Sur quelques sophismes actuels

(Mars 2003)

 

Le paralogisme est un raisonnement involontairement faux; le sophisme contient la volonté d'induire en erreur. Telle est la différence indiquée par Larousse. Ici, je le concède, l'emploi su mot sophisme est polémique. Il n'est en effet pas certain que, dans les exemples analysés ci-après, la volonté maligne d'induire en erreur soit délibérément présente parmi tous ceux qui tiennent les paralogismes démontés ici. Néanmoins, ce qui justifie l'emploi de "sophisme" pour qualifier ces pseudo-raisonnements, c'est qu'ils sont eux-mêmes polémiques, avec l'intention de démontrer coûte que coûte (y compris, donc, quelques entorses à la logique et au bon sens) les conclusions auxquelles ils veulent parvenir. Leurs avocats savent-ils que, ce faisant, ils induisent en erreur ? Il est permis d'en douter, et ils peuvent demander le bénéfice de ce doute !

 

Pour chaque exemple, la structure suivante est mise à jour :

 

Voici onze sophismes. D'autres suivront probablement, notamment un certain nombre fondés sur la confusion entre la réalité et sa représentation. Ces onze premiers mettent beaucoup en jeu l'amalgame et l'emporte-pièce, le tiers exclu non fondé, le besoin d'être rassuré, etc. En voici la liste :

 

  1. "Il y a toutes les raisons de croire que A est vrai, donc A" ou bien "Il n'y a aucune raison de croire que A n'est pas vrai, donc A"
  2. "Que le meilleur gagne, donc celui qui gagne est le meilleur".
  3. "Ceci ne s'explique pas par l'inférieur, c'est donc le supérieur qui en est la cause"
  4. "Le clergé dit, donc Dieu veut"

 

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  2. "La démocratie est le pire des régimes, après tous les autres, donc la démocratie est le meilleur des régimes possibles"
  3. "Le marché, c'est la démocratie"
  4. "Puisqu'il n'y a rien de mieux que le marché, le marché est ce qu'il y a de mieux"
  5. "Le socialisme est un échec, donc le capitalisme est une réussite"
  6. "Le capitalisme, c'est le mal. Or les Américains sont les champions du capitalisme. Donc ils sont mauvais"
  7. "Il y a beaucoup de pauvres dans les pays musulmans. Défendre l'Islam, c'est donc défendre les pauvres"
  8. "Dieu vous aime. Vous devez donc l'aimer"

 

 

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Enoncé le plus courant :

"Il y a toutes les raisons de croire que A est vrai, donc A" ou bien "Il n'y a aucune raison de croire que A n'est pas vrai, donc A".

Assez souvent employé récemment par les états-majors politiques américains à propos de l'Irak, mais aussi dans bon nombre de procès criminels ou encore en métaphysique, dans des inférences qui partent de découvertes ou de théories scientifiques pour "démontrer" telle ou telle thèse métaphysique. Une forme plus explicite est : "La vérité n'est que probable, donc ce qui est probable doit être tenu pour vrai".

Les prémisses explicites :

"Il y a toutes les raisons de croire que A est vrai"; "La vérité n'est que probable".

 

Dans la plupart des cas où ce sophisme est employé, on sait en général que l'opinion à propos de A repose seulement sur des indices. Depuis Sextus Empiricus et David Hume, on admet assez facilement que "les données immédiates de la conscience", en fait, ne sont que des indices, et que toute vérité humaine est seulement une croyance affectée d'un fort coefficient de probabilité.

Conclusion :

"Le probable est vrai"

 

L'implicite du raisonnement est une inversion de la prémisse affichée. On affirme implicitement non seulement que le vrai est du probable à 99,9%, mais aussi que du probable à X% est du vrai ! La prémisse affichée a détrôné le vrai de son piédestal qui le distinguait du probable. La prémisse cachée hisse le probable au rang de vérité. Implicitement, la preuve n'est plus nécessaire. La simple vraisemblance (établie sur quel critère ?) tient lieu de preuve.

L'autorité vérificatrice :

 

Cette crédibilité supplémentaire attribuée à une croyance probable s'appuie peut-être sur les cas où des hypothèses au départ relativement faibles ont été ensuite avérées (mais on trouve aussi des cas inverses !). On peut aussi voir comme antécédent possible de cette dignité usurpée l'image de l'ascension sociale, ou de la revanche des petits sur les grands, l'idée réconfortante que, même si on ne vous considère que médiocrement aujourd'hui, demain vous serez un grand, et donc, que vous pouvez dès maintenant être considéré comme grand. Peut-être y a-t-il là une sorte de meurtre du Père et d'abolition de la monarchie : puisque la preuve (sous-entendu absolue) n'est pas possible, passons-nous de toute preuve, et croyons ce que nous voulons croire ! L'autorité vérificatrice de ce procédé serait donc une forme dévoyée de la révolution démocratique.

 

Un autre crédit vient de la nécessité, réelle ou supposée d'agir. Pour agir, on doit souvent tenir compte de réalités incertaines. Mais cela n'équivaut à les tenir pour vraies que si l'on refuse la lucidité d'accepter l'incertitude et qu'on souhaite à tout prix abandonner celle-ci. Là, le sophisme est double : 1) on suppose indispensable la certitude, alors qu'on peut très bien agir dans l'incertitude ; 2) on suppose que si la certitude est indispensable, elle est fondée, alors que rien n'oblige la réalité à se conformer à ce qui nous est indispensable !

Les conséquences

 

Celui qui proclame ce genre de pseudo-vérité se présente comme celui qui réduit l'incertitude, c'est-à-dire, selon certains sociologues, comme celui qui détient le pouvoir. En réalité, il ne fait que dissimuler l'incertitude et, par là, rendre plus ou moins inintéressante toute recherche de la vérité sur le sujet. Il affirme successivement : "Vous ne savez pas grand-chose sur le sujet. Croyez donc ce que je vous en dit, puisque c'est probable. La question est donc close."

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Enoncé le plus courant :

"Que le meilleur gagne, donc celui qui gagne est le meilleur".

 

Cette formule, ou d'autres qui peuvent en être dérivées par analogie, sont souvent utilisés dans la pensée néo-libérale, ou celle issue du soi-disant "darwinisme social". D'une façon générale, elle signifie que la compétition et la concurrence ne sélectionne pas seulement les plus aptes dans la discipline où se situe la compétition, mais aussi l'élite morale, esthétique, intellectuelle.

Les prémisses explicites :

"Que le meilleur gagne"

 

Cette formule est doublement ambiguë. Ambiguë d'abord parce qu'elle exprime un souhait, mais que, employée ici, elle sous-entend la réalisation naturelle de ce souhait : il est entendu que c'est le meilleur qui gagne. On ne suppose pas que le vainqueur puisse être le plus favorisé, le plus tricheur, le plus corrupteur, etc. S'il gagne, il le doit à ses mérites ! Ambiguë ensuite parce que le "meilleur" est ici à la fois le plus fort (ou le plus malin, ou le plus chanceux, etc.), puisqu'il gagne, et aussi le meilleur, moralement, esthétiquement, socialement, etc., puisqu'il est le meilleur. Derrière son apparence presque tautologique, elle cache un ensemble de non-vérités et de confusions plus ou moins volontaires.

Les prémisses cachées :

"Celui qui gagne a gagné".

Première prémisse non dite du sophisme. Il est en effet supposé, sinon la formule n'aurait pas de pertinence, que, comme dans un jeu de société, il y a un gagnant, clairement identifié, qui a gagné de quelque point de vue qu'on se place, et de façon définitive. Or la vie ne présente presque jamais de telles situations : il y a souvent plusieurs gagnants, plusieurs échelles de mesure des pertes et des gains et les gagnants sont aussi, de certains points de vue, aussi perdants. En fait, le "gagnant" est celui qui est désigné comme tel…

 

"Le meilleur est meilleur".

C'est-à-dire que le meilleur, au sens 1, c'est-à-dire au sens du plus fort, est aussi le meilleur au sens 2, c'est-à-dire au sens axiologique. D'une certaine façon, on suppose réalisé le souhait de Pascal de rendre la force plus juste.

L'autorité vérificatrice

 

La première prémisse cachée se rattache à la tradition parménidienne qui veut qu'une chose ne puisse être l'objet que d'une seule affirmation à la fois. Cette tradition, qui repose elle-même sur un paralogisme et la confusion entre règles de grammaire et lois de la nature, est maintes fois reprises comme la clé du "bon sens" ("je crois qu'un chat est un chat", etc.). Elle est évidemment démentie par toute l'expérience qui montre la pluridimensionnalité de toute réalité.

 

La seconde prémisse cachée se rattache plutôt à la confusion entre la force et le droit, entre l'être et la valeur. Une des autorités garantes de cette idée - et non des moindres - , ce sont les trois religions bibliques, qui affirment toutes les trois que ce qui existe est bon, puisque voulu par Dieu. Pour elles, être ne peut qu'être-bien. Théorisé par Leibniz et critiqué par Voltaire, le monde, ce monde, ne peut être que le meilleur des mondes possibles. Par conséquent, ceux qui y gagnent sont aussi les meilleurs possibles. On trouve une explication et une tentative de justification de cette confusion dans un raisonnement assez répandu qui consiste à dire que pour gagner dans un domaine quelconque, par exemple, dans les affaires, ou dans le sport, il faut, certes, des qualités sportives et entrepreneuriales, mais aussi des qualités plus humaines et plus larges qui seraient leurs corollaires nécessaires, comme l'intelligence, la générosité, la ténacité ,la sociabilité, etc. Or la question n'est pas là. A supposer même qu'il y ait un lien entre les qualités de performance et les qualités morales, ce lien serait de nature biologique ou psychologique, et propre à la constitution et à l'histoire de chaque individu. Pour que ce lien soit nécessaire, il faudrait que l'axiologie soit dépendante de la biologie ou de la psychologie, que la valeur soit dépendante de l'être. C'est justement cette réduction de la valeur à l'existant qui est au fondement de ce sophisme.

Les conséquences

 

Le succès, quel qu'il soit, et quel que soit son domaine et ses moyens, se trouve justifié par lui-même. En outre, le vainqueur se trouve légitimé bien au-delà du domaine dans lequel il est supposé avoir fait ses preuves. Ayant été sacré meilleur dans son art, il est proclamé meilleur tout court. La raison du plus fort est toujours la meilleure, selon ce raisonnement.

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Enoncé le plus courant :

"Ceci ne s'explique pas par l'inférieur, c'est donc le supérieur qui en est la cause"

 

Depuis longtemps, le spiritualisme combat le matérialisme en se fondant sur les insuccès des connaissances scientifiques. Sganarelle tente vainement de remettre l'athée Dom Juan dans le droit chemin en lui disant "Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer". Conclusion non dite : " et qui ne peut être que l'œuvre de Dieu". Le vitalisme se fondait sur l'impasse de explications mécanistes pour prouver la prééminence d'une explication supérieure. Claude Tresmontant croit avoir le mot décisif contre Jacques Monod en affirmant : "Et même si la seule source de l'évolution est, comme le pense M. Monod, le hasard, il reste à comprendre l'existence d'une loterie si bien conçue que, grâce à une dialectique du hasard et de la sélection naturelle, on obtienne des réalisations de plus en plus merveilleuses". " Si la pensée n'est pas au début, et de tous temps, on ne comprendra jamais, et on ne pourra jamais faire comprendre comment à partir de matière brute arrangée par hasard elle ait pu apparaître au terme". (Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Seuil, 1971) Ce type de raisonnement est régulièrement repris par les prosélytes religieux.

"La science a échoué et cet échec est définitif"

 

Telle est la prémisse explicite de ces raisonnements. Plusieurs remarques doivent être faites :

  1. Les échecs sur lesquels se fondent ces raisonnements sont par essence partiels, puisque les efforts de la science elle-même sont par essence limités et circonscrits à un domaine donné, fût-il très large comme c'est le cas en astrophysique.
  2. Ces échecs sont souvent sujets de controverses et ne sont pas forcément avérés en tant que tels.
  3. Ils sont provisoires, aussi par définition, l'effort scientifique étant toujours à poursuivre.
  4. En en tirant une assertion universelle et définitive, les spiritualistes ne tiennent pas compte des points ci-dessus.

Les prémisses cachées :

"Ce qui ne relève pas des explications scientifiques présentes relève de la théologie".

 

Ayant en effet éliminé la valeur explicative des efforts scientifiques, les religieux ne voient pas d'autre solution envisageable que leurs propres croyances. Le raisonnement revient à ceci : "La science actuelle ne contient pas d'explication à tels phénomènes. La science actuelle ne contient pas la théologie. Donc la théologie contient l'explication recherchée". En suivant cette démarche "logique", on pourrait dire : "Victor Hugo n'a pas écrit la Chartreuse de Parme. Balzac a écrit beaucoup de romans. Donc la Chartreuse est l'œuvre de Balzac". Cela supposerait que la Chartreuse de Parme est l'œuvre soit de Victor Hugo, soit de Balzac, c'est-à-dire qu'il n'y a qu'un seul auteur possible en dehors de Victor Hugo. Un principe illégitime de tiers exclu est utilisé ici. De même, les religieux supposent que les faits relèvent soit de la science actuelle, soit de la théologie, et que cette théologie a vocation à donner une explication unique de toute question possible. Ils n'envisagent pas que la science puisse évoluer, que les faits puissent être appréhendés différemment, que les questions elles-mêmes puissent être posées en des termes différents. La connaissance est conçue comme un ensemble fermé et non comme un processus dynamique et le fruit d'un effort volontaire humain, toujours imparfait, mais toujours poursuivi.

Surtout, il y a confusion entre ce qu'Aristote appelait physique et métaphysique. Les connaissances scientifiques relèvent de la physique. Vouloir en déduire des conséquences métaphysiques est illégitime, c'est ce que font les matérialistes dogmatiques. Vouloir déduire de leurs insuffisances d'autres conséquences métaphysiques est également illégitime, c'est ce que font les spiritualistes.

L'autorité vérificatrice

 

C'est une longue tradition religieuse que de prendre les limites des connaissances humaines comme signes des mystères de la religion. Mais il ne faut pas croire que le signe précède le signifié. Ce n'est pas l'ignorance humaine qui crée ou fonde le mystère religieux Le mystère religieux préexiste à l'ignorance humaine et n'en est pas la conséquence. L'ignorance n'est perçue comme telle qu'à un certain degré de connaissance et de conscience. Le désir de croire en un mystère est la véritable force de cette grossière erreur de raisonnement.

Les conséquences

 

La conclusion de ce sophisme n'est évidemment pas prouvée. Mais elle est d'emblée située au-delà de toute preuve possible. Envisager même de la vérifier est une absurdité, puisqu'elle-même ne tient sa validité que de la prétendue invalidité des connaissances. La certitude est fondée non sur la conscience de la présence du réel ou du vrai, mais sur l'unicité axiomatique d'une cause supposée. Le doute n'est pas admis par les religieux qui suivent ces raisonnements. Ils n'acceptent pas non plus qu'une question puisse rester sans réponse, non par souci de tout expliquer, mais parce que cela affaiblirait leur principe explicatif qui, par définition, est censé tout expliquer.

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Enoncé le plus courant :

"Le clergé dit, donc Dieu veut"

Ce genre d'assertion est surtout présent dans les décrets religieux catholiques et musulmans, où les clergés prétendent plus parler au nom de Dieu. Dans les milieux protestants et juifs, les clergés sont souvent plus modestes. Quant aux autres religions, mes informations sont insuffisantes. La Bible pour les Catholiques, la Bible et le Coran pour les Musulmans sont la parole même de Dieu. Qui parle au nom de ces Livres parle au nom de Dieu.

 

On retrouve le même schéma dans diverses organisations hiérarchisées, comme naguère le Parti communiste, jouant le rôle du clergé et Marx celui de Dieu. De nombreuses entreprises fonctionnent également ainsi, dont le PDG est une sorte de Dieu vivant et l'état-major et l'encadrement son clergé.

Les prémisses cachées :

"Dieu est une parole"

Il faut en effet que Dieu soit identifié aux seuls signes tangibles supposés de sa présence, les Livres sacrés. Autrement, il serait muet à jamais. Si ces Livres n'étaient que des écrits comme le sont les œuvres de n'importe quel écrivain humain, ils ne seraient pas éternels ni sacrés. Ils ne sont pas seulement la parole de Dieu, ils sont Dieu en parole. Sinon, eux-mêmes ne seraient pas susceptibles de parler à leur tour.

 

"Le clergé fait parler la parole de Dieu"

Mais comme cette parole n'a pas réponse à toutes les questions, notamment sociales et politiques, qui peuvent se poser, il faut qu'elle puisse générer d'autres paroles. C'est là la tâche principale d'un corps d'érudits qui portent la parole de Dieu jusque dans les circonstances les plus diverses de la vie humaine, un peu comme les juges disent le droit d'après la Loi dans les affaires civiles et criminelles.

 

"Des hommes sont désignés pour constituer le clergé"

Mais le statut de clerc n'est pas une profession libre que chacun peut exercer de sa propre initiative. Dieu désigne certains humains, par des signes divers, comme chargés de la tâche de diriger les croyants en leur portant Sa parole. Ces gens, investis de cette mission et de ces compétences, constituent le clergé.

 

Ainsi, lorsque le clergé parle, c'est comme si Dieu lui-même parlait.

"La raison n'a raison que si elle ne contredit pas la parole de Dieu"

 

Dieu n'est pas supposé pouvoir se tromper ou se contredire. Si quelqu'un s'avise de passer au crible de la critique rationnelle les déclarations cléricales, et qu'il y trouve des anomalies, le clergé dira qu'il a fait un mauvais usage de la raison. Cette prémisse n'est pas cachée, et a souvent été affirmée par des théologiens tant chrétiens que juifs ou musulmans. Mais il n'est pas nécessairement évident qu'elle est à l'œuvre ici.

L'autorité vérificatrice

 

Le véritable fondement de ces raisonnements si peu rationnels n'est évidemment pas leur vraisemblance, mais les avantages qu'ils apportent à ceux qui les suivent. Ils sont rassurants et reposants. L'enfant qui a peur dans le noir n'est pas rassuré par une exploration rationnelle et efficace qu'il conduirait lui-même de la réalité de l'obscurité qui l'entoure, mais par la parole ferme et calme de son père ou de sa mère qui lui traduisent cette réalité en images qu'il intègre à son univers intérieur et qui lui permettront de se rendormir.

Les conséquences

 

Confiance et obéissance aveugles dans les décrets cléricaux, du moins tant qu'ils s'intègrent bien dans le rêve collectif. Les interprètes de la parole divine se placent en autorité absolue qu'il est à la fois immoral et irrationnel de critiquer. Ils transfèrent sur eux-mêmes la sacralité du divin.

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Enoncé le plus courant :

"La démocratie est le pire des régimes, après tous les autres, donc la démocratie est le meilleur des régimes possibles"

Les prémisses explicites :

"La démocratie a des défauts"

"Les autres régimes existants ont des défauts encore pires"

Les prémisses cachées :

"Les régimes existants sont la mesure des régimes possibles"

 

Telle est la prémisse cachée de ce sophisme.

L'autorité vérificatrice

 

C'est le prétendu "réalisme" ou "pragmatisme" qui sert de fondement à cette réduction implicite du possible au réel. La réduction se fait à deux niveaux : d'abord la réduction de la démocratie comme idéal à la démocratie réelle telle qu'elle est instituée dans de nombreux pays; ensuite la réduction des systèmes sociaux possibles à ceux qui existent. Réalisme et pragmatisme sont à l'origine des doctrines qui portent sur l'opposition entre l'idéal ou le théorique comme modèle de connaissance et non comme modèle d'action à suivre. Le glissement de l'un à l'autre est particulièrement facile dans le domaine politique où les expérimentations - en général révolutionnaires - ont tenté, où sont supposées avoir tenté, de réaliser des utopies incarnant les idéaux politiques. L'évidence communément admise est qu'un idéal moral ou politique n'a pas d'intérêt s'il n'est pas incarné dans la réalité. Même si cela est vrai, il ne s'ensuit pas nécessairement que l'idéal doive, en quelque sorte, être choisi parmi ce qui existe. On exclut évidemment l'éventualité d'un effort nouveau pour inventer de l'idéal et/ou le réaliser de manière nouvelle. L'attitude fondamentale est l'adhésion à ce qui existe, la valorisation de l'être en tant qu'être, et une sorte de consommation dans cet être, au sein duquel se cantonne la liberté de l'individu, qui n'est pas conçue comme projet.

Conséquences

 

La démocratie n'est plus conçue comme une exigence morale et politique, comme une utopie qui doive être approchée de plus en plus, mais comme l'ensemble des institutions existantes autoproclamées démocratiques.

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Enoncé le plus courant :

"Le marché, c'est la démocratie"

 

Les prémisses cachées :

"La consommation est assimilable à un vote libre"

C'est un peu ce qui était imaginé par les économistes classiques idéologues du libéralisme. La consommation, dans un environnement de concurrence libre, sélectionne de façon quasi automatique, l'offre la meilleure, un peu comme les électeurs élisent dans la démocratie les meilleurs dirigeants possibles.

 

"Le marché existe"

Cette prémisse cachée peut paraître une évidence. Pourtant, malgré la globalisation libérale, il n'est pas du tout certain que le marché, identifié au modèle "pur" inventé par les économistes classiques du marché, corresponde à la réalité économique actuelle, qui comprend plusieurs marchés isolés, oligopolistiques, dominés par des groupes de pression et des cartels ou des ententes, désinformés et fortement influencés par des éléments non économiques.

 

Conséquences

 

Identification du libéralisme économique et du libéralisme politique. Identification de l'idéal démocratique à la réalité de l'économie dite de marché.

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Enoncé le plus courant :

"Puisqu'il n'y a rien de mieux que le marché, le marché est ce qu'il y a de mieux"

Les prémisses explicites :

"Le marché est un régulateur de l'économie"

En fait, le marché ne régule pas l'économie et a lui-même besoin de régulation pour exister. Mais, surtout, il n'est pas précisé de quel marché on parle. "Le" marché est une abstraction. Actuellement, ce sont les marchés financiers qui dominent (et non pas régulent) les autres marchés.

 

"Aucun autre régulateur ne s'est montré meilleur"

Cette prémisse s'appuie sur la faillite des socialismes d'Etat. Mais l'échec de ceux-ci ne démontre pas le succès de celui-là ! (cf. sophisme 8) L'économie de marché, mondiale ou régionale, est en grande partie une fiction tout aussi utopique que l'était le prétendu socialisme des dictatures d'inspiration marxiste. C'est en fait un modèle théorique (sur le plan "scientifique") et utopique (sur le plan politique) dans lequel l'offre et la demande se rejoignent au meilleur point d'équilibre possible du moment. En réalité, la libre circulation des richesses et l'égal accès à leur distribution n'existent que très partiellement et très localement (cf. sophisme 6).

Les prémisses cachées :

"Le réel contient nécessairement le souhaitable"

 

Cette prémisse implicite est déjà à l'œuvre dans le sophisme 5 sur la démocratie.

Autorité vérificatrice

 

Le marché bénéficie, évidemment, dans cette opération, de l'aura de la démocratie à laquelle il est associé (cf. sophisme 5 et 6). Mais un autre ressort de l'adhésion à ce pseudo-raisonnement trouve aussi sa source dans le sophisme 2 ("Que le meilleur gagne…"). Et ceci à deux niveaux, parfois confondus : 1) le marché est meilleur parce qu'il a gagné; 2) le marché est meilleur parce qu'il permet au meilleur de gagner (cf. sophisme 6).

La conformité au réel, le refus de l'aventure, sont aussi servis par le besoin d'affirmations rassurantes, même fausses.

Conséquences

 

Vision déformée de la réalité à travers le prisme d'un modèle utopique supposé incarné dans celle-ci et adhésion non pas tant à ce modèle lui-même qu'à une valorisation plus générale du conservatisme, puisque le modèle est valorisé non pas par l'analyse de ses qualités intrinsèques, mais par le seul fait "qu'il marche" (tout au moins c'est ce qu'on affirme …).

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Enoncé le plus courant :

"Le socialisme est un échec, donc le capitalisme est une réussite"

"Les économies à planification autoritaire centralisée ne fonctionnaient plus"

 

En fait, ces échecs sont plutôt l'échec des bureaucraties et des décisions économiques centralisées. Ces économies ont quand même fonctionné en ce sens qu'elles ont permis l'émergence des nouvelles classes dirigeantes qui ont immédiatement pris le relais. Cadres de l'armée et du Parti, ou des entreprises d'Etat, une bourgeoisie rouge avait suffisamment prospéré pour être à même de recueillir les fruits trop murs du "socialisme réel".

Les prémisses explicites :

"Le socialisme se réduit à la planification autoritaire centralisée de l'économie"

 

Le socialisme est, à l'origine, l'idée qu'il faut demander à chacun selon ses moyens et redistribuer les biens produits de façon équitable (pour le communisme, selon les besoins de chacun). Selon la tradition marxiste du socialisme et du communisme, la propriété d'Etat des moyens de production et d'échange et la planification centralisée sont des moyens subordonnés à cette fin de redistribution sociale des richesses. D'autres traditions socialistes ont préconisé des formes décentralisées ou libertaires d'organisation économique. Ainsi, la réduction du socialisme au "socialisme réel" est-elle une application du sophisme 2 ("Que le meilleur gagne…) .

 Les prémisses cachées :

"Le capitalisme est ce qui n'est pas socialiste"

Le raccourci de ce sophisme suppose évidemment, mais sans le dire, que le capitalisme est la seule alternative possible au socialisme réel.

 

"Ce qui existe est une réussite"

Que le capitalisme ait survécu au socialisme réel n'implique qu'il soit une réussite que si l'on considère le fait de survivre comme étant en soi un but suffisant et un critère de réussite. Dans ce cas, toute vie serait également bonne, l'essentiel étant qu'elle dure le plus longtemps possible, peu importe de quoi elle serait remplie. Si cette morale peut évidemment se défendre, elle peut aussi être critiquée. En tout cas, il est nécessaire de l'admettre pour admettre ce sophisme 8.

Autorité vérificatrice

 

La division en deux du monde n'est pas véritablement propre à l'hérésie manichéenne. Les trois religions bibliques vivent et se développent en opposant leur communauté au reste de l'humanité. L'exclusion du pluralisme est à la racine de bien des usages illégitimes du principe de tiers exclu. Ce cheminement n'est pas sans analogie avec celui du sophisme 3.

Conséquences

 

Valorisation uniforme et indistincte de l'existant en tant que tel. Là encore, ce n'est pas seulement le capitalisme qui est valorisé dans sa quiddité propre. Il est valorisé en tant qu'existant, que vainqueur supposé d'un combat, et c'est le fait d'en être le vainqueur qui "prouve" sa valeur.

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Enoncé le plus courant :

"Le capitalisme, c'est le mal. Or les Américains sont les champions du capitalisme. Donc ils sont mauvais"

Les prémisses explicites :

"Le capitalisme, c'est le mal"

 

Le capitalisme comporte des maux connus, avérés ou non : paupérisation, concurrence sauvage et inhumaine, aliénation, résolution des crises par la violence, mondialisation impérialiste, dégradation de l'environnement, des ressources naturelles et de la santé humaine, etc. On néglige évidemment ce qu'il peut comporter de bien : liberté, progrès technique, mondialisation et rapprochement des hommes, philosophie des lumières, responsabilité des individus, valorisation de la science, humanisme et individualisme, et, d'abord, la survie et la liberté de ceux-là même qui le critiquent.

 

"C'est aux Etats-Unis qu'il a le mieux fonctionné"

C'est probablement vrai en très grande partie, mais faux en grande partie aussi. On oublie que les Etats-Unis sont aussi une société très bureaucratique, que les commandes de l'état sont le moteur le plus puissant des succès de l'industrie américaine, et que les grandes crises mondiales du capitalisme ont été initiées ou amplifiées de manière dramatique par la tournure qu'elles ont prises aux Etats-Unis.

Les prémisses cachées :

"Les Etats-Unis = les Américains"

 

L'identification est évidemment abusive entre un état, son gouvernement et son peuple. La démocratie suppose au contraire que l'on distingue rigoureusement les trois. En outre, le peuple ne peut évidemment pas être considéré comme une seule et même entité homogène dont la subjectivité serait une. Il y a des Américains riches et pauvres, instruits et analphabètes, du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest, manuels et intellectuels, de langues et de cultures différentes, et, bien sûr d'opinions non moins différentes. Cet amalgame national constitue une prémisse cachée évidemment falsificatrice.

 

"Il faut qu'une chose soit bonne ou mauvaise"

 

Où l'on retrouve un tiers exclu qui n'est pas fondé. Chaque chose comporte des aspects bons et de mauvais. En fait, la chose, le peuple, le système, le groupe, l'individu, même, n'est ni bon ni mauvais. Ce sont seulement certains événements ou processus dont il est le siège (et, parfois, partiellement, l'auteur) qui peuvent être jugés bons ou mauvais selon certaines perspectives et en fonction de certains choix axiologiques. Si ces perspectives et ces choix ne sont pas explicités, on a littéralement affaire à un jugement à l'emporte-pièce.

Autorité vérificatrice

 

L'amalgame national est malheureusement la contrepartie naturelle du patriotisme. Celui-ci ne se conçoit que si "les Français", par exemple, sont tous uniment de braves gens. La "psychologie des peuples" a aussi apporté une caution pseudo-scientifique à cette réification fusionnelle qui conduit à se figurer tous les membres d'une communauté humaine comme issus du même moule.

 

Le jugement à l'emporte-pièce suppose en préalable l'amalgame des composants de la pièce. Ce n'est qu'ensuite qu'on peut la condamner ou l'exalter en bloc. Et même, on ne peut plus, alors que condamner ou exalter en bloc, l'analyse est devenue impossible.

Conséquences

 

L'anticapitalisme se transforme en antiaméricanisme. Les luttes sociales sont ainsi souvent "nationalisées". Lénine d'abord, Mao-tse-toung et Castro ensuite, ont été les principaux inspirateurs de cette version nationale de la lutte des classes. Mais elle se retrouve dans les versions non-marxistes de l'anti-américanisme.

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Enoncé le plus courant :

"Il y a beaucoup de pauvres dans les pays musulmans. Défendre l'Islam, c'est donc défendre les pauvres"

Les prémisses explicites :

"Il y a beaucoup de pauvres dans les pays musulmans"

 

C'est vrai de la plupart de ces pays. Tous ne sont pas, toutefois, rangés dans la catégorie des "pays pauvres". Mais l'expression de "pays pauvres" elle-même introduit toutefois une confusion, car elle étend indûment à une entité politique une qualité propre de certaines couches sociales. Elle est une composante essentielle de cette version nationale de la lutte des classes critiquée à propos du sophisme 9, ci-dessus.

Les prémisses cachées :

"L'Islam est la religion des pauvres"

 

Que nombre de ces pays soient musulmans (en ce sens que l'Islam y est soit la religion dominante, soit la religion de l'Etat) n'implique nullement que l'Islam soit par vocation la religion des pauvres en tant que tels. L'influence de l'Islam est liée à des circonstances historiques et politiques, et non pas à un lien intrinsèque entre la pauvreté des personnes et leur adhésion à la foi musulmane. Il y a évidemment des musulmans riches et la religion musulmane ne fait pas de la pauvreté une vertu.

 

"La religion est l'identité du croyant"

Plus profondément encore, il y a dans ce sophisme une identification entre le croyant et la religion qu'il pratique. Même en admettant que celle-ci fait partie de son identité, il y a évidemment un abus à identifier les personnes et leur religion.

L'autorité vérificatrice

 

On ne peut que constater la contemporanéité de la perte de prestige du marxisme et de la montée de l'Islam comme idéologie de ralliement de nombreuses personnes se réclamant du combat des riches contre les pauvres. Un certain romantisme missionnaire donne une force de conviction certaine à ce sophisme. Il y a aussi la facilité du jugement à l'emporte-pièce déjà dénoncé : le peuple des pays musulmans est fondu en un seul groupe malgré ses diversités, notamment par rapport à la richesse, puisque c'est de richesse qu'il s'agit. Il est ensuite amalgamé avec ses leaders politico-religieux. Ce double amalgame remplace les questions qu'il faudrait se poser par des réponses et des certitudes. Il présente donc bien des avantages…

Conséquences

 

Ces réponses et ces certitudes travestissent les questions de justice sociale et de progrès économique en questions religieuses et nationales.

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Enoncé le plus courant :

"Dieu vous aime. Vous devez donc l'aimer"

Les prémisses explicites :

"Dieu vous aime"

 

C'est l'affirmation de départ. Sa signification doit être éclaircie. Ou bien Dieu est considéré ici comme une personne et son amour comme analogue à celui qui peut lier deux êtres humains. Quels sont alors les marques de cet amour ? La tendresse, l'affection, l'érotisme, l'estime, le dévouement de Dieu, comment se manifestent-ils ? Ou bien Dieu est le principe d'unité de l'univers, voire son créateur, bref, un principe métaphysique, et alors, quelle sorte d'amour un principe peut-il porter à une personne ? Les croyants ont évidemment la réponse à ces questions, mais ils doivent se les poser.

Les prémisses cachées :

"On doit aimer qui vous aime"

 

Cette maxime semble impliquée par le sophisme. Il est difficile d'en voir le fondement. On ne reproche plus, de nos jours, à l'aimée inaccessible son ingratitude envers son amoureux transi. Il semble que le fait d'être aimé entraîne une sorte de dette à l'égard de celui qui aime. C'est en effet souvent sur ce modèle que l'on établit la dette des enfants envers leurs parents : ceux-ci vous ont tout donné, à commencer par la vie, vous devez les secourir dans leurs vieux jours en retour. Peut-être, mais je trouve plus beau - et plus conforme aussi à ce qui se produit réellement - que l'amour, même " de retour", soit autonome et non régi par une reconnaissance de dette.

Autorité vérificatrice

 

C'est évidemment la culpabilité qui peut animer ce sentiment de devoir aimer.

Conséquences

 

L'amour ainsi provoqué - après avoir été invoqué - est donc un amour qui baisse la tête. Peut-être est-ce là le but, faire baisser la tête.

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