée, récemment découverte, récemment délivrée ! (LGS/82-§109)

A partir du moment où l'on inventait l'idée de " nature " pour l'opposer à l'idée de " Dieu ", le mot " naturel " devenait forcément synonyme de " condamnable ". Tout ce monde de fiction prend ses racines dans la haine du naturel (- la réalité! -) ; il est l'expression d'un profond malaise devant le réel... (ANT/88-§15)


NOUVEAU TESTAMENT

On ferait bien de mettre des gants lorsqu'on lit le Nouveau Testament. Le contact de tant de malpropreté en fait presque une obligation.

C'est en vain que j'ai scruté le Nouveau Testament en quête d'un seul trait sympathique; rien ne s'y trouve qui soit libre, bienveillant, franc, sincère. L'humanisation n'a pas encore commencé - les instincts de propreté font encore défaut. Il n'y a que de mauvais instincts dans le Nouveau Testament, et même pas le courage de ces mauvais instincts. Tout y est lâcheté, tout y est "yeux baissés" et complaisante illusion sur soi-même. Tout livre paraît propre quand on vient de lire le Nouveau Testament.

On ne peut lire le Nouveau Testament sans éprouver un faible pour ce qui s'y trouve maltraité. (ANT/88-§46)


ORIGINALITÉ

Toute action individuelle, toute manière de voir individuelle provoque l'effroi ; on ne peut évaluer ce qu'ont dû souffrir au cours de l'histoire les esprits les plus rares, les plus raffinés, les plus originaux, à être ainsi toujours considérés comme mauvais et dangereux, bien plus, à s'être toujours considérés eux-mêmes ainsi. Sous la domination de la moralité des mœurs, toutes les formes d'originalité ont pris mauvaise conscience : jusqu'à cette heure, l'horizon des meilleurs en est devenu encore plus sombre qu'il n'aurait dû. (AUR/81-§9)

Qu'est-ce que l'originalité ? Voir quelque chose qui ne porte pas encore de nom, que l'on ne peut pas encore dénommer, bien que tout le monde l'ait sous les yeux. Les hommes étant ce qu'ils sont habituellement, seul le nom leur rend enfin une chose visible. - Les originaux ont aussi été la plupart du temps les inventeurs de noms. (LGS/82-§261)


OUBLI

On oublie sa faute quand on l'a confessée à un autre, mais d'ordinaire l'autre ne l'oublie pas. (HTH/78-§568)

Qu'il existe un oubli, la preuve en reste à faire; nous savons seulement que la remémoration n'est pas en notre pouvoir. Provisoirement nous avons placé dans cette faille de notre puissance le mot " oubli " : comme si c'était une faculté de plus dans notre registre. Mais finalement, qu'est-ce qui est en notre puissance! - Si ce mot se trouve dans une faille de notre puissance, les autres mots ne se trouveraient-ils pas, eux, dans une faille de notre connaissance de notre puissance ? (AUR/81-§126)

Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses - n'est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s'est proposée vis-à-vis de l'homme ? N'est-ce pas là le véritable problème de l'homme ?... La constatation que ce problème est résolu jusqu'à un degré très élevé sera certainement un sujet d'étonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la faculté d'oubli. L'oubli n'est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c'est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d'enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l'état de " digestion " (on pourrait l'appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous " assimilons " notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s'entraider ou s'entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) - voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d'oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l'ordre psychique, la tranquillité, l'étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l'instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli. L'homme chez qui cet appareil d'amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique (et non seulement semblable) - il n'arrive plus à " en finir " de rien.. (GM/87-dd§1)


PASSION

L'homme n'est pas à toute heure également moral, c'est chose connue ; si l'on juge sa moralité selon la capacité de détachement, de renoncement à soi-même qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant et tourné en habitude, s'appelle sainteté), c'est dans la passion qu'il est le plus moral ; l'émotion supérieure lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels, calme et de sang-froid comme d'ordi-naire, il ne se croirait peut-être jamais capable. Comment cela arrive-t-il ? Vraisemblablement par la proche parenté de tout ce qui est grand et détermine de fortes émotions; une fois l'homme porté à une excitation extraordinaire, il peut se déterminer aussi bien à une vengeance effroyable qu'à un effroyable anéantissement de son besoin de vengeance. Ce qu'il veut, sous l'influence de la violente émotion, c'est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même lui donne autant ou plus encore de satisfaction que le sacrifice d'autrui, il choisit celui-là. Proprement, il ne s'agit donc pour lui que de décharger son émotion; alors il peut, pour soulager son excitation, embrasser les épieux des ennemis et les enfoncer dans sa poitrine. (HTH/78-§138)

Qui met sa passion à des choses (sciences, bien de l'État, intérêts de la civilisation, arts) enlève beaucoup d'ardeur à sa passion pour les personnes (même si ce sont des représentants de ces choses, comme des hommes d'État, des philosophes, des artistes sont représentants de leurs créations). (HTH/78-§487)

Celui qui est en passe de succomber à la colère ou à une passion d'amour violente atteint un seuil où l'âme est pleine comme un tonneau; toutefois il faut encore le surcroît d'une goutte d'eau, de la bonne volonté pour la passion (que l'on nomme d'ordinaire aussi la mauvaise). Il ne faut que ce rien, alors le tonneau déborde. (HTH/78-§584)

La passion laisse, quand elle est passée, un regret obscur d'elle-même, et nous jette encore, tandis qu'elle disparaît, un regard séducteur. Il faut bien qu'il y ait une sorte de plaisir à être frappé de ses fouets. Les sentiments médiocres paraissent vides en comparaison; on aime, à ce qu'il paraît, encore mieux le déplaisir violent que le plaisir plat. (HTH/78-§606)

Ce que l'homme dit, promet, décide dans la passion, l'assumer après coup de sang-froid et la tête claire - cette obligation est un des plus lourds fardeaux qui accablent l'humanité. (HTH/78-§629)

Toutes les institutions qui donnent à une passion foi en sa durée et la rendent responsable de cette durée, à l'encontre de l'essence même de la passion, lui ont reconnu un nouveau rang : désormais celui qui est en proie à une telle passion n'y voit plus, comme autrefois, une dégradation ou une menace, mais au contraire une supériorité par rapport à lui-même et à ses égaux. (…) Chaque fois, beaucoup d'hypocrisie et de mensonge s'est introduit dans le monde à la faveur d'une telle métamorphose : chaque fois également, et à ce prix, un nouveau concept surhumain, exaltant l'homme. (AUR/81-§27)

Celui qui possède quelques sentiments de plaisir et de déplaisir d'une force telle que face à eux l'intellect est contraint de se taire ou de se mettre à leur service : lorsqu'ils entrent en jeu, le cœur s'installe dans la tête et l'on parle alors de " passion ". (LGS/82-§3)

Toutes les espèces de passions doivent être examinée une à une, suivies une à une à travers les époques, les peuples, les individus, grands et petits ; il faut mettre au jour toute leur raison, toutes leurs appréciations de valeur et toutes leurs manières d'éclairer les choses ! Tout ce qui a donné sa couleur à l'existence n'a pas encore d'histoire jusqu'à présent : ou bien où existerait-il une histoire de l'amour, de la cupidité, de l'envie, de la conscience morale, de la pitié, de la cruauté ? (LGS/82-§7)

Des natures telles que celle de l'apôtre Paul voient les passions d'un mauvais œil; elles n'en connaissent que l'aspect sale, déformant et affligeant, - leur aspiration idéale vise donc à l'anéantissement des passions : dans le divin, ils voient la totale purification à leur égard. D'une manière toute différente de celle de Paul et des juifs, les Grecs ont orienté précisément leur aspiration idéale vers les passions et les ont aimées, élevées, dorées et divinisées; de toute évidence, ils ne se sentaient pas seulement plus heureux, mais également plus purs et plus divins que d'ordinaire. - Et les chrétiens ? Voulurent-ils en cela devenir juifs ? Le sont-ils peut-être devenus ? (LGS/82-§139)

En admettant que rien de réel ne soit " donné ", si ce n'est notre monde des désirs et des passions, que nous n'atteignons d'autre " réalité " que celle de nos instincts - car penser n'est qu'un rapport de ces instincts entre eux, - n'est-il pas permis de se demander si ce qui est " donné " ne suffit pas pour rendre intelligible, par ce qui nous ressemble, l'univers nommé mécanique (ou " matériel ") ? Je ne veux pas dire par là qu'il faut entendre l'univers comme une illusion, une " apparence ", une " représentation " (au sens de Berkeley ou Schopenhauer), mais comme ayant une réalité de même ordre que celle de nos passions, comme une forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui, plus tard, dans le processus organique, sera séparé et différencié (et aussi, comme il va de soi, affaibli et efféminé) - est encore lié par une puissante unité, pareil à une façon de vie instinctive où l'ensemble des fonctions organiques, régulation automatique, assimilation, nutrition, sécrétion, circulation, - est systématiquement lié, tel une forme primaire de la vie. (PDBM/86-§36)

Les mêmes passions sont d'une allure différente chez l'homme et chez la femme : c'est pourquoi l'homme et la femme ne cessent de se mal comprendre. (PDBM/86-§85)

Toutes les passions ont une période où elles sont seulement néfastes, où elles rabaissent leur victime de tout le poids de la bêtise, - et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l'esprit, où elles se " spiritualisent ". Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l'anéantir, - tous les anciens jugements moraux sont d'accord sur ce point, " il faut tuer les passions ". […] L'Église combat les passions par l'extirpation radicale : sa pratique, son traitement c'est le castratisme. Elle ne demande jamais : " Comment spiritualise, embellit et divinise-t-on un désir ? " - De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l'extermination (- de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). - Mais attaquer la passion à sa racine, c'est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l'Église est nuisible à la vie... (LCI/88-5§1)

La grande passion use et mésuse des convictions, elle ne s'y soumet pas - elle se sait souveraine. (ANT/88-§54)


PÉCHÉ

Le christianisme a fait les plus grands efforts pour clore le cercle et il a déclaré que douter, c'était pécher. On doit contre toute raison être jeté dans la foi par un miracle et y nager comme en l'élément le plus limpide et le moins équivoque : le moindre regard vers la terre ferme, la pensée que l'on n'est peut-être pas là à seule fin de nager, le plus léger sursaut de notre nature amphibie, - c'est péché! Remarquons pourtant qu'ainsi une justification de la foi et toute réflexion sur son origine sont également exclues comme coupables. On veut l'aveuglement et le vertige, et un chant éternel sur les vagues où s'est noyée la raison ! (AUR/81-§89)

Le péché, tel qu'on le ressent aujourd'hui partout où le christianisme règne ou a régné naguère : le péché est un sentiment juif et une invention juive, et eu égard à cet arrière-plan de toute la moralité chrétienne, le christianisme visait en fait à " judaïser " le monde entier. Jusqu'à quel degré il y est parvenu en Europe, c'est ce que l'on ressent de la manière la plus fine au degré d'étrangeté que l'Antiquité grecque - monde qui ignore le sentiment du péché - conserve pour notre sensibilité en dépit de toute la disposition à s'en rapprocher et se l'incorporer dont n'ont pas manqué des générations entières ainsi que beaucoup d'individus remarquables. (LGS/82-§135)

" C'est à la seule condition que tu te repentes que Dieu te fait grâce " - voilà qui susciterait chez un Grec éclat de rire et scandale : il dirait " voilà bien un sentiment d'esclave ". On présuppose ici un être puissant, sur-puissant, et cependant assoiffé de vengeance : sa puissance est si grande qu'on ne peut le léser en rien, sauf sur la question de l'honneur. Tout péché est une infraction au respect, un crimen lcesce majestatis divince - et rien de plus ! Faire acte de contrition, s'humilier, se rouler dans la poussière - telle est la première et l'ultime condition à laquelle se rattache sa grâce : restauration donc de son divin honneur ! (LGS/82-§135)

Le fondateur du christianisme pensait que les hommes ne souffrent de rien tant que de leurs péchés : - ce fut son erreur, l'erreur de celui qui se sentait sans péchés, qui manquait en cela d'expérience ! Ainsi, son âme s'emplit de cette merveilleuse et fantasmagorique miséricorde pour une détresse qui, même chez son peuple, l'inventeur du péché, était rarement une grande détresse ! - Mais les chrétiens se sont entendus à donner après coup raison à leur maître et à justifier son erreur en en faisant une " vérité ". (LGS/82-§138)

Le péché, qui est, par excellence, répétons-le, une forme d'auto-avilissement de l'homme, a été inventé pour rendre impossibles la science, la culture, toute élévation, toute noblesse chez l'homme; le prêtre règne grâce à l'invention du péché. (ANT/88-§49)

La notion du " péché " a été inventée en même temps que l'instrument de torture qui la complète, le " libre-arbitre " pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l'égard des instincts une seconde nature ! (EH/88)


PENSÉE - PENSER - PENSEUR

Notre penser est un classer, un nommer, donc quelque chose qui revient à l'arbitraire humain et n'atteint pas la chose même. (LDP/72-75-ch.1§54)

La pensée consciente n'est qu'un choix parmi des représentations. Il y a un long chemin jusqu'à l'abstraction. (LDP/72-75-ch.1§63)

Que la pensée avance avec plaisir ou déplaisir est tout à fait essentiel : celui à qui cela crée un véritable inconvénient est précisément moins disposé à cela et, aussi bien, il ira moins loin : il se contraint et dans ce domaine ce n'est en rien utile. (LDP/72-75-ch.1§67)

Nous ne connaissons qu'une réalité - celle des pensées. Comment? Si cela était l'essence des choses ? Si la mémoire et la sensation étaient les matériaux des choses ? (LDP/72-75-ch.1§94)

Les hommes ont honte, non pas d'avoir quelque vilaine pensée, mais bien s'ils se figurent qu'on leur attribue ces pensées vilaines. (HTH/78-§84)

On critique sévèrement un penseur quand il émet une proposition qui nous est désagréable ; et pourtant il serait plus raisonnable de le faire quand sa proposition nous est agréable. (HTH/78-§484)

Qui pense un peu profond sait bien qu'il aura toujours tort, qu'il agisse et juge comme il voudra. (HTH/78-§518)

L'intransigeance de la pensée est souvent le signe d'une disposition intérieure inquiète qui cherche à s'étourdir. (HTH/78-§581)

Il n'y a pas de meilleur moyen pour rendre intelligible la différence qu'il y a entre la libre pensée de jadis et la pensée libre d'aujourd'hui que de se souvenir d'un axiome célèbre. Pour l'imaginer et le formuler il fallut toute l'intrépidité du siècle dernier, et pourtant, mesuré selon notre expérience d'aujourd'hui, il devient une naïveté involontaire, - je veux parler de l'axiome de Voltaire : " Croyez-moi, mon ami, l'erreur aussi a son mérite. " (OSM/79-§4)

Les hommes aux pensées profondes, dans leurs rapports avec les autres hommes, ont toujours l'impression d'être des comédiens, parce qu'ils sont forcés, pour être compris, de simuler un air superficiel. (OSM/79-§232)

Nous pouvons penser beaucoup de choses, beaucoup plus que nous n'en pouvons faire ou vivre, - c'est-à-dire que notre pensée est superficielle et se satisfait de la surface au point de ne pas même la remarquer. Si notre intellect s'était rigoureusement développé à la mesure de notre force et de notre usage de cette force, nous aurions pour suprême principe de pensée l'idée que nous pouvons uniquement comprendre ce que nous pouvons faire, - à supposer que, d'une manière générale, il existe une compréhension. (AUR/81-§125)

Le penseur voit dans ses propres actes des tentatives et des questions visant à obtenir des éclaircissements sur un sujet quel qu'il soit : le succès et l'échec sont pour lui en premier lieu des réponses. Mais se mettre en colère ou éprouver du repentir du fait que quelque chose rate - c'est là une attitude qu'il abandonne à ceux qui agissent parce qu'on leur en donne l'ordre, et qui doivent s'attendre au bâton si le gracieux maître n'est pas satisfait du résultat. (LGS/82-§41)

Le penseur : c'est désormais l'être chez qui la pulsion de vérité et ces erreurs conservatrices de la vie livrent leur premier combat après que la pulsion de vérité a prouvé qu'elle est elle aussi une puissance conservatrice de vie. (LGS/82-§110)

Les pensées sont les ombres de nos sentiments - toujours plus sombres, plus vides, plus simples que celles-ci. (LGS/82-§179)

C'est un penseur : cela signifie qu'il est expert dans l'art de considérer les choses comme plus simples qu'elles ne sont. (LGS/82-§189)

Avec une voix très forte dans le gosier, on est presque hors d'état de penser des choses fines. (LGS/82-§216)

Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde.

Mais ce qu'il y a de pire, ce sont les pensées mesquines. En vérité, il vaut mieux faire mal que de penser petitement.

Mais la petite pensée est pareille au champignon ; elle se dérobe et se cache et ne veut être nulle part - jusqu'à ce que tout le corps soit rongé et flétri par les petits champignons. (APZ/83-85-p2)

Sous la forme où elle se présente, une pensée est un signe dont le sens est multiple, et qui réclame d'être interprété [...]. Le fait que toute pensée se présente d'abord comme polysémique et floue, et ne soit en elle-même que ce qui déclenche l'essai de l'interpréter ou d'en arrêter arbitrairement le sens. Le fait qu'à toute pensée une foule de personnes semble prendre part - : voilà ce qu'il n'est nullement aisé d'observer ; au fond, nous sommes éduqués à faire l'inverse ; c'est-à-dire que lorsqu'on pense, ce n'est pas à la pensée que l'on pense. L'origine d'une pensée reste cachée ; il est très vraisemblable que cette pensée ne soit que le symptôme d'une situation beaucoup plus vaste et complexe ; vraisemblance qui s'atteste en ceci que c'est précisément cette pensée et non une autre qui se présente, et précisément avec cette netteté plus ou moins grande, tantôt certaine et impérieuse, tantôt floue réclamant d'être soutenue, mais dans l'ensemble toujours excitante, interrogative - pour la conscience en effet , toute pensée agit comme un stimulant - : tout ceci est, sous forme de signes, l'expression de quelque aspect de notre état général. (FP/84-85-v11)

Le philosophe [...] doit se dire : " Si je décompose le processus logique exprimé dans la phrase " je pense ", j'obtiens une série d'affirmations hasardeuses dont le fondement est difficile, peut-être impossible à établir, - par exemple, que c'est moi qui pense, qu'il doit y avoir, en général, quelque chose qui pense, que " penser " est l'activité et l'effet d'un être, considéré comme cause, qu'il existe un " moi ", enfin qu'il a déjà été établi ce qu'il faut entendre par penser - c'est-à-dire que je sais ce que penser veut dire. Car si, à part moi, je n'étais pas déjà fixé à ce sujet, sur quoi devrais-je me régler pour savoir si ce qui arrive n'équivaudrait pas à " vouloir " ou à " sentir " ? Bref, ce " je pense " laisse prévoir que je compare mon état momentané à d'autres états que je connais en moi, pour établir de la sorte ce qu'il est. (PDBM/86-§16)

Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n'avouent qu'à contre-cœur. C'est, à savoir, qu'une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c'est moi qui veux ; de sorte que c'est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l'attribut " je pense ". Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l'antique et fameux moi, c'est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n'est certainement pas une " certitude immédiate ". En fin de compte, c'est déjà trop s'avancer que de dire " quelque chose pense ", car voilà déjà l'interprétation d'un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : " Penser est une activité, il faut quelqu'un qui agisse, par conséquent... " Le vieil atomisme s'appuyait à peu près sur le même dispositif, pour joindre, à la force qui agit, cette parcelle de matière où réside la force, où celle-ci a son point de départ : l'atome. Les esprits plus rigoureux finirent par se tirer d'affaire sans ce " reste terrestre ", et peut-être s'habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit " quelque chose " (à quoi s'est réduit finalement le vénérable moi). (PDBM/86-§17)

Sérieusement, l'innocence des penseurs a quelque chose de touchant qui inspire le respect. Cette innocence permet aux penseurs de se dresser aujourd'hui encore, en face de la conscience, pour lui demander une réponse loyale, pour lui demander, par exemple, si elle est " réelle ", pourquoi elle se débarrasse en somme si résolument du monde extérieur, et autres questions de même nature. (PDBM/86-§34)

L'homme, comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n'en est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mauvaise : - car seule cette pensée consciente advient sous forme de mots, c'est-à-dire de signes de communication, ce qui révèle la provenance de la conscience elle-même. Pour le dire d'un mot, le développement de la langue et le développement de la conscience (non pas de la raison, mais seulement de la prise de conscience de la raison) vont main dans la main. (LGS/86-§354)

Nous ne sommes pas de ceux qui n'arrivent à penser qu'au milieu de livres, sous l'impulsion de livres - nous avons pour habitude de penser au grand air, en marchant, en sautant, en escaladant, en dansant, de préférence sur des montagnes solitaires ou tout au bord de la mer, là où même les chemins deviennent pensifs. (LGS/86-§366)

L'homme ne doit pas penser. Et le " prêtre en soi " invente le besoin, la mort, le danger mortel de la grossesse, toutes sortes de misères et de tribulations, le vieillissement, et avant tout, la maladie -autant de moyens pour lutter contre la science! Le besoin ne permet pas à l'homme de penser... Et pourtant, ô scandale! L'œuvre de connaissance s'accumule et monte comme une tour à l'assaut du ciel, annonçant le crépuscule des dieux... (ANT/88-§48)

On ne peut penser et écrire qu'assis (G. Flaubert). Je te tiens là, nihiliste ! Rester assis, c'est là précisément le péché contre le Saint-Esprit. Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur. (LCI/88-1§34)

Les grands événements et les grandes pensées - mais les grandes pensées sont les grands événements - ne sont jamais que très tardivement compris. Leurs contemporains ne les vivent pas en eux-mêmes : ils vivent à côté. Quelque chose se passe, comme dans le domaine des cieux. La lumière des étoiles les plus éloignées est celle qui met le plus de temps à parvenir aux hommes. Et tant qu'elle voyage vers eux, l'homme nie qu'en tel point du ciel il y ait une étoile. Combien de siècles faut-il pour qu'un esprit soit compris ? Sur la mesure de ce délai, on pourrait instituer une hiérarchie, une étiquette. Elle vaudrait pour les esprits comme pour les étoiles. (FP/88-v14)


PHILOSOPHE - PHILOSOPHIE

Le philosophe ne se tient pas aussi absolument éloigné du peuple qu'une exception : la Volonté veut aussi quelque chose de lui. L'intention est la même que dans l'art - sa propre transfiguration et sa propre rédemption. (LDP/72-75-ch.1§21)

Le philosophe est un moyen de parvenir au repos dans le courant incessant, de prendre conscience, au mépris de l'infinie pluralité, d'être le type permanent. (LDP/72-75-ch.1§23)

La sphère du philosophe et de l'artiste prospère à l'abri de la nécessité.

C'est aux époques de grand péril qu'apparaissent les philosophes - au moment où la roue tourne de plus de plus vite - eux et l'art prennent place du mythe disparaissant. Mais ils s'élancent longtemps à l'avance car l'attention des contemporains ne se tourne que lentement vers eux. (LDP/72-75-ch.1§24)

Que doit faire le philosophe ? Au sein du fourmillement, mettre l'accent sur le problème de l'existence, surtout sur les problèmes éternels.

Le philosophe doit reconnaître ce qui fait besoin et l'artiste doit le créer. Le philosophe doit sympathiser les plus profondément avec la douleur universelle : comme les anciens philosophes grecs, chacun exprime une détresse : là, dans cette lacune, il insère son système. Il construit son monde dans cette lacune. (LDP/72-75-ch.1§27)

Le philosophe de la connaissance tragique. Il maîtrise l'instinct effréné du savoir, non pas par une nouvelle métaphysique. Il n'établit aucune nouvelle croyance. […] Il travaille à l'édification d'une vie nouvelle : il restitue ses droits à l'art.

Le philosophe de la connaissance désespérée est emporté par une science aveugle : le savoir à tout prix. (LDP/72-75-ch.1§37)

A présent la philosophie ne peut plus que mettre l'accent sur la relativité de toute connaissance et sur son anthropo-morphisme, comme sur la force partout dominante de l'illusion. (LDP/72-75-ch.1§41)

Quel rapport le génie philosophique a-t-il avec l'art ? Du rapport direct il y a peu à apprendre. Nous devons demander : qu'est-ce, dans sa philosophie, que l'art ? L'œuvre d'art ? Que reste-t-il quand son système en tant que science est anéanti ? Or ce doit justement être ce résidu qui maîtrise l'instinct du savoir, donc ce qu'il s'y trouve d'artistique. (LDP/72-75-ch.1§48)

C'est la beauté et la grandeur d'une construction du monde (alias la philosophie) qui décident maintenant de sa valeur - autrement dit, elle est jugée comme une œuvre d'art. Sa forme se transfor-mera probablement ! La rigoureuse formulation mathématique (comme chez Spinoza), qui faisait sur Goethe une impression si apaisante, n'a justement plus guère droit de cité que comme moyen d'expression esthétique. (LDP/72-75-ch.1§49)

Grand embarras de savoir si la philosophie est un art ou une science. C'est un art dans ses fins et dans sa production. Mais le moyen, la représentation en concepts, elle l'a en commun avec la science. C'est une forme de poésie. (LDP/72-75-ch.1§53)

Redoutable solitude du dernier philosophe ! La nature le méduse, des vautours planent au-dessus de lui. Et il crie à la nature : donne l'oubli ! Oublier ! (LDP/72-75-ch.1§85)

La démarche de la philosophie : on pense d'abord que les hommes sont les auteurs de toutes choses -peu à peu on s'explique les choses d'après l'analogie avec certaines propriétés humaines - enfin on en arrive à la sensation. Grand problème : la sensation est-elle un fait originel de toute matière ? Attraction et répulsion ? (LDP/72-75-ch.1§103)

Personne n'ose réaliser par lui-même la loi de la philosophie, personne ne vit en philosophe, avec cette simple fidélité virile qui forçait un homme de l'antiquité, où qu'il fût, quoi qu'il fit, à se comporter en stoïcien, dès qu'il avait une fois juré fidélité à la Stoa. Toute philosophie moderne est politique ou policière, elle est réduite à une apparence savante par les gouvernements, les églises, les mœurs et les lâchetés des hommes. On s'en tient à un soupir de regret et à la connaissance du passé.

La philosophie, dans les limites de la culture historique, est dépourvue de droits, si elle veut être plus qu'un savoir, retenue par l'être intime, sans action au-dehors. Si, d'une façon générale, l'homme moderne était seulement courageux et décidé, s'il n'était pas lui-même un être intérieur plein d'inimitiés et d'antinomies, il proscrirait la philosophie, il se contenterait de voiler pudiquement sa nudité. À vrai dire, on pense, on écrit, on imprime, on parle, on enseigne philosophiquement, - jusque-là tout est à peu près permis. Mais il en est autrement en action, dans ce que l'on appelle la vie réelle. Là une seule chose est permise et tout le reste est simplement impossible : ainsi le veut la culture historique. Ceux-là sont-ils encore des hommes ? se demandera-t-on alors, ou peut-être simplement des machines à penser, à écrire, à parler ? (CI2/73)

J'estime un philosophe dans la mesure où il est capable de donner un exemple. Nul doute que par l'exemple il puisse entraîner à sa suite des peuples entiers ; l'histoire des Indes qui est presque l'histoire de la philosophie indienne le prouve. Mais l'exemple doit être donné par la vie visible et non pas seulement par les livres ; il doit donc être donné, comme l'enseignaient les philosophes de la Grèce, par l'expression du visage, l'attitude, le vêtement, le régime alimentaire, les mœurs, plus encore que par les paroles et surtout que par l'écriture. Comme nous sommes encore loin en Allemagne de cette courageuse visibilité d'une vie philosophique ! (CI3/73)

Le manque de sens historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup, sans s'en rendre compte, prennent même pour la forme stable dont il faut partir la toute dernière figure de l'homme, telle que l'a modelée l'influence de certaines religions, voire de certains événements politiques. Ils ne veulent pas comprendre que l'homme est le résultat d'un devenir, que la faculté de connaître l'est aussi ; alors que quelques-uns d'entre eux font même sortir le monde entier de cette faculté de connaître. - Or, tout l'essentiel de l'évolution humaine s'est déroulé dans la nuit des temps, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; l'homme n'a sans doute plus changé beaucoup au cours de ceux-ci. Mais voilà que le philosophe aperçoit des " instincts " chez l'homme actuel et admet qu'ils font partie des données immuables de l'humanité, qu'ils peuvent fournir une clé pour l'intelligence du monde en général ; toute la téléologie est bâtie sur ce fait que l'on parle de l'homme des quatre derniers millénaires comme d'un homme éternel sur lequel toutes les choses du monde sont naturellement alignées depuis le commencement. Mais tout résulte d'un devenir ; il n'y a point de faits éternels, pas plus qu'il n'y a de vérités absolues. -C'est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité, et avec elle la vertu de modestie. (HTH/78-§2)

Les philosophes ont accoutumé de se mettre devant la vie et l'expérience -devant ce qu'ils appellent le monde de l'expérience -comme devant un tableau, qui a été déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette scène, pensent-ils, doit être bien expliquée pour en tirer une conclusion sur l'être qui a produit le tableau : de cet effet donc à la cause, partant à l'inconditionné, qui est toujours regardé comme la raison suffisante du monde des phénomènes. Contre cette idée, l'on doit, en prenant le concept de métaphysique exactement pour celui d'inconditionné, conséquemment aussi d'inconditionnant, tout au rebours nier toute dépendance entre l'inconditionné (le monde métaphysique) et le monde connu de nous : si bien que dans le phénomène n'apparaisse absolument pas la chose en soi, et que toute conclusion de l'une à l'autre soit à repousser. (HTH/78-§16)

Le cynique reconnaît le lien de dépendance entre les douleurs accrues et fortifiées du civilisé supérieur et la masse de ses besoins; il comprend ainsi que la foison d'opinions sur le beau, le convenable, le bienséant, le plaisant, devait faire jaillir autant de sources très riches de jouissance, mais aussi de déplaisir. Conformément à cette vue, il se réforme, en abandonnant nombre de ces opinions et en se soustrayant à certaines exigences de la civilisation; par là il acquiert un sentiment de liberté et de force ; et peu à peu, quand l'habitude lui rend son genre de vie supportable, il a en effet des sensations de déplaisir plus rares et plus faibles que les hommes civilisés, et se rapproche de l'animal domestique; en outre il sent tout avec le piquant du contraste et... peut également injurier à cœur joie ; si bien que par là il se relève bien au-dessus du monde de sensations de l'animal. - L'épicurien a le même point de vue que le cynique ; il n'y a d'ordinaire entre eux qu'une différence de tempérament. Puis l'épicurien met à profit sa culture supérieure pour se rendre indépendant des opinions dominantes et il s'élève au-dessus d'elles, tandis que le cynique reste exclu-sivement dans la négation. Il marche comme dans des sentiers à l'abri du vent, bien protégés, à demi obscurs, tandis qu'au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors de par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souffle du vent et s'endurcit jusqu'à perdre le sentiment. (HTH/78-§275)

Les philosophes se sont emparés de tout temps des axiomes de ceux qui étudient les hommes (moralistes); ils les ont corrompus, en les prenant dans un sens absolu et en voulant démontrer la nécessité de ce que ceux-ci n'avaient considéré que comme indication approximative, ou même seulement comme la vérité particulière à une ville ou à un pays pendant une dizaine d'années ; mais par là les philosophes croyaient s'élever au-dessus des moralistes. (OSM/79-§5)

D'où vient-il donc que, depuis Platon, tous les architectes philosophiques de l'Europe ont construit en vain ? Que tout ce qu'ils tenaient eux-mêmes sincèrement et sérieusement pour aere perennius (plus durable que l'airain) menace de s'écrouler ou gît déjà en ruine ? Oh, que de fausseté dans la réponse qu'aujourd'hui encore on tient toute prête pour cette question : " parce qu'ils ont tous négligé le présupposé, l'examen des fondements, une critique de la raison dans son ensemble " - cette fatale réponse de Kant qui, en vérité, ne nous a pas attirés, nous autres philosophes modernes, sur un terrain plus sûr ni moins trompeur ! (AUR/81-§3)

… les philosophes, une espèce où se trouvent réunies des forces religieuses et artistiques, pourtant de façon qu'un troisième élément s'y puisse placer, l'élément dialectique, le plaisir de disputer; ils ont été à l'origine des mêmes maux que les hommes religieux et les artistes, et, de plus, par leur penchant dialectique, ils ont produit de l'ennui chez beaucoup d'hommes ; mais leur nombre fut toujours très petit. (AUR/81-§41)

Dans le christianisme on peut aussi entendre une grande protestation populaire contre la philosophie : la raison des vieux sages avait déconseillé aux hommes les affections, le christianisme voulait les leur restituer. A cet effet il conteste toute valeur morale à la vertu telle que la concevaient les philosophes - comme une victoire de la raison sur les affections -, condamne la rationalité en général et encourage les affections à se manifester avec le maximum de puissance et d'éclat : comme amour de Dieu, crainte de Dieu, comme foi fanatique en Dieu, comme espérance la plus aveugle en Dieu. (AUR/81-§58)

On dira ce que l'on voudra : le christianisme a voulu délivrer les hommes du fardeau des exigences morales, en croyant lui montrer un chemin plus court vers la perfection : tout comme certains philosophes croyaient pouvoir se soustraire aux peines et aux lenteurs de la dialectique et au rassemblement de faits rigoureusement contrôlés, en renvoyant à une " voie royale de la vérité ". Ce fut une double erreur, - mais cependant un puissant cordial pour des gens exténués qui désespéraient dans le désert. (AUR/81-§59)

Lorsque la philosophie était affaire d'émulation publique, dans la Grèce du troisième siècle, il y avait un certain nombre de philosophes que rendait heureux l'arrière-pensée du dépit que devait exciter leur bonheur, chez ceux qui vivaient selon d'autres principes et y trouvaient leur tourment : ils pensaient réfuter ceux-ci avec le bonheur, mieux qu'avec tout autre chose et ils croyaient que, pour atteindre ce but, il leur suffisait de paraître toujours heureux; mais cette attitude devait, à la longue, les rendre véritablement heureux! Ce fut par exemple le sort des cyniques. (AUR/81-§367)

Je remarque que nos jeunes gens, nos artistes et nos femmes qui veulent philosopher demandent maintenant à la philosophie de leur donner précisément le contraire de ce qu'en recevaient les Grecs ! Celui qui n'entend pas la jubilation continuelle qui traverse chaque propos et chaque réplique d'un dialogue de Platon, la jubilation que provoque l'invention nouvelle de la pensée rationnelle, que comprendra-t-il de Platon, de la philosophie antique ? En ce temps-là les âmes s'emplissaient d'allégresse, lorsqu'on se livrait au jeu sévère et sobre des idées, des généralisations, des réfutations - avec cette allégresse qu'ont peut-être connue aussi les grands maîtres anciens du sévère et sobre contrepoint. En ce temps-là en Grèce on avait encore sur la langue cet autre goût plus ancien et autrefois tout-puissant : et à côté de ce goût, le goût nouveau apparaissait avec tant de charme que l'on se mettait à chanter et à balbutier la dialectique, " l'art divin ", comme si l'on était en ivresse d'amour. Le goût ancien, c'était la pensée esclave de la moralité pour laquelle n'existaient que des jugements fixes, des faits déterminés et point d'autres raisons que celles de l'autorité : en sorte que penser ce n'était que répéter, et que toute jouissance du discours et du dialogue ne pouvait reposer que dans la forme. (AUR/81-§544)

Ce qui manque aux philosophes :
a) le sens historique
b) la connaissance de la physiologie
c) un but orienté vers l'avenir
Faire une critique sans aucune ironie ni condamnation morale.
Je ne veux engager personne à se mettre à la philosophie : il est inévitable, il est peut-être également souhaitable, que le philosophe soit une plante rare. Rien ne m'est plus odieux que la réclame académique en faveur de la philosophie, comme chez Sénèque ou même Cicéron. La philosophie a peu à faire avec la vertu. (FP/84-v10)

En admettant que la vérité soit femme, n'y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s'entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu'ils ont déployés jusqu'à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le cœur d'une femme. Ce qui est certain, c'est que la femme dont il s'agit ne s'est pas laissé gagner ; et toute espèce de dogmatique prend maintenant une attitude triste et découragée, si tant est qu'elle garde encore une attitude quelconque.

Et peut-être le temps n'est-il pas éloigné où l'on comprendra sans cesse à nouveau ce qui, en somme, suffit à former la pierre fondamentale d'un pareil édifice philosophique, sublime et absolu, tel que l'élevèrent jusqu'à présent les dogmatiques. Ce fut une superstition populaire quelconque, datant des temps les plus reculés (comme, par exemple, le préjugé du sujet et du moi) ; ce fut peut-être un jeu de mot quelconque, une équivoque grammaticale, ou quelque généralisation téméraire de faits très restreints, très personnels, très humains trop humains. La philosophie des dogmatiques n'a été, espérons-le, qu'une promesse faite pour des milliers d'années, comme ce fut le cas de l'astrologie, à une époque antérieure encore, - de l'astrologie, au service de laquelle on a dépensé peut-être plus de travail, d'argent, de perspicacité, de patience, qu'on ne l'a fait depuis pour toute science véritable ; (PDBM/86-§préf)

Ce qui incite à considérer tous les philosophes moitié avec défiance, moitié avec ironie, ce n'est pas que l'on s'aperçoit sans cesse combien ils sont innocents, combien ils se trompent et se méprennent facilement et souvent - bref, ce n'est pas leur enfantillage et leur puérilité qui nous choquent, mais leur manque de droiture. Eux, tout au contraire, mènent grand bruit de leur vertu, dès que l'on effleure, ne fût-ce que de loin, le problème de la vérité. Ils font tous semblant d'être parvenus à leurs opinions par le développement naturel d'une dialectique froide, pure et divinement insouciante (différents en cela des mystiques de toute espèce qui, plus qu'eux, honnêtes et lourds, parlent d' " inspiration " - ), tandis qu'ils défendent au fond une théorie anticipée, une idée subite, une " inspiration ", et, le plus souvent, un désir intime qu'ils présentent d'une façon abstraite, qu'ils passent au crible en l'étayant de motifs laborieusement cherchés. Ils sont tous des avocats qui ne veulent pas passer pour tels. Le plus souvent ils sont même les défenseurs astucieux de leurs préjugés qu'ils baptisent du nom de " vérités " - très éloignés de l'intrépidité de conscience qui s'avoue ce phénomène, très éloignes du bon goût de la bravoure qui veut aussi le faire comprendre aux autres, soit pour mettre en garde un ennemi, ou un ami, soit encore par audace et pour se moquer de cette bravoure. (PDBM/86-§5)

Je me suis rendu compte peu à peu de ce que fut jusqu'à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur, une sorte de mémoires involontaires et insensibles ; et je me suis aperçu aussi que les intentions morales ou immorales formaient, dans toute philosophie, le véritable germe vital d'où chaque fois la plante entière est éclose. (PDBM/86-§6)

Dans toute philosophie, il y a un point où la " conviction " du philosophe entre en scène : ou, pour emprunter le langage d'un antique mystère : adventavit asinus pulcher et fortissimus. (Il nous est venu un âne plein de puissance et de grâce) (PDBM/86-§8)

Les différentes conceptions philosophiques ne sont rien de fortuit, rien d'autonome, elles grandissent, tout au contraire, dans un rapport de parenté les unes avec les autres. Quelle que soit la soudaineté apparente, et quelque peu arbitraire qu'elles mettent à jaillir de l'histoire de la pensée, elles n'en appartiennent pas moins à un système, au même titre que tous les membres de la faune d'une partie du monde. On s'en aperçoit, en fin de compte, à la façon dont les philosophes les plus différents remplissent toujours un même cadre fondamental de toutes les philosophies imaginables. Comme s'ils y étaient forcés par une invisible contrainte, ils parcourent toujours, à nouveau, le même cercle, malgré l'indépendance qu'ils croient avoir les uns à l'égard des autres, de par leur volonté critique ou systématique. Quelque chose au fond d'eux-mêmes les conduit, quelque chose les pousse les uns derrière les autres, dans un ordre déterminé, et c'est précisément ce systématisme inné, cette parenté des conceptions. Leur raisonnement est, en effet, bien plutôt qu'une découverte, une reconnaissance, une ressouvenance, un retour et une rentrée dans une vieille économie de l'âme, d'où ces conceptions sont sorties jadis. Philosopher, c'est, en ce sens, une façon d'atavisme de l'ordre le plus élevé. (PDBM/86-§20)

Le philosophe tel que nous l'entendons, nous autres esprits libres, - comme l'homme dont la responsabilité s'étend le plus loin, dont la conscience embrasse le développement complet de l'humanité, ce philosophe se servira des religions pour son œuvre de discipline et d'éducation, de même qu'il se servira des conditions fortuites de la politique et de l'économie de son temps. L'influence sélectrice et éducatrice, c'est-à-dire tout autant celle qui détruit que celle qui crée et modèle, l'influence susceptible d'être exercée au moyen de la religion, est diverse et multiple selon l'espèce d'hommes qu'on lui confie. (PDBM/86-§61)

Qu'on cesse enfin, j'insiste là-dessus, de confondre les ouvriers de la philosophie et les hommes de science en général avec les philosophes, -c'est ici qu'il convient précisément d'accorder avec rigueur " à chacun son dû " et non pas trop aux uns, trop peu aux autres. Il est peut-être nécessaire à l'éducation du véritable philosophe qu'il ait lui-même parcouru une fois tous les degrés où ses serviteurs, les ouvriers scientifiques de la philosophie, s'arrêtent, - doivent s'arrêter ; peut-être doit-il avoir été lui-même critique, sceptique, dogmatique, historien et en outre poète, collectionneur, voyageur, déchiffreur d'énigmes, moraliste, voyant, "esprit libre" et presque tout pour être en mesure de parcourir en son entier le cercle des valeurs et des sentiments de valeur humains et pour pouvoir regarder à travers toutes sortes d'yeux et de consciences, d'en haut vers tous les lointains, des profondeurs vers tous les sommets, d'un coin dans toutes les directions. Mais ce ne sont là que des conditions préalables à sa tâche : cette tâche elle-même requiert autre chose, - elle exige qu'il crée des valeurs. […] Mais les philosophes véritables sont des hommes qui commandent et qui légifèrent : ils disent " il en sera ainsi ! ", ils déterminent en premier lieu le vers où ? et le pour quoi faire ? de l'homme et disposent à cette occasion du travail préparatoire de tous les ouvriers philosophiques, de tous ceux qui se sont rendus maîtres du passé, - ils tendent une main créatrice pour s'emparer de l'avenir et tout ce qui est et fut devient pour eux, ce faisant, moyen, instrument, marteau. Leur " connaître " est un créer, leur créer est un légiférer, leur volonté de vérité est - volonté de puissance. - Existe-t-il de tels philosophes aujourd'hui ? A-t-il déjà existé de tels philosophes ? Ne faut-il pas nécessairement qu'existent de tels philosophes ? (PDBM/86-§211)

J'ai le sentiment toujours plus net que le philosophe, qui est nécessairement l'homme de demain et d'après-demain, s'est trouvé et devait se trouver à n'importe quelle époque en contradiction avec le présent. Jusqu'ici tous ces extraordinaires promoteurs de l'humanité que l'on nomme des philosophes et qui se crurent rarement eux-mêmes des " amis de la vérité ", mais des fous déplaisants et de dangereuses énigmes, placèrent leur tâche, leur rude, involontaire, inéluctable tâche, mais finalement la grandeur de leur tâche, dans cette ambition : devenir la mauvaise conscience de leur temps. C'est précisément ers disséquant les vertus de leur temps, qu'ils trahirent leur propre secret : ils agissaient ainsi pour connaître une nouvelle grandeur de l'homme, pour découvrir un chemin non frayé vers son accroissement. Chaque fois ils virent tout ce qui se cachait d'hypocrisie, de confort moral, de négligence, d'indolence, en un mot de mensonge dans l'idéal moral de leur temps, combien il y avait de vertu usée; chaque fois ils dirent : " Il nous faut aller plus loin, là où vous, hommes d'aujourd'hui, vous vous sentez le moins chez vous ". En face d'un monde d' " idées modernes " qui aimerait confiner chacun dans un coin et dans une " spécialité ", un philosophe serait contraint - s'il pouvait y avoir des philosophes aujourd'hui - de placer la grandeur de l'homme, la notion même de " grandeur ", dans l'étendue et la diversité de l'esprit, dans une totalité faite de multiplicité : il fixerait même le rang et la valeur d'un homme d'après l'ampleur et la diversité de ce qu'il peut supporter et assumer, selon la portée qu'il sait donner à sa responsabilité. (PDBM/86-§212)

Il est difficile d'enseigner ce qu'est un philosophe, parce qu'il n'y a rien à apprendre : on doit le " savoir " d'expérience, ou avoir l'orgueil de ne pas le savoir. Si de nos jours chacun parle de choses dont il ne peut avoir aucune expérience, cela est vrai surtout du philosophe et de l'esprit philosophique : très peu d'hommes connaissent cet esprit, peuvent le connaître, et toutes les opinions populaires sur ce chapitre sont fausses. (PDBM/86-§213)

Un psychologue connaît peu de questions aussi attirantes que celle du rapport entre santé et philosophie, et au cas où il tombe lui-même malade, il entre dans sa maladie en y apportant toute sa curiosité de scientifique. On a nécessairement, à supposer que l'on soit une personne, la philosophie de sa personne : mais il y a là une différence considérable. Chez l'un ce sont les manques qui philosophent, chez l'autre, les richesses et les forces. Le premier a un besoin impérieux de sa philosophie, que ce soit comme soutien, soulagement, remède, délivrance, élévation, détachement de soi ; chez le second, elle n'est qu'un beau luxe, dans le meilleur des cas la volupté d'une reconnaissance triomphante qui doit finir par s'inscrire en majuscules cosmiques au ciel des concepts. Dans l'autre cas, plus fréquent toutefois, lorsque ce sont les états de détresse qui font de la philosophie, comme chez tous les penseurs malades - et peut-être y a-t-il une majorité de penseurs malades dans l'histoire de la philosophie - : qu'adviendra-t-il de la pensée qui se trouve soumise à la pression de la maladie ? […] Exactement comme le fait un voyageur qui projette de s'éveiller à une certaine heure et s'abandonne ensuite calmement au sommeil : de même nous, philosophes, à supposer que nous tombions malades, nous nous livrons momentanément, corps et âme, à la maladie - nous fermons en quelque sorte les yeux sur nous-mêmes. Et de même que ce voyageur sait que quelque chose en lui ne dort pas, que quelque chose compte les heures, et le réveillera, de même nous savons que l'instant décisif nous trouvera éveillés, - que quelque chose surgira alors et prendra l'esprit sur le fait, je veux dire en flagrant délit de faiblesse, ou de demi-tour, ou de capitulation, ou d'endurcissement, ou d'assombrissement, ou de rechute dans l'un des états maladifs de l'esprit, quel que soit le nom qu'on leur donne, qui, les jours de santé, ont contre eux la fierté de l'esprit (car comme le veut à juste titre la vieille fable, " l'esprit fier, le paon et le cheval sont les trois animaux les plus fiers de la terre " Toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique présentant une version négative du concept de bonheur, toute métaphysique et toute physique qui connaissent un finale, un état ultime de quelque sorte que ce soit, toute aspiration principalement esthétique ou religieuse à un en marge de, un au-delà de, un en dehors de, un au-dessus de autorise à demander si ce n'est pas la maladie qui a inspiré le philosophe. Le déguisement inconscient de besoins physiologiques sous le costume de l'objectif, de l'idéel, du purement spirituel atteint un degré terrifiant, - et assez souvent, je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu'à aujourd'hui n'a pas été seulement une interprétation du corps et une mécompréhension du corps. J'attends toujours qu'un médecin philosophe au sens exceptionnel du mot - un homme qui aura à étudier le problème de la santé d'ensemble d'un peuple, d'une époque, d'une race, de l'humanité - ait un jour le courage de porter mon soupçon à son degré ultime et d'oser cette proposition : dans toute activité philosophique, il ne s'agissait absolument pas jusqu'à présent de e vérité ", mais de quelque chose d'autre, disons de santé, d'avenir, de croissance, de puissance, de vie... (LGS/86-pref2)

Un philosophe qui a cheminé et continue toujours de cheminer à travers beaucoup de santés a aussi tra-versé un nombre égal de philosophies : il ne peut absolument pas faire autre chose que transposer à chaque fois son état dans la forme et la perspective les plus spirituelles, - cet art de la transfiguration, c'est justement cela, la philosophie. Nous ne sommes pas libres, nous philosophes, de séparer l'âme du corps, comme le peuple les sépare, nous sommes encore moins libres de séparer l'âme de l'esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d'enregistrement aux viscères congelés, - nous devons constamment enfanter nos pensées @? partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu'il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. (LGS/86-pref3)

C'est la modestie qui a inventé en Grèce le mot de " philosophe " et abandonné aux comédiens de l'esprit la superbe arrogance qui fait que l'on se qualifie de sage, - la modestie de monstres de fierté et de despotisme comme Pythagore, comme Platon.(LGS/86-§351)

Au début il en a été de la philosophie comme de toutes les choses bonnes, - longtemps elles n'ont pas le courage d'elles-mêmes, elles regardent toujours autour d'elles pour voir si personne ne leur vient en aide, bien plus, elles ont peur de tous ceux qui les regardent. Qu'on passe en revue, les uns après les autres, les instincts et les vertus du philosophe - son instinct de doute, son instinct de négation, son instinct expectatif, son instinct analytique, son instinct aventureux de recherche et d'expérience, son besoin de comparaison et de compensation, son désir de neutralité et d'objectivité, son désir de tout " sine ira et studio " (sans ressentiment ni faveur)- : a-t-on déjà compris que, pendant très longtemps, tout cela allait à l'encontre de toutes les exigences de la morale et de la conscience ? (GM/87-td§9)

Les très anciens philosophes savaient donner à leur existence, à leur aspect extérieur, un sens, un appui, un arrière-plan qui les faisaient craindre : à examiner la chose de plus près, il y avait là un besoin encore fondamental, celui de s'assurer à leurs propres yeux, vis-à-vis d'eux-mêmes, la crainte et le respect. Car ils voyaient, en eux-mêmes, tous les jugements d'appréciation tournés contre eux, ils avaient à vaincre contre ce qui était " le philosophe en eux " toute espèce de soupçon et d'opposition. En hommes d'époques terribles, ils eurent recours à des moyens terribles : la cruauté contre eux-mêmes, la mortification la plus ingénieuse - ce furent là les principaux moyens employés par ces ermites assoiffés de pouvoir, par ces novateurs spirituels, lorsqu'il leur fallut commencer par faire violence, dans leur for intérieur, aux dieux et à la tradition, pour pouvoir croire eux-mêmes à leur innovation.

Cette attitude particulière au philosophe, qui le fait s'éloigner du monde, cette manière d'être qui renie le monde, se montre hostile à la vie, de sens incrédule, austère, et qui s'est maintenue jusqu'à nos jours de façon à passer pour l'attitude philosophique par excellence - cette attitude est avant tout une conséquence des conditions forcées, indispensables à la naissance et au développement de la philosophie : car, pendant très longtemps, la philosophie n'aurait pas du tout été possible sur terre sans un masque et un travestissement ascétique, sans malentendu ascétique. Pour m'exprimer d'une façon plus concrète et qui saute aux yeux : le prêtre ascétique s'est montré jusqu'à nos jours sous la forme la plus répugnante et la plus ténébreuse, celle de la chenille, qui donna seule au philosophe le droit de mener son existence rampante...

Existe-t-il aujourd'hui déjà assez de fierté, d'audace, de bravoure, de conscience de soi, de volonté de l'esprit, de désir de responsabilité, de libre arbitre sur la terre, pour que dorénavant " le philosophe " - soit possible ?... (GM/87-td§10)

Un âne peut-il être tragique ? - Périr sous un fardeau que l'on ne peut ni porter ni rejeter ?... Le cas du philosophe. (LCI/88-1§11)

Le moralisme des philosophes grecs depuis Platon est déterminé pathologiquement ; de même leur appréciation de la dialectique. Raison = vertu = bonheur, cela veut seulement dire : il faut imiter Socrate et établir contre les appétits obscurs une lumière du jour en permanence - un jour qui serait la lumière de la raison. Il faut être à tout prix prudent, précis, clair : toute concession aux instincts et à l'inconscient ne fait qu' abaisser... (LCI/88-2§10)

Vous me demandez de vous dire tout ce qui est idiosyncrasie chez les philosophes ?... Par exemple leur manque de sens historique, leur haine contre l'idée du devenir, leur égypticisme. Ils croient faire honneur à une chose en la dégageant de son côté historique, sub specie aeterni (sous une espèce d'éternité), - quand ils en font une momie. Tout ce que les philosophes ont manié depuis des milliers d'années c'était des idées-momies, rien de réel ne sortait vivant de leurs mains. Ils tuent, ils empaillent lorsqu'ils adorent, messieurs les idolâtres des idées, - ils mettent tout en danger de mort lorsqu'ils adorent. La mort, l'évolution, l'âge, tout aussi bien que la naissance et la croissance sont pour eux des objections, - et même des réfutations. Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n'est pas... Maintenant ils croient tous, même avec désespoir, à l'être. Mais comme ils ne peuvent pas s'en saisir, ils cherchent des raisons pour savoir pourquoi on le leur retient : " Il faut qu'il y ait là une apparence, une duperie qui fait que nous ne puissions pas percevoir l'être : où est l'imposteur ? "

Être philosophe, être momie, représenter le monotonothéisme par une mimique de fossoyeur ! (LCI/88-3§1)

Je mets à part avec un profond respect le nom d'Héraclite. Si le peuple des autres philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens sont multiples et variables, il en rejetait le témoignage parce qu'ils présentent les choses comme si elles avaient de la durée et de l'unité. (LCI/88-3§2)

L'autre idiosyncrasie des philosophes n'est pas moins dangereuse : elle consiste à confondre les choses dernières avec les choses premières. Ils placent au commencement ce qui vient à la fin - malheureusement ! car cela ne devrait pas venir du tout ! - les " conceptions les plus hautes ", c'est-à-dire les conceptions les plus générales et les plus vides, la dernière ivresse de la réalité qui s'évapore, ils les placent au commencement et en font le commencement. De nouveau c'est là seulement l'expression de leur façon de vénérer : ce qu'il y a de plus haut ne peut pas venir de ce qu'il y a de plus bas, ne peut en général pas être venu... La morale c'est que tout ce qui est de premier ordre doit être causa sui (cause de soi-même). Une autre origine est considérée comme objection, comme contestation de valeur. Toutes les valeurs supérieures sont de premier ordre, toutes les conceptions supérieures, l'être, l'absolu, le bien, le vrai, le parfait - tout cela ne peut pas être " devenu ", il faut donc que ce soit causa sui. Tout cela cependant ne peut pas non plus être inégal entre soi, ne peut pas être en contradiction avec soi... C'est ainsi qu'ils arrivent à leur conception de " Dieu... " La chose dernière, la plus mince, la plus vide est mise en première place, comme cause en soi, comme ens realissimum (l'être le plus réel)... Qu'il ait fallu que l'humanité prenne au sérieux les maux de cerveaux de ces malades tisseurs de toiles d'araignées ! - Et encore a-t-elle dû payer cher pour cela !... (LCI/88-3§4)

Rien n'est plus contraire aux goûts du philosophe que l'homme en tant qu'il désire... S'il ne voit l'homme que dans ses actions, s'il voit cet animal le plus brave, le plus rusé et le plus endurant, égaré même dans des détresses inextricables, combien admirable lui paraît l'homme ! Il l'encourage encore... Mais le philosophe méprise l'homme qui désire, et aussi celui qui peut paraître désirable - et en général toute désirabilité, tous les idéaux de l'homme. Si un philosophe pouvait être nihiliste, il le serait parce qu'il trouve le néant derrière tous les idéaux. Et pas même le néant, - mais seulement ce qui est futile, absurde, malade, fatigué, toute espèce de lie dans le gobelet vidé de son existence... (LCI/88-9§32)

Il suffit de prononcer le nom de " Tübinger stift " pour saisir tout ce que la philosophie allemande est au fond : une théologie dissimulée… (ANT/88-§10)

Je mets à part quelques Sceptiques - le seul type conve-nable dans toute l'histoire de la philosophie - : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle. Tous, sans exception, font comme les bonnes femmes : ces grands rêveurs, ces rares phénomènes, prennent les " beaux sentiments " pour des arguments, le " sein agité " pour un divin soufflet de forge, la conviction pour un critère de vérité.

Si l'on songe que, chez presque tous les peuples, le philosophe ne constitue que le perfectionnement du type sacerdotal, cette manière, héritée des prêtres, de se mystifier soi-même, ne surprend plus. (ANT/88-§12)

La philosophie, telle que je l'ai toujours comprise et vécue, consiste à vivre volontairement dans les glaces et sur les cimes, - à rechercher tout ce qui dans l'existence dépayse et fait question, tout ce qui, jusqu'alors, a été mis au ban par la morale. Je dois à la longue expérience acquise au cours d'une telle incursion dans les contrées interdites, d'avoir appris à envisager, tout autrement qu'on ne le souhaiterait sans doute, les raisons pour lesquelles on a jusqu'ici " moralisé " et " idéalisé " : l'histoire cachée des philosophes, la psychologie de leurs plus grands noms, m'est apparue sous son vrai jour. - Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer ? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le vrai critère des valeurs.

Comment j'entends le philosophe, comme un terrible explosif qui met tout en danger ; comment je sépare mon idée du " philosophe ", par une distance de plusieurs lieues, de la notion que renferme encore la personnalité de Kant, pour ne rien dire du tout des " ruminants " académiques et autres professeurs de philosophie : au sujet de tout cela cet écrit donne un enseignement inépuisable, en concédant même que ce n'est pas, au fond, " Schopenhauer éducateur ", mais son antipode, " Nietzsche éducateur ", qui prend ici la parole. En considérant que mon métier était alors celui d'un savant et aussi que je m'entendais à mon métier, le morceau de sévère psychologie du savant qui apparaît soudain dans cet écrit n'est pas sans importance. Il exprime le sentiment de la distance, la profonde sûreté de main, pour discerner ce qui peut être chez moi la tâche, de ce qui n'est que moyen, intermède, œuvre acces-soire. Ce fut ma sagesse d'avoir été beaucoup de choses, dans des endroits différents, pour pouvoir devenir Un, pour pouvoir aboutir à un seul. Il était nécessaire que pendant un certain temps je fusse savant. (EH/88)

Entre nous soit dit, en deux mots, il n'est pas impossible que je sois le premier philosophe de notre époque, même peut-être encore un peu plus que cela, et pour ainsi dire quelque chose de décisif et de fatal qui se lève entre deux millénaires. On expie toujours une position aussi singulière - par un isolement toujours plus grand, toujours plus glacial, toujours plus tranchant. (DL/88-RVS)


PITIÉ




PLAISIR - DÉPLAISIR - JOUISSANCE

La logique tout entière se résout dans la nature en un système de plaisir et de déplaisir. Chacun cherche son plaisir et fuit le déplaisir, telles sont les lois éternelles de la nature. (LDP/72-75-ch.1§98)

Par ses rapports avec d'autres hommes, l'homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s'ajoute aux sentiments de plaisir qu'il tire de lui-même ; par là, il étend considérablement le domaine du plaisir en général. Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce genre lui sont-ils venus par héritage des animaux, lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand ils jouent ensemble, par exemple la mère avec ses petits. D'autre part, qu'on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains fait en général l'homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ; ils donnent à l'individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l'envie; car on se sent mieux soi-même et l'on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l'image de la sympathie, le sentiment d'être des semblables : c'est ce que font aussi les souffrances communes, les mêmes orages, les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C'est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne association : elle a le sens d'une délivrance et d'une protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette façon l'instinct social naît du plaisir. (HTH/78 -§98)

La méchanceté n'a pas pour but en soi la souffrance d'autrui, mais sa propre jouissance, sous forme par exemple d'un sentiment de vengeance ou d'une forte excitation nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supériorité. Maintenant, l'immoralité consiste-t-elle à prendre du plaisir au déplaisir d'autrui ? La joie de nuire est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer ? Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres, à combattre les animaux sauvages, et cela, pour en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu'un autre souffre par nous rendrait donc immorale ici la même chose à l'égard de laquelle nous nous sentons autrement irrespon-sables ? Mais si on ne le savait pas, on n'y trouverait pas non plus le plaisir de sa supériorité; celle-ci ne peut se manifester que dans la souffrance d'autrui, par exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n'est ni bon ni mauvais; d'où viendrait alors cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n'a pas le droit d'exciter le déplaisir d'autrui ? Uniquement du point de vue de l'utilité, c'est-à-dire de la considération des conséquences, d'un déplaisir éventuel, au cas où l'homme lésé, ou l'Etat qui le représente, ferait attendre un châtiment et une vengeance : cela seul peut à l'origine avoir fourni le motif pour s'interdire de tels actes. (HTH/78 -§103)

Le meilleur moyen de bien commencer chaque journée est : à son réveil, de réfléchir si l'on ne peut pas ce jour-là faire plaisir au moins à un homme. Si cela pouvait être admis pour remplacer l'habitude religieuse de la prière, les autres trouveraient avantage à ce changement. (HTH/78 -§589)

Pour que l'homme ressente un plaisir ou un déplaisir moral quelconque, il faut qu'il soit dominé par une de ces deux illusions : ou bien il croit à l'identité de certains faits, de certains sentiments : alors il a, par la comparaison d'états actuels avec des états antérieurs et par l'identification ou la différenciation de ces états (telle qu'elle a lieu dans tout souvenir) un plaisir ou un déplaisir moral ; ou bien il croit au libre arbitre, par exemple quand il pense : " Je n'aurais pas dû faire cela ", " cela aurait pu finir autrement ", et par là prend également du plaisir ou du déplaisir. (LVO/79-§12)

Oh, quelle répugnance nous inspire désormais la jouissance, la jouissance grossière, lourde, sombre, telle que la comprennent les jouisseurs, nos " cultivés ", nos riches et nos dirigeants ! (LGS/82-Pref.§4)

Comment ? Le but ultime de la science serait de procurer à l'homme autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible ? Et si plaisir et déplaisir étaient liés par un lien tel que celui qui veut avoir le plus possible de l'un doive aussi avoir le plus possible de l'autre, - que celui qui veut apprendre I'"allégresse qui enlève aux cieux" doive aussi être prêt "au triste à mourir" ? Et peut-être en va-t-il ainsi !

Aujourd'hui encore, vous avez le choix : ou bien le moins de déplaisir possible, bref l'absence de souffrance - et au fond les socialistes et les politiciens de tous partis ne devraient, pour être honnêtes, rien promettre de plus à leurs partisans - ou bien le plus de déplaisir possible comme prix à payer pour la croissance d'une plénitude de plaisirs et de joies raffinés et rarement savourés jusqu'alors ! Si vous optez pour la première solution, que vous vouliez donc abaisser et amoindrir la capacité des hommes à ressentir la douleur, vous devez aussi abaisser et amoindrir son aptitude à la joie. (LGS/82-§12)

On ne doit pas vouloir jouir, lorsque l'on ne donne pas à jouir. Et l'on ne doit pas vouloir jouir !
Car la jouissance et l'innocence sont les deux choses les plus pudiques : aucune des deux ne veut être cherchée. Il faut les posséder - mais il vaut mieux encore chercher la faute et la douleur ! (APZ/83-85-p3)


POSSESSION




PRÉCEPTE

En général, la justesse ou l'inexactitude d'un précepte - par exemple celui de cuire le pain, - est démontrée par le fait que le résultat promis est ou n'est pas atteint, étant entendu que le précepte a été rigoureusement observé. Il en va tout autrement des préceptes moraux : car ici les résultats, justement, ne peuvent être appréciés dans leur ensemble, sinon en interprétant et de manière imprécise. Ces préceptes reposent sur des hypothèses de la plus faible valeur scientifique, qu'il est au fond également impossible de prouver ou de réfuter à partir des résultats : - mais jadis, alors que toute science se trouvait encore dans sa primitive rudesse et que l'on était peu exigeant en matière de preuves, - jadis on établissait la justesse ou l'inexactitude d'un précepte moral exactement comme aujourd'hui celle de n'importe quel autre précepte : en invoquant les résultats. (AUR/81-§24)


PRÉDICATEUR

Il y a des prédicateurs de la mort et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher de se détourner de la vie. La terre est pleine de superflus, la vie est gâtée par ceux qui sont de trop. Qu'on les attire hors de cette vie, par l'appât de la " vie éternelle " !
" Jaunes " : c'est ainsi que l'on désigne les prédicateurs de la mort, ou bien on les appelle " noirs ". Mais je veux vous les montrer sous d'autres couleurs encore.
Ce sont les plus terribles, ceux qui portent en eux la bête sauvage et qui n'ont pas de choix, si ce n'est entre les convoitises et les mortifications. Et leurs convoitises sont encore des mortifications.
Ils ne sont pas encore devenus des hommes, ces êtres terribles : qu'ils prêchent donc l'aversion de la vie et qu'ils s'en aillent !
Partout résonne la voix de ceux qui prêchent la mort : et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher la mort.
Ou bien " la vie éternelle " : ce qui pour moi est la même chose, - pourvu qu'ils s'en aillent rapidement ! (APZ/83-85-p1)


PRÊTRE - THÉOLOGIEN

Un jour Zarathoustra fit une parabole à ses disciples et il leur parla ainsi :
" Voici des prêtres : et bien que ce soient mes ennemis, passez devant eux silencieusement et l'épée au fourreau !
Parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d'entre eux ont trop souffert - : c'est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres.
Ils sont de dangereux ennemis : rien n'est plus vindicatif que leur humilité. Et il peut arriver que celui qui les attaque se souille lui-même.
Mais mon sang est parent du leur ; et je veux que mon sang soit honoré même dans le leur. "

Ces prêtres me font pitié. Ils me sont encore antipathiques : mais depuis que je suis parmi les hommes, c'est là pour moi la moindre des choses.
Pourtant je souffre et j'ai souffert avec eux : prisonniers, à mes yeux, ils portent la marque des réprouvés. Celui qu'ils appellent Sauveur les a mis aux fers : -
Aux fers des valeurs fausses et des paroles illusoires ! Ah, que quelqu'un les sauve de leur Sauveur !

Oh ! voyez donc les demeures que ces prêtres se sont construites ! Ils appellent églises leurs cavernes aux odeurs fades.

Oh ! cette lumière factice, cet air épaissi ! Ici l'âme ne peut pas s'élever jusqu'à sa propre hauteur.
Car leur croyance ordonne ceci : " Montez les marches à genoux, vous qui êtes pécheurs ! "
En vérité, je préfère voir un regard impudique, que les yeux battus de leur honte et de leur dévotion.
Qui donc s'est créé de pareilles cavernes et de tels degrés de pénitence ? N'était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte du ciel pur ?

Ils ont chassé leur troupeau dans le sentier, avec empressement, en poussant des cris : comme s'il n'y avait qu'un seul sentier qui mène à l'avenir ! En vérité, ces bergers, eux aussi, faisaient encore partie des brebis !

Ces bergers avaient des esprits étroits et des âmes spacieuses ; mais, mes frères, quels pays étroits furent, jusqu'à présent, même les âmes les plus spacieuses !
Sur le chemin qu'ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie enseignait qu'avec le sang on témoigne de la vérité.
Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. (APZ/83-85-p2)

Il est indispensable que nous disions ici qui nous ressentons comme notre opposé : les théologiens et tout ce qui a du sang de théologien dans les veines.

Tant que le prêtre - dont le métier consiste à nier, à décrier, à contaminer la vie - passera pour un type supérieur d'humanité, il n'y aura pas de réponse possible à la question : qu'est-ce que la vérité ? Quand l'avocat avéré du Néant et de la négation passe pour le représentant de la vérité, c'est que la vérité à la tête en bas… (ANT/88-§8)

Quiconque a du sang de théologien dans les veines ne peut, à priori, qu'être de mauvaise foi et en porte à faux devant les choses. Le trouble qui en résulte se donne le nom de foi : fermer une fois pour toutes les yeux pour ne pas se voir, pour ne pas souffrir au spectacle d'une incurable fausseté.

On exige qu'aucune autre optique ne soit plus admise, après avoir rendu la sienne sacro-sainte en l'accolant aux noms de "dieu", "rédemption", "éternité"…. Ce qu'un théologien ressent comme vrai doit nécessairement être faux : voilà un critère à peu près infaillible de la vérité.

Partout où s'étend l'influence des théologiens, le jugement de valeur, est la tête en bas, et les notions de " vrai " et de " faux " sont nécessairement interverties.

Chaque fois que des théologiens, à travers la " conscience " des princes (ou des peuples), essaient de mettre la main sur le pouvoir, nous savons sans le moindre doute ce qui, au fond, est en train de se passer : c'est la " volonté d'en finir ", c'est la volonté nihiliste qui veut accéder au pouvoir - qui " veut la puissance "…. (ANT/88-§9)

Le prêtre, qu'a-t-il à faire de la science ? Il est bien au-dessus de cela! - Et, jusqu'à présent, le prêtre a régné! C'est lui qui décrétait le " vrai " et le " faux " ! (ANT/88-§12)

Le prêtre dévalorise, désacralise la nature : c'est à ce seul prix qu'il existe - la désobéissance à Dieu, c'est à dire au prêtre, à la " loi ", est maintenant appelée " péché " ; les moyens de se " réconcilier avec Dieu ", sont, comme il va de soi, des moyens qui ne font qu'assurer une soumission plus profonde au prêtre : seul le prêtre " rachète ".

Psychologiquement parlant, dans toute société à organisation sacerdotale, les " péchés " sont indispensables : ils sont les véritables leviers du pouvoir, le prêtre vit des péchés, il a besoin que des " péchés " soient commis. Principe suprême : " Dieu pardonne à qui fait pénitence " - traduisez : à qui se soumet au prêtre. (ANT/88-§26)

Nous ne supportons même plus qu'un prêtre prononce seulement le mot de " vérité ". Il suffit d'avoir, en matière de probité, les exigences les plus modestes, pour ne pouvoir ignorer, aujourd'hui, qu'un théologien, un prêtre, un pape, à chaque phrase qu'il prononce, non seulement se trompe, mais trompe, et qu'il n'est même plus en son pouvoir de mentir par " innocence " ou par " inconscience ".

Même le prêtre sait, comme tout le monde, qu'il n'y a plus de " Dieu ", plus de " pécheur ", plus de " Rédempteur ", que " libre arbitre ", " ordre moral universel ", sont des mensonges : le sérieux de l'esprit, le profond effort de l'esprit sur lui-même, n'autorise plus personne à ne pas en être conscient...

Le prêtre lui-même est reconnu pour ce qu'il est à la vie : l'espèce la plus dangereuse de parasite, la vraie araignée venimeuse qui l'empoisonne... Nous savons aujourd'hui, notre conscience morale sait, ce que valent exactement ces inquiétantes inventions des prêtres et de l'Église, à quoi elles ont servi, ces inventions qui ont permis d'atteindre un état où l'humanité se souille elle-même à tel point que sa vue inspire le dégoût, je veux parler des notions d' " au-delà ", de " Jugement dernier ", d' " immortalité de l'âme ", d' " âme " même : ce sont des instruments de torture, ce sont des systèmes de cruautés, au moyen de quoi le prêtre est devenu maître, est resté maître... (ANT/88-§38)

Le début de la Bible contient toute la psychologie du prêtre. Le prêtre ne connaît qu'un seul grave danger : c'est la science, la saine notion de cause et d'effet. Mais, la science ne s'épanouit pleinement que dans des conditions favorables - il faut avoir du temps, il faut avoir de l'esprit de reste pour " connaître "... Par conséquent, il faut rendre l' " homme malheureux " - telle à été, de tout temps, la logique du prêtre.

L'idée de faute et de châtiment, y compris la doctrine de la " grâce ", de la " rédemption ", du " pardon " - mensonges de A à Z, et sans la moindre réalité psychologique, tout cela a été inventé afin de ruiner le sens de la causalité chez l'homme ; c'est un attentat contre l'idée même de cause et d'effet ! Et même pas un attentat brutal à coups de poings ou de couteau, sincère et franc dans la haine et dans l'amour ! Mais au contraire un attentat suscité par les instincts les plus lâches, les plus retors, les plus bas ! Un attentat de prêtre ! Un attentat de parasite ! Un vampirisme de sangsues blêmes et souterraines... (ANT/88-§49)

Le piétiste, le prêtre, quel que soit son sexe, est faux, parce qu'il est malade : son instinct exige que la réalité n'ait raison sur aucun point. " Ce qui rend malade est bien; ce qui vient de la plénitude, de la surabondance, de la puissance, est mal " : c'est ce que sent le croyant. L'incapacité de ne pas mentir -c'est à cela que je devine tout tempérament de théologien-né. (ANT/88-§52)

Le physiologiste exige l'ablation de la partie dégénérée, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il est loin de le prendre en pitié. Mais le prêtre veut précisément la dégénérescence de l'ensemble, de l'humanité. C'est pour cette raison qu'il conserve ce qui dégénère ; c'est à ce prix qu'il domine l'humanité... (EH/88)


PRIÈRE

La prière est inventée pour les hommes qui n'ont pas de pensées par eux-mêmes et qui ignorent toute élévation de l'âme ou chez qui elle passe inaperçue : que doivent faire ceux-ci dans les lieux saints et dans toutes les situations importantes de la vie qui exigent du calme et une sorte de dignité ? Pour qu'au moins ils ne gênent pas, la sagesse de tous les fondateurs de religion, les petits comme les grands, leur a prescrit la formule de la prière comme long travail mécanique des lèvres, lié à un effort de mémoire et un comportement également déterminé des mains, des pieds, et des yeux ! (LGS/82-§128)


PRIX

Ce qui a son prix a peu de valeur. (APZ/83-85-p3)

le prix à payer pour être l'homme de sa spécialité est d'être également la victime de sa spécialité. (LGS/86-§366)


PROFOND

Trouver toutes les choses profondes - c'est une qualité incommode : elle fait que l'on surmène constamment ses yeux et que l'on finit toujours par trouver plus que ce que l'on a souhaité. (LGS/82-§158)

Qui se sait profond s'efforce d'être clair; qui aimerait passer pour profond aux yeux de la foule s'efforce d'être obscur. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut voir le fond : elle est si peureuse et si réticente à entrer dans l'eau. (LGS/82-§173)


PROGRÈS




PROTESTANTISME

Définition du protestantisme : l'hémiplégie du christianisme -et de la raison… (ANT/88-§10)


PUISSANCE




PUNITION

A l'aide, gens secourables et de bonne volonté, une tâche vous attend : débarrasser le monde du concept de punition qui l'a infesté tout entier! Il n'est pire infection. On n'a pas seulement placé ce concept dans les conséquences de nos actes - et pourtant, quelle monstruosité, quelle déraison il y a déjà à considérer cause et effet comme cause et punition ! - on a fait plus et, grâce à l'infâme sophistique du concept de punition, on a entièrement dépossédé de son innocence la pure contingence de ce qui advient. On a même poussé la frénésie jusqu'à enjoindre d'éprouver l'existence elle-même comme une punition, -on dirait que l'éducation de l'humanité a été dirigée jusqu'à présent par l'imagination déréglée de geôliers et de bourreaux ! (AUR/81-§13)

Voici cependant le conseil que je vous donne, mes amis, méfiez-vous de tous ceux dont l'instinct de punir est puissant !
C'est une mauvaise engeance et une mauvaise race ; ils ont sur leur visage les traits du bourreau et du ratier.
Méfiez-vous de tous ceux qui parlent beaucoup de leur justice ! En vérité, ce n'est pas seulement le miel qui manque à leurs âmes.
Et s'ils s'appellent eux-mêmes " les bons et les justes ", n'oubliez pas qu'il ne leur manque que la puissance pour être des pharisiens ! (APZ/83-85-p2)


RAISON

Comment la raison est-elle venue au monde ? Comme il se doit, de façon déraisonnable, par un hasard. Il faudra le déchiffrer comme une énigme. (AUR/81-§123)

Cet homme agit vraisemblablement toujours en obéissant à des raisons cachées : car il a toujours à la bouche des raisons communicables et va presque jusqu'à vous les mettre sous le nez.(LGS/82-§194)

Il y a une manière de nous demander quelles sont nos raisons qui non seulement nous fait oublier nos meilleures raisons, mais encore nous fait sentir l'éveil en nous d'une opposition obstinée et d'une répugnance envers les raisons en général : - une manière de demander très abêtissante et une belle astuce d'hommes tyranniques ! (LGS/82-§209)

Qu'importe que moi je garde raison ! J'ai trop raison. - Et qui rira le mieux aujourd'hui rira le dernier. (LCI/88-1§43)

Lorsqu'on est forcé de faire de la raison un tyran, comme Socrate l'a fait, le danger ne doit pas être mince que quelque chose d'autre fasse le tyran. C'est alors qu'on devina la raison libératrice ; ni Socrate ni ses " malades " n'étaient libres d'être raisonnables, - ce fut de rigueur, ce fut leur dernier remède. Le fanatisme que met la réflexion grecque tout entière à se jeter sur la raison, trahit une détresse : on était en danger, on n'avait que le choix : ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable... (LCI/88-2§10)


RÉALISME - RÉALISTE




RÉALITÉ

Tout homme à tournure d'esprit philosophique a même le pressentiment que sous cette réalité dans laquelle nous vivons et nous existons il s'en trouve une autre cachée, toute différente ; notre réalité elle-même est apparence. (LNT/72-§1)

Celui qui finit par s'apercevoir combien et combien longtemps il a été dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus laide : en sorte que, si l'on considère le monde dans son ensemble, c'est à la réalité que sont échus au cours des siècles les meilleurs prétendants - car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le mieux et le plus longtemps. (OSM/79-§3)

Hommes austères, qui vous sentez cuirassés contre la passion et l'extravagance et aimez transformer votre vacuité en fierté et en ornement, vous vous qualifiez de réalistes et donnez à entendre que le monde est réellement constitué tel qu'il vous apparaît : vous seuls contempleriez la réalité sans voiles, et peut-être en seriez-vous vous-mêmes la meilleure part, - oh chères images de Saïs que vous êtes ! Mais ne demeurez-vous pas vous aussi, dans votre état le plus dénué de voiles, des êtres extrêmement passionnés et sombres si l'on vous compare aux poissons, et toujours trop semblables à un artiste amoureux ? - et qu'est-ce que " la réalité " pour un artiste amoureux !

Cette montagne là-bas ! Ce nuage là-bas ! Qu'y a-t-il donc en eux de " réel "? Retirez-en donc et l'ensemble des ingrédients ajoutés par l'homme, hommes austères ! Oui, si seulement vous en étiez capables ! Si seulement vous pouviez oublier votre provenance, votre passé, votre première éducation, - toute votre humanité et animalité ! Il n'existe pas pour nous de " réalité " - et pour vous non plus, hommes austères -, voilà bien longtemps que nous ne sommes plus aussi étrangers les uns aux autres que vous le pensez, et peut-être la bonne volonté que nous mettons à dépasser l'ivresse est-elle tout aussi respectable que le fait de se croire, comme vous, absolument incapable d'ivresse. (LGS/82-§57)

Si rien ne nous est " donné " comme réel sauf notre monde d'appétits et de passions, si nous ne pouvons descendre ni monter vers aucune autre réalité que celle de nos instincts - car la pensée n'est que le rapport mutuel de ces instincts, - n'est-il pas permis de nous demander si ce donné ne suffit pas aussi à comprendre, à partir de ce qui lui ressemble, le monde dit mécanique (ou " matériel ") ? Le comprendre, veux-je dire, non pas comme une illusion, une " apparence ", une " représentation " au sens de Berkeley et de Schopenhauer, mais comme une réalité du même ordre que nos passions mêmes, une forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui se diversifie et se structure ensuite dans le monde organique (et aussi, bien entendu, s'affine et s'affaiblit) gît encore au sein d'une vaste unité ; comme une sorte de vie instinctive où toutes les fonctions organiques d'autorégulation, d'assimilation, de nutrition, d'élimination, d'échanges sont encore synthétiquement liées; comme une préforme de la vie ? - En définitive, il n'est pas seulement permis de hasarder cette question ; l'esprit même de la méthode l'impose. (PDBM/86-§36)

L'au-delà, volonté de nier toute réalité ; (ANT/88-§62)


RELIGION

Lorsque, par un matin de dimanche, nous entendons vibrer les vieilles cloches, nous nous demandons : est-ce bien possible ! cela se fait pour un Juif crucifié il y a deux mille ans, qui se disait le Fils de Dieu. La preuve d'une pareille affirmation manque. - Assurément la religion chrétienne est dans nos temps une antiquaille subsistante d'un temps fort reculé, et le fait que l'on donne généralement créance à son affirmation, - tandis qu'on est d'habitude devenu si sévère dans l'examen des assertions - est peut-être la pièce la plus antique de l'héritage. (HTH/78-§113)

Il n'y a pas assez de religion dans le monde pour seulement anéantir les religions. (HTH/78-§123)

Toutes les religions portent un signe attestant qu'elles doivent leur naissance à l'intellect d'une humanité primitive et sans maturité, - elles prennent toutes étonnamment à la légère l'obligation de dire la vérité : elles ne savent encore rien du devoir divin de se manifester aux hommes avec clarté et véracité. - Sur le " Dieu caché " et sur ses raisons de se tenir ainsi caché en ne s'exprimant jamais qu'à demi-mot, personne n'a été plus éloquent que Pascal, signe certain qu'il n'a jamais pu se tranquilliser sur ce point : mais sa voix résonne avec autant d'assurance que s'il lui était arrivé de s'asseoir derrière le rideau. Il soupçonnait une immoralité dans le " deus abscondilus " (Dieu caché) et ressentait la plus grande pudeur, la plus grande timidité à se l'avouer : aussi parlait-il en homme qui a peur, le plus fort qu'il pouvait. (AUR/81-§91)


RÉPUTATION

Ce que nous savons de nous-mêmes et avons en mémoire n'est pas aussi décisif qu'on le croit pour le bonheur de notre vie. Un beau jour s'abat sur nous ce qu'autrui sait (ou croit savoir) de nous - et l'on s'avise alors que c'est cela qui est le plus puissant. On vient plus facilement à bout de sa mauvaise conscience que de sa mauvaise réputation. (LGS/82-§52)

Qui, pour sa bonne réputation, ne s'est pas déjà sacrifié lui-même ? (PDBM/86-§92)


RÊVE

La belle apparence du monde des rêves, au sein duquel tout homme est pleinement artiste, est la mère de tout art plastique et […] d'une partie considérable de la poésie. (LVD/70-§1)

C'est en rêve, d'après Lucrèce, que les formes magnifiques des dieux se sont d'abord présentées à l'âme des hommes.

Bien que des deux moitiés de la vie, la veille et le rêve, ce soit à coup sûr la première qui nous paraisse incomparablement la plus favorisée, la plus importante, la plus appréciable, la plus digne d'être vécue -, je voudrais pourtant, au risque de sembler paradoxal, revendiquer en faveur du rêve, eu égard à ce fond mystérieux de notre être dont nous sommes la manifestation, une évaluation diamétralement opposée.(LNT/72-§1)

Nos rêves, pour le cas où, par exception, ils se poursuivent et s'achèvent (généralement le rêve est un travail bâclé), sont des enchaînements symboliques de scènes et d'images, en lieu et place du récit en langue littéraire. Ils modifient les événements, les conditions et les espoirs de notre vie, avec une audace et une précision poétique qui nous étonnent toujours le matin lorsque nous nous en souvenons. Nous gaspillons trop notre sens artistique durant notre sommeil - et c'est pourquoi le jour nous en sommes souvent si pauvres. (LVO/79-§194)

Vous voulez être responsables de tout ! Sauf de vos rêves! Quelle lamentable faiblesse, quelle absence de courage logique! Rien ne vous est plus propre que vos rêves! Rien n'est davantage votre œuvre! Matière, forme, durée, acteurs, spectateurs, - dans ces comédies vous êtes tout vous-mêmes! Et c'est précisément là que vous avez crainte et honte de vous-mêmes, et déjà Œdipe, le sage Œdipe, savait puiser une consolation dans l'idée que nous ne pouvons rien sur ce que nous rêvons! J'en conclus que la majorité des hommes doit être consciente d'avoir des rêves abominables. (AUR/81-§128)

Oh ces hommes d'autrefois savaient rêver, et sans avoir besoin de s'endormir au préalable ! - et nous aussi, les hommes d'aujourd'hui, nous ne le savons encore que trop bien, avec toute notre disposition à la veille et au grand jour ! Il suffit d'aimer, de haïr, de désirer, de simplement sentir, - et à l'instant même l'esprit et la force du rêve s'emparent de nous et nous escaladons les yeux ouverts, insouciants de tout danger, les chemins les plus dangereux, pour atteindre les toits et les tours de l'imagination débri-dée, et ce sans vertige, nous qui sommes nés pour grimper - nous, somnambules en plein jour ! Nous artistes ! Nous, dissimulateurs de la naturalité ! Nous, assoiffés de lune et de Dieu ! Nous, voyageurs muets comme la tombe et infatigables, qui parcourons des sommets où nous ne voyons pas des sommets mais nos plaines, nos certitudes ! (LGS/82-§59)

On ne rêve pas du tout ou alors de manière intéressante. - Il faut apprendre à être éveillé de la même manière : pas du tout, ou alors de manière intéressante. (LGS/82-§232)

Nous agissons éveillés comme ne rêve : toujours nous inventons et imaginons d'abord la personne que nous fréquentons - et nous oublions aussitôt que c'est nous qui l'avons inventée et imaginée. (LC/84-MS)


RIRE

Si l'on considère que l'homme, durant des centaines de millénaires, fut un animal accessible à la crainte au suprême degré, et que tout ce qui est soudain, inattendu, lui commandait d'être prêt à combattre, peut-être prêt à mourir, que même plus tard encore, en état de société, toute sa sécurité reposait sur l'attendu, sur la tradition dans la pensée et l'activité, on ne peut pas s'étonner qu'en présence de toute chose soudaine, inattendue en parole et en action, quand elle se produit sans danger ni dommage, l'homme soit soulagé, passe à l'opposé de la crainte : l'être tremblant d'angoisse, ramassé sur lui-même, se détend, se déploie à l'aise, -l'homme rit. C'est ce passage d'une angoisse momentanée à une gaieté de courte durée qu'on nomme le comique. Au contraire, dans le phénomène du tragique, l'homme passe rapidement d'une grande gaieté durable à une grande angoisse; mais comme parmi les mortels la grande gaieté durable est bien plus rare que les motifs d'angoisse, il y a aussi beaucoup plus de comique que de tragique dans le monde ; on rit bien plus souvent que l'on n'est ému. (HTH/78-§169)

Comment l'homme peut-il prendre plaisir à l'absurde? Aussi loin en vérité qu'il y a du rire dans le monde, c'est là le cas; l'on peut même dire que, presque partout où il y a du bonheur, il y a plaisir pris à l'absurde. Le renversement de l'expérience en son contraire, de ce qui a un but en ce qui n'en a point, du nécessaire en capricieux, sans pourtant que ce fait cause aucun dommage et soit jamais conçu que par bonne humeur, est un sujet de joie, car il nous délivre momentanément de la contrainte de la nécessité, de l'appropriation à des fins et de l'expérience, dans lesquelles nous voyons pour l'ordinaire nos maîtres impitoyables; nous jouons et nous rions chaque fois que l'attendu (qui d'ordinaire porte ombrage et inquiétude) éclate sans blesser. C'est la joie des esclaves aux fêtes des Saturnales. (HTH/78-§213)

Quand l'homme éclate de rire, il surpasse tous les animaux en vulgarité. (HTH/78-§553)

Pour rire sur soi-même, comme il conviendrait de rire - comme si la vérité partait du cœur - les meilleurs n'ont pas encore eu jusqu'à présent assez de véracité, les plus doués assez de génie ! Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire ! Ce sera lorsque, la maxime : " l'espèce est tout, l'individu n'est rien ", se sera incorporée à l'humanité, et que chacun pourra, à chaque moment, pénétrer dans le domaine de cette délivrance dernière, de cette ultime irresponsabilité. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être ne restera-t-il plus que le " Gai Savoir ". En attendant il en est tout autrement, la comédie de l'existence n'est pas encore " devenue consciente " à elle-même, c'est encore le temps de la tragédie, le temps des morales et des religions. (LGS/82-§001)

Rire signifie : prendre plaisir au malheur d'autrui, mais avec bonne conscience. (LGS/82-§200)

Ce n'est pas par la colère, mais par le rire que l'on tue. En avant, tuons l'esprit de lourdeur ! (APZ/83-85-p1)


SACRIFICE

Le grand sacrifice est, lorsqu'il y a choix, préféré au petit : c'est que du grand sacrifice, nous nous dédommageons en nous admirant nous-mêmes, ce qui ne nous est pas possible avec le petit. (HTH/78-§620)

J'aime ceux qui ne cherchent pas, derrière les étoiles, une raison pour périr ou pour s'offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu'un jour la terre appartienne au Surhomme. (APZ/83-85-p1)


SAGE - SAGESSE

La flamme n'est pas aussi lumineuse pour elle-même que pour les autres qu'elle éclaire : de même aussi le sage. (HTH/78-§570)

Vient-on de recevoir la sagesse d'un philosophe, on s'en va par les rues avec le sentiment d'être réformé et devenu un grand homme; car on ne trouve que des gens qui ne connaissent pas cette sagesse, par conséquent on a sur tout une nouvelle décision inconnue à proposer : parce qu'on reconnaît un code, on pense dès lors pouvoir se poser aussi en juge. (HTH/78-§594)

Le plus sage d'entre vous n'est lui-même qu'une chose disparate, hybride fait d'une plante et d'un fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?

Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l'abeille qui a amassé trop de miel. J'ai besoin de mains qui se tendent. Je voudrais donner et distribuer, jusqu'à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur richesse. (APZ/83-85-p1)

La sagesse veut qu'il y ait dans le monde beaucoup de choses qui sentent mauvais : le dégoût lui-même crée des ailes et des forces qui pressentent des sources !

Mes frères ! il est sage qu'il y ait beaucoup de fange dans le monde ! (APZ/83-85-p3)

De tout temps les sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut rien... Toujours et partout on a entendu sortir de leur bouche la même parole, - une parole pleine de doute, pleine de mélancolie, pleine de fatigue de la vie, pleine de résistance contre la vie. Socrate lui-même a dit en mourant : " Vivre - c'est être longtemps malade : je dois un coq à Esculape libérateur. " Même Socrate en avait assez. - Qu'est-ce que cela démontre ? Qu'est-ce que cela montre ? - Autrefois on aurait dit (- oh ! on l'a dit, et assez haut, et nos pessimistes en tête !) : " Il faut bien qu'il y ait là-dedans quelque chose de vrai ! Le consensus sapientium démontre la vérité. " - Parlons-nous ainsi, aujourd'hui encore ? le pouvons-nous ? " Il faut en tous les cas qu'il y ait ici quelque chose de malade ", - voilà notre réponse : ces sages parmi les sages de tous les temps, il faudrait d'abord les voir de près ! Peut-être n'étaient-ils plus, tant qu'ils sont, fermes sur leurs jambes, peut-être étaient-ils en retard, chancelants, décadents peut-être ? La sagesse paraissait-elle peut-être sur la terre comme un corbeau, qu'une petite odeur de charogne enthousiaste ?... (LCI/88-2§1)


SAINT-PAUL

Tout le monde croit encore aux productions littéraires du " Saint-Esprit ", ou ressent encore le contrecoup de cette croyance : quand on ouvre la Bible, c'est pour s'édifier ", pour trouver, dans sa détresse personnelle ? grande ou petite, une amorce de consolation - bref; en s'y perd puis on s'y retrouve. Qu'y soit également consignée l'histoire d'une âme des plus ambitieuses et des plus envahissantes, d'un esprit aussi superstitieux que rusé, l'histoire de l'apôtre Paul, - qui le sait, en dehors de quelques savants? Mais sans cette mémorable histoire, sans les égarements et les orages d'un tel esprit, d'une telle âme, il n'y aurait pas de chrétienté; à peine aurions-nous eu vent d'une petite secte juive dont le maître mourut en croix. (AUR/81-§68)

Si le vaisseau du christianisme a jeté pardessus bord une bonne part du ballast juif, s'il est allé, s'il a pu aller chez les païens, - tout cela dépend de l'histoire de cet homme unique, d'un homme très tourmenté, très pitoyable, très désagréable aux autres et à lui-même. Il souffrait d'une idée fixe : ou, plus précisément, d'une question fixe, sans cesse présente, jamais en repos : qu'en était-il de la Loi juive, et surtout de l'accomplissement de celle Loi? (AUR/81-§68)


SANTÉ (de l'âme et du corps)

La populaire formule médicale de morale (l'auteur en est Ariston de Chios) " la vertu est la santé de l'âme " - devrait au moins, pour être utilisable, être modifiée de la manière suivante : " ta vertu est la santé de ton âme ". Car il n'y a pas de santé en soi, et tous les essais pour définir ce type de choses ont échoué misérablement. C'est de ton but, de ton horizon, de tes pulsions, de tes erreurs et en particulier des idéaux et des fantasmes de ton âme que dépend la détermination de ce que doit signifier la santé même pour ton corps. Il existe donc d'innombrables santés du corps ; et plus on permet à nouveau à l'individuel et à l'incomparable de lever la tête, plus on se défait du dogme de égalité des hommes ", et plus il faut aussi que nos médecins se débarrassent du concept de santé normale, et en outre de régime normal, de cours normal de la maladie. Et alors seulement, le temps sera peut-être venu de réfléchir à la santé et à la maladie de l'âme et de placer la vertu propre de chacun dans la santé de celle-ci : laquelle pourrait certes apparaître chez l'un comme le contraire de la santé pour un autre. (LGS/82-§120)

Nous, nouveaux, sans-nom, difficiles à comprendre, nous, enfants précoces d'un avenir encore non assuré - nous avons besoin pour un nouveau but d'un nouveau moyen aussi, à savoir d'une nouvelle santé, plus forte, plus rusée, plus opiniâtre, plus téméraire que ne l'ont été toutes les santés jusqu'à présent. Celui dont l'âme a soif d'avoir vécu tout le spectre des valeurs et des choses jugées désirables jusqu'à présent, et navigué sur toutes les côtes de cette " Méditerranée " idéale, celui qui veut, à partir des aventures de son expérience la plus personnelle, connaître les sentiments d'un conquérant et d'un découvreur d'idéal, et de même d'un artiste, d'un saint, d'un législateur, d'un sage, d'un savant, d'un homme pieux, d'un devin, d'un homme vivant divinement à l'écart dans le style antique : celui-là a avant tout besoin d'une chose pour ce faire, de la grande santé - une santé que l'on ne se contente pas d'avoir, mais que l'on conquiert encore et doit conquérir continuellement, parce qu'on la sacrifie et doit la sacrifier sans cesse !... (LGS/86-§382)


SAVANT - SCIENCE

La science n'existerait pas si elle avait pour seule déesse que la vérité nue et rien d'autre. (LNT/72-§15)

Rendre claire la différence entre l'effet de la philosophie et celui de la science : et également la différence de leur genèse. Il ne s'agit pas d'un anéantissement de la science, mais de sa maîtrise. Dans toutes ses fins et toutes ses méthodes elle dépend à vrai dire entièrement de vues philosophiques, mais elle l'oublie facilement. (LDP/72-75-ch.1§28)

Preuve des effets barbarisants des sciences. Elles se perdent facilement au service des " intérêts pratiques " (LDP/72-75-ch.1§29)

Au Moyen Age la théologie prend en main les rênes de la science : alors dangereuse époque d'émancipation. (LDP/72-75-ch.1§32)

La maîtrise de la science ne se produit désormais plus que par l'art. il s'agit de jugements de valeur sur le savoir et le beaucoup-savoir. Tâche immense et dignité de l'art dans cette tâche ! il doit tout recréer et remettre tout seul la vie au monde. (LDP/72-75-ch.1§39)

Dans toutes les affirmations scientifiques, nous comptons inévitablement toujours avec quelques grandeurs fausses; mais comme ces grandeurs sont du moins constantes, par exemple notre sensation de temps et d'espace, les résultats de la science n'en acquièrent pas moins une exactitude et une sûreté complètes dans leurs relations mutuelles; on peut continuer à tabler sur eux - jusqu'à cette fin dernière, où les suppositions fondamentales erronées, ces fautes constantes, entrent en contradiction avec les résultats, par exemple dans la théorie atomique. Alors nous nous trouvons toujours contraints à admettre une " chose " ou un " substrat " matériel, qui est mis en mouvement, tandis que toute la procédure scientifique a justement poursuivi la tâche de résoudre tout ce qui a l'aspect d'une chose (matière) en mouvements : nous séparons, ici encore, avec notre sensation le moteur et le mû et nous ne sortons pas de ce cercle, parce que la croyance à des choses est incorporée à notre être depuis l'antiquité. (HTH/78-§19)

Un progrès rapide et régulier de la science n'est possible que si certains savants ne sont pas trop méfiants, au point qu'ils vérifient chaque calcul et chaque affirmation d'autres savants, sur des domaines qui se trouvent loin d'eux. Mais il y a à cela une condition, c'est que chacun ait, sur son propre champ de travail, des concurrents extrêmement méfiants et qui le surveillent avec attention. Ce voisinage entre ceux qui ne sont pas trop méfiants et ceux qui le sont extrêmement engendre l'honnêteté dans la république des savants. (OSM/79-§215)

De même que dans la nature, dans la science ce sont aussi les terrains les plus mauvais et les plus inféconds qui sont défrichés les premiers, - parce que les moyens que possède la science commençante suffisent à peu près à cela. L'exploitation des domaines les plus féconds suppose une force énorme et soigneusement développée dans les méthodes, des résultats particuliers déjà acquis et une équipe d'ouvriers organisés et bien dressés; et l'on ne trouve tout cela réuni que très tard. - L'impatience et l'ambition s'emparent souvent trop tôt de ces domaines très féconds, mais les résultats sont nuls. Dans la nature, de pareilles tentatives se paieraient chèrement, car elles feraient mourir de faim les défricheurs. (LVO/79-§195)

Les savants jugent à bon droit que les hommes de toutes les époques s'imaginaient savoir ce qui était bon ou mauvais, louable ou blâmable. Mais c'est un préjugé des savants de croire qu'aujourd'hui nous le sachions mieux qu'à aucune autre époque. (AUR/81-§2)

Ce qui étonne dans la science est le contraire de ce qui étonne dans l'art du prestidigitateur. L'un veut nous entraîner à voir une causalité très simple là où joue en réalité une causalité très compliquée. La science nous oblige au contraire à abandonner la croyance en des causalités simples précisément là où tout semble si facile à comprendre, où nous sommes les dupes de l'apparence. Les choses " les plus simples " sont très compliquées, - on ne peut assez s'en étonner ! (AUR/81-§6)

On a, ces derniers siècles, favorisé le développement de la science en partie parce que l'on espérait avec elle et grâce à elle comprendre le mieux possible la bonté et la sagesse de Dieu -motif fondamental de l'âme des grands Anglais (comme Newton) -, en partie parce que l'on croyait à l'utilité absolue de la connaissance, notamment à la liaison la plus intime de la morale, du savoir et du bonheur - motif fondamental de l'âme des grands Français (comme Voltaire) -, en partie parce que l'on pensait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d'inoffensif, d'autosuffisant, de vraiment innocent, d'où seraient totalement exclues les pulsions mauvaises de l'homme -motif fondamental de l'âme de Spinoza, qui, en tant qu'homme de connaissance, se sentait divin : - trois fois par erreur, donc. (LGS/82-§37)

Même sans cette passion nouvelle - je veux dire la passion de la connaissance - la science progresserait : la science a grandi et s'est accrue sans elle jusqu'à aujourd'hui. La brave croyance à la science, le préjugé favorable dont elle bénéficie et qui domine aujourd'hui nos États (autrefois c'était même l'Église) tiennent fondamentalement à l'extrême rareté avec laquelle ce penchant et cette aspiration inconditionnés se sont révélés en elle, et à ce fait que la science n'est justement pas considérée comme une passion, mais comme un état et un ethos". (LGS/82-§123)

S'ils se montrent sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités : leur sagesse a souvent une odeur de marécage : et, en vérité, j'ai déjà entendu les grenouilles coasser dans leur sagesse ! (APZ/83-85-p2)

Quand on a étudié de près l'histoire d'une science particulière, on découvre dans son développement des indications qui permettent de saisir par quels processus généraux le " savoir " s'est de tout temps constitué : jadis comme aujourd'hui, ce sont les hypothèses prématurées, les fictions, la sotte disposition à la " foi ", le défaut de méfiance et de patience qui se développent en premier; nos sens apprennent trop tard, ou n'apprennent jamais complètement, à être de fins, fidèles et prudents organes de connaissance. (PDBM/86-§192)

Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre : c'est seulement lorsqu'elles s'abaissent au rang modeste d'une hypothèse, d'un point de vue expérimental provisoire, d'une fiction régulatrice, que l'on a le droit de leur accorder l'accès au royaume de la connaissance et de leur y reconnaître même une certaine valeur, - toujours avec cette restriction de demeurer soumises à la surveillance policière, à la police de la méfiance. -Mais si l'on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas : c'est seulement lorsque la conviction cesse d'être conviction qu'elle peut parvenir à accéder à la science? La discipline de l'esprit scientifique ne commencerait-elle pas par le fait de ne plus s'autoriser de convictions ?... C'est vraisemblablement le cas : il reste seulement à se demander s'il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu'existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu'elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ? On voit que la science aussi repose sur une croyance, qu'il n'y a absolument pas de science " sans présupposés "

Le savant se développe en Europe à partir de toutes les sortes de classes et de conditions sociales, en plante qui n'a pas besoin d'un terrain spécifique : c'est pourquoi il appartient, essentiellement et malgré lui, aux vecteurs de la pensée démocratique. Mais cette provenance se trahit. Si l'on a un peu exercé son oeil à reconnaître et à prendre sur le fait, à la lecture d'un livre savant, d'un traité scientifique, l'idiosyncrasie intellectuelle du savant - tout savant en possède une -, on apercevra presque toujours derrière elle la " préhistoire " du savant, sa famille, en particulier ses genres de profession et de métier. (LGS/86-§348)

Le livre d'un savant comporte presque toujours quelque chose d'oppressant, d'oppressé : le " spécialiste " transparaît toujours quelque part, son zèle, son sérieux, sa rancune, sa surestimation du recoin où il est assis à filer, sa bosse, - tout spécialiste a sa bosse. Un livre de savant reflète toujours aussi une âme voûtée : tout métier rend voûté.

Non, amis savants ! Je vous bénis même pour votre bosse ! Et parce que, comme moi, vous méprisez les hommes de lettres et les parasites de la culture ! Et parce que vous ne savez pas faire du commerce avec l'esprit ! Et que vous avez seulement des opinions qui ne s'expriment pas en valeur d'argent ! Et parce que vous ne représentez rien que vous ne soyez ! (LGS/86-§366)

La science est la chose interdite par excellence, elle seule est interdite. La science est le premier péché, le germe de tout péché, le péché originel. Voici la seule morale : " Tu ne connaîtras point. " Tout le reste en découle. La peur infernale de Dieu ne l'empêchait pas d'être malin. Comment peut-on se défendre contre la science ? C'est ce qui fut longtemps son grand problème. Réponse : chassons l'homme du Paradis !

Incroyable ! La connaissance qui émancipe du prêtre, continue à progresser malgré les guerres - Et le dieu ancien prend une ultime résolution : " L'homme a prit goût à la science ! Rien n'y fait : il faut le noyer ! " (ANT/88-§48)

Le savant est un décadent. J'ai vu de mes propres yeux des natures douées, de disposition abondante et libre, qui, lorsqu'elles ont atteint la trentaine, sont ruinées par la lecture. Elles ressemblent à des allumettes qu'il faut frotter pour qu'elles donnent des étincelles - des " idées ". Dès la première heure du matin, quand le jour se lève, quand l'esprit possède toute sa fraîcheur, quand la force est à son aurore, lire alors un livre, j'appelle cela du vice ! (EH/88-2§8)


SCEPTIQUE

Nous ne connaissons l'essence véritable d'aucune causalité particulière. Scepticisme absolu : nécessité de l'art et de l'illusion. (LDP/72-75-ch.1§82)

Je crains qu'une fois devenues vieilles, les femmes ne soient dans le recoin le plus secret de leur cœur plus sceptiques que les hommes : elles croient à la superficialité de l'existence comme à son essence, et considèrent toute vertu et toute profondeur comme un simple voile jeté sur cette " vérité ", le voile fort souhaitable qui masque un pudendum -, donc une affaire de bienséance et de pudeur, et rien de plus ! (LGS/82-§64)

Il ne faut pas s'en laisser conter : les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est un sceptique. La vigueur, la liberté qui vient de la force et du trop-plein de forces de l'esprit, se prouve par le scepticisme. Les hommes d'une conviction ne comptent pas, dès lors qu'est en jeu tout ce qui touche aux principes de valeur et de non-valeur. Les convictions sont des prisons. (ANT/88-§54)

Un esprit qui veut quelque chose de grand, et qui en veut aussi les moyens, est nécessairement un sceptique. (ANT/88-§54)


SEMBLABLE

C'est entre les choses les plus semblables que mentent les plus beaux mirages ; car les abîmes les plus étroits sont plus les difficiles à franchir. (APZ/83-85-p3)


SENS

Qui voit peu voit toujours trop peu; qui entend mal entend toujours quelque chose de trop. (HTH/78-§541)

Les habitudes de nos sens nous ont fait tomber dans les rets trompeurs de la sensation : ils sont devenus ensuite la base de tous nos jugements et nos " connaissances " - il n'y a pas la moindre échappatoire, pas de tour ou de détour qui mène au monde réel! Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous y prenions, nous ne pouvons prendre que ce qui veut bien se laisser prendre dans notre toile. (AUR/81-§117)

Mon œil, qu'il soit perçant ou faible, ne voit pas au-delà d'un certain espace, et dans cet espace je vis et j'agis, cette ligne d'horizon est mon plus proche destin, grand ou petit, auquel je ne peux échapper. Autour de chaque être s'étend ainsi un cercle concentrique qui a un centre et qui lui est propre. De même l'oreille nous enferme dans un petit espace, de même le toucher. D'après ces horizons où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d'une prison, nous mesurons ensuite le monde… (AUR/81-§117)

Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Je vous conseille l'innocence des sens. (APZ/83-85-p1)

Il est difficile et pénible pour notre oreille d'ouïr quelque chose de nouveau ; elle entend mal une musique étrangère. En prêtant l'oreille à une langue inconnue, nous cherchons involontairement à plaquer sur les syllabes entendues des mots qui nous sont familiers et proches... (PDBM/86-§192)

Si nous faussons le témoignage des sens, c'est la " raison " qui en est la cause. Les sens ne mentent pas en tant qu'ils montrent le devenir, la disparition, le changement... (LCI/88-3§2)

Et quels fins instruments d'observation sont pour nous nos sens ! Le nez, par exemple, dont aucun philosophe n'a jamais parlé avec vénération et reconnaissance, le nez est même provisoirement l'instrument le plus délicat que nous ayons à notre service : cet instrument est capable d'enregistrer des différences minima dans le mouvement, différences que même le spectroscope n'enregistre pas. (LCI/88-3§3)


SEUL - SOLITUDE

Quand on vit seul, on ne parle pas trop fort, on n'écrit pas trop fort non plus : car on craint la résonance vide - la critique de la nymphe Écho. - Et toutes les voix sonnent différemment dans la solitude ! (LGS/82-§182)

L'un va chez le prochain parce qu'il se cherche, l'autre parce qu'il voudrait s'oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison.
Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains : car ils ne sont pas dignes de toi. C'est pourquoi ils te haïssent et voudraient te sucer le sang.
Tes prochains seront toujours des mouches venimeuses ; ce qui est grand en toi - ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.
Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude, là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches.
Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et meurtri par les aiguillons des petits.
Avec dignité, la forêt et le rocher savent se taire en ta compagnie. Ressemble de nouveau à l'arbre que tu aimes, à l'arbre aux larges branches : il écoute silencieux, suspendu sur la mer. Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.
Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude : je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort !
Fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur vengeance invisible ! Ils ne veulent que se venger de toi.
N'élève plus le bras contre eux ! Ils sont innombrables et ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches.
Aujourd'hui encore tu souffres du nombre, toi l'unique : aujourd'hui encore tu as tout ton courage et toutes tes espérances.
Pourtant ta solitude te fatiguera un jour, ta fierté se courbera et ton courage grincera des dents. Tu crieras un jour : " Je suis seul ! "
Va dans ta solitude, mon frère, avec ton amour et ta création ; et sur le tard la justice te suivra en traînant la jambe.
Va dans ta solitude avec mes larmes, ô mon frère. J'aime celui qui veut créer plus haut que lui-même et qui périt aussi. (APZ/83-85-p1)

Pour vivre seul il faut être une bête ou bien un dieu - dit Aristote. Il manque le troisième cas : il faut être l'un et l'autre, il faut être - philosophe... (LCI/88-1§3)

… j'ai besoin de la solitude, je veux dire du retour à la santé, du retour à moi-même ; j'ai besoin d'un air léger qui se joue librement. Mon Zarathoustra tout entier est un dithyrambe à la solitude, ou, si l'on m'a bien compris, à la pureté... Heureusement que ce n'est pas à la pure folie. Celui qui possède des yeux pour voir les couleurs dira qu'il est de diamant.(EH/88-1§8)

… souffrir de la solitude, c'est là aussi une objection. Pour ma part je n'ai jamais souffert que de la multitude. (EH/88-2§10)


SEXUALITÉ

Les passions deviennent mauvaises et perfides lorsqu'elles sont considérées avec méchanceté et perfidie. Le christianisme est ainsi parvenu à faire d'Éros et d'Aphrodite - grandes forces se prêtant à l'idéalisation - des kobolds et des esprits trompeurs sortis droit de l'enfer, en provoquant des tortures de conscience chez les croyants chaque fois qu'ils ressentaient une excitation sexuelle. N'est-il pas effrayant de transformer des sensations nécessaires et normales en une source de détresse intérieure et de vouloir rendre à ce point la détresse intérieure nécessaire et normale chez tout homme ! (AUR/81-§76)

A-t-on le droit de nommer Éros ennemi ! En fait les sensations sexuelles ont ceci de commun avec les sensations de pitié et d'adoration que grâce à elles un être humain fait du bien à un autre en éprouvant du plaisir, - on ne rencontre pas si souvent dans la nature des dispositions aussi bienveillantes! Et l'on vient justement calomnier celle-ci et la corrompre par la mauvaise conscience! Associer la procréation de l'homme et la mauvaise conscience! - A la fin, cette diabolisation d'Éros a trouvé un dénouement de comédie : peu à peu le " diable " Éros s'est mis à intéresser les hommes plus que les anges et les saints, à la faveur des racontars et des cachotteries de l'Église dans toutes les questions d'érotisme : elle a obtenu que, jusqu'à nos jours encore, les histoires d'amour deviennent le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, - avec une exagération qui serait incompréhensible à l'antiquité et qui finira par sombrer un jour dans le ridicule. (AUR/81-§76)

Le degré et la nature de la sexualité chez l'homme pénètrent jusqu'au plus haut sommet de son esprit. (PDBM/86-§75)

Sous le nom de vice je combats toute espèce de contre-nature ou, si l'on aime les beaux mots, toute espèce d'idéalisme. Voici cet article : " La prédication de la chasteté est une incitation publique à la contre-nature. Le mépris de la vie sexuelle, toute souillure de celle-ci par l'idée d' " impureté ", est un véritable crime contre la vie, le vrai péché contre la vie, le vrai péché contre le Saint-Esprit de la vie. " (EH/88-3§5)


SILENCE

Ceux qui se taisent manquent presque toujours de subtilité et de politesse du cœur. Le silence est une objection ; avaler son dépit, c'est une preuve de mauvais caractère - cela gâte l'estomac. Tous ceux qui se taisent sont des dyspepsiques. (EH/88-1§5)


SOCIALISME

Pour des hommes qui en toute chose considèrent l'utilité supérieure, il n'y a pas dans le socialisme, au cas où il serait réellement le soulèvement des hommes opprimés, abaissés durant des siècles contre leurs oppresseurs, un problème de droit (comprenant cette question ridicule : " Dans quelle mesure doit-on céder à ses exigences ? "), mais seulement un problème de puissance (" Dans quelle mesure peut-on céder à ses exigences ? "); c'est par conséquent comme s'il s'agissait d'une force naturelle, par exemple de la vapeur, qui, ou bien est contrainte par l'homme à le servir, comme un génie des machines, ou bien, lorsqu'il y a des fautes dans la machine, c'est-à-dire des fautes de calcul humain dans sa construction, met en pièces la machine et l'homme en même temps. Pour résoudre cette question de puissance, il faut savoir quelle est la force du socialisme, sous quelle forme, dans le jeu actuel des forces politiques, il peut être utilisé en qualité de ressort puissant; dans certaines conditions, il faudrait même tout faire pour le fortifier. (HTH/78-§446)

Il se peut bien que des représentants nobles (quoique pas très intelligents) des classes dirigeantes prennent cet engagement : " Nous allons traiter tous les hommes en égaux, leur reconnaître des droits égaux " ; en ce sens une conception socialiste, reposant sur la justice, est possible, mais, comme j'ai dit, seulement au sein de la classe dirigeante, qui dans ce cas exerce la justice par des sacrifices et des abdications. Au contraire, réclamer l'égalité des droits, comme le font les socialistes des classes assujetties, n'est jamais l'émanation de la justice, mais de la convoitise. -Si l'on montre à la bête des morceaux de viande sanglante dans son voisinage, puis qu'on les retire, jusqu'à ce qu'enfin elle rugisse : pensez-vous que ce rugissement signifie Justice ? (HTH/78-§451)

Quand les socialistes prouvent que le partage de la propriété dans l'humanité actuelle est la conséquence d'innombrables injustices et violences, et qu'ils déclinent en bloc toute obligation envers une chose dont le fondement est si injuste : ils ne considèrent qu'un fait isolé. Tout le passé de l'ancienne civilisation est fondé sur la violence, l'esclavage, la tromperie, l'erreur; mais nous ne pouvons pas nous-mêmes, héritiers que nous sommes de toutes ces circonstances, et concrétions de tout ce passé, l'anéantir par décret, et nous n'avons pas le droit d'en supprimer un seul morceau. L'esprit d'injustice est également dans les âmes des non-possédants, ils ne sont pas meilleurs que les possédants et n'ont aucun privilège moral, car ils ont eu quelque part des ancêtres possédants. Ce n'est pas de nouveaux partages par la violence, mais de transformations graduelles des idées qu'on a besoin ; il faut que chez tous la justice deviennent plus forte, l'instinct de violence plus faible. (HTH/78-§452)

Le socialisme est le fantastique frère cadet du despotisme agonisant, dont il veut recueillir l'héritage; ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l'État telle que le despotisme seul n'a jamais eue, même s'il dépasse tout ce que montre le passé, parce qu'il travaille à l'anéantissement formel de l'individu : c'est que celui-ci lui apparaît comme un luxe injustifiable de la nature, qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté. […] il lui faut l'asservissement complet de - tous les citoyens à l'État absolu, tel qu'il n'en a jamais existé de pareil ; et comme il n'a plus le moindre droit de compter sur la vieille piété religieuse envers l'État, qu'au contraire il doit, bon gré mal gré, travailler constamment à sa suppression - puisqu'en effet il travaille à la suppression de tous les États existants, - il ne peut avoir d'espoir d'une existence future que pour de courtes périodes, çà et là, grâce au plus extrême terrorisme.

Le socialisme peut servir à enseigner de façon brutale et frappante le danger de toutes les accumulations de puissance dans l'État, et en ce sens insinuer une méfiance contre l'État même. Quand sa rude voix se mêlera au cri de guerre : " Le plus d'État possible ", ce cri en deviendra d'abord plus bruyant que jamais : mais bientôt éclatera avec non moins de force le cri opposé : " Le moins d'État possible. " (HTH/78-§473)

L'homme le plus commun sent que la noblesse ne s'improvise pas et qu'il doit honorer en elle le fruit produit par de longues périodes, - mais l'absence de forme supérieure et la vulgarité tristement célèbre des industriels aux mains rouges et grasses le conduisent à penser que seuls le hasard et la chance ont ici élevé l'un au-dessus de l'autre : tant mieux, conclut-il par devers lui, faisons nous aussi l'essai du hasard et de la chance ! Jetons donc les dés ! - et c'est le début du socialisme. (LGS/82-§40)


SOI

Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puisant, un sage inconnu - il s'appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles. " Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. "
Le soi dit au moi : " Éprouve des douleurs ! " Et le moi souffre et réfléchit à ne plus souffrir - et c'est à cette fin qu'il doit penser.
Le soi dit au moi : " Éprouve des joies ! " Alors le moi se réjouit et songe à se réjouir souvent encore - et c'est à cette fin qu'il doit penser.
Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourner de la vie.
Il n'est plus capable de faire ce qu'il préférerait : - créer au-dessus de lui-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.
Mais il est trop tard pour cela : - ainsi votre soi veut disparaître, ô contempteurs du corps. (APZ/83-85-p1)


SOUFFRANCE

Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore - voilà une vérité, mais une vieille et puissante vérité capitale, humaine, trop humaine, à quoi du reste les singes déjà souscriraient peut-être : on raconte en effet que par l'invention de bizarres cruautés ils annoncent déjà pleinement l'homme, ils " préludent " pour ainsi dire à sa venue. Sans cruauté, point de réjouissance, voilà ce que nous apprend la plus ancienne et la plus longue histoire de l'homme - et le châtiment aussi a de telles allures de fête ! (GM/87-dd)


SPIRITUALITÉ

Partout où a régné la doctrine de la spiritualité pure, ses débordements ont détruit la force nerveuse : elle enseignait à mépriser le corps, à le négliger ou à le tourmenter, et à tourmenter et à déprécier l'homme lui-même à cause de tous ses instincts ; elle engendrait des âmes assombries, tendues, oppressées - qui croyaient en outre connaître la cause de leur sentiment de détresse et peut-être le moyen de la supprimer ! " Elle doit résider dans le corps ! il s'épanouit encore beaucoup trop! " - ainsi concluaient-elles, tandis qu'en fait le corps lui-même élevait par ses douleurs protestation sur protestation contre les outrages continuels qu'elles lui infligeaient. (AUR/81-§39)

C'est dans ce que votre nature a de sauvage que vous vous rétablissez le mieux de votre perversité, je veux dire de votre spiritualité... (LCI/88-1§6)

La spiritualisation de la sensualité s'appelle amour : elle est un grand triomphe sur le christianisme. L'inimitié est un autre triomphe de notre spiritualisation. Elle consiste à comprendre profondément l'intérêt qu'il y a à avoir des ennemis : bref, à agir et à conclure inversement que l'on agissait et concluait autrefois. L'Église voulait de tous temps l'anéantissement de ses ennemis : nous autres, immoralistes et antichrétiens, nous voyons notre avantage à ce que l'Église subsiste... (LCI/88-5§3)


SUICIDE

Le christianisme a fait de la formidable aspiration au suicide qui existait à l'époque de son émergence le levier de sa puissance : il n'épargna que deux formes de suicide, les drapa dans la plus haute dignité et les plus hautes espérances, et proscrivit toutes les autres de manière terrifiante. Mais le martyre et la lente suppression de soi de l'ascète furent autorisés. (LGS/82-§131)


SUPERFLU

Voyez donc ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages : ils appellent leur vol civilisation - et tout leur devient maladie et revers !
Voyez donc ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils rendent leur bile et appellent cela des journaux. Ils se dévorent et ne peuvent pas même se digérer.
Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d'argent, - ces impuissants ! (APZ/83-85-p1)


SUPERSTITION

Du fait que pendant de nombreux millénaires on a cru que les choses (nature, outils, possessions de toutes sortes) étaient également vivantes et animées, capables de nuire et de se soustraire aux intentions humaines, le sentiment d'impuissance a été beaucoup plus fort et plus répandu chez les hommes qu'il n'aurait dû l'être : il était nécessaire de s'assurer des choses, tout comme des hommes et des animaux, par la force, la contrainte, la flatterie, les pactes, les sacrifices, - voilà l'origine de la plupart des pratiques superstitieuses, c'est-à-dire d'une partie importante et peut-être prépondérante, et cependant gaspillée et inutile, de toute l'activité déployée par les hommes jusqu'à ce jour ? (AUR/81-§23)


SURHOMME - SURHUMAIN

Qu'est le singe pour l'homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c'est ce que doit être l'homme pour le surhomme : une dérision ou une honte douloureuse.
Vous avez tracé le chemin qui va du ver jusqu'à l'homme et il vous est resté beaucoup du ver de terre. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l'homme est plus singe qu'un singe.
Voici, je vous enseigne le Surhomme !
Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhomme soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu'ils s'en aillent donc !
Voici, je vous enseigne le Surhomme : il est cet océan ; en lui peut s'abîmer votre grand mépris.
Que peut-il vous arriver de plus sublime ? C'est l'heure du grand mépris. L'heure où votre bonheur même se tourne en dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.
J'aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes : elles annoncent l'éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.
Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nue : mais cette foudre s'appelle le Surhomme.
Solitaires d'aujourd'hui, vous qui vivez séparés, vous serez un jour un peuple. Vous qui vous êtes choisis vous-mêmes, vous formerez un jour un peuple choisi - et c'est de ce peuple que naîtra le Surhomme.
" Tous les dieux sont morts : nous voulons, maintenant, que le surhomme vive ! " Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! (APZ/83-85-p1)

Jadis on disait Dieu, lorsque l'on regardait sur les mers lointaines ; mais maintenant je vous ai appris à dire : Surhomme.
Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture n'aille pas plus loin que votre volonté créatrice.
Sauriez-vous créer un Dieu ? - Ne me parlez donc plus de tous les Dieux ! Cependant vous pourriez créer le Surhomme.
Ce ne sera peut-être pas vous-mêmes, mes frères ! Mais vous pourriez vous transformer en pères et en ancêtres du Surhomme : que ceci soit votre meilleure création !
Hélas ! Ô hommes, une statue sommeille pour moi dans la pierre, la statue de mes statues ! Hélas ! Pourquoi faut-il qu'elle dorme dans la pierre la plus affreuse et la plus dure !
Maintenant mon marteau frappe cruellement contre cette prison. La pierre se morcelle : que m'importe ?
Je veux achever cette statue : car une ombre m'a visité - la chose la plus silencieuse et la plus légère est venue auprès de moi !
La beauté du Surhomme m'a visité comme une ombre. Hélas, mes frères ! Que m'importent encore - les Dieux ! (APZ/83-85-p2)

Le mot " Surhumain ", par exemple, qui désigne un type de perfection absolue, en opposition avec l'homme " moderne ", l'homme " bon ", avec les chrétiens et d'autres nihilistes, lorsqu'il se trouve dans la bouche d'un Zarathoustra, le destructeur de la morale, prend un sens qui donne beaucoup à réfléchir. Presque partout, en toute innocence, on lui a donné une signification qui le met en contradiction absolue avec les valeurs qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je veux dire qu'on en a fait le type " idéaliste " d'une espèce supérieure d'hommes, à moitié " saint ", à moitié " génie "... D'autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce mot, m'ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le " culte des héros " de ce grand faux monnayeur inconscient qu'était Carlyle, ce culte que j'ai si malicieusement rejeté. Quand je soufflais à quelqu'un qu'il ferait mieux de s'enquérir d'un César Borgia que d'un Parsifal, il n'en croyait pas ses oreilles. (EH/88)


SYSTÈME - SYSTÈME PHILOSOPHIQUE

Ma chère Lou. Votre idée de ramener les systèmes philosophiques aux actes personnels de leurs auteurs est vraiment l'idée d'une " âme sœur " ; moi-même, à Bâle, j'ai enseigné dans ce sens l'histoire de la philosophie antique, et je disais volontiers à mes auditeurs : " Ce système est réfuté et mort - mais la personnalité qui se trouve derrière lui est irréfutable ; il est impossible de la tuer " - par exemple Platon. (Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres par Lou Andréas Salomé - Grasset/Les cahiers rouges)

Quelle honte ! Vous voulez vous intégrer dans un système où il faut soit être un rouage, pleinement et totalement, soit se laisser écraser entre les rouages ! Où il va de soi que chacun est exactement ce que d'en haut on fait de lui ! (AUR/81-§166)

Il y a une comédie des systématiques : en voulant remplir leur système et arrondir l'horizon qui l'entoure, ils essaient forcément de mettre en scène leurs points faibles dans le même style que leurs points forts, - ils veulent se présenter comme des natures achevées, d'une force monolithique. (AUR/81-§318)

Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté du système est un manque de loyauté.

La volonté de système est un manque d'intégrité. (FP/82-84-v9)

les systèmes philosophiques ne sont tout à fait vrais que pour ceux qui les ont fondés : les philosophes ultérieurs n'y voient tous habituellement qu'une seule et monumentale erreur.

C'est quelque chose de puéril sinon même une sorte de tromperie quand un penseur présente aujourd'hui un ensemble de la connaissance, un système - nous sommes bien trop prévenus pour ne pas porter en nous les doutes les plus profonds à l'égard de la possibilité d'un pareil ensemble. C'est bien assez que nous nous mettions d'accord sur un ensemble de présupposés d'une méthode - sur des " vérités provisoires " qui fournissent le fil conducteur du travail que nous voulons faire : comme le pilote qui maintient sur l'océan une certaine direction. (FP/84-v10)

Il faut considérer les divers systèmes philosophiques comme des méthodes d'éducation de l'esprit : ils ont de tout temps cultivé de préférence une faculté particulière de l'esprit : en exigeant avec partialité de voir les choses précisément de telle façon et non de telle autre.

Il existe des esprits schématiques, tels ceux qui tiennent une constellation de pensées pour plus vraie dès lors qu'elle peut être inscrite dans des schémas ou des tables de catégories préétablis. Les exemples qui, dans ce domaine. témoignent du fait qu'on s'y abuse soi-même sont innom-brables : c'est le cas de presque tous les grands "systèmes". Mais le préjugé fondamental est que l'ordre, la clarté, tout ce qui est systématique soit nécessairement inhérent à l'essence vraie des choses ; et qu'à l'inverse, ce qui est désordonné. chaotique, imprévisible n'apparaisse qu'au sein d'un monde de fausseté ou reconnu comme inachevé - bref, soit une erreur - : - ce qui témoigne d'un préjugé moral, dérivé de cette réalité que l'homme digne de confiance et attaché à la vérité est un homme d'ordre et de principe, en somme quelqu'un qui s'efforce d'être quelque chose de prévisible e: de pédant. Or, on ne saurait jamais démontrer que l'essence des choses obéisse à cette recette pour fonctionnaire modèle. (FP/84-85-v11)

La volonté de système : chez un philosophe, moralement parlant, une corruption raffinée, une maladie du caractère, immoralement parlant, volonté de se montrer plus stupide qu'il ne l'est. - Plus stupide, ce qui veut dire : plus fort, plus simple, plus impétueux, plus inculte, plus autoritaire, plus tyrannique...

Je me méfie de tous les systématiques et je les évite. La volonté du système est, pour un penseur tout au moins, quelque chose qui compromet, une forme d'immoralité... Peut-être devinera-t-on d'un regard jeté dessous et derrière ce livre à quel systématique il a lui-même échappé avec peine - à moi-même...

Un systématique, un philosophe qui refuse d'accorder plus longtemps à son esprit qu'il est vivant, tel un arbre, gagnant en étendue et puisant insatiablement en lui-même, qu'il n'aura de cesse qu'il n'en ait extrait et fabriqué quelque chose sans vie, comme bois, aussi desséché que carré, " un système ".

A partir d'ici libre à une autre sorte d'esprits que la mienne de poursuivre. Je ne suis pas assez borné pour un système - pas même pour mon système. (FP/87-88-v13)


TORTURE

Contre toute torture corporelle infligée à un autre être, chacun aujourd'hui se récrie bruyamment; l'indignation contre un homme capable d'une telle chose éclate instantanément; bien plus, nous tremblons à la simple idée d'une torture qui pourrait être infligée à un homme ou à un animal et nous souffrons atrocement en apprenant l'existence indubitable d'un fait de ce genre. Mais on est encore loin d'avoir des sentiments aussi universels et aussi décidés lorsqu'il s'agit des tortures de l'âme et de l'horreur de les infliger. Le christianisme les a mises en usage sur une échelle inouïe et continue à prêcher ce genre de tourments, il déplore même en toute innocence l'irr@?ligion et la tiédeur lorsqu'il constate chez quelqu'un l'absence de ces tortures. (AUR/81-§77)

Oui, quel épouvantable séjour le christianisme a su faire de la terre, rien qu'en érigeant partout le crucifix, caractérisant ainsi la terre comme le lieu " où le juste est torturé à mort " ! (AUR/81-§77)

N'oublions jamais que le christianisme fut le premier à faire du lit de mort un lit de torture et que les scènes que l'on vit s'y dérouler depuis, les effroyables hurlements qui pour la première fois y parurent possibles ont empoisonné les sens et le sang d'innombrables témoins pour leur vie entière et celle de leurs descendants ! Qu'on imagine un individu inoffensif, incapable de se remettre d'avoir entendu un jour de telles paroles : " Oh, éternité ! Oh, puissé-je ne pas avoir d'âme ! Oh, puissé-je n'être jamais né ! Je suis damné, damné, perdu à jamais ! (AUR/81-§77)


TRADITION

Qui s'écarte de la tradition est victime de l'exception ; qui reste dans la tradition en est l'esclave. C'est toujours à sa perte qu'on s'achemine dans les deux cas. (HTH/78-§552) Qu'est-ce que la tradition ? Une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu'elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu'elle ordonne. - En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il du sentiment de la peur ? c'est la peur en face d'un intelligence supérieure qui donne ici ses ordres, d'une puissance incompréhensible et imprécise, de quelque chose qui dépasse l'individuel, - il y a de la superstition dans cette peur. (AUR/81-§9)


TRAVAIL

C'est un signe de manque total de sentiments nobles, quand quelqu'un préfère vivre dans la dépendance, aux dépens d'autrui pour n'être pas forcé de travailler, d'ordinaire avec une secrète amertume contre ceux dont il dépend. - Une telle disposition est beaucoup plus fréquente chez les femmes que chez les hommes, et aussi beaucoup plus pardonnable (pour des raisons historiques). (HTH/78-§356)

Le fait que nous attachons plus de prix à une satisfaction de vanité qu'à tout autre avantage (sécurité, abri, plaisirs de toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci, que chacun (abstraction faite de raisons politiques) souhaite l'abolition de l'esclavage et repousse avec horreur l'idée de mettre des hommes dans cet état : cependant que chacun doit se dire que les esclaves ont à tous égards une existence plus sûre et plus heureuse que l'ouvrier moderne, que le travail servile est peu de chose par rapport au travail de l'ouvrier. On proteste au nom de la " dignité humaine " : mais c'est-à-dire, pour parler simplement, cette brave vanité, qui regarde comme le sort le plus dur de n'être pas sur un pied d'égalité, d'être publiquement compté pour inférieur. - Le cynique pense autrement à ce sujet, parce qu'il méprise l'honneur ; - et c'est ainsi que Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique. (HTH/78-§457)

Dans un meilleur ordre de société, le travail pénible et la peine de la vie seront attribués à celui qui en souffrira le moins, partant au plus stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu'à celui qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent, même dans l'allégement le plus grand de la vie, souffre encore. (HTH/78-§462)

Une profession est l'épine dorsale de la vie. (HTH/78-§575)

Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. (HTH/78-§611)

Dans la glorification du " travail ", dans les infatigables discours sur la " bénédiction du travail ", je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême. - Et puis ! Épouvante ! Le " travailleur ", justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d' " individus dangereux " ! Et derrière eux, le danger des dangers - l'individuum ! (AUR/81-§173)

La plus ardente au travail de toutes les époques - notre époque - ne sait rien faire de son immense ardeur au travail et de son argent, sinon encore plus d'argent et encore plus d'ardeur au travail : il faut plus de génie pour dépenser que pour amasser ! (LGS/82-§21)

Les soldats et les commandants entretiennent toujours des rapports mutuels bien plus élevés que les ouvriers et les employeurs. Pour l'heure du moins, toute culture d'origine militaire se situe encore largement au-dessus de toute soi-disant culture industrielle : cette dernière est, sous sa forme actuelle, le mode d'existence le plus vulgaire qui ait jamais existé. C'est la simple loi du besoin qui s'y exerce : on veut vivre et l'on doit se vendre, mais on méprise celui qui tire profit de ce besoin et s'achète l'ouvrier. (LGS/82-§40)

Chercher du travail pour avoir un salaire - en cela, presque tous les hommes des pays civilisés sont aujourd'hui semblables ; le travail est pour eux tous un moyen, et non le but lui-même ; c'est pourquoi ils ne font guère preuve de subtilité dans le choix de leur travail, pourvu qu'il rapporte bien. Mais il existe des hommes plus rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre plaisir à leur travail : ces hommes difficiles, qu'il est dur de satisfaire, qui n'ont que faire d'un bon salaire si le travail n'est pas par lui-même le salaire de tous les salaires. À cette espèce d'hommes exceptionnelle appartiennent les artistes et les contemplatifs de toute sorte, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages, en affaires de cœur et en aventures. (LGS/82-§42)

On ne doit pas vouloir dépasser l'ardeur au travail de son père -cela rend malade. (LGS/82-§210)


VAINCU - VAINQUEUR

Nul vainqueur ne croit au hasard. (LGS/82-§258)


VALEUR - INVERSION DES VALEURS

Appréciation personnelle de valeur : cela veut dire estimation d'une chose d'après le degré de plaisir ou de déplaisir qu'elle nous procure, à nous et à personne d'autre - quelque chose d'extrêmement rare ! - Mais l'appréciation de valeur que nous portons sur autrui et qui nous pousse à adopter dans la plupart des cas son appréciation de valeur doit au moins provenir de nous, constituer notre décision propre? Oui, mais nous la formons dans notre enfance et revenons rarement sur ce que nous avons appris ; nous sommes généralement, durant toute notre vie, les dupes des jugements acquis étant enfants, par la façon dont nous jugeons notre prochain (son esprit, son rang, sa moralité, sa valeur exemplaire, sa nature condamnable) et nous croyons obligés de rendre hommage à ses appréciations de valeur. (AUR/81-§104)

Tout ce qui possède de la valeur dans le monde aujourd'hui ne la possède pas en soi, en vertu de sa nature - la nature est toujours dénuée de valeur : - au contraire, une valeur lui a un jour été donné et offert ! C'est nous seul qui avons d'abord créé le monde qui intéresse l'homme en quelque manière ! Mais c'est justement le fait de le savoir qui nous manque, et s'il nous arrive de le saisir pour un instant, nous l'avons de nouveau oublié l'instant suivant : nous méconnaissons notre meilleure force et nous nous estimons, nous, les contemplatifs, un degré trop bas, - nous ne sommes ni aussi fiers ni aussi heureux que nous pourrions l'être. (LGS/82-§301)

Aucun peuple ne pourrait vivre sans évaluer les valeurs ; mais s'il veut se conserver, il ne doit pas évaluer comme évalue son voisin. Beaucoup de choses qu'un peuple appelait bonnes, pour un autre peuple étaient honteuses et méprisables : voilà ce que j'ai découvert. Ici beaucoup de choses étaient appelées mauvaises et là-bas elles étaient revêtues du manteau de pourpre des honneurs.
Jamais un voisin n'a compris l'autre voisin : son âme s'est toujours étonnée de la folie et de la méchanceté de son voisin.
Une table des biens est suspendue au-dessus de chaque peuple. Or, c'est la table de ce qu'il a surmonté, c'est la voix de sa volonté de puissance. (APZ/83-85-p1)

Les fausses valeurs et les paroles illusoires : voilà, pour les mortels, les monstres les plus dangereux, - longtemps la destinée sommeille et attend en eux. (APZ/83-85-p2)

La question des valeurs est plus fondamentale que la question de la certitude : cette dernière ne devient sérieuse qu'à condition que la question de la valeur ait déjà trouvé réponse. (FP/85-87-v12)

Nos premières questions de valeur, qu'elles portent sur un livre, un homme et une musique, sont les suivantes : " Sait-il marcher ? plus encore, sait-il danser ? " (LGS/86-§366)

Les deux valeurs opposées " bon et mauvais ", " bien et mal " se sont livré en ce monde, pendant des milliers d'années, un combat long et terrible ; et bien que depuis longtemps la seconde valeur l'ait emporté, aujourd'hui encore il ne manque pas d'endroits où la lutte se poursuit avec des chances diverses. On pourrait même dire que, depuis lors, elle a été portée toujours plus haut et que, par ce fait, elle est devenue toujours plus spirituelle : en sorte qu'il n'y a peut-être pas aujourd'hui de signe plus distinctif pour reconnaître une nature supérieure, une nature de haute intellectualité que la rencontre de cette antinomie dans ces cerveaux qui présentent pour de telles idées un véritable champ de bataille. Le symbole de cette lutte tracée dans des caractères restés lisibles au-dessus de toute l'histoire de l'humanité c'est " Rome contre la Judée, la Judée contre Rome ". - Il n'y eut point jusqu'à ce jour d'événement plus considérable que cette lutte, cette mise en question, ce conflit mortel. Rome sentait dans le Juif quelque chose comme une nature opposée à la sienne, un monstre placé à son antipode ; à Rome, on considérait le Juif comme " un être convaincu de haine contre le genre humain " : avec raison, si c'est avec raison que l'on voit le salut et l'avenir de l'humanité dans la domination absolue des valeurs aristocratiques, des valeurs romaines. Quels sentiments éprouvaient par contre les Juifs à l'égard de Rome ? Mille indices nous permettent de le deviner, mais il suffit de se remettre en mémoire l'Apocalypse de saint Jean, le plus sauvage des attentats écrits que la vengeance ait sur la conscience. (GM/87-pd§16)

Le point de vue de la " valeur " est le point de vue des conditions de conservation et d'intensification eu égard à des formations complexes d'une relative durée de vie au sein du devenir. (FP/87-88-v13)

Observer des conceptions et des valeurs plus saines, en se plaçant à un point de vue de malade, et, inversement, conscient de la plénitude et du sentiment de soi que possède la vie plus abondante, abaisser son regard vers le laboratoire secret des instincts de décadence - ce fut là la pratique à quoi je me suis le plus longuement exercé, c'est là-dessus que je possède véritablement de l'expérience, et, si en quelque chose j'ai atteint la maîtrise, c'est bien en cela. Aujourd'hui je possède le tour de main, je connais la manière de déplacer les perspectives : première raison qui fait que pour moi seul peut-être une Transmutation des valeurs a été possible. (EH/88-1§1)

Inversion des valeurs
J'ai utilisé ces semaines à " inverser les valeurs ". Comprenez-vous cette tournure ? L'alchimiste est au fond l'espèce d'homme la plus méritante qui soit : je veux dire, celui qui transforme la scorie, le déchet, en chose précieuse, en or même. Celui-là seul enrichit : les autres se contentent de faire du change. Ma tâche est tout à fait curieuse cette fois-ci : je me suis demandé ce qui, jusque-là, avait été le plus haï, craint, méprisé par l'humanité : et c'est de cela précisément que j'ai fait mon " or ". Qu'on ne m'accuse surtout pas de faux-monnayage ! Ou de pire ; c'est pourtant ce qu'on fera. (DL/88-GB)


VANITÉ

Il y a une bravade de soi-même, aux manifestations les plus sublimes de laquelle appartiennent nombre de formes de l'ascétisme. Certains hommes ont en effet un besoin si grand d'exercer leur force et leur tendance à la domination qu'à défaut d'autres objets, ou parce qu'ils ont d'ailleurs toujours échoué, ils finissent par tyranniser certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire des portions ou des degrés d'eux-mêmes. C'est ainsi que plus d'un penseur professe des doctrines qui visiblement ne servent pas à accroître ou à améliorer sa réputation; plus d'un évoque expressément la déconsidération des autres sur lui, tandis qu'il lui serait aisé de rester par le silence un homme considéré; d'autres rappellent des opinions antérieures et ne s'effraient pas d'être dès lors appelés inconséquents : au contraire, ils s'y efforcent et se conduisent comme des cavaliers téméraires qui ne prennent tout leur plaisir au cheval que lorsqu'il est devenu furieux, couvert de sueur, ombrageux. Ainsi l'homme s'élève par des chemins dangereux aux plus hautes cimes, pour se rire de son angoisse et de ses genoux vacillants; ainsi le philosophe professe des opinions d'ascétisme, d'humilité, de sainteté, dans l'éclat desquelles sa propre figure est enlaidie de la façon la plus odieuse. Cette torture de soi-même, cette raillerie de sa propre nature, ce spernere et sperni, (mépriser le fait même d'être méprisé). à quoi les religions ont donné tant d'importance, est proprement un très haut degré de vanité. (HTH/78-§137)

Que l'homme cache ses mauvaises qualités et ses vices ou qu'il les avoue avec franchise, sa vanité désire toujours, dans l'un et l'autre cas, y trouver un avantage : qu'on observe seulement avec quelle finesse il distingue devant qui il cache ces qualités, devant qui il est honnête et sincère. (HTH/78-§312)

Deux personnes se rencontrant, de qui la vanité est également grande, conservent par la suite une mauvaise impression l'une de l'autre, parce que chacune était si occupée de l'impression qu'elle voulait produire sur l'autre que cette autre ne faisait aucune impression sur elle ; toutes deux s'aperçoivent enfin que leur peine est perdue et en imputent la faute à l'autre. (HTH/78-§338)

Les personnes présomptueuses, à qui l'on a donné des signes d'estime moindre qu'elles n'attendaient, cherchent longtemps à donner là-dessus le change à soi-même et aux autres, et se font subtils psycho-logues, pour arriver à conclure qu'on les a tout de même honorées suffisamment : si elles n'atteignent pas leur but, si le voile d'illusion se déchire, elles s'abandonnent à un ressentiment d'autant plus grand. (HTH/78-§341)

L'un tient à son opinion, parce qu'il s'imagine y être arrivé de lui-même, l'autre parce qu'il l'a apprise avec peine et est fier de l'avoir comprise : tous deux, donc, par vanité. (HTH/78-§527)

L'homme vain ne veut pas tant se distinguer que se sentir distingué, c'est pourquoi il ne repousse aucun moyen de se tromper et de se duper soi-même. Ce n'est pas l'opinion des autres, mais son opinion sur leur opinion qui lui tient à cœur. (HTH/78-§545)

La vanité de beaucoup de gens qui n'auraient pas besoin d'être vains est une habitude devenue grande, qui date du temps où ils n'avaient pas encore le droit de croire en eux, et ne faisaient que mendier cette croyance auprès d'autrui en petite monnaie. (HTH/78-§583)

Celui qui nie chez lui-même la vanité la possède généralement sous une forme si brutale qu'il clôt instinctivement les yeux devant elle, pour ne pas être forcé de se mépriser. (OSM/79-§38)

La vanité de l'homme, autant que je la connais, ne demande pas non plus, comme j'ai fait deux fois déjà, si elle peut parler : elle parle toujours. (LVO/79-§1)

Primitivement l'individu fort traite, non seulement la nature, mais encore la société et les individus faibles comme des objets de proie : il les exploite tant qu'il peut, puis continue son chemin. Parce qu'il vit dans l'incertitude, alternant entre la faim et l'abondance, il tue plus de bêtes qu'il ne peut en consommer, pille et maltraite plus d'hommes qu'il ne serait nécessaire. Sa manifestation de puissance est en même temps une expression de vengeance contre son état de misère et de crainte ; il veut, en outre, passer pour plus puissant qu'il n'est, voilà pourquoi il abuse des occasions : le surcroît de crainte qu'il engendre est pour lui un surcroît de puissance. Il remarque à temps que ce n'est pas ce qu'il est, mais ce pour quoi il passe qui le soutient ou l'abat : voilà l'origine de la vanité. Le puissant cherche par tous les moyens possibles à augmenter la foi en sa puissance. - Ceux qui lui sont assujettis, qui tremblent devant lui et le servent, savent, d'autre part, qu'ils ne valent exactement que ce pour quoi ils sont réputés : c'est pourquoi ils travaillent en vue de cette réputation et non point en vue de leur satisfaction personnelle. Nous ne connaissons la vanité que sous ses formes les plus affaiblies, lorsqu'elle ne se montre plus que sublimée et à petites doses, parce que nous vivons à une époque tardive et très adoucie de la société : primitivement elle était la chose la plus utile, le moyen de conservation le plus énergique. Or, la vanité sera d'autant plus grande que l'individu sera plus avisé : parce qu'il est plus facile d'augmenter la croyance en la puissance que la puissance elle-même, mais c'est seulement pour celui qui a de l'intelligence - ou bien, comme il faut dire dans les états primitifs, pour celui qui est rusé et dissimulé. (LVO/79-§181)

Les vaniteux estiment davantage un fragment du passé à partir du moment où ils peuvent le revivre sentimentalement (surtout si cela est difficile), ils veulent même, si possible, le réveiller d'entre les morts. Et comme il y a toujours un nombre incommensurable de vaniteux, le danger des études historiques n'est en réalité pas des moindres, dès qu'elles s'appliquent à une période entière : on dissipe trop de force à réveiller tous les morts imaginable. (AUR/81-§159)

Vos désirs sont plus grands que votre entendement et votre vanité est encore plus grande que vos désirs - à des hommes tels que vous, il convient de recommander foncièrement une bonne dose de pratique chrétienne, agrémentée d'un peu de théorie schopenhauerienne ! (AUR/81-§160)

Ne t'enfles pas : sans quoi une petite piqûre suffira à te faire éclater. (LGS/82-Prél.§21)

Au nombre des choses qui sont peut-être le plus difficile à comprendre pour un homme noble, se trouve la vanité. Il sera tenté de nier son existence là même où, pour une autre espèce d'homme, elle crève les yeux. Le problème consiste pour lui à se représenter des êtres qui cherchent à créer une bonne opinion pour ce qui les concerne, opinion qu'ils n'ont pas eux-mêmes - et qu'ils ne " méritent " donc pas - tout en finissant pas croire à cette opinion. Cela lui semble d'une part de si mauvais goût, si irrévérencieux à l'égard de lui-même, d'autre part si baroque et si fou, qu'il regarderait volontiers la vanité comme une chose exceptionnelle et qu'il la met en doute dans la plupart des cas où on lui en parle. Il dira par exemple: " je puis me tromper sur ma valeur et demander pourtant, d'autre part, que ma valeur soit reconnu par les autres, précisément dans la mesure où je l'estime - mais ce n'est pas là de la vanité (c'est plutôt de la présomption ou, dans la plupart des cas, ce qui est appelé "humilité" et aussi "modestie"). " - Ou bien il dira encore: " Je puis, pour diverses raisons, me réjouir de la bonne opinion des autres, peut-être parce que je les honore et les aime, et je me réjouis de toutes les joies, peut-être aussi parce que leur opinion souligne et renforce en moi la foi en ma propre bonne opinion, peut-être parce que la bonne opinion d'autrui, même dans les cas où je ne la partage pas, m'est pourtant utile ou me promet de l'être - mais tout cela n'est pas de la vanité ". (PDBM/86-§261)


VÉNÉRATION

Les hommes se comportent à beaucoup d'égards avec leur prince comme avec leur Dieu, comme d'ailleurs souvent le prince fut le représentant de Dieu, ou du moins son grand-prêtre. Cette disposition de vénération, d'inquiétude et de respect presque pénible s'est faite et est maintenant beaucoup plus faible, mais parfois elle reparaît et s'attache en général aux personnages puissants. Le culte du génie est une réminiscence de cette vénération des princes-dieux. Partout où l'on s'efforce d'élever des hommes individuellement au surhumain naît aussi le penchant à se représenter des couches entières du peuple comme plus grossières et plus basses qu'elles ne sont en réalité. (HTH/78-§461)


VENGEANCE

L'esprit de la vengeance : mes amis, c'est là ce qui fut jusqu'à présent la meilleure réflexion des hommes ; et, partout où il y a douleur, il devrait toujours y avoir châtiment.
" Châtiment ", c'est ainsi que s'appelle elle-même la vengeance : avec un mot mensonger elle simule une bonne conscience.
La volonté est-elle déjà devenue, pour elle-même, rédemptrice et messagère de joie ? A-t-elle désappris l'esprit de vengeance et tous les grincements de dents ?
Et qui donc lui a enseigné la réconciliation avec le temps et quelque chose de plus haut que ce qui est réconciliation ?
Il faut que la volonté, qui est la volonté de puissance, veuille quelque chose de plus haut que la réconciliation, - : mais comment ? Qui lui enseignera encore à vouloir en arrière ? (APZ/83-85-p2)


VÉRACITÉ - VÉRITÉ - VRAI - VOLONTÉ DE VÉRITÉ

Qu'est-ce donc que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d'anthro-pomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l'effigie s'est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal.
Nous ne savons toujours pas d'où vient l'instinct de vérité ; car jusqu'ici nous n'avons entendu parler que du devoir imposé par la société pour exister - être véridique, c'est-à-dire employer les métaphores usuelles -, et donc, moralement parlant, du devoir de mentir en suivant une solide convention, de mentir avec le troupeau dans un style obligatoire pour tous. Certes l'homme oublie que tel est son lot ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée ci-dessus et selon un habitus séculaire ; et précisément à travers cette inconscience, précisément à travers cet oubli, il arrive au sentiment de la vérité. (VMEM/73-§1)

Combien la vérité importe aux hommes ! C'est la vie la plus haute et la plus pure possible que d'avoir la vérité dans la croyance. La croyance à la vérité est nécessaire à l'homme.

La vérité apparaît comme un besoin social : par une métastase elle est ensuite appliquée à tout, même là où elle n'est pas nécessaire.

Toutes les vertus naissent de nécessités. Avec la société commence le besoin de véracité, sinon l'homme vit dans d'éternels voiles. La fondation des États suscite la véracité.

Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.

Si quelqu'un cache une chose derrière un buisson, la recherche à cet endroit précis et la trouve, il n'y a guère à louer dans cette recherche et cette découverte : il en va de même pourtant de la recherche et de la découverte de la " vérité " dans l'enceinte de la raison. Quand je donne la définition du mammifère et que je déclare, après avoir examiné un chameau, " voici un mam-mifère ", une vérité a certes été mise au jour, mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu'elle est entièrement anthropomorphique et qu'elle ne contient pas un seul point qui soit " vrai en soi ", réel et valable universellement, abstraction faite de l'homme. (LDP/72-75-ch.3§1)

Les conclusions erronées les plus habituelles à l'homme sont celles-ci : une chose existe, donc elle a une légitimité. En ce cas l'on infère de la capacité de vivre à la finalité, de la finalité à sa légitimité. Ensuite : une opinion est bienfaisante, donc elle est vraie; l'effet en est bon, donc elle est elle-même bonne et vraie. (HTH/78-§30)

Une des erreurs de logique les plus ordinaires est celle-ci : quelqu'un est envers nous véridique et sincère, donc il dit la vérité. C'est ainsi que l'enfant croit aux jugements de ses parents, le chrétien aux affirmations du fondateur de l'Église. (HTH/78-§53)

Qu'on aimerait à faire de ces affirmations fausses des homines rèligiosi, qu'il y a un Dieu, qu'il exige de nous le bien, qu'il est le surveillant et témoin de toute action, de tout moment, de toute pensée, qu'il nous aime, que dans tout malheur il veut notre plus grand bien, - qu'on aimerait à en faire l'échange contre des vérités qui seraient aussi salutaires, calmantes et bienfaisantes que ces erreurs ! Mais de telles vérités n'existent pas; la philosophie peut tout au plus leur opposer à son tour des apparences métaphysiques (au fond, également des faussetés). Mais c'est justement ce qui fait la tragédie, qu'on ne peut croire ces dogmes de la religion et de la métaphysique, si l'on a dans la tête et le coeur la stricte méthode de la vérité, et d'un autre côté, qu'on est devenu, par l'évolution de l'humanité, assez délicat, excitable, passionné, pour avoir absolument besoin de moyens de salut et de consolation du genre le plus élevé; d'où vient ainsi le danger que l'homme s'ensanglante au contact de la vérité reconnue, plus exactement : de l'erreur pénétrée. (HTH/78-§109)

Ce n'est pas quand il est dangereux de dire la vérité qu'elle trouve le plus rarement des représentants, mais lorsque c'est ennuyeux. (HTH/78-§506)

Plus personne ne meurt aujourd'hui des vérités mortelles; il y a trop de contrepoisons. (HTH/78-§516)

Il n'y a pas harmonie préétablie entre le progrès de la vérité et le bien de l'humanité. (HTH/78-§517)

Des bêtes, l'erreur a fait des hommes; la vérité serait-elle en état de refaire de l'homme une bête ? (HTH/78-§519)

Une conviction est la croyance d'être, sur un point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose donc qu'il y a des vérités absolues ; en même temps, que l'on a trouvé les méthodes parfaites pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des convictions applique ces méthodes parfaites. Ces trois conditions montrent tout de suite que l'homme à convictions n'est pas l'homme de la pensée scientifique; il est devant nous à l'âge de l'innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces idées puériles, et c'est d'eux qu'ont jailli les plus puissantes sources de force de l'humanit@?. Ces hommes innombrables qui se sacrifiaient pour leurs convictions croyaient le faire pour la vérité absolue. Tous avaient tort en cela : vraisemblablement jamais un homme ne s'est encore sacrifié pour la vérité ; du moins l'expression dogmatique de sa croyance a dû être anti-scientifique ou demi-scientifique. Mais on voulait proprement se faire donner raison parce qu'on pensait devoir avoir raison. Se laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre peut-être en question son bonheur éternel. (HTH/78-§630)

Des temps où les hommes avaient accoutumé de croire à la possession des vérités absolues dérive un profond malaise dans toutes les attitudes sceptiques et relatives prises à l'égard de n'importe quel problème de la connaissance ; on préfère le plus souvent se vouer pieds et poings liés à une conviction qui est celle de personnes ayant de l'autorité (pères, amis, maîtres, princes), et l'on éprouve, à ne point le faire, une espèce de remords. Ce penchant est fort compréhensible et ses conséquences n'autorisent pas de vifs reproches contre le développement de la raison humaine. (HTH/78-§631)

cette déclaration emphatique, que l'on possède la vérité, vaut maintenant très peu au prix de l'autre déclaration, plus modeste, il est vrai, et moins retentissante, de la recherche de la vérité, qui n'est jamais lasse de rapprendre et de faire de nouvelles expériences. (HTH/78-§633)

L'imaginatif nie la vérité devant lui-même, le menteur seulement devant les autres. (OSM/79-§6)

Si l'on fait comprendre à quelqu'un qu'au sens strict il ne peut jamais parler de vérité, mais seulement de probabilité et des degrés de la probabilité, on découvre généralement, à la joie non dissi-mulée de celui que l'on instruit ainsi, combien les hommes préfèrent l'incertitude de l'horizon intellectuel, et combien, au fond de leur âme, ils haïssent la vérité à cause de sa précision. - Cela tient-il à ce qu'ils craignent tous secrètement que l'on fasse une fois tomber sur eux-mêmes, avec trop d'intensité, la lumière de la vérité ? Ils veulent paraître quelque chose, par conséquent on ne doit pas savoir exactement ce qu'ils sont ? Ou bien n'est-ce que la crainte d'un jour trop clair, auquel leur âme de chauve-souris crépusculaire et facile à éblouir n'est pas habituée, en sorte qu'il leur faut haïr ce jour ? (OSM/79-§7)

Ne jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection que l'on peut faire à ta pensée ! Fais-en le vœu ! Cela fait partie de la loyauté première de la pensée. Tu dois chaque jour mener aussi campagne contre toi-même. Une victoire ou une redoute conquise ne sont plus ton affaire mais celle de la vérité, - mais ta défaite aussi n'est plus ton affaire ! (AUR/81-§370)

Je me félicite de tout scepticisme auquel il m'est permis de répondre : " Faisons l'essai ! " Mais je ne veux plus entendre parler de ces choses et de ces questions qui n'admettent pas l'expérience. Telle est la frontière de mon " sens de la vérité " : car la bravoure y a perdu ses droits. (LGS/82-§51)

Ce ne sont pas seulement l'utilité et le plaisir, mais toute espèce de pulsions qui prirent part à la lutte pour " les vérités "; la lutte intellectuelle devint occupation, attirance, profession, devoir, dignité - : la connaissance et l'aspiration au vrai finirent par prendre place, en tant que besoin, parmi les autres besoins. (LGS/82-§110)

Que sont donc en fin de compte les vérités de l'homme ? Ce sont les erreurs irréfutables de l'homme. (LGS/82-§265)

Un tout seul a toujours tort; mais à deux commence la vérité. - Un seul ne peut se démontrer : mais deux, on ne peut déjà plus les réfuter. (LGS/82-§260)

Jamais encore la vérité n'a été se pendre au bras des intransigeants.

Ce n'est pas quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche la connaissance n'aime pas à descendre dans ses eaux. (APZ/83-85-p1)

Vous appelez " volonté de vérité " ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous les plus sages parmi les sages.
Volonté d'imaginer l'être : c'est ainsi que j'appelle votre volonté !
Vous voulez rendre imaginable tout ce qui est : car vous doutez avec une méfiance que ce soit déjà imaginable.
Mais tout ce qui est, vous voulez le soumettre et le plier à votre volonté. Le rendre poli et soumis à l'esprit, comme le miroir et l'image de l'esprit.
C'est là toute votre volonté, ô sages parmi les sages, c'est là votre volonté de puissance ; et aussi quand vous parlez du bien et du mal et des évaluations de valeurs.
Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion.
Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique. (APZ/83-85-p2)

L'audace téméraire, la longue méfiance, le cruel non, le dégoût, l'incision dans la vie, - comme il est rare que tout cela soit réuni ! C'est de telles semences cependant que - naît la vérité. (APZ/83-85-p3)

Même chez des amis, à proprement parler, de la vérité, les philosophes, on voit une arrière-pensée au travail, souvent à leur insu : ils veulent dès le départ, une certaine " vérité ", faite de telle et telle manière - et il est arrivé bien assez souvent qu'ils aient révélé leurs plus intimes besoins en suivant leur chemin menant à leur " vérité ".

La première limite de tout " sens de la vérité " est - aussi pour toutes les créatures animées inférieures - : ce qui ne sert pas à leur conservation ne les concerne pas. La seconde : la façon qui leur est la plus utile de considérer une chose a la priorité, mais c'est seulement peu à peu, par voie d'hérédité, qu'elle s'incorpore à leur nature. A cela l'homme lui-même n'a encore rien changé.

La volonté de vérité et de certitude naît de la peur dans l'incertitude. (FP/84-v10)

" Vérité " : pour la démarche de pensée qui est la mienne, cela ne signifie pas nécessairement le contraire d'une erreur, mais seulement, et dans tous les cas les plus décisifs, la position occupée par différentes erreurs les unes par rapport aux autres : l'une est, par exemple, plus ancienne, plus profonde que l'autre : peut-être même indéracinable, si un être organique de notre espèce ne savait se passer d'elle pour vivre ; mais d'autres erreurs n'exercent pas sur nous une tyrannie semblable puisqu'elles ne sont pas nécessités vitales, et qu'elles peuvent, au contraire de ces tyrans-là, être réparées et " réfutées ". Pour quelle raison une hypothèse devrait-elle être vraie du seul fait qu'elle est irréfutable ? Cette phrase fera sans doute bondir les logiciens, qui supposent que leurs limites sont aussi celles des choses ; mais j'ai depuis longtemps déjà déclaré la guerre à cet optimisme de logicien.

la vérité est ce type d'erreur sans lequel une certaine espèce d'êtres vivants ne saurait vivre. Ce qu'est la valeur, du point de vue de la vie, décide en dernier ressort.

la vérité ne signifie pas le contraire de l'erreur, mais la position de certaines erreurs relativement à d'autres erreurs, le fait par exemple qu'elles sont plus anciennes ou plus invétérées, ou que nous ne savons pas vivre sans elles, etc.

C'est au service de la " volonté de puissance " que la " volonté de vérité " se développe : plus exactement, sa tâche propre est d'être un auxiliaire de la victoire et de la durée grâce à un type déterminé de non-vérité, et consiste à faire d'un ensemble d'erreurs structuré le fondement de la conservation d'un type déterminé d'êtres vivants.

Sans doute : il nous faut ici poser le problème de la véracité : s'il est vrai que nous vivions grâce à l'erreur, que peut être en ce cas la " volonté de vérité " ? Ne devrait-elle pas être une " volonté de mourir " ? - L'effort des philosophes et des hommes de science ne serait-il pas un symptôme de vie déclinante, décadente, une sorte de dégoût de la vie qu'éprouverait la vie elle-même ? Quaeritur : et il y a de quoi en rester rêveur. (FP/84-85-v11)

La volonté du vrai, qui nous égarera encore dans bien des aventures, cette fameuse véracité dont jusqu'à présent tous les philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes cette volonté du vrai n'a-t-elle pas déjà soulevés pour nous ? Que de problèmes singuliers, graves et dignes d'être posés ! C'est toute une histoire - et, malgré sa longueur il semble qu'elle vient seulement de commencer. Quoi d'étonnant, si nous finissons par devenir méfiants, si nous perdons patience, si nous nous retournons impatients ? Si ce Sphinx nous a appris poser des questions, à nous aussi ? Qui est-ce au juste qui vient ici nous questionner ? Quelle partie de nous-mêmes tend " à la vérité " ? - De fait, nous nous sommes longtemps arrêtés devant cette question : la raison de cette volonté, - jusqu'à ce que nous ayons fini par demeurer en suspens devant une question plus fondamentale encore. Nous nous sommes alors demandé quelle était la valeur de cette volonté. En admettant que nous désirions la vérité : pourquoi ne préférerions-nous pas la non-vérité ? Et l'incertitude ? Et même l'ignorance ? - Le problème de la valeur du vrai s'est présenté à nous, - ou bien est-ce nous qui nous sommes présentés à ce problème ? Qui de nous ici est Œdipe ? Qui le Sphinx ? C'est, comme il semble, un véritable rendez-vous de problèmes et de questions. - Et, le croirait-on ? il me semble, en fin de compte, que le problème n'a jamais été posé jusqu'ici, que nous avons été les premiers à l'apercevoir, à l'envisager, à avoir le courage de le traiter. Car il y a des risques à courir, et peut-être n'en est-il pas de plus grands. (PDBM/86-§1)

Quelle que soit la valeur que l'on attribue à ce qui est vrai, véridique, désintéressé il se pourrait bien qu'il faille reconnaître à l'apparence, à la volonté d'illusion, à l'égoïsme et au désir une valeur plus grande et plus fondamentale par rapport à la vie. De plus, il serait encore possible que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et révérées consistât précisément en ceci qu'elles sont parentes, liées et enchevêtrées d'insidieuse façon et peut-être même identiques à ces choses mauvaises, d'apparence contradictoires. Peut-être ! - Mais qui donc s'occuperait d'aussi dangereux peut-être ! (PDBM/86-§2)

Ce n'est qu'un préjugé moral de croire que la vérité vaut mieux que l'apparence. C'est même la suppo-sition la plus mal fondée qui soit au monde. Qu'on veuille bien se l'avouer, la vie n'existerait pas du tout si elle n'avait pour base des appréciations et des illusions de perspective. Si, avec le vertueux enthousiasme et la balourdise de certains philosophes, on voulait supprimer totalement le " monde des apparences " - en admettant même que vous le puissiez - il y a une chose dont il ne resterait du moins plus rien : de votre " vérité ". Car y a-t-il quelque chose qui nous force à croire qu'il existe une contradiction essentielle entre le " vrai " et le " faux ? " Ne suffit-il pas d'admettre des degrés dans l'apparence, des ombres plus claires et plus obscures en quelque sorte, des tons d'ensemble dans la fiction, - des valeurs différentes, pour parler le langage des peintres ? (PDBM/86-§34)

Ce qui est terrible, en mer, c'est de mourir de soif. Vous faut-il donc saler votre vérité, de telle sorte qu'elle n'apaise plus même la soif ! (PDBM/86-§81)

Il ne faut pas seulement avoir déjà au préalable répondu oui à la question de savoir si la vérité est nécessaire, mais encore y avoir répondu oui à un degré tel que s'y exprime le principe, la croyance, la conviction qu'" il n'y a rien de plus nécessaire que la vérité, et que par rapport à elle, tout le reste n'a qu'une valeur de second ordre ". - Cette volonté inconditionnée de vérité : qu'est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas être trompé ? Est-ce la volonté de ne pas tromper ? La volonté de vérité pourrait en effet s'interpréter aussi de cette dernière manière : à supposer que sous la généralisation " je ne veux pas tromper ", on comprenne également le cas particulier " je ne veux pas me tromper ". Mais pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas être trompé ?

la " volonté de vérité " ne signifie pas " je ne veux pas que l'on me trompe ", mais au contraire - il n'y a pas d'autre choix - " je ne veux pas tromper, pas même moi-même " : - et nous voilà de ce fait sur le terrain de la morale. Qu'on prenne en effet la peine de se demander de manière radicale : " pourquoi ne veux-tu pas tromper? ", notamment s'il devait y avoir apparence - et il y a apparence ! - que la vie vise à l'apparence, je veux dire à l'erreur, la tromperie, la dissimulation, l'aveuglement, l'aveuglement de soi, et si d'autre part la grande forme de la vie s'était toujours montrée en effet du côté des " aspects multiples, changeants, variés " les plus dénués de scrupules. Il se pourrait qu'un tel projet soit, si on l'interprète avec charité, un donquichottisme, une petite folie d'exalté ; mais il pourrait encore être quelque chose de pire , à savoir un principe de destruction hostile à la vie..... " Volonté de vérité " - cela pourrait être une secrète volonté de mort. (LGS/86-§344)

Terreur d'avoir découvert la fausseté de tout. Le vide ; plus de pensée ; les fortes passions tournant autour de sujets sans valeur ; être le spectateur de ces absurdes mouvements pour et contre : hautain, sardonique, se jugeant froidement. Les émotions les plus fortes apparaissent comme séductrices et menteuses, comme si elles voulaient nous séduire. La force la plus énergique ne sait plus son pourquoi. Tout est là, mais il n'y a plus de fins.

Peut-être le mensonge est-il une chose divine ? peut-être la valeur en toute chose consiste-t-elle à être fausse ?... peut-être devrait-on croire en Dieu, non parce qu'il est vrai, mais parce qu'il est faux ? peut-être le désespoir est-il simplement la conséquence d'une foi dans la divinité de la vérité? peut-être le mensonge, l'introduction artificielle d'un sens, seraient-ils une valeur, un sens, une fin ? (FP/85-87-v12)

Il y a un domaine de la vérité et de l'être, mais précisément la science en est exclue ! (GM/87-td§12)

Depuis le moment où la foi dans le Dieu de l'idéal ascétique a été nié, il se pose aussi un nouveau problème: celui de la valeur de la vérité. - La volonté de vérité a besoin d'une critique - définissons ainsi notre propre tâche -, il faut essayer une bonne fois de mettre en question la valeur de la vérité... (GM/87-td§24)

" Toute vérité est simple. " - N'est-ce pas là un double mensonge ? (LCI/88-1§4)

Il faut ne jamais demander si la vérité sert à quelque chose, ou si elle peut vous être fatale. (ANT/88-Av.pr)

Ne sous-estimons pas ceci : nous-mêmes, nous, les esprits libres, nous sommes déjà une " inversion de toutes les valeurs ", une vivante et triomphante déclaration de guerre aux anciennes notions de " vrai " et de " faux ". (ANT/88-§13)

La vérité n'est pas une chose que l'un posséderait et que l'autre n'aurait pas : seuls des paysans et apôtres de paysans à la Luther peuvent concevoir ainsi la vérité. On peut être assuré que sur ce point la modestie, la modération, augmente en fonction du degré de conscience que l'on apporte aux choses de l'esprit. (ANT/88-§53)

Prendre la " vérité " au sens où tout prophète, tout adepte d'une secte, tout libre penseur, tout socialiste, tout homme d'Église prend ce mot, c'est la preuve absolue que l'on n'est pas encore sur la voie de cette discipline intellectuelle, de cet empire sur soi, indispensable pour trouver une vérité, si minime soit-elle. (ANT/88-§53)


VERTU

Nous attendons, pour attacher un prix particulier à la possession d'une vertu, d'en avoir remarqué l'absence complète chez notre ennemi. (HTH/78-§302)

Il ne faut point craindre de suivre le chemin qui mène à une vertu, lors même que l'on s'apercevrait que l'égoïsme seul, - par conséquent l'utilité et le bien-être personnels, la crainte, les considérations de santé, de réputation et de gloire, sont les motifs qui y poussent. On dit que ces motifs sont vils et intéressés : mais s'ils nous incitent à une vertu, par exemple le renoncement, la fidélité au devoir, l'ordre, l'économie, la mesure, il faut les écouter, quelle que soit la façon dont on les qualifie. Car, lorsque l'on a atteint ce à quoi ils tendent, la vertu réalisée ennoblit à tout jamais les motifs lointains de nos actes grâce à l'air pur qu'elle fait respirer et au bien-être moral qu'elle communique, et, plus tard, nous n'accomplissons plus ces mêmes actes pour les mêmes motifs grossiers qui autrefois nous y incitaient. - L'éducation doit donc, autant que cela est possible, forcer à la vertu, conformément à la nature de l'élève : la vertu elle-même, étant l'atmosphère ensoleillée et estivale de l'âme, fera alors sa propre œuvre et ajoutera maturité et douceur. (OSM/79-§91)

Entre les hommes de l'antiquité qui devinrent célèbres par leur vertu, il y en eut, semble-t-il, un nombre extraordinaire qui se donnèrent à eux-mêmes la comédie: les Grecs surtout, ces comédiens-nés, l'auront fait de façon totalement involontaire et l'auront trouvé bon. En outre, chacun, avec sa vertu, était en compétition avec la vertu d'un autre ou de tous les autres : comment n'aurait-on pas employé tous les artifices pour donner sa vertu en spectacle à soi-même d'abord, simplement pour s'exercer! A quoi servait une vertu qu'on ne pouvait pas montrer, ou qui ne se prêtait pas à être montrée! - A cette comédie de la vertu, le christianisme mit un frein : en revanche il inventa l'écœurante gloriole, la parade du péché, il introduisit dans le monde la culpabilité affectée (jusqu'à nos jours, elle passe pour " de bon ton " entre bons chrétiens). (AUR/81-§29)

On qualifie de bonnes les vertus d'un homme non pas par référence aux effets qu'elles ont pour lui-même, mais au contraire par référence aux effets que nous leur supposons pour nous et pour la société : de tout temps, on a été bien peu " désintéressé ", bien peu " non égoïste " en louant les vertus ! On aurait dû voir sans cela que les vertus (telles l'ardeur au travail, l'obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont la plupart du temps nuisibles à leurs possesseurs, en cela qu'elles sont des pulsions qui les gouvernent avec une violence et une convoitise excessives et ne veulent absolument pas que la raison les contrebalance au moyen des autres pulsions.

Si tu possèdes une vertu, une vraie vertu, tout entière (et pas seulement un petit bout de pulsion poussant à la vertu!) - tu es sa victime! Mais c'est précisément pour cela que le voisin fait l'éloge de ta vertu! On fait l'éloge du bourreau de travail bien qu'il gâte par cette ardeur au travail l'acuité visuelle de son œil ou l'originalité et la fraicheur de son esprit; on honore et on plaint le jeune homme qui " s'est tué à la tâche " parce que l'on juge ainsi : " Pour l'ensemble de la société, même la perte du meilleur individu n'est qu'un faible sacrifice ! Dommage que ce sacrifice soit nécessaire !

L'éloge de la vertu est l'éloge de quelque chose de nuisible sur le plan privé, - l'éloge de pulsions qui privent l'homme de son plus noble égoïsme et de sa plus haute force de protection de lui-même.

Certes : pour l'éducation et l'incorporation des habitudes vertueuses, on met en relief une série d'effets produits par la vertu qui font apparaître vertu et avantage privé comme frère et sœur, - et il existe en effet un tel lien de parenté ! La rage aveugle de travail, par exemple, cette vertu d'instrument typique, est présentée comme la voie conduisant à la richesse et à l'honneur, comme l'antidote le plus salutaire contre l'ennui et les passions : mais on passe sous silence son danger, sa suprême nocivité. L'éducation ne procède jamais autrement : elle cherché par une série d'attraits et d'avantages à incliner l'individu à une manière de penser et d'agir qui, une fois devenue habitude, pulsion et passion, règne en lui et sur lui contre son avantage ultime, mais " pour le plus grand bien commun ". (LGS/82-§21)

Envers une vertu aussi, on peut se montrer sans dignité et adulateur. (LGS/82-§160)

La vertu n'apporte le bonheur et une espèce de béatitude qu'à ceux qui croient de bonne foi à leur vertu : - mais non pas à ces âmes plus subtiles dont la vertu consiste en une profonde méfiance envers soi et envers toute vertu. Et donc ici aussi, en fin de compte c'est " la foi " qui rend " bienheureux " - et, non pas la vertu, bien entendu ! (LGS/82-§214)

J'aime celui qui aime sa vertu : car la vertu est une volonté de déclin, et une flèche de désir.
J'aime celui qui ne réserve pour lui-même aucune parcelle de son esprit, mais qui veut être tout entier l'esprit de sa vertu : car c'est ainsi qu'en esprit il traverse le pont.
J'aime celui qui fait de sa vertu son penchant et sa destinée : car c'est ainsi qu'à cause de sa vertu il voudra vivre encore et ne plus vivre.
J'aime celui qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de vertus en une vertu qu'en deux vertus, c'est un nœud où s'accroche la destinée.
Mon frère, quand tu as une vertu, et quand elle est ta vertu, tu ne l'as en commun avec personne.
Il est vrai que tu voudrais l'appeler par son nom et la caresser ; tu voudrais la prendre par l'oreille et te divertir avec elle.
Et voici ! Maintenant elle aura en commun avec le peuple le nom que tu lui donnes, tu es devenu peuple et troupeau avec la vertu !
Que ta vertu soit trop haute pour la familiarité des dénominations : et s'il te faut parler d'elle, n'aie pas honte de balbutier.
Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais maintenant tu n'as plus que tes vertus : elles naquirent de tes passions.
Tu apportas dans ces passions ton but le plus élevé : alors elles devinrent tes vertus et tes joies.
Et quand même tu serais de la race des colériques ou des voluptueux, des sectaires ou des vindicatifs :
Toutes tes passions finiraient par devenir des vertus, tous tes démons des anges.
Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages : mais ils sont devenus des oiseaux et d'aimables chanteurs.
L'homme est quelque chose qui doit être surmonté : c'est pourquoi il te faut aimer tes vertus - car tu périras par tes vertus. (APZ/83-85p1)

La vertu, c'est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : c'est ainsi qu'ils ont fait du loup un chien et de l'homme même le meilleur animal domestique de l'homme.
Ils essaient de me faire l'éloge de leur petite vertu et de m'attirer vers elle ; ils voudraient bien entraîner mon pied au tic-tac du petit bonheur.
Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont devenus plus petits et ils continuent à devenir toujours plus petits : - c'est leur doctrine du bonheur et de la vertu qui en est la cause.
Car ils ont aussi la modestie de leur vertu, - parce qu'ils veulent avoir leurs aises. Mais seule une vertu modeste se comporte avec les aises. (APZ/83-85p3)

Plutôt vivre dans les glaces que parmi les vertus modernes, et autres vents du sud ! (ANT/88-§1)

Comment ? vous avez choisi la vertu et l'élévation du cœur et en même temps vous jetez un regard jaloux sur les avantages des indiscrets ? - Mais avec la vertu on renonce aux " avantages "... (à écrire sur la porte d'un antisémite). (LCI/88-1§19)

Il ne faut se mettre que dans les situations où il n'est pas permis d'avoir de fausses vertus, mais où, tel le danseur sur la corde, on tombe ou bien on se dresse, - ou bien encore on s'en tire... (LCI/88-1§21)


VIE - VIVRE

Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les souffrances d'ensemble de l'humanité est très faiblement développée dans l'individu. Même ! Les rares hommes dont les pensées s'élèvent en général au-dessus d'eux-mêmes n'embrassent pas du regard cette vie d'ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l'on est capable de diriger son observation sur des exceptions. (HTH/78-§32)

Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les souffrances d'ensemble de l'humanité est très faiblement développée dans l'individu. Même les rares hommes dont les pensées s'élèvent en général au-dessus d'eux-mêmes n'embrassent pas du regard cette vie d'ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l'on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l'on prend leur production pour but de toute l'évolution de l'univers et que l'on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire au prix de la vie, parce qu'on néglige alors les autres hommes : ainsi l'on pense inexactement. (HTH/78-§33)

Il y a des gens qui veulent rendre la vie pénible aux hommes sans autre raison que de leur offrir après leur recette pour soulager la vie, par exemple leur christianisme. (HTH/78-§555)

La vie se compose de rares moments isolés d'une extrême importance et d'intervalles en nombre infini, dans lesquels c'est tout au plus si les ombres de ces moments planent autour de nous. L'amour, le printemps, toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer - tout ne parle qu'une fois entièrement au cœur : si même il arrive qu'ils prennent la parole tout à fait. Car beaucoup de gens n'ont pas même ces moments et sont eux-mêmes des intervalles et des pauses dans la symphonie de la vie réelle. (HTH/78-§586)

Si jusqu'à présent vous avez cru à la valeur supérieure de la vie et si vous vous voyez déçus maintenant, faut-il donc vous débarrasser de la vie au plus vil prix ? (OSM/79-§1)

La grande acquisition que nous devons à l'humanité qui nous a précédés, c'est de n'être plus contraints de vivre dans la terreur constante des bêtes féroces, des barbares, des dieux et de nos propres rêves. (AUR/81-§5)

Chaque instant de notre vie fait croître quelques tentacules de notre être et en fait se dessécher quelques autres, selon la nourriture que cet instant porte ou ne porte pas en soi. (AUR/81-§119)

La façon de vivre la meilleure marché et la plus insouciante est celle du penseur : car, pour dire tout de suite ce qui importe, il a surtout besoin des choses que les autres méprisent et abandonnent. - Il se réjouit du reste facilement et ne connaît pas les coûteux accès au plaisir ; son travail n'est pas dur, mais, en quelque sorte, méridional ; ses jours et ses nuits ne sont pas gâtés par le remords ; il se meut, mange, boit et dort selon la mesure qui convient à son esprit, pour que celui-ci devienne de plus en plus tranquille, fort et clair : il se réjouit de son corps et n'a pas de raison de le craindre ; il n'a pas besoin de société, si ce n'est de temps en temps, pour embrasser ensuite sa solitude avec d'autant plus de tendresse ; les morts le dédommagent des vivants et il trouve même à remplacer ses amis, en évoquant parmi les morts les meilleurs qui aient jamais vécu. - Que l'on se demande une fois si ce ne sont pas les désirs et les habitudes contraires qui rendent la vie des hommes coûteuse, et par conséquent pénible et souvent insupportable. - Dans un autre sens pourtant la vie du penseur est la plus coûteuse, - rien n'est trop bon pour lui ; et être privé précisément du meilleur lui serait une privation insupportable.(AUR/81-§566)

Vivre - cela veut dire : repousser continuellement loin de soi quelque chose qui veut mourir ; vivre - cela veut dire : être cruel et impitoyable envers tout ce qui chez nous faiblit et vieillit, et pas uniquement chez nous. Vivre - cela veut donc dire être sans pitié envers les mourants, les misérables et les vieillards ? Être constamment un assassin ? - Et le vieux Moïse a pourtant dit : " Tu ne tueras point ! " (LGS/82-§26)

Nous nous sommes arrangé un monde dans lequel nous pouvons vivre -en admettant des corps, des lignes, des surfaces, des causes et des effets, le mouvement et le repos, la forme et le contenu : sans ces articles de foi, nul homme ne supporterait aujourd'hui de vivre ! Mais cela ne revient pas encore à les prouver. La vie n'est pas un argument; parmi les conditions de la vie, il pourrait y avoir l'erreur. (LGS/82-§121)

Vous ne savez pas ce que vous vivez, vous courez à travers la vie comme saouls, vous roulez de temps en temps au bas d'un escalier. Mais, grâce à votre ébriété, vous ne vous rompez pas les membres lorsque cela arrive : vos muscles sont trop las et votre tête trop obscurcie pour trouver les pierres de cet escalier aussi dures que nous autres ! La vie est pour nous un danger plus grand : nous sommes en verre - malheur si nous nous cognons ! Et tout est perdu si nous tombons ! (LGS/82-§154)

Non ! La vie ne m'a pas déçu ! Année après année, je la trouve au contraire plus vraie, plus désirable et plus mystérieuse, - depuis ce jour où la grande libératrice est descendue sur moi, cette pensée que la vie pourrait être une expérimentation de l'homme de connaissance - et non un devoir, non une fatalité, non une tromperie !

[…] " La vie, moyen de la connaissance " - avec ce principe au cœur, on peut non seulement vaillamment, mais même gaiement vivre et gaiement rire ! Et qui s'entendrait à bien rire et vivre en général, s'il ne s'entendait tout d'abord à la guerre et à la victoire ? (LGS/82-§324)

J'aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au delà.
J'aime les grands contempteurs, parce qu'ils sont les grands adorateurs, les flèches du désir vers l'autre rive.
Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d'autant moins possédé : bénie soit la petite pauvreté.
Vous me dites : " La vie est dure à porter. " Mais pourquoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre soumission ?
La vie est dure à porter : mais n'ayez donc pas l'air si tendre ! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux.
Qu'avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu'une goutte de rosée l'oppresse.
Il est vrai que nous aimons la vie, mais ce n'est pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais à l'amour. (APZ/83-85-p1)

Il est difficile de vivre avec les hommes, puisqu'il est difficile de garder le silence.
Et la vie elle-même m'a confié ce secret : " Voici, m'a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. (APZ/83-85-p2)

… on finit par ne plus vivre que ce que l'on a en soi.
La vie est une source de joie : mais pour celui qui laisse parler son estomac gâté, le père de la tristesse, toutes les sources sont empoisonnées.
Telle est la manière des âmes nobles : elles ne veulent rien avoir pour rien, et moins que toute autre chose, la vie.
Celui qui fait partie de la populace veut vivre pour rien ; mais nous autres, à qui la vie s'est donnée, - nous réfléchissons toujours à ce que nous pourrions donner de mieux en échange !
Et en vérité, c'est une noble parole, celle qui dit : " Ce que la vie nous a promis nous voulons le tenir - à la vie ! "
" Pourquoi vivre ? Tout est vain ! Vivre - c'est battre de la paille ; vivre - c'est se brûler et ne pas arriver à se chauffer. " -
Ces bavardages vieillis passent encore pour de la " sagesse " ; ils sont vieux, ils sentent le renfermé, c'est pourquoi on les honore davantage. La pourriture, elle aussi, rend noble. -
Des enfants peuvent ainsi parler : ils craignent le feu car le feu les a brûlés ! Il y a beaucoup d'enfantillage dans les vieux livres de la sagesse.
Et celui qui bat toujours la paille comment aurait-il le droit de se moquer lorsqu'on bat le blé ? On devrait bâillonner de tels fous !
Ceux-là se mettent à table et n'apportent rien, pas même une bonne faim : - et maintenant ils blasphèment : " Tout est vain ! "
Mais bien manger et bien boire, ô mes frères, cela n'est en vérité pas un art vain ! Brisez, brisez-moi les tables des éternellement mécontents ! (APZ/83-85-p3)

" Mes amis, vous tous qui êtes réunis ici, dit le plus laid des hommes, que vous en semble ? À cause de cette journée - c'est la première fois de ma vie que je suis content, que j'ai vécu la vie tout entière.
Et il ne me suffit pas d'avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre : Un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour m'apprendre à aimer la terre.
" Est-ce là - la vie ! " dirai-je à la mort. " Eh bien ! Encore une fois ! " (APZ/83-85-p4)

On a mal regardé la vie, quand on n'a pas aussi vu la main qui tue en gardant des ménagements. (PDBM/86-§69)

Il convient de quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, - en la bénissant, plutôt qu'amoureux d'elle. (PDBM/86-§96)

Ce que vivre veut encore dire pour moi, une mission grave et insolite, veut aussi bien dire, pour moi, éviter les hommes et ne plus me lier à personne. (DL/87-MVM)

Des jugements, des appréciations de la vie, pour ou contre, ne peuvent, en dernière instance, jamais être vrais : ils n'ont d'autre valeur que celle d'être des symptômes - en soi de tels jugements sont des stupidités. Il faut donc étendre les doigts pour tâcher de saisir cette finesse extraordinaire que la valeur de la vie ne peut pas être appréciée. Ni par un vivant, parce qu'il est partie, même objet de litige, et non pas juge : ni par un mort, pour une autre raison. (LCI/88-2§2)

La vie prend fin là où commence le " Royaume de Dieu "... (LCI/88-5§4)

Il faut être exercé à vivre sur les cimes - à se sentir au-dessus du misérable bavardage contemporain de politique et d'égoïsmes nationaux. (ANT/88-Av.pr)

Quand on place le centre de gravité de la vie non dans la vie, mais dans " l'au-delà " - dans le Néant - on enlève du même coup le centre de gravité à la vie ; le grand mensonge de l'immortalité personnelle détruit tout ce qui, dans les instincts, est bienfaisant, propice à la vie, promesse et garant d'avenir, éveille alors la méfiance. Vivre de telle sorte qu'il n'y ait plus de sens à vivre, voilà ce qui devient alors le " sens " de la vie… (ANT/88-§43)


VOLONTÉ - VOULOIR

La volonté forte est admirée de tout le monde, parce que personne ne l'a et parce que chacun se dit que, s'il l'avait, il n'y aurait plus de limite pour lui ni pour son égoïsme. Qu'il soit démontré alors qu'une pareille volonté forte produise quelque effet très agréable pour la masse, au lieu d'écouter les vœux de sa propre convoitise, on l'admirera une fois encore et l'on se félicitera. (HTH/78-§460)

Pourquoi devrions-nous dire si fort et avec tant d'ardeur ce que nous sommes, ce que nous voulons ou ne voulons pas ? Considérons le avec plus de froideur, de distance, d'intelligence, de hauteur, disons-le comme cela peut être dit entre nous, si discrètement que le monde entier ne l'entende pas, que le monde entier ne nous entende pas ! Surtout disons-le lentement… (AUR/81-§5)

Nous rions de celui qui sort de sa chambre au moment où le soleil sort de la sienne et qui dit : " je veux que le soleil se lève " ; et de celui qui ne peut arrêter une roue et dit : " je veux qu'elle roule "; et de celui qui est terrassé à la lutte et dit : " je suis à terre, mais je veux être à terre! " Mais malgré tous nos rires, ne nous conduisons-nous pas comme ces trois-là chaque fois que nous employons l'expression : " je veux " ? (AUR/81-§124)

Tout homme qui ne pense pas est d'avis que la volonté est la seule chose qui exerce une action ; vouloir serait quelque chose de simple, du donné, du non-déductible, du compréhensible en soi par excellence. Il est convaincu lorsqu'il fait quelque chose, par exemple lorsqu'il porte un coup, que c'est lui qui frappe, et qu'il a frappé parce qu'il voulait frapper. Il ne remarque absolument rien qui fasse problème en cela; au contraire, le sentiment de la volonté lui suffit non seulement pour admettre la cause et l'effet, mais encore pour croire comprendre leur relation. (LGS/82-§127)

Schopenhauer, en admettant que tout ce qui existe n'est que quelque chose qui veut, a intronisé une mythologie qui remonte à la nuit des temps ; il semble n'avoir jamais tenté une analyse de la volonté parce qu'il croyait à la simplicité et à l'immédiateté de tout vouloir, comme tout un chacun : - alors que le vouloir n'est qu'un mécanisme qui fonctionne si bien qu'il échappe presque à l'œil qui l'observe. (LGS/82-§120)

Quel est le grand dragon que l'esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? " Tu dois ", s'appelle le grand dragon. Mais l'esprit du lion dit : " Je veux. " (APZ/83-85-p1)

Tous mes sentiments souffrent en moi et sont prisonniers : mais mon vouloir arrive toujours libérateur et messager de joie.
" Vouloir " affranchit : c'est là la vraie doctrine de la volonté et de la liberté - c'est ainsi que vous l'enseigne Zarathoustra.
Ne plus vouloir, et ne plus évaluer, et ne plus créer ! ô que cette grande lassitude reste toujours loin de moi.
Vouloir délivre : mais comment s'appelle ce qui enchaîne même le libérateur ?
Vouloir délivre : qu'imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot ? (APZ/83-85-p2)

Hélas, que ne comprenez-vous ma parole : " Faites toujours ce que vous voudrez, - mais soyez d'abord de ceux qui peuvent vouloir ! "
Il ne faut pas vouloir être le médecin des incurables.
Quelques-uns d'entre eux " veulent ", mais la plupart ne sont que " voulus ".
La volonté délivre : car la volonté est créatrice ; c'est là ce que j'enseigne. Et ce n'est que pour créer qu'il vous faut apprendre !
Ô toi ma volonté ! Trêve de toute misère, toi ma nécessité ! Garde-moi de toutes les petites victoires !
Hasard de mon âme que j'appelle destinée ! Toi qui es en moi et au-dessus de moi ! Garde-moi et réserve-moi pour une grande destinée !
Et ta dernière grandeur, ma volonté, conserve-la pour la fin, - pour que tu sois implacable dans ta victoire ! Hélas ! qui ne succombe pas à sa victoire !
Hélas ! Quel œil ne s'est pas obscurci dans cette ivresse de crépuscule ? Hélas ! quel pied n'a pas trébuché et n'a pas désappris la marche dans la victoire ! -
- Pour qu'un jour je sois prêt et mûr lors du grand Midi : prêt et mûr comme l'airain chauffé à blanc, comme le nuage gros d'éclairs et le pis gonflé de lait :
- prêt à moi-même et à ma volonté la plus cachée : un arc qui brûle de connaître sa flèche, une flèche qui brûle de connaître son étoile : -
- une étoile prête et mûre dans son midi, ardente et transpercée, bienheureuse de la flèche céleste qui la détruit : -
- soleil elle-même et implacable volonté de soleil, prête à détruire dans la victoire !
Ô volonté ! trêve de toute misère, toi ma nécessité ! Réserve-moi pour une grande victoire ! -
Ainsi parlait Zarathoustra. (APZ/83-85-p3)

Volonté ? Ce qui a proprement lieu dans tout sentir et tout connaître est une explosion de force : sous certaines conditions (intensité extrême de sorte qu'un sentiment agréable de liberté et de force naît dans le même temps) nous nommons cette façon d'avoir lieu " vouloir "

Dans plaisir et déplaisir le fait est tout d'abord télégraphié aux centres nerveux, où la valeur du fait (de la blessure) est alors déterminée, puis la douleur localisée à l'endroit où la blessure a eu lieu et la conscience rendue ainsi attentive à cet endroit et, par le degré et la qualité de la douleur, avertie de l'urgence du secours nécessaire. - Combien tout cela va vite - car les réactions dans le cas, par exemple, d'une fausse manœuvre, passent tout d'abord par un acte de volonté provenant de la conscience et doivent alors commencer par énoncer tous les commandements particuliers - et ensuite toute la succession des mouvements est reprise dans l'ordre inverse ! (FP/84-v10)

Les philosophes ont continué de parler de la volonté comme si c'était la chose la plus connue du monde. Schopenhauer nous donna même à entendre que la volonté est la seule chose qui nous soit connue, parfaitement connue, sans déduction ni adjonction. Mais il me semble toujours que Schopenhauer n'a fait dans ce cas que ce que les philosophes ont coutume de faire : il s'est emparé d'un préjugé populaire qu'il s'est contenté d'exagérer. " Vouloir " me semble être, avant tout, quelque chose de compliqué, quelque chose qui ne possède d'unité qu'en tant que mot, - et c'est précisément dans un mot unique que réside le préjugé populaire qui s'est rendu maître de la circonspection toujours très faible des philosophes. Soyons donc circonspects, soyons " non-philosophes ", disons que dans tout vouloir il y a, avant tout, une multiplicité de sensations qu'il faut décomposer : la sensation du point de départ de la volonté, la sensation de l'aboutissant, la sensation du " va-et-vient " entre ces deux états ; et ensuite une sensation musculaire concomitante qui, sans que nous mettions en mouvement " bras et jambes ", entre en jeu dès que nous " voulons ". De même donc que des sensations de diverses sortes sont reconnaissables, comme ingrédients dans la volonté, de même il y entre, en deuxième lieu, un ingrédient nouveau, la réflexion. Dans chaque acte de la volonté il y a une pensée directrice. Et il faut bien se garder de croire que l'on peut séparer cette pensée du " vouloir ", comme s'il restait encore, après cela, de la volonté ! En troisième lieu, la volonté n'est pas seulement un complexus de sensations et de pensées, mais encore un penchant, un penchant au commandement. (PDBM/86-§19)

Il faut se demander enfin si nous reconnaissons la volonté comme agissante, si nous croyons à la causalité de la volonté. S'il en est ainsi - et au fond cette croyance est la croyance à la causalité même - nous devons essayer de considérer hypothétiquement la causalité de la volonté comme la seule. La " volonté " ne peut naturellement agir que sur la " volonté ", et non sur la " matière " (sur les " nerfs " par exemples) ; bref, il faut risquer l'hypothèse que, partout où l'on reconnaît des " effets ", c'est la volonté qui agit sur la volonté, et aussi que tout processus mécanique, en tant qu'il est animé d'une force agissante, n'est autre chose que la force de volonté, l'effet de la volonté. (PDBM/86-§36)

Au commencement il y avait cette grande erreur néfaste qui considère la volonté comme quelque chose qui agit, - qui voulait que la volonté soit une faculté... Aujourd'hui nous savons que ce n'est là qu'un vain mot... Beaucoup plus tard, dans un monde mille fois plus éclairé, la sûreté, la certitude subjective dans le maniement des catégories de la raison, vint (avec surprise) à la conscience des philosophes : ils conclurent que ces catégories ne pouvaient pas venir empiriquement, - tout l'empirisme est en contradiction avec elles. (LCI/88-3§5)

La doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c'est-à-dire avec l'intention de trouver coupable. Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine - ou plutôt qu'ils voulurent créer ce droit pour Dieu... (LCI/88-5§7)

Jadis, on accordait à l'homme le " libre arbitre ", sorte de dot qu'il aurait apportée d'un monde supérieur : aujourd'hui, loin de lui attribuer une volonté libre, nous lui avons même repris toute espèce de volonté, dans la mesure où l'on ne peut légitimement entendre par cela une faculté. L'ancien mot de " volonté " ne sert plus qu'à définir une résultante, une sorte de réaction individuelle, qui fait nécessairement suite à une multitude de sollicitations en partie contradictoires, en partie concordantes : - la volonté n' " agit " plus, ne " meut " plus... (ANT/88-§14)

Si quelqu'un a une volonté propre à investir dans les choses, les choses ne s'en rendront pas maîtresses ; (DL/88-PD)

Je m'étonne de voir souvent combien le destin apparemment le plus défavorable a peu de pouvoir sur une volonté. Ou plutôt je me dis, combien faut-il que la volonté soit elle-même un destin pour qu'elle ait toujours et encore raison du destin lui-même. (DL/88-PD)


VOLONTÉ DE PUISSANCE ou VOLONTÉ VERS LA PUISSANCE

Les hommes qui préfèrent choquer, et par là déplaire, désirent la même chose que ceux qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement, au moyen d'une marche intermédiaire par laquelle en apparence ils s'éloignent de leur but. Ils veulent l'influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer une impression désagréable; car ils savent que celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît presque en tout ce qu'il fait et dit, et que là même où il déplaît, il a l'air encore malgré tout de plaire. (HTH/78-§595)

L'homme voit dans tout malaise ou revers de fortune quelque chose pour quoi il lui faut faire souffrir quelqu'un d'autre, choisi au hasard, - ce faisant il prend conscience de ce qui lui reste de puissance et cela le console. (AUR/81-§15)

En faisant du bien et en faisant du mal, on exerce sa puissance sur autrui - et l'on ne veut rien d'autre ! En faisant du mal à ceux à qui nous devons avant tout faire sentir notre puissance; car la douleur est pour cela un moyen bien plus efficace que le plaisir : - la douleur demande toujours la cause, tandis que le plaisir est enclin à s'en tenir à lui-même et à ne pas regarder en arrière. En faisant du bien ou en voulant du bien à ceux qui dépendent de nous en quelque manière (c'est-à-dire sont habitués à penser à nous comme à leurs causes); nous voulons augmenter leur puissance parce que ainsi nous augmentons la nôtre, ou nous voulons leur montrer l'avantage qu'il y a à être en notre pouvoir, - ainsi ils se satisferont davantage de leur situation et se montreront plus hostiles et plus combatifs envers les ennemis de notre puissance.

Que nous offrions des sacrifices en faisant du bien ou en en faisant du mal, cela ne modifie en rien la valeur ultime de nos actions ; même lorsque nous risquons notre vie comme le martyr dans l'intérêt de son Église, c'est un sacrifice que nous offrons à notre aspiration à la puissance, ou qui est destiné à conserver notre sentiment de puissance.

Seuls les représentants les plus excitables et les plus avides du sentiment de puissance peuvent prendre plus de plaisir à imprimer au récalcitrant le sceau de leur puissance; des hommes pour qui la vision de ce qui est déjà soumis (en tant qu'il est objet de bienveillance) représente un fardeau et suscite l'ennui. Cela dépend de la manière dont on est habitué à épicer sa vie; c'est une question de goût que de préférer l'accroissement lent ou soudain, tranquille ou dangereux et audacieux de sa puissance, - on recherche toujours telle ou telle épice en fonction de son tempérament. (LGS/82-§13)

Partout où j'ai trouvé quelque chose de vivant, j'ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit j'ai trouvé la volonté d'être maître. Que le plus fort domine le plus faible, c'est ce que veut sa volonté qui veut être maîtresse de ce qui est plus faible encore. C'est là la seule joie dont il ne veuille pas être privé. Et comme le plus petit s'abandonne au plus grand, car le plus grand veut jouir du plus petit et le dominer, ainsi le plus grand s'abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance. C'est là l'abandon du plus grand : qu'il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie. Ce n'est que là où il y a de la vie qu'il y a de la volonté : pourtant ce n'est pas la volonté de vie, mais - ce que j'enseigne - la volonté de puissance. Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ; mais c'est dans les appréciations elles-mêmes que parle - la volonté de puissance ! " Voilà l'enseignement que la vie me donna un jour : et c'est par cet enseignement, ô sages parmi les sages, que je résous l'énigme de votre cœur. (APZ/83-85-p2)

[...] voilà mon monde dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon par-delà bien et mal, sans but à moins que dans la joie d'avoir accompli le cercle gît un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même - voulez-vous un nom pour ce monde ? Une solution pour toutes ces énigmes ? Une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits ? - Ce monde, c'est le monde de la volonté de puissance et rien d'autre ! Et vous-même, vous êtes aussi cette volonté de puissance - et rien d'autre ! (FP/84-85-v11)

Les physiologistes devraient hésiter à considérer l'instinct de conservation comme instinct fondamental de tout être organisé. Avant tout, c'est quelque chose de vivant qui veut épancher sa force. La vie elle-même est volonté de puissance. La conservation de soi n'en est qu'une des conséquences indirectes les plus fréquentes. (PDBM/86-§13)

" Partout égalité devant la loi, - en cela la nature ne s'en tire pas à meilleur compte que nous. " Plaisante pensée de derrière la tête, où se cache encore une fois l'inimitié populacière qui en veut à tout ce qui est privilégié et souverain ! Mais c'est aussi un second athéisme plus délié. " Ni dieu, ni maître " - vous aussi, vous voulez qu'il en soit ainsi, et c'est pourquoi vous vous écriez : " Vivent les lois de la nature ! " - n'est-ce pas ? Mais, je le répète, c'est là de l'interprétation, et non du texte. Il pourrait venir quelqu'un qui, avec des intentions contraires et un art d'interprétation différent, s'entendrait justement à lire, dans la même nature et en regard des mêmes phénomènes, la réalisation tyrannique et implacable des prétentions à la puissance, - il pourrait venir un interprète qui mettrait devant vos yeux le caractère général et absolu de toute " volonté de puissance ", au point que chaque mot, même le mot " tyrannie ", finît par paraître inutilisable, étant une métaphore adoucissante et trop faible, - trop humaine ; (PDBM/86-§22)

En fin de compte la question est de savoir si nous considérons la volonté comme réellement agissante, si nous croyons à la causalité de la volonté. Dans l'affirmative - et au fond notre croyance en celle-ci n'est rien d'autre que notre croyance en la causalité elle-même -nous devons essayer de poser par hypothèse la causalité de la volonté comme la seule qui soit. La " volonté " ne peut évidemment agir que sur une " volonté " et non pas sur une " matière " (sur des " nerfs " par exemple). Bref nous devons supposer que partout où nous reconnaissons des " effets " nous avons affaire à une volonté agissant sur une volonté, que tout processus mécanique, dans la mesure où il manifeste une énergie, constitue précisément une énergie volontaire, un effet de la volonté. - A supposer enfin qu'une telle hypothèse suffise à expliquer notre vie instinctive tout entière en tant qu'élaboration et ramification d'une seule forme fondamentale de la volonté -à savoir la volonté de puissance, comme c'est ma thèse, -à supposer que nous puissions ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance et trouver en elle, par surcroît, la solution du problème de la génération et de la nutrition - c'est un seul problème, - nous aurions alors le droit de qualifier toute énergie agissante de volonté de puissance. Le monde vu de l'intérieur, le monde défini et désigné par son " caractère intelligible " serait ainsi " volonté de puissance " et rien d'autre. (PDBM/86-§36)

Dans la nature règne non pas la situation de détresse, mais au contraire la surabondance, la prodigalité, jusqu'à l'absurde même. La lutte pour l'existence n'est qu'une exception, une restriction temporaire de la volonté de vie ; la grande et la petite luttes tournent partout autour de la prépondérance, autour de la croissance et de l'extension, autour de la puissance, conformément à la volonté de puissance, qui est précisément la volonté de vie. (LGS/86-§349)

Lorsque l'on a compris dans tous ses détails l'utilité de quelque organe physiologique (ou d'une institution juridique, d'une coutume sociale, d'un usage politique, d'une forme artistique ou d'un culte religieux), il ne s'ensuit pas encore qu'on ait compris quelque chose à son origine : cela peut paraître gênant et désagréable aux vieilles oreilles, - car de tout temps on a cru trouver dans les causes finales, dans l'utilité d'une chose, d'une forme, d'une institution, leur raison d'être propre ; ainsi l'œil serait fait pour voir, la main pour saisir. De même on s'était représenté le châtiment comme une invention faite en vue de la punition. Mais le but, l'utilité ne sont que l'indice qu'une volonté de puissance a maîtrisé quelque chose de moins puissant et lui a imprimé, de sa propre initiative, le sens d'une fonction ; toute l'histoire d'une " chose ", d'un usage peut être une chaîne ininterrompue d'interprétations et d'applications toujours nouvelles, dont les causes n'ont même pas besoin d'être liées entre elles, mais qui, dans certaines circonstances, ne font que se succéder et se remplacer au gré du hasard. L' " évolution " d'une chose, d'un usage, d'un organe n'est donc rien moins qu'une progression vers un but, et moins encore une progression logique et directe atteinte avec un minimum de forces et de dépenses, - mais bien une succession constante de phénomènes d'assujettissement plus ou moins violents, plus ou moins indépendants les uns des autres, sans oublier les résistances qui s'élèvent sans cesse, les tentatives de métamorphoses qui s'opèrent pour concourir à la défense et à la réaction, enfin les résultats heureux des actions en sens contraire. Si la forme est fluide, le " sens " l'est encore bien davantage... Et dans tout organisme pris séparément, il n'en est pas autrement : chaque fois l'ensemble croît d'une façon essentielle, le " sens " de chaque organe se déplace, - dans certaines circonstances leur dépérissement partiel, leur diminution (par exemple par la destruction des termes moyens) peut être l'indice d'un accroissement de force et d'un acheminement vers la perfection. Je veux dire que même l'état d'inutilisation partielle, le dépérissement et la dégénérescence, la perte du sens et de la finalité, en un mot la mort, appartiennent aux conditions d'une véritable progression : laquelle apparaît toujours sous forme de volonté et de direction vers la puissance plus considérable et s'accomplit toujours aux dépens de nombreuses puissances inférieures. L'importance d'un " progrès " se mesure même à la grandeur des sacrifices qui doivent lui être faits ; l'humanité, en tant que masse sacrifiée à la prospérité d'une seule espèce d'hommes plus forts - voilà qui serait un progrès... - Je relève ce point capital de la méthode historique puisqu'il va à l'encontre des intincts dominants et du goût du jour qui préféreraient encore s'accommoder du hasard absolu et même de l'absurdité mécanique de tous les événements, plutôt que de la théorie d'une volonté de puissance intervenant dans tous les cas. (GM/87-dd§12)

(Ce que je dois aux Anciens) : Je vis leur instinct le plus violent, la volonté de puissance, je les vis trembler devant la force effrénée de cette impulsion, - je vis naître toutes leurs institutions de mesures de précautions pour se garantir réciproquement des matières explosives qu'ils avaient en eux. L'énorme tension intérieure se déchargeait alors en haines terribles et implacables au-dehors : les villes se déchiraient réciproquement pour que leurs citoyens trouvent individuellement le repos devant eux-mêmes. On avait besoin d'être fort : le danger était toujours proche, - il guettait partout. Les corps superbes et souples, le réalisme et l'immoralisme intrépides qui étaient le propre des Hellènes leur venaient de la nécessité et ne leur étaient pas " naturels ". C'était une conséquence et non pas quelque chose qui leur venait d'origine.(LCI/88-10§3)

Qu'est-ce qui est bon ? Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu'est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse. (ANT/88-§2)

La vie est, à mes yeux, instinct de croissance, de durée, d'accumulation de forces, de puissance : là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. (ANT/88-§6)

Si l'essence la plus intime de l'être est volonté de puissance, si le plaisir est toute croissance de la puissance, déplaisir tout sentiment de ne pouvoir résister et maîtriser : ne pouvons-nous pas alors poser plaisir et déplaisir comme des faits cardinaux ?

La vie n'est qu'un cas particulier de la volonté de puissance, - il est tout à fait arbitraire d'affirmer que tout aspire à se fondre dans cette forme de la volonté de puissance. (FP/88-v14)


VOYAGE - VOYAGEUR

Celui qui veut seulement, dans une certaine mesure, arriver à la liberté de la raison n'a pas le droit pendant longtemps de se sentir sur terre autrement qu'en voyageur, - et non pas même pour un voyage vers un but dernier : car il n'y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d'avoir les yeux ouverts à tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c'est pourquoi il ne peut attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu'il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. Sans doute un pareil homme aura des nuits mauvaises, où il sera las et trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir un repos. (HTH/ 78-§638)

Les uns voyagent parce qu'ils se cherchent ; les autres, parce qu'ils voudraient se perdre. (LC/84-MS)