Marie, son fils et l’Europe

 

 

Les démarches se multiplient pour faire du christianisme la référence spirituelle de la nouvelle Europe, au nom de ce qu’il en serait la racine , ou le fondement.

 

Racine ou fondement, d’ailleurs ? Ce n’est pas la même chose.

Le fondement d’un édifice, c’est ce sur quoi il est assis, ce qui est stable et le plus immuable. On va périodiquement en vérifier la solidité et la permanence. La racine d’une plante, au contraire, est vivante, elle est la partie invisible qui permet la croissance harmonieuse de la partie visible. Pas de plante florissante sans racines étendues. Les racines s’étendent et s’enrichissent, les fondements s’enfoncent et s’assèchent. « Racine » a donné « radical », « fondement » a donné « fondamentaliste ». Bien sûr, il ne s’agit que de métaphores, mais pourquoi les rendre innocentes ?

 

Racines païennes de l’Europe

Elles sont oubliées et méprisées. Certes, les nostalgiques de la celtitude et de la germanité évoquent les Dieux dont jadis Wagner célébra le crépuscule. Mais l’humanisme européen puise aussi et d’abord ses références dans les dieux grecs et romains. Les dieux païens incarnaient des réalités et des puissances naturelles nombreuses et variées. L’empereur (alors installé à Bysance, en Turquie …), a voulu y mettre de l’ordre en substituant le monothéisme au polythéisme. Ce passage du multiple à l’un a marqué évidemment de façon profonde la culture et la pensée européennes, et lui a apporté notamment son universalisme et son égalitarisme, mais on en gomme une dimension essentielle en la réduisant au monothéisme chrétien. N'oublions pas que le pluralisme, le rejet du réductionnisme simplificateur ont leur racines dans le polythéisme antique.

 

Racines athées de l’Europe

Il y a non seulement l’athéisme des Lumières, des Hume, Voltaire, Fontenelle, Diderot, Helvetius, etc. mais, plus profondément, un athéisme qui se distingue de façon pratique par la construction des institutions politiques indépendantes de la religion et reposant, non sur les lois divines, mais sur des lois civiles élaborées par des hommes. La construction de la démocratie en Grèce sur une base non théocratique est le premier pas de la future séparation de l’Eglise et de l’Etat, de l’élaboration d’une conscience humaine individuelle fondée non sur l’inspiration et la révélation d’une divinité, mais sur le libre examen et le jugment raisonné et critique de l’individu. C’est cela aussi la racine de la culture européenne.

 

L’Europe est-elle un passé ou un avenir ?

Alors qu’on débat de la « constitution » de l’Europe, c’est-à-dire du cadre dans lequel son avenir doit être construit, on introduit une obsession de son passé. Il est vrai que l’Europe est un passé, non seulement comme réalité géographique et culturelle (dans le cadre de l’empire romain, dans celui de l’Europe des républiques marchandes des temps modernes), mais aussi comme idée et projet politiques. Du passé ne faisons pas table rase, mais ne le défigurons pas non plus ! Or ce serait le défigurer que de le décrire comme essentiellement chrétien (« chrétien » étant d’ailleurs réduit à « catholique »). L’Europe est un avenir. C’est avant tout, actuellement et s’agissant de l’Europe dont on veut écrire la constitution, un projet politique. Il s’agit donc de dire les valeurs qui animent ce projet. Dire les racines qui le nourrissent n’est pas vain, s’il s’agit de montrer en quoi les valeurs d’aujourd’hui doivent aux enseignements d’hier.

 

Les sectes mariales ont-elles lancé une OPA sur l’Europe ?

Déjà, le drapeau européen a emprunté son bleu et ses douze étoiles à la symboliques mariale, sans, à ma connaissance, qu’aucun referendum, ni aucune autre forme de consultation de l’opinion publique soit organisée sur ce choix. Les partis politiques démocrates chrétiens, Giscard d’Estaing, et son parcours de l’Opus Dei à la candidature à la franc-maçonnerie, Jean-Paul II et ses interventions sur le sujet de la constitution européenne (le Vatican ne fait pourtant pas partie de l’Union, je crois …), les catholiques d’Europe centrale réunissant les « jeunes » en Autriche, cette constance à réduire le christianisme au catholicisme, comme le voulait Catherine de Médicis, voila autant d’indices de la vaste conspiration des sectes mariales ! Bien sûr, je plaisante …

 

La mère qui veut faire de son fils un roi

Je n’oserai, évidemment, évoquer ici les noirceurs dont une mère est capable pour la gloire de son fils, et j’observe seulement que cet enthousiasme (du grec en et theos, l’habitation de l’être par le dieu) à valoriser la christianité de l’Europe vient essentiellement de personnes et de groupes dévoués à la mère du Christ.

 

Deux cibles des revendications marialistes

Les deux cibles principales contre lesquelles polémiquent les partisans de la « référence chrétienne » sont le « matérialisme » et l’Islam. Par « matérialisme », ceux-ci entendent non pas les philosophies d'Epicure ou d'Helvetius, mais la valorisation excessive, voire exclusive, des gains financiers et des jouissances égoïstes. Cette valorisation se retrouve en fait dans les philosophies qui inspirent le libéralisme économique et social,  pour qui le progrès et l’ensemble des valeurs sociales reposent sur un mécanisme supposé de maximisation des profits individuels qui produirait automatiquement un plus grand bien commun. Or, c'est ce libéralisme économique qui est à la base de la philosophie politique de ces mêmes acteurs.

 

Le rejet de l’Islam est fondé sur une vague revendication identitaire. L’identité est ici ce par quoi je me distingue de l’autre. Est-on en train de proposer un retour d’Isabelle la Catholique face aux Islamistes qui veulent reconquérir l’Andalousie ? L’Islam n’est pas si différent que cela du catholicisme sur bien des points. Leurs fondements ont en commun l’autoritarisme et la volonté d’hégémonie.

 

Mystification et déformations sont les deux stratégies essentielles de ces acteurs.

 

Les laïques de la « tolérance » entre les trois religions

En face de ces mouvements, une certaine réaction laïque s’est développée, mais essentiellement fondée sur le respect du « pluralisme » religieux. Cette position est à son tour une position d’exclusion. Elle limite le religieux aux trois plus grandes religions monothéistes bibliques, le Judaïsme, le Catholicisme et l’Islam. Le christianisme, comme on l’a déjà dit, est réduit au catholicisme, faisant fi des siècles de tradition protestante, et des apports de liberté, de conscience et de fraternité qu’ils représentent dans notre culture. Plus généralement, le religieux est réduit aux religions du Livre. Et, plus généralement encore, le « spirituel » est réduit au religieux. Le monde moderne a besoin de réaffirmer ses valeurs, et on prétend que c’est « naturellement » à la religion de le faire. A des religions qui ont des millers de morts, des milliers de persécutés, des milliers d’offensés et des milliers d’exploités sur la conscience.

 

Valeurs … oui, mais quelles valeurs ?

Veut-on la nation ou la paix ? L’Europe est-elle une nation ? Au dix-neuvième siècle, l’idée de nation était apparue libératrice en face des empires, austro-hongrois, tsariste, puis coloniaux, autoritaires et violents. Mais l’idée de l’Europe, telle que déjà Victor Hugo ou Lamartine en parlaient, était celle d’une union de peuples construisant une paix durable. Après la seconde guerre mondiale, l’Europe, c’était la paix, pas une « identité », c'était une idée, pas un « fondement ».

 

Est-ce la vie ou la vie humaine qu'il faut défendre ? Pour les chantres des références spirituelles de l’Europe, la vie doit être affirmée comme une valeur essentielle. C’est-à-dire, en pratique, que l’avortement doit être condamné. La vie, oui, mais toute vie ? Après tout, les virus aussi sont des êtres vivants… La vie est une valeur au travers de ce qu’elle porte. Si toute vie était bonne par ce qu’elle est vie, alors il n’y aurait pas de distinction entre le bien et le mal, pas de valeurs ! La valeur, c’est la vie humaine. Celle de la mère, peut-être même celle de son oeuf, s'ils y tiennent, s'ils montrent en quoi celui-ci a une vie humaine.

 

Veut-on la tolérance ou la fraternité ? Il faut réaffirmer la tolérance. Oui, bien sûr, a minima celle qui consiste à ne pas assassiner son voisin parce qu’il n’a pas les mêmes opinions que vous ou parce qu’il a une drôle de gueule. Mais je préférerais la fraternité qui va plus loin et , seule, permet de croire que les hommes construiront un jour ensemble une tour de Babel neuve.

 

Equité ou égalité ? Equité dans la soumission ou égalité dans la liberté ? Aider les faibles, c’est-à-dire admettre sans retour qu’il y ait des faibles, ou vouloir que tous les hommes soient égaux ?

 

Esprit ou réflexion ? On veut faire revivre l’esprit dans une société devenue trop attachée à son ventre et vouée à se vautrer dans la consommation ? C’est-à-dire en réalité "retourner" l’attention de nos concitoyens divertis, au sens pascalien, ou peut-être même pervertis, vers le Saint-Esprit. Non, je préfère qu’il s’agisse d’abord de faire que les individus utilisent leurs neurones et qu'ils examinent de façon réflexive leur propre condition. Voila qui les délivrera, non de la chair, mais de la consommation.

 

Epilogue

La revendication catholique et les « protestations » des trois religions sont en fait sœurs et visent toujours à éluder les vraies questions qui ne sont pas posées. Car l’essence de ces religions, je crois, est de refuser le principe même de questionnement, ce questionnement que des mécréants comme Diogène et Socrate ont pourtant mis dans les premiers sillons de la « culture européenne », et qui n’en finit pas de porter ses fruits…

 

 

Mai 2004

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