Cette page reproduit un article paru dans le supplément illustré du "Petit Journal", le dimanche 10 juillet 1910, qui proposait en dernière page de couverture une gravure représentant quelques uns des plus beaux géants du Nord.
Il y eut dimanche, dans une de nos villes septentrionales,
à Valenciennes, une fête traditionnelle des plus
pittoresques: la promenade de tous les géants de Flandre
et de Belgique réunis.
Tout le monde sait que la Flandre française
et la Belgique, sa voisine, sont des contrées où
l'on tient les géants en estime spéciale. Là-bas
point de bonne fête sans quelque exhibition ou promenade
de géants. Mais ces géants là ne sont pas
terribles: ils ne sont qu'en osier. Tout au plus ont ils la tête
et les mains en carton.
Chacune de ces vieilles cités du pays de Flandre
a son géant; certaines en possèdent même toute
une famille; et le peuple les aime et les acclame, car il ne les
voit par les rues qu'aux jours de fête patronale.
En général, ces géants sont
nés de quelque lointaine et pittoresque légende
du moyen âge. Lille, par exemple, exhibe deux personnages
de la fondation de la ville: Lydéric, premier comte
de Flandre, et son mortel ennemi Phynaërt, roi de
Cambrai au temps de Clotaire II.
Ce monarque cambrésien n'était à
vrai dire qu'un brigand qui détroussait les voyageurs.
C'est ainsi qu'il tua Salvaërt, prince de Dijon, tandis que
ce trop confiant bourguigon traversait la forêt de Cambrai
en compagnie de son épouse Emelgaïde.
Cette dernière était sur le point d'être
mère. Recueillie par un ermite, elle mit au monde un fils
qui reçut le nom de Lydéric.
Mais les gens de Phynaërt étaient
à sa poursuite. Pendant une absence de l'ermite, ils découvrirent
sa retraite, et la malheureuse princesse n'eut que le temps de
mettre son enfant à l'abri derrière un buisson.
Livrée à Phynaërt, elle fut enfermée
dans une tour de son castel.
Vingt ans après, Lydéric, élevé
par le cénobite et mis au courant du secret de sa naissance,
se rendit à Soissons à la cour de Clotaire et demanda
au roi la permission d'appeler Phynaërt au champ clos.
Le combat eu lieu à Lille en présence
en présence de Clotaire et de tous ses seigneurs.
Phynaërt fut vaincu,
Emelgaïde délivrée, et Lyderic obtint
du roi tous les biens du meurtrier avec le titre de Grand Forestier
de Flandre.
Ainsi, la légende des temps héroïques
du pays de Flandre revit dans l'esprit populaire lorsqu'aux jours
de festivités Lyderic et Phynaërt déambulent
gravement dans les rues de la métropole flamande. Et, à
les voir marcher côte à côte, comme compère
et compagnon, il semblerait que le temps, ce grand pacificateur,
a réconcilié enfin ces implacables ennemis d'autrefois.
A Douai, nous trouvons Gayant et sa famille.
Les Douaisiens ne sont pas absolument d'accord sur
l'origine de leur géant. La légende en fait un terrible
pourfendeur de Sarrasins et peut-être est il la personnification
de quelque vaillant chevalier qui aurait sauvé la ville
d'une invasion normande.
Quoi qu'il en soit, les habitants de Douai ont pour
ce personnage légendaire un attachement filial; ils l'appellent
leur "grand-père" et se disent "Enfants
de Gayant".
Chaque année, le premier dimanche de la fête
communale, on promène Gayant en compagnie de Mme
Gayant, sa femme, qu'on appelle aussi Marie Cagenon,
et de leurs enfants: Jacquot, Mlle Fillion et Binbin, que
le peuple nomme aussi "Tiot Tourni", ce qui veut
dire "Petit Louchon", parce que d'un oeil il
regarde en Champagne et de l'autre en Picardie.
Le "jour de Gayant", tout Douai
est dans la rue; et, de toutes parts, les originaires de la ville
ne manquent pas d'y revenir.
On conte qu'en 1745 une compagnie d'artillerie, en
majeure partie composée de Douaisiens, et dont M de Bréande
était capitaine, assistait au siège de Tournai.
Cette ville venait d'être prise, lorsque le lendemain M
de Bréande est averti par un sous-officier que tous les
militaires de sa compagnie ont déserté. Le capitaine
est d'abord ému d'une pareille nouvelle. Mais bientôt
il éclate de rire: il venait de se rappeler, lui qui connaît
Douai, que c'est le jour de la fête de Gayant: "Sois
tranquille, dit il à son sous-officier, les enfants de
Gayant sont fidèles à leur devoir; et nos
gens reviendront dès qu'ils auront vu danser leur grand-père".
Car Gayant et sa famille dansent par les rues,
ou plutôt ils se dandinent sur un air très particulier
et non sans charme qui rappelle un peu celui de la chanson "Allez
vous en gens de la noce". Cet air est pour les Douaisiens
ce qu'est pour les Suisses le Ranz des Vaches. Il les émeut
profondément ou leur cause, surtout lorsqu'ils sont éloignés
de leur ville natale, une joie indescriptible.
M Théophile Denis, l'écrivain bien
connu, qui est originaire de Douai, me contait un jour à
ce propos cette anecdote:
- C'était, me disait il, en 1854. La musique
du 3è régiment de ligne venait d'attaquer l'air
de Gayant sur une promenade de Rennes, appelée La
Motte.
Je faisais partie de l'auditoire. Pendant que j'écoutais,
doucement ému, ces notes dont le charme particulier me
rendait la vision de mon pays, je remarquai tout à coup
à quelques pas devant moi deux hommes du peuple en vêtements
de travail, les traits souriants et les yeux humides, se presser
les mains et échanger un regard de surprise attendrie.
Bientôt, je les vis, obéissant à une cadence
irrésistible, se dandiner d'abord légèrement,
puis s'enlacer, fendre le cercle des curieux et enfin, se mettre
à danser comme deux fous au milieu de la place. - C'était
la folie de deux enfants de Gayant.
Le général de division L'Herillier,
qui était également originaire de Douai, rapportait
volontiers un souvenir du même genre qu'il avait gardé
de son séjour au Mexique. Il était alors colonel
et commandait le 99è de ligne.
Un matin qu'il campait au pied du mont Borrego, la
musique du régiment fit à son colonel la surprise
de l'éveiller avec l'air de Gayant. Le brave soldat
disait que jamais il n'avait ressenti d'émotion plus douce
te plus profonde à la fois.
A quelle date remonte la tradition de la promenade
de Gayant?... On ne le sait au juste. Mais les comptes
de la ville témoignent qu'elle existait déjà
il y a plus de quatre cents ans.
Alors, le géant et sa famille suivaient la
mode dans leurs accoutrements. Depuis bientôt un siècle,
leur mise est immuable: Gayant est vêtu en guerrier du seizième
siècle, les brassard, les gantelets, le casque à
la mentonnière, l'écu et la lance.
Sa femme et ses enfants portent des costumes de la
même époque.
Valenciennes, qui ,ne possédait pas de géant
légendaire en a emprunté un à Douai, sa voisine.
Depuis 1825, elle a adopté Binbin, le plus jeune
fils de Gayant, celui que les Douaisiens appellent "Tiot
Tourni". Le Binbin valenciennois, qui, chaque
année, en carnaval, parcourt les rues de la ville, coiffé
d'un bourrelet, vêtu d'une robe de pilou ornée de
volants, et tenant au bras son petit panier, son "quertin
d'écolier", ne louche pas comme son confrère
Douaisien. Il est, en outre, infiniment plus grand que lui, et
s'il devait grandir en raison de sa taille présente et
de son âge, il aurait tôt fait de laisser derrière
lui tous les autres géants de Belgique et de Flandre et
de les dépasser de quelques coudées.
Mais Binbin a l'inappréciable bonheur
de ne pas vieillir. Comme le bon peuple qui l'acclame et se réjouit
à sa vue, il reste éternellement enfant, l'heureux
Binbin.
Dunkerque, la vieille cité flamande, a aussi
son géant: c'est le Reuze, que l'on appelle familièrement
Reuze-Papa. Il est plus haut de quatre pieds que Gayant
et arbore le costume et l'armure d'un hallebardier espagnol.
Alors que les autres géants sont portés
par des hommes dissimulés dans leur carapace d'osier, Reuze-Papa,
lui, s'avance dans un char romain attelé de deux chevaux
qu'il conduit lui-même à grandes guides.
Cassel, la ville des moulins à vents, est
également la patrie d'un Reuze guerrier, armé
d'une cuirasse à l'antique et coiffé d'un casque
à haute chenille, que l'on promène les jours de
fête populaire au milieu d'un cortège de Gilles et
de masques grotesques.
La ville de Calais a voulu, elle aussi, avoir ses
géants: elle a fouillé dans ses origines et trouvé
deux personnages légendaires qui pouvaient remplir ce rôle
à souhait: l'un est Jean-Louis du Courgain, matelot d'autrefois,
si grand qu'il pouvait aller à pied pêcher la crevette
jusqu'à des endroits où il y avait dix mètres
d'eau; l'autre, Jean de Calais, est le héros d'une des
plus curieuses légendes septentrionales du moyen âge.
D'après la tradition, Jean de Calais était
un fameux marin qui débarrassa les côtes du Calaisis
des pirates qui les infestaient. Au cours d'une de ses croisières,
il lui arriva de délivrer deux belles jeunes filles que
des forbans retenaient captives. Il les ramena à Calais,
où bientôt il s'éprit de l'une d'elles et
l'épousa. Obligé de reprendre la mer quelques temps
après, il fit peindre le portrait de sa femme à
la proue de sa corvette, afin que ce palladium l'accompagnât
partout. Or, comme le navire se trouvait un jour dans le port
de Lisbonne, l'image fut reconnue par le roi de Portugal comme
étant celle de sa fille, enlevée jadis par les pirates
que Jean de Calais avait vaincus.
En Flandre française, nous avons encore la
ville de Bourbourg, qui possède un géant du nom
de Reuze-Gédéon. Mais la vraie patrie des
géants c'est la Belgique. Là, toutes les villes
en exhibent plusieurs.
A Bruxelles, ils en ont six: Grand-Papa, Grand-Maman,
le Sultan, la Sultane, Jenneke (Jean) et Miecke (Marie).
Anvers montre Druon-Anticon, un célèbre
bandit qui, embusqué jadis à l'entrée du
port, arrêtait les navigateurs, leur coupait la main droite
qu'il jetait dans l'Escaut et confisquait les cargaisons. C'est
de là, d'ailleurs, qu'Anvers a pris son nom, qui est en
flamand Antwerpen, de hand (main) et werpen
(jeter).
Nivelles, comme Douai, a toute une famille: Argayon,
Argayonne, et leur petit Argayonnet qu'on appelle familièrement
Lolo.
Ypres, cette vieille cité qui fut la reine
du commerce de l'Europe au moyen âge, possède un
superbe géant du nom de Goliath: il en est de même
de la petite ville d'Ath en Hainaut.
Malines, Vilvorde ont aussi leurs Reuzes.
Enfin, la ville de Mons, à défaut de
géant, a tout comme Tarascon, une tarasque, un dragon monstrueux,
à la longue queue, au dos couvert d'écailles que,
tous les ans, un beau cavalier vêtu en Saint-Georges, combat
publiquement sur la place de la ville, et qui s'appelle le Doudou.
Tous ces gigantesques personnages des vieilles traditions
flamandes symbolisent pour ainsi dire, l'élément
populaire des villes auxquelles ils appartiennent. A ce titre,
ils furent de toutes les réjouissances, joyeuses entrées
de princes et de souverains; et leur présence causa parfois
des méprises et des étonnements biens singuliers
à ceux qui ne connaissaient pas ces curieuses coutumes
du pays de Flandre.
Voici une très curieuse anecdote qui se rapporte
au séjour de Napoléon et de Marie-Louise en Belgique,
il y a tout juste un siècle. Elle est ainsi racontée
par M.L. Maeterlinck, conservateur du musée des Beaux Arts
de la ville de Gand, dans son livre: Le genre satirique, fantastique
et licencieux dans la sculpture flamande et wallonne:
"Lorsque Napoléon Ier, accompagné
de Marie-Louise visita en 1810 les Pays-Bas, qu'il parcourait,
comme d'habitude, à bride abattue, accompagné d'un
détachement de sa fidèle 22è demi-brigade
de cavalerie légère, il eut sur la route de Bruxelles
à Gand, une rencontre vraiment surprenante. A Oordegem,
où sa voiture s'était arrêtée pour
changer les chevaux épuisés, on vit s'avancer tout
à coup au son d'une musique barbare une troupe de géants
qui se trémoussaient lentement en cadence. C'étaient
les géants de Wetteren, accompagnés des autorités
de cette ville, qui venaient en cortège au devant de l'empereur,
pour lui faire honneur. Cette brusque apparition jeta l'épouvante
dans l'âme du vainqueur de l'Europe, non pas pour lui, mais
pour sa compagne, qui était alors enceinte du futur roi
de Rome. Le premier moment de surprise passé, Napoléon
outré de colère, s'écria d'une voix terrible:
"Arrière, manants, pas de monstres devant l'impératrice".
Et, faisant avancer l'officier de son escorte, il lui donna l'ordre
de refouler de force les malencontreux et gigantesques représentants
d'un race disparue. Les braves cavaliers partirent sans hésiter,
au galop. Quelques secondes leur suffirent: la députation,
les notables et les spectateurs prirent prestement la fuite, tandis
que les pauvres géants, moins habiles, qui seuls reçurent
le choc, furent renversé, éventrés et foulés
au pieds des chevaux. Quelques hussards se fourvoyèrent
si bien dans leurs ventres d'osiers qu'ils s'y trouvèrent
pris et ne purent s'en tirer sans égratignures. L'empereur,
entre temps, était monté en voiture et, rassurant
l'impératrice sur la nature de l'incident qui faillit compromettre
la dynastie, il repartit au galop."
Maintenant, vous me direz peut-être que tous
ces représentants de la puissante famille des géants
de Flandre et de Hainaut, famille chère à tous les
amis du flok-lore, et dont les promenades triomphales nous gardent
le pittoresque souvenir de ces processions religieuses et mi-burlesques
du moyen âge, ne peuvent plus être en notre siècle
de science et de scepticisme que matière à des exhibitions
enfantines et carnavalesques.
Il est possible. Les gens qui les regardent passer
ne connaissent même plus, en général, les
contes du temps passé dont ces personnages sont les héros
et ceux qui les connaissent encore n'y ont plus foi. Pourtant
tous ces géants de carton et d'osier sont respectables,
car ils sont les derniers survivants des grandes légendes
féodales, les héros obscurs des traditions de toutes
ces vieilles villes dont l'histoire se perd en la nuit des temps.
Et puis, ils amusent le peuple, ils le charment comme le pourrait
faire quelque naïf roman de chevalerie; et pendant qu'il
les fête et qu'il les proclame, le peuple ne fait pas de
politique....
C'est toujours ça de gagné.
Ernest Laut in "Le Petit Journal", 10 juillet
1910
Revenir à la page d'accueil |