Le match de football

A quoi rime l'engouement de nos contemporains pour les matchs et les clubs de football ? Que cherchent à mettre en forme les passionnés qui se regroupent sur les gradins des stades ? Une enquête ethnologique, auprès des spectateurs ordinaires et des supporters les plus démonstratifs de trois métropoles singulières, éclaire d'un jour nouveau les significations de cette ferveur. Récits de vie des partisans, histoires de matchs, composition et répartition du public dans le stade, fonctionnement des associations de supporters, chants, slogans, emblèmes... : Christian Bromberger, directeur du Laboratoire d'ethnologie méditerranéenne et comparative (CNRS-Université de Provence) vient de publier, avec la collaboration d'Alain Hayot et de Jean-Marc Mariottini, les résultats de cette recherche (1). Saisi à travers les règles qui le définissent, à travers les commentaires des supporters ou encore à travers la comparaison avec des jeux de balle qui s'épanouirent à d'autres moments de l'histoire ou dans d'autres civilisations, le football apparaît comme un " jeu profond " qui condense et théâtralise les valeurs fondamentales du monde contemporain. Comme les autres sports, il exalte le mérite, la performance, la compétition entre égaux ; il affiche avec éclat, par le truchement de ses vedettes, que dans nos sociétés, les statuts ne s'acquièrent pas à la naissance mais se conquièrent au fil de l'existence. Tout autant que la performance individuelle, il valorise le travail d'équipe, la solidarité, la division des tâches, la planification collective à l'image du monde industriel dont il est historiquement le produit. Sur le terrain, chaque poste nécessite la mise en œuvre de qualités spécifiques (2) si bien que les spectateurs dans leur diversité, peuvent trouver là une palette contrastée de possibilités identificatoires (le livre fournit toute une série de données sur la popularité relative des joueurs des équipes de Marseille, Naples et Turin selon l'âge, les appartenances et les trajectoires sociales des spectateurs).
Mais si le match de football est aussi captivant à regarder que " bon à penser ", c'est que l'aléatoire, la chance, y tiennent une place singulière, en raison de la complexité technique du jeu fondé sur l'utilisation anormale du pied, de la tête et du torse, de la diversité des paramètres à maîtriser et du rôle écrasant de l'arbitre qui doit sanctionner immédiatement des infractions souvent difficiles à percevoir. La figure du hasard plane ainsi sur ces rencontres, rappelant, avec brutalité, que le mérite ne suffit pas toujours, sur le terrain comme dans la vie, pour devancer les autres. De ces impondérables, joueurs et supporters tentent de se prémunir par une profusion de micro-rituels. Le football s'offre ainsi comme une riche variation sur la fortune ici-bas : s'il faut conjuguer le mérite et la chance, le simulacre et la duperie mis en œuvre à bon escient se révèlent ici, plus que dans d'autres sports, d'utiles adjuvants. Aux multiples leçons de " friponnerie ", la figure noire de l'arbitre oppose les rigueurs de la loi. Mais comme la plupart des sanctions punissent des fautes intentionnelles (dont l'intentionnalité est délicate à établir " la main était-elle volontaire ou involontaire ? "), le match se prête à un débat dramatisé sur la légitimité et l'arbitraire d'une justice imparfaite. Le football incarne ainsi une vision cohérente et contradictoire du monde contemporain. Il exalte le mérite individuel et collectif sous la forme d'une compétition visant à consacrer les meilleurs mais il souligne aussi le rôle de la chance et de la tricherie, dérisions insolentes du mérite. Les parallèles qu'établissent les spectateurs entre le match et la vie illustrent que ce " jeu " est une métaphore expressive de l'horizon symbolique majeur de nos sociétés.
Ce " jeu profond " jette, par ailleurs, un pont entre l'universel et le singulier, si bien que l'on peut lire, à travers une compétition, aussi bien les valeurs générales qui façonnent notre époque que les caractéristiques saillantes des collectivités qui s'affrontent. Le football s'offre comme un terrain privilégié à l'affirmation des identités collectives et des antagonismes locaux, régionaux, nationaux. Sans doute est-ce dans cette capacité mobilisatrice et démonstrative des appartenances que réside une des principales raisons de l'extraordinaire popularité de ce sport d'équipe, de contact et de compétition. L'adhésion à un club est perçue par les supporters comme le signe d'une commune appartenance, mais surtout comme le symbole d'un mode spécifique d'existence collective incarné par le style de jeu de l'équipe, style qui renvoie à l'image stéréotypée qu'une collectivité se donne d'elle-même et souhaite donner aux autres. La devise de la Juventus de Turin, " serietà, semplicità, sobrietà " (sérieux, simplicité, sobriété), symbolise le " Juventus stile " fait de rigueur, à l'image de la culture industrielle (Fiat) dont le club est l'émanation. A l'inverse, à Marseille (dont le club a pour devise " Droit au but "), on valorise le panache, l'efficacité spectaculaire, le " numéro ", autant de stéréotypes où l'on se plait ici à se reconnaître. Consacrant, sur un mode plus ou moins virulent, les allégeances territoriales, et en particulier les loyautés nationales, le football ne classe donc pas seulement les appartenances, il en énonce le contenu imaginaire. Pour le jeune supporter, se familiariser avec le style de jeu de son équipe est une forme d'éducation sentimentale aux valeurs qui façonnent sa ville ou sa région. La composition de l'équipe offre, et c'est un paradoxe, une autre métaphore de cette identité collective. Des clubs fortunés, on attend qu'ils recrutent les meilleurs sur des critères exclusivement sportifs. Or se profilent sous ces choix des conceptions plus profondes de l'identité. De 1945 à 1974, l'équipe de Marseille comptait en moyenne 18 % d'étrangers, tandis que les deux autres clubs phares qui ont dominé le championnat de France, Reims et Saint-Etienne, en comptaient respectivement 7 % et 12,3 % pendant la même période.Trace d'une histoire marseillaise façonnée par de puissants mouvements migratoires, image du cosmopolitisme caractéristique de la cité... l'équipe apparaît souvent comme le reflet de la population dont elle est le porte-étendard. Cette affirmation bruyante et partisane d'une identité n'épuise pas les significations de cet engouement et de ses démonstrations belliqueuses. Le stade est un des rares espaces de débridement toléré des émotions, contrepoint à la retenue et aux freins qu'impose, dans les interactions sociales ordinaires, la civilisation des mœurs. Là s'éprouve le plaisir des gestes et des paroles à la limite de la règle. Là les gros mots ont droit de cité. Là s'expriment des valeurs dont l'expression est socialement proscrite (affirmer crûment son appartenance sexuelle, son aversion pour l'autre, etc).Ce langage, pétri de métaphores viriles, guerrières, sacrificielles, d'expressions xénophobes, est profondément ambigu. D'une part, il nous dit les peurs, les haines, les symboles qui travaillent le corps social ; de l'autre, son caractère outrancier participe de la confrontation : tout ce qui peut choquer l'Autre, souligner le soutien extrême que l'on porte aux siens est mis à profit. Les ressorts du langage du " supporterisme " sont donc à chercher à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la logique du jeu.
Quant au stade, il s'offre comme un des rares espaces où une société urbaine se donne une image sensible de ce qui la cimente et la compartimente. L'analyse menée tribune par tribune, travée par travée, nuance, voire dément, les verdicts de la psychologie des foules sur les propriétés des masses, réputées unanimes et anonymes, où la conscience se dissiperait dans la joie festive d'être ensemble et dans la mobilisation consensuelle contre l'adversaire. Les hiérarchies sociales qui s'inscrivent dans les espaces cloisonnés du stade (tribunes, virages, quarts de virage, etc) n'échappent pas à la sagacité des supporters. Il arrive que ceux des virages - souvent de jeunes militants démonstratifs et enthousiastes de la cause de leur club - conspuent ceux des tribunes, soutenant pourtant la même équipe, dont ils jugent les manifestations de soutien trop réservées. Les associations de supporters, regroupées derrière un même club, ne forment pas une collectivité harmonieuse ; chacune se singularise par un recrutement social et un style de militantisme singulier. Ces groupes sont très conscients de leurs différences et rivalisent entre eux pour imposer leur hégémonie communicative dans le stade.
Peut-on comparer le grand match de football à un rituel religieux ? La réponse doit être nuancée. Si tous les éléments d'une cérémonie semblent réunis : fidèles, " confréries ", officiants, lois, lieu clos consacré au culte, mise en présence du bien et du mal, recours à des pratiques magico-religieuses pour dominer l'aléatoire..., il manque une représentation de la transcendance, de l'au-delà, du salut.
Saisi dans tous ses états et dans toutes ses résonances, le match de football apparaît comme un puissant révélateur de nos sociétés. L'étude qui lui est consacrée, nourrie d'analyses monographiques minutieuses, est aussi une illustration de la démarche ethnologique appliquée au monde occidental moderne.



retour à la page d'accueil