En finir avec le relativisme, et avec l'absolutisme aussi !

 A propos de Veritatis Splendor

L'élection du nouveau Pape devrait me laisser indifférent : après tout, les catholiques font ce qu'ils veulent ! Mais celui-ci semble avoir un programme : en finir avec le relativisme. Et sur ce point, formulé ainsi, je suis d'accord avec lui. Mais probablement pas sur le sens qu'il donne à cette formule.

 

Je rejette le relativisme, tel, par exemple, qu'il est exprimé par Richard Rorty, dont j'ai lu et critiqué un livre (voir la critique).

 

La tolérance, oui; le relativisme, non. Toutes les opinions sont respectables, mais cela n'empêche pas certaines d'être idiotes ou nuisibles.

 

Le perspectivisme, oui; le relativisme, non. La vérité est située, elle est quand même vraie.

 

Mais je rejette tout autant l'absolutisme qui, après avoir frauduleusement enfermé l'humanité dans la caverne de Platon ou la vallée de larmes de la Bible, se croit autorisé à la sauver par sa Vérité révélée et mystique.

 

Quant à Benoît XVI, ci-devant Ratzinger, il est, je crois le nègre véritable auteur de l'encyclique de Jean-Paul II intitulée "Veritatis splendor", par laquelle il déclarait la guerre au relativisme. J'ai donc relu attentivement ce texte intéressant au titre si amusant.

 

 

"LETTRE ENCYCLIQUE
VERITATIS SPLENDOR
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
A TOUS LES EVEQUES
DE L'EGLISE CATHOLIQUE
SUR QUELQUES QUESTIONS
FONDAMENTALES
DE L'ENSEIGNEMENT MORAL
DE L'EGLISE"

 

"Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 6 août 1993, fête de la Transfiguration du Seigneur, en la quinzième année de mon pontificat."

 

 

A la manière de Platon, notre guide spirituel part de la question du Bien. Chaque homme se demande en diverses circonstances de sa vie ce qu'est le bien. Chez Platon , la définition du Bien passait par une ascèse dialectique au cours de laquelle les notions étaient analysées, critiquées, c'est-à-dire jugées. Ici, la réponse, d'après notre guide, vient de Jésus :

 

"C'est pourquoi, après l'importante précision « un seul est le Bon », Jésus répond au jeune homme : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 17). De cette manière est énoncé un lien étroit entre la vie éternelle et l'obéissance aux13. La réponse de Jésus ne suffit pas au jeune homme qui insiste en interrogeant le Maître sur les commandements à observer : « " Lesquels ? " lui dit-il » (Mt 19, 18). Il demande ce qu'il doit faire dans la vie pour manifester qu'il reconnaît la sainteté de Dieu. Après avoir orienté le regard du jeune homme vers Dieu, Jésus lui rappelle les commandements du Décalogue qui ont trait au prochain : « Jésus reprit : " Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même " » (Mt 19, 18-19)."

 

Elle consiste, on le voit, dans un certain nombre de commandements à observer (ici, six, puisque seuls sont retenus les commandements qui ont trait à la morale envers le prochain). Mais cet énoncé de la loi par Jésus n'est pas une simple déclaration, elle est en fait une injonction et un enseignement. Injonction car il n'est pas envisagé que l'on discute cette loi, et enseignement, car la loi est transmise comme un patrimoine.

 

"De fait, la Loi nouvelle ne se contente pas de dire ce qui doit se faire, mais elle donne aussi la force de « faire la vérité » (cf. Jn 3, 21). Dans le même sens, saint Jean Chrysostome a fait observer que la Loi nouvelle fut promulguée précisément quand l'Esprit Saint est venu du ciel le jour de la Pentecôte et que les Apôtres « ne descendirent pas de la montagne en portant, comme Moïse, des tables de pierre dans leurs mains, mais qu'ils s'en retournaient en portant l'Esprit Saint dans leurs cœurs, devenus par sa grâce une loi vivante et un livre vivant » (34)."

 

Ce patrimoine, c'est l'Eglise, réunion de tous les fidèles qui en est le gardien et le transmetteur, de génération en génération. Avec le devoir est transmis le pouvoir.

 

"27. Dans l'unité de l'Eglise, promouvoir et garder la foi et la vie morale, c'est la tâche confiée par Jésus aux Apôtres (cf. Mt 28, 19-20), tâche qui se poursuit dans le ministère de leurs successeurs. C'est ce que l'on retrouve dans la Tradition vivante, par laquelle, comme l'enseigne le Concile Vatican II, « l'Eglise perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte, et elle transmet à chaque génération, tout ce qu'elle est elle-même, tout ce qu'elle croit. Cette Tradition qui vient des Apôtres se poursuit dans l'Eglise, sous l'assistance du Saint-Esprit » (39). Dans l'Esprit, l'Eglise accueille et transmet l'Ecriture comme témoignage des « grandes choses » que Dieu opère dans l'histoire (cf. Lc 1, 49) ; elle confesse par la bouche des Pères et des Docteurs la vérité du Verbe incarné ; elle met en pratique les préceptes et la charité dans la vie des saints et des saintes et dans le sacrifice des martyrs ; elle célèbre l'espérance dans la liturgie ; par cette Tradition, les chrétiens reçoivent « la voix vivante de l'Evangile » (40), comme expression fidèle de la sagesse et de la volonté divines.

A l'intérieur de la Tradition, avec l'assistance de l'Esprit Saint, se développe l'interprétation authentique de la Loi du Seigneur. L'Esprit, qui est à l'origine de la Révélation, des commandements et des enseignements de Jésus, veille à ce qu'ils soient gardés saintement, exposés fidèlement et appliqués correctement dans tous les temps et dans toutes les situations. Une telle « actualisation » des commandements est le signe et le résultat d'une profonde intelligence de la Révélation et d'une bonne compréhension, à la lumière de la foi, des nouvelles situations historiques et culturelles. Cependant, elle ne peut que confirmer la validité permanente de la Révélation et s'inscrire dans le sillage de l'interprétation qu'en donne la grande Tradition de l'Eglise par son enseignement et par sa vie, Tradition dont témoignent la doctrine des Pères, la vie des saints, la liturgie de l'Eglise et l'enseignement du Magistère.

En particulier, comme l'affirme le Concile, « la charge d'interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l'Eglise dont l'autorité s'exerce au nom de Jésus Christ » (41). Ainsi l'Eglise, dans sa vie et dans son enseignement, se présente comme « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3, 15), et aussi de la vérité dans l'agir moral. En effet, « il appartient à l'Eglise d'annoncer en tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l'ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l'exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes » (42).

Précisément sur les questions qui font l'objet aujourd'hui du débat moral et autour desquelles se sont développées de nouvelles tendances et de nouvelles théories, le Magistère, dans la fidélité à Jésus Christ et dans la continuité de la Tradition de l'Eglise, estime qu'il est de son devoir urgent de proposer son discernement et son enseignement, afin d'aider l'homme sur le chemin vers la vérité et vers la liberté."

 

L'Eglise est ainsi consacrée porte-parole unique de la loi de Dieu. L'Eglise répond aux interrogations des hommes (Que dois-je faire ? Où est le Bien ?) par un savoir. On note ici un premier glissement sémiologique de loi à savoir . La loi est "enseignée" non pas seulement comme un code à respecter mais aussi comme une science. C'est du moins le langage utilisé. Curieusement, le principe de ce savoir d'un genre nouveau n'est pas l'expérimentation et la réflexion, mais "la crainte de Dieu". Pour moi, il est étrange qu'une forme quelconque de savoir puisse procéder d'une autre crainte que de celle de se tromper :

 

"Les efforts de nombreux théologiens, soutenus par les encouragements du Concile, ont déjà porté leurs fruits, par des réflexions intéressantes et utiles sur les vérités de la foi qu'il faut croire et appliquer dans la vie, présentées sous des formes qui répondent davantage à la sensibilité et aux interrogations des hommes de notre temps. L'Eglise, et en particulier les évêques, auxquels Jésus Christ a confié avant tout le ministère d'enseignement, accueillent ces efforts avec gratitude et encouragent les théologiens à poursuivre leur labeur, animés par une profonde et authentique « crainte du Seigneur, principe de savoir » (Pr 1, 7)."

 

Pour notre guide, le problème crucial est celui de la "liberté" :

 

"31. Les problèmes humains qui sont les plus débattus et diversement résolus par la réflexion morale contemporaine se rattachent tous, bien que de manière différente, à un problème crucial, celui de la liberté de l'homme."

 

Que faut-il entendre par là ? Certainement pas les abus de la liberté, décrits par le guide comme "individualistes" et conduisant à l'"athéisme" :

 

"32. Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C'est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral, qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un critère de sincérité, d'authenticité, d'« accord avec soi-même », au point que l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral.

Comme on peut le saisir d'emblée, la crise au sujet de la vérité n'est pas étrangère à cette évolution. Une fois perdue l'idée d'une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée : la conscience n'est plus considérée dans sa réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de l'intelligence de la personne, qui a pour rôle d'appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d'exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision ne fait qu'un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences extrêmes, l'individualisme débouche sur la négation de l'idée même de nature humaine.

Ces différentes conceptions sont à l'origine des mouvements de pensée qui soutiennent l'antagonisme entre loi morale et conscience, entre nature et liberté."

 

Le guide spirituel a raison de vouloir séparer conscience et vérité : une opinion n'est pas vraie parce qu'elle est le fruit de ma conscience, mais parce qu'elle correspond à la réalité.

 

Cela est-il applicable aux jugements éthiques ? Quel sens la notion de vérité a-t-elle en morale ? Les "mouvements de pensée" ici critiqués par le guide confondent authenticité, sincérité et vérité. Et certainement, ils ont tort. On peut être un criminel sincère, cela ne retire rien au crime en tant que tel.

 

Le guide en conclut à l'existence d'un loi naturelle. Il identifie "réalité" et "nature". Cette identification est délicate et sujette à discussion concernant les sciences dites de la nature, adns lesquelles l'activité constructrice de l'esprit humain est certaine.  Elle est absurde pour la morale, même dénommée par lui "savoir". La morale est construite. Elle est un produit artificiel de la culture, dont l'humanité peut être fière. Disant cela, on est immédiatement comme entraîné dans le sillage du relativisme culturel. Lui aussi, à son tour, est justement critiqué par notre guide :

 

"33. Parallèlement à l'exaltation de la liberté et, paradoxalement, en opposition avec elle, la culture moderne remet radicalement en question cette même liberté. Un ensemble de disciplines, regroupées sous le nom de « sciences humaines », ont à juste titre attiré l'attention sur les conditionnements d'ordre psychologique et social qui pèsent sur l'exercice de la liberté humaine. La connaissance de ces conditionnements et l'attention qui leur est prêtée sont des acquisitions importantes, qui ont trouvé des applications dans divers domaines de l'existence, comme par exemple dans la pédagogie ou dans l'administration de la justice. Mais certains, dépassant les conclusions que l'on peut légitimement tirer de ces observations, en sont arrivés à mettre en doute ou à nier la réalité même de la liberté humaine.

Il faut aussi rappeler certaines interprétations abusives de la recherche scientifique dans le domaine de l'anthropologie. Tirant argument de la grande variété des mœurs, des habitudes et des institutions présentes dans l'humanité, on finit, sinon toujours par nier les valeurs humaines universelles, du moins par concevoir la morale d'une façon relativiste."

 

Le relativisme, dans le domaine moral comme dans le domaine scientifique, conclut abusivement du caractère artificiel des connaissances et des jugements à leur valeur purement subjective et limitée à une expérience ou à un "jeu de langage" déterminés. Le fait qu'une idée, ou qu'une loi morale, soit construite ne l'empêche nullement d'avoir une valeur universelle, dans le sens où ce mot peut avoir un sens. Que Galilée ait été italien ne fait pas que la Terre ne tournait qu'en Italie, pour autant qu'elle tourne. La constitution de l'idée, sa formulation, sa mise à l'épreuve et donc son sens sont le produit de conditions historiques et culturelles particulières. Mais sa valeur de vérité et sa portée, universelle ou non, n'ont rien à voir avec ces conditions particulières.

 

Le guide s'aperçoit avec horreur que ce relativisme et ce particularisme ont pénétré l'Eglise elle-même :

 

"Sous l'influence des courants subjectivistes et individualistes évoqués ci-dessus, certaines tendances de la théologie morale actuelle interprètent d'une manière nouvelle les rapports de la liberté avec la loi morale, avec la nature humaine et avec la conscience ; elles proposent des critères inédits pour l'évaluation morale des actes. Malgré leur variété, ces tendances se rejoignent dans le fait d'affaiblir ou même de nier la dépendance de la liberté par rapport à la vérité.

Si nous voulons opérer un discernement critique sur ces tendances pour être en mesure de reconnaître en elles ce qui est légitime, utile et précieux, et d'en montrer en même temps les ambiguïtés, les dangers et les erreurs, nous devons les examiner à la lumière de la dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité, exprimée de la manière la plus claire et la plus autorisée par les paroles du Christ : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32). "

 

Le guide touche là un point fondamental. En effet, les subjectivistes (Rorty, par exemple, mais bien d'autres aussi) subordonnent la vérité à la liberté, faisant de celle-là le résultat d'un choix de celle-ci. Le guide, lui, veut limiter celle-ci par celle-là, qui est Dieu (tiens, retrouve-t-on Spinoza et son "Deus sive natura" ? je n'ose le croire !)

 

"35. Nous lisons dans le livre de la Genèse : « Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement : " Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort " » (Gn 2, 16-17).

Par cette image, la Révélation enseigne que le pouvoir de décider du bien et du mal n'appartient pas à l'homme, mais à Dieu seul. Assurément, l'homme est libre du fait qu'il peut comprendre et recevoir les commandements de Dieu. Et il jouit d'une liberté très considérable, puisqu'il peut manger « de tous les arbres du jardin ». Mais cette liberté n'est pas illimitée : elle doit s'arrêter devant « l'arbre de la connaissance du bien et du mal », car elle est appelée à accepter la loi morale que Dieu donne à l'homme. En réalité, c'est dans cette acceptation que la liberté humaine trouve sa réalisation plénière et véritable. Dieu qui seul est bon connaît parfaitement ce qui est bon pour l'homme en vertu de son amour même, il le lui propose dans les commandements."

 

L'Eglise a bien été effleurée par l'idée que la raison humaine puisse en effet produire par elle-même ce qu'elle attribuait à Dieu :

 

"Il faut reconnaître que, à l'origine de cet effort pour renouveler la réflexion, on trouve certaines requêtes positives qui, d'ailleurs, appartiennent dans une large mesure à la meilleure tradition de la pensée catholique. A l'invitation du Concile Vatican II (60), on a désiré favoriser le dialogue avec la culture moderne, en mettant en lumière le caractère rationnel — et donc universellement intelligible et communicable — des normes morales appartenant au domaine de la loi morale naturelle (61)."

 

Mais, peut-être sous quelque influence luthérienne et de l'empirisme dit anglo-saxon, ce rationalisme s'est vite révélé être un subjectivisme :

 

"En outre, on a voulu insister sur le caractère intérieur des exigences éthiques qui en découlent et qui ne s'imposent à la volonté comme une obligation qu'en vertu de leur reconnaissance préalable par la raison humaine et, concrètement, par la conscience personnelle.

Mais, en oubliant la dépendance de la raison humaine par rapport à la Sagesse divine et, dans l'état actuel de la nature déchue, la nécessité et surtout la réalité effective de la Révélation divine pour pouvoir connaître les vérités morales même d'ordre naturel (62), certains en sont arrivés à faire la théorie de la souveraineté totale de la raison dans le domaine des normes morales portant sur la conduite droite de la vie dans ce monde : ces normes constitueraient le domaine d'une morale purement « humaine », c'est-à- dire qu'elles seraient l'expression d'une loi que l'homme se donne à lui-même de manière autonome et qui a sa source exclusivement dans la raison humaine. Dieu ne pourrait aucunement être considéré comme l'auteur de cette loi, si ce n'est dans la mesure où la raison humaine exerce sa fonction de régulation autonome en vertu de la délégation originelle et complète que Dieu a donnée à l'homme. Or ces façons de penser ont amené, à l'encontre de la Sainte Ecriture et de la doctrine constante de l'Eglise, à nier que la loi morale naturelle ait Dieu pour auteur et que l'homme, par sa raison, participe de la Loi éternelle qu'il ne lui appartient pas d'établir."

 

Et c'est bien, en effet, ce qu'on peut reprocher aussi bien au cartésiens qu'aux empiristes, de revenir à la conscience comme critère de la vérité. Mais notre guide le leur reproche au nom de la "doctrine constante de l'Eglise", fidèle en cela à son apostolat. Nous le leur reprochons, pour la vérité objective, à leur ignorance et au mépris du fait (factum), et pour la vérité morale, à leur mépris de l'universalité intrinsèque acquise par la loi construite de façon particulière.

 

En effet, c'est bien sur un oubli que se constitue l'erreur et l'illusion du relativisme. Celui-ci croit que la conscience est seule. Le monde n'est qu'une projection interne de ses propres décisions. Le guide s'effraie de cette visions nihiliste :

 

"39. Ce n'est pas seulement le monde, mais aussi l'homme lui-même qui a été confié à ses propres soins et à sa propre responsabilité. Dieu l'a « laissé à son conseil » (Si 15, 14), afin qu'il cherche son Créateur et qu'il parvienne librement à la perfection. Y parvenir signifie construire personnellement en soi cette perfection. En effet, de même que l'homme façonne le monde par son intelligence et par sa volonté en le maîtrisant, de même l'homme confirme, développe et consolide en lui-même sa ressemblance avec Dieu en accomplissant des actes moralement bons.

Toutefois, le Concile demande d'être attentif à une fausse conception de l'autonomie des réalités terrestres, celle qui consiste à considérer que « les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l'homme peut en disposer sans référence au Créateur » (67). En ce qui concerne l'homme, cette conception de l'autonomie produit des effets particulièrement dommageables, car elle finit par avoir un sens athée : « La créature sans Créateur s'évanouit 6. Et même, l'oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même » (68)."

 

Mais le véritable oubli qui est ici à l'œuvre, ce n'est pas l'oubli de Dieu. C'est l'oubli du travail manuel. C'est l'illusion du clerc qui, seul dans son poêle ou dans son bureau d'études, décide de ce qu'est et de ce que doit être le monde. Il manipule des symboles, il leur attribue une vie propre et autonome, et finit par croire dans l'autonomie de sa propre pensée. Mais de cela, notre guide n'en a pas conscience, car il est lui-même dans cette illusion.

 

Cette critique du relativisme, valable en ce qu'elle lui reproche son subjectivisme, est, à mon sens, fondée sur une conception erronée des idées de nature et de liberté. Cette conception est partagée par le relativisme, si bien que la doctrine de notre guide et celle du relativisme ne se séparent que par des choix distincts : là où Rorty choisit ce qu'il appelle la liberté et la solidarité, le Vatican choisit ce qu'il appelle la nature.

 

La nature : la confusion entre nature et réalité fait que l'on suppose qu'une connaissance vraie d'un objet doit être une connaissance de la nature, entendant par là de quelque chose qui ne doive rien au sujet. Comme une telle connaissance n'existe pas, le relativisme en conclut au subjectivisme absolu : il n'y a pas de connaissance, mais seulement des choix du sujet. Notre guide en conclut, lui, qu'une telle connaissance ne peut procéder que d'une révélation et non d'une activité cognitive "ordinaire".

 

La réalité, pourtant, peut être construite par la culture, sans être moins réelle pour autant. La Tour Eiffel n'est pas moins réelle que le Mont Blanc ! Cela dit sans affirmer quoi que ce soit sur la réalité ou la "connaissabilité" de l'un ou de l'autre ! Quoi que l'on décide, après examen épistémologique approfondi (dont ce n'est pas le lieu) de cette réalité ou de cette connaissabilité, l'une et l'autre appartiendront au même degré de réalité.

 

Les constructions de la culture, les produits de l'artifice humain, sont nombreux et d'ordre divers, c'est-à-dire qu'ils comprennent aussi bien des objets matériels comme la Tour Eiffel, que des assemblages symboliques comme la loi de la gravitation, ou … la Bible. La valeur de vérité de ces assemblages se corrige et s'améliore progressivement par la recherche expérimentale, grâce aux questions que l'homme, par son activité expérimentale, pose à la réalité. La valeur axiologique ou morale accordée à ces réalisations dépend de jugements que la conscience élabore et affine progressivement au cours des siècles. Le caractère vrai ou faux de cette élaboration vient de ce que des lois se formulent qui interdisent, comme la réalité le fait, certaines options. La question de la valeur objective de ces lois, produits de l'esprit humain est semblable à celle de la réalité de la Tour Eiffel. Quant à leur reprocher de ne pas être universelles, de façon absolue, c'est la même chose que rejeter la Tour Eiffel parce qu'un jour elle se sera écroulée. Kant dessinant les canons de toute morale future vise l'universel. Et certainement il n'atteint pas ce but, liée que peut se trouver sa raison à son siècle et à sa "culture". Mais cela ne retire rien à la légitimité de sa visée et à la réalité du progrès que son effort fait faire à la construction commune d'une morale rationnelle. Et, bien avant lui, bien sûr, aux efforts de Jésus, et après lui, à ceux de Benoît XVI.

 

La liberté de l'homme, telle qu'elle est décrite ici, procède par "décisions" plutôt que par "jugements". De la même façon, elle est pour Rorty affaire de "choix". Catholicisme et relativisme partagent là aussi la même vision fondamentale d'une liberté conçue comme une sorte de spontanéité, de jaillissement, le premier pour la craindre et la limiter, le second pour l'idolâtrer. Mais l'homme spontané n'est pas libre. Il est dans la "nature déchue" des chrétiens, mené par ses désirs objectaux. Ce n'est que par une ascèse et un façonnement de soi qu'il devient libre. La liberté est une construction de la culture, à laquelle, d'ailleurs, Jésus, Kant et Benoît XVI ont chacun apporté leur pierre.

 

Mais il est vrai que les choses ne sont pas si simples. La culture à son tour est un aspect de la nature !  Notre guide en parle plus loin, les sciences humaines ont montré comment nos créations sont dépendantes du siècle et de ses conditions. Des données naturelles, telles que la taille de notre cerveau et quelques autres, sont els conditions évidentes du développement de la culture qui nous distingue d'autres espèces. Ainsi, la liberté n'est pas une création, mais une fabrication.

 

 

Transférant ensuite au domaine moral le principe aristotélicien du moteur qui doit être lui-même mû, et n'ayant pas lu, ou les ayant mal lus, les Stoïciens et les Epicuriens, notre guide et sa sainte compagnie ne croient pas que l'homme puisse se donner à soi-même des lois qui soient de véritables lois :

 

"44. L'Eglise s'est souvent référée à la doctrine thomiste de la loi naturelle, l'intégrant dans son enseignement moral. Mon vénéré prédécesseur Léon XIII a ainsi souligné la soumission essentielle de la raison et de la loi humaine à la Sagesse de Dieu et à sa Loi. Après avoir dit que « la loi naturelle est écrite et gravée dans le cœur de chaque homme, car elle est la raison même de l'homme lui ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher », Léon XIII renvoie à la « raison plus haute » du Législateur divin : « Mais cette prescription de la raison humaine ne pourrait avoir force de loi, si elle n'était l'organe et l'interprète d'une raison plus haute, à laquelle notre esprit et notre liberté doivent obéissance ». En effet, l'autorité de la loi réside dans son pouvoir d'imposer des devoirs, de conférer des droits et de sanctionner certains comportements : « Or tout cela ne pourrait exister dans l'homme, s'il se donnait à lui-même en législateur suprême la règle de ses propres actes ». Et il conclut : « Il s'ensuit que la loi naturelle est la Loi éternelle elle-même, inscrite dans les êtres doués de raison et les inclinant à l'acte et à la fin qui leur sont propres ; et elle n'est que la raison éternelle du Dieu créateur et modérateur du monde » (83)."

 

Cette croyance en la nécessité d'une autorité supérieure pour qu'une véritable loi existe est curieuse et en tout cas pas fondée en raison ni en expérience.

 

Cette croyance irrationnelle est la source de la soumission cléricaliste, car toute la question va alors être celle de l'incarnation de cette autorité supérieure :

 

"45. L'Eglise accueille avec reconnaissance tout le dépôt de la Révélation et le conserve avec amour ; elle le considère avec un respect religieux quand elle remplit sa mission d'interpréter la Loi de Dieu de manière authentique à la lumière de l'Evangile. En outre, l'Eglise reçoit comme un don la Loi nouvelle qui est l'« accomplissement » de la Loi de Dieu en Jésus Christ et dans son Esprit : c'est une loi « intérieure » (cf. Jr 31, 31-33), « écrite non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs » (2 Co 3, 3) ; une loi de perfection et de liberté (cf. 2 Co 3, 17) ; c'est « la Loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2). Saint Thomas écrit au sujet de cette loi : « On peut dire que c'est une loi 1 dans un premier sens : la loi de l'esprit est l'Esprit Saint 2 qui, habitant dans l'âme, non seulement enseigne ce qu'il faut faire en éclairant l'intelligence sur les actes à accomplir, mais encore incline à agir avec rectitude 3 Dans un deuxième sens, la loi de l'esprit peut se dire de l'effet propre de l'Esprit Saint, c'est-à-dire la foi opérant par la charité (Ga 5, 6) et qui, par là, instruit intérieurement sur les choses à faire 4 et dispose l'affection à agir » (84)."

 

Suit ce qui me semble être une digression sur la valeur du corps dans la doctrine de l'Eglise. Cette digression, dans une première approche, a pour effet de justifier l'opposition à l'avortement et l'acharnement thérapeutique, car elle vise à dissocier l'humanité et la liberté de la personne.

 

"48. Face à cette interprétation, il convient de considérer avec attention le rapport exact qui existe entre la liberté et la nature humaine et, en particulier, la place du corps humain du point de vue de la loi naturelle.

Une liberté qui prétend être absolue finit par traiter le corps humain comme un donné brut, dépourvu de signification et de valeur morales tant que la liberté ne l'a pas saisi dans son projet. En conséquence, la nature humaine et le corps apparaissent comme des présupposés ou des préliminaires, matériellement nécessaires au choix de la liberté, mais extrinsèques à la personne, au sujet et à l'acte humain. Leurs dynamismes ne pourraient pas constituer des points de référence pour le choix moral, parce que la finalité de ces inclinations ne serait autre que des biens « physiques », que certains appellent « pré-moraux ». Les prendre comme référence, pour y chercher des indications rationnelles dans l'ordre de la moralité, cela devrait être considéré comme du physicisme ou du biologisme. Dans ce contexte, la tension entre la liberté et une nature conçue dans un sens réducteur se traduit par une division à l'intérieur de l'homme lui-même.

Cette théorie morale n'est pas conforme à la vérité sur l'homme et sur sa liberté. Elle contredit les enseignements de l'Eglise sur l'unité de l'être humain dont l'âme rationnelle est per se et essentialiter la forme du corps (86). L'âme spirituelle et immortelle est le principe d'unité de l'être humain, elle est ce pour quoi il existe comme un tout — corpore et anima unus (87) — en tant que personne. Ces définitions ne montrent pas seulement que même le corps, auquel est promise la résurrection, aura part à la gloire ; elles rappellent également le lien de la raison et de la volonté libre avec toutes les facultés corporelles et sensibles. La personne, comprenant son corps, est entièrement confiée à elle-même, et c'est dans l'unité de l'âme et du corps qu'elle est le sujet de ses actes moraux. Grâce à la lumière de la raison et au soutien de la vertu, la personne découvre en son corps les signes annonciateurs, l'expression et la promesse du don de soi, en conformité avec le sage dessein du Créateur. C'est à la lumière de la dignité de la personne humaine, qui doit être affirmée pour elle-même, que la raison saisit la valeur morale spécifique de certains biens auxquels la personne est naturellement portée. Et, puisque la personne humaine n'est pas réductible à une liberté qui se projette elle-même, mais qu'elle comporte une structure spirituelle et corporelle déterminée, l'exigence morale première d'aimer et de respecter la personne comme une fin et jamais comme un simple moyen implique aussi intrinsèquement le respect de certains biens fondamentaux, hors duquel on tombe dans le relativisme et dans l'arbitraire.

49. Une doctrine qui dissocie l'acte moral des dimensions corporelles de son exercice est contraire aux enseignements de la Sainte Ecriture et de la Tradition."

 

Il me semble que le but de tout acte moral est de rendre plus humain, c'est-à-dire, plus artificiel et plus libre, plus cultivé, tout ce qui est susceptible de l'être.

 

Vient ensuite le règlement d'une querelle interne au christianisme avec "certains théologiens". Pour ceux-ci, la foi du chrétien serait une sorte de choix de vie global, les décisions quotidiennes relevant d'une sorte de sphère privée de la conscience individuelle dans laquelle le clergé n'aurait pas à intervenir.

 

"55. Suivant l'opinion de divers théologiens, la fonction de la conscience aurait été réduite, au moins pendant certaines périodes du passé, à une simple application de normes morales générales aux cas particuliers qui se posent au cours de la vie d'une personne. Mais de telles normes, disent-ils, ne peuvent être aptes à accueillir et à respecter la spécificité intégrale et unique de chacun des actes concrets des personnes ; elles peuvent aussi aider en quelque manière à une juste évaluation de la situation, mais elle ne peuvent se substituer aux personnes dans leurs décisions personnelles sur le comportement à adopter dans des cas déterminés. Dès lors, cette critique de l'interprétation traditionnelle de la nature humaine et de son importance pour la vie morale amène certains auteurs à affirmer que de telles normes sont moins un critère objectif et contraignant pour les jugements de conscience qu'une perspective générale qui, en première approximation, aide l'homme à ordonner avec cohérence sa vie personnelle et sa vie sociale. Ces auteurs relèvent encore la complexité propre au phénomène de la conscience : elle se réfère intimement à toute la sphère psychologique et affective ainsi qu'aux multiples influences de l'environnement social et culturel de la personne. D'autre part, on exalte au plus haut point la valeur de la conscience, définie par le Concile lui-même comme « le sanctuaire de l'homme, le lieu où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre » (102). Cette voix, dit-on, amène l'homme moins à une observation scrupuleuse des normes universelles qu'à une prise en compte créative et responsable des missions personnelles que Dieu lui confie.

Dans leur volonté de mettre en relief le caractère « créatif » de la conscience, certains auteurs donnent à ses actes le nom de « décisions » et non plus de « jugements » : c'est seulement en prenant ces décisions de manière « autonome » que l'homme pourrait atteindre sa maturité morale. Il ne manque pas d'esprits pour estimer que ce processus de maturation se verrait contrarié par la position trop catégorique que prend, sur bien des questions morales, le Magistère de l'Eglise, dont les interventions feraient naître, chez les fidèles, d'inutiles conflits de conscience.

 

Ainsi, la dissociation de l'option fondamentale et des choix délibérés de comportements déterminés — désordonnés en eux-mêmes ou du fait des circonstances — qui ne la mettraient pas en cause, entraîne la méconnaissance de la doctrine catholique sur le péché mortel : « Avec toute la tradition de l'Eglise, nous appelons péché mortel l'acte par lequel un homme, librement et consciemment, refuse Dieu, sa Loi, l'alliance d'amour que Dieu lui propose, préférant se tourner vers lui-même, vers quelque réalité créée et finie, vers quelque chose de contraire à la volonté de Dieu (conversio ad creaturam). Cela peut se produire d'une manière directe et formelle, comme dans les péchés d'idolâtrie, d'apostasie, d'athéisme ; ou, d'une manière qui revient au même, comme dans toutes les désobéissances aux commandements de Dieu en matière grave » (118).

 

71. La relation entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu, qui se réalise de façon profonde et vivante dans la conscience morale, se manifeste et se concrétise dans les actes humains. C'est précisément par ses actes que l'homme se perfectionne en tant qu'homme, appelé à chercher spontanément son Créateur et à atteindre, en adhérant à lui librement, la pleine et bienheureuse perfection (119)."

 

Notre guide a incontestablement raison : si la loi de Dieu doit être une vraie loi, elle l'est tout le temps. C'est ce que dit Kant ! Et c'est vrai même d'une loi qui ne serait pas de Dieu …

 

En fait, ce qui est embêtant dans cette affaire, c'est que la loi divine est nécessairement portée et interprétée par des hommes, et toute la question est alors de savoir lesquels et selon quels procédés. Notre guide situe évidemment sa réponse au Vatican. Quant aux "certains théologiens" dont il fustige l'athéisme latent, je crois qu'il peut être rassuré : qu'il s'agisse de succursales plus ou moins autonomes de la sainte compagnie ou même de communautés antipapistes, tous souscirvent à son curieux raisonnement vu plus haut selon lequel une loi vraiment légale doit procéder d'un ordre supérieur.

 

Ensuite, une version de la même option théologique est examinée, celle dite "téléologique", c'est-à-dire pour laquelle la fin justifie les moyens. Deux versions, à son tour, représentent cette option : la version machiavélienne, et la version utlitariste, la même position pouvant, bien entendu, couvrir les deux :

 

"Certaines théories éthiques, appelées « téléologiques », se montrent attentives à la conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les valeurs qu'il admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une action sont obtenus par la pondération des biens moraux ou pré-moraux à atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou pré-morales à respecter. Pour certains, le comportement concret serait juste, ou erroné, selon qu'il pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait meilleur pour toutes les personnes concernées : le comportement serait juste dans la mesure où il entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.

De nombreux moralistes catholiques qui suivent cette orientation entendent garder leurs distances avec l'utilitarisme et avec le pragmatisme, théories pour lesquelles la moralité des actes humains serait à juger sans faire référence à la véritable fin ultime de l'homme. A juste titre, ils se rendent compte de la nécessité de trouver des argumentations rationnelles toujours plus cohérentes pour justifier les exigences et fonder les normes de la vie morale. Cette recherche est légitime et nécessaire, du moment que l'ordre moral fixé par la loi naturelle est par définition accessible à la raison humaine. Au demeurant, c'est une recherche qui correspond aux exigences du dialogue et de la collaboration avec les non-catholiques et les noncroyants, particulièrement dans les sociétés pluralistes"

 

Mais le mal n'est pas relatif à quelque chose d'extérieur à l'acte mauvais, il est intrinsèque à celui-ci :

 

"Le « mal intrinsèque » : il n'est pas licite de faire le mal en vue du bien (cf. Rm 3, 8)"

 

Cet examen n'est pas sans rappeler les querelle des Jésuites et de la casuistique du XVIIe siècle. Le guide ne veut pas revenir à une rigidité puritaine, mais il ne peut admettre ce qui pourrait conduire à justifier le machiavélisme ou l'utilitarisme. Il s'agit donc de trouver un juste milieu et d'en expliciter le critère :

 

"79. Il faut donc repousser la thèse des théories téléologiques et proportionnalistes selon laquelle il serait impossible de qualifier comme moralement mauvais selon son genre — son « objet » — le choix délibéré de certains comportements ou de certains actes déterminés, en les séparant de l'intention dans laquelle le choix a été fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées.

L'élément primordial et décisif pour le jugement moral est l'objet de l'acte de l'homme, lequel décide si son acte peut être orienté au bien et à la fin ultime, qui est Dieu. Cette orientation est trouvée par la raison dans l'être même de l'homme, entendu dans sa vérité intégrale, donc dans ses inclinations naturelles, dans ses dynamismes et dans ses finalités qui ont toujours aussi une dimension spirituelle : c'est exactement le contenu de la loi naturelle, et donc l'ensemble organique des « biens pour la personne » qui se mettent au service du « bien de la personne », du bien qui est la personne elle-même et sa perfection. Ce sont les biens garantis par les commandements, lesquels, selon saint Thomas, contiennent toute la loi naturelle (130)."

 

Et lorsqu'il explicite ces critères, précisément, il se retrouve dans la dimension humaniste du chrisitianisme :

 

"80. Or, la raison atteste qu'il peut exister des objets de l'acte humain qui se présentent comme « ne pouvant être ordonnés » à Dieu, parce qu'ils sont en contradiction radicale avec le bien de la personne, créée à l'image de Dieu. Ce sont les actes qui, dans la tradition morale de l'Eglise, ont été appelés « intrinsèquement mauvais » (intrinsece malum) : ils le sont toujours et en eux-mêmes, c'est-à-dire en raison de leur objet même, indépendamment des intentions ultérieures de celui qui agit et des circonstances. De ce fait, sans aucunement nier l'influence que les circonstances, et surtout les intentions, exercent sur la moralité, l'Eglise enseigne « qu'il y a des actes qui, par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet » (131). Dans le cadre du respect dû à la personne humaine, le Concile Vatican II lui-même donne un ample développement au sujet de ces actes : « Tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement l'honneur du Créateur » (132).

Sur les actes intrinsèquement mauvais, et en référence aux pratiques contraceptives par lesquelles l'acte conjugal est rendu intentionnellement infécond, Paul VI enseigne : « En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien (cf. Rm 3, 8), c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux » (133).

81. En montrant l'existence d'actes intrinsèquement mauvais, l'Eglise reprend la doctrine de l'Ecriture Sainte. L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : « Ne vous y trompez pas! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces, n'hériteront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9-10).

Si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer."

 

On ne saurait mieux dire que la prétendue loi de Dieu n'a d'autre valeur que tant qu'elle retrouve la loi humaine ! Et certes, il faut attribuer au christianisme et à sa forme particulière du catholicisme une contribution certaine à l'apparition et au développement de la morale humaniste et universaliste. Mais alors qu'il s'agit d'extraire cette contribution idéale de l'histoire institutionnelle de l'Eglise, notre guide inverse l'ordre des choses et la ramène et la réduit à un renouvellement de la soumission insitutionnelle.

 

Il revient donc sur le rapport entre vérité et liberté, identifiant celle-là à la "doctrine de l'Eglise" et non pas à l'objet d'une recherche humaine, et celle-ci au surgissement spontané qu'elle n'est pas.

 

"84. Le problème fondamental que les théories morales évoquées plus haut posent avec une particulière insistance est celui du rapport entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu ; en dernier ressort, c'est le problème du rapport entre la liberté et la vérité.

Selon la foi chrétienne et la doctrine de l'Eglise, « seule la liberté qui se soumet à la Vérité conduit la personne humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est d'être dans la Vérité et de faire la Vérité » (136)."

 

La liberté qui ne se soumet pas à la vérité n'est tout simplement pas la liberté, mais l'erreur ou le mensonge ! Mais, bien entendu, toute la question est alors du contenu de cette "Vérité". Est-elle la parole du guide ou le résultat de la recherche et de l'expérimentation ?

 

"La confrontation de la position de l'Eglise avec la situation sociale et culturelle actuelle met immédiatement en évidence l'urgence qu'il y a, pour l'Eglise elle-même, de mener un intense travail pastoral précisément sur cette question fondamentale : « Ce lien essentiel entre vérité-bien-liberté a été perdu en grande partie par la culture contemporaine ; aussi, amener l'homme à le redécouvrir est aujourd'hui une des exigences propres de la mission de l'Eglise, pour le salut du monde. La question de Pilate " qu'est-ce que la vérité ? ", jaillit aujourd'hui aussi de la perplexité désolée d'un homme qui ne sait plus qui il est, d'où il vient et où il va. Et alors nous assistons souvent à la chute effrayante de la personne humaine dans des situations d'autodestruction progressive. A vouloir écouter certaines voix, il semblerait que l'on ne doive plus reconnaître le caractère absolu et indestructible d'aucune valeur morale. Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore née ; la violation permanente de droits fondamentaux de la personne ; l'injuste destruction des biens nécessaires à une vie simplement humaine. Et même, il est arrivé quelque chose de plus grave : l'homme n'est plus convaincu que c'est seulement dans la vérité qu'il peut trouver le salut. La force salvifique du vrai est contestée et l'on confie à la seule liberté, déracinée de toute objectivité, la tâche de décider de manière autonome de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce relativisme devient, dans le domaine théologique, un manque de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l'homme par la loi morale. A ce que la loi morale prescrit, on oppose ce que l'on appelle des situations concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de Dieu soit toujours l'unique vrai bien de l'homme » (137). "

 

On remarquera, au passage, l'identification des conséquences présumées du refus de la soumission à la Vérité de l'Eglise : l'avortement, la dictature et le pillage "injuste".

 

Pourquoi se soumettre à la Vérité selon l'Eglise et non à une version laïque de celle-ci ? parce que l'Eglise a un "secret constitutif" :

 

"85. Le travail de discernement par l'Eglise de ces théories éthiques ne se limite pas à les dénoncer ou à les réfuter, mais, positivement, il vise à soutenir avec beaucoup d'amour tous les fidèles pour la formation d'une conscience morale qui porte des jugements et conduit à des décisions selon la vérité, ainsi qu'y exhorte l'Apôtre Paul : « Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2). Cette tâche de l'Eglise s'appuie — et c'est là son « secret » constitutif — non seulement sur les énoncés doctrinaux et les appels pastoraux à la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le Seigneur Jésus. Comme le jeune homme de l'Evangile, l'Eglise tourne chaque jour son regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente que la réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu'en lui."

 

Secret dont, on s'en souviendra, Calvin et d'autres lui ont reproché, en leur temps de s'être séparé.

 

Une autre raison vient de ce que l'homme par lui-même n'a pas la capacité nécessaire :

 

"86. La réflexion rationnelle et l'expérience quotidienne montrent la faiblesse qui affecte la liberté de l'homme. C'est une liberté véritable, mais finie : elle n'a pas sa source absolue et inconditionnée en elle- même, mais dans l'existence dans laquelle elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites et des possibilités. C'est la liberté d'une créature, c'est-à-dire un don, qu'il faut accueillir comme un germe et qu'il faut faire mûrir de manière responsable. Elle est constitutive de l'image d'être créé qui fonde la dignité de la personne : en elle, se retrouve la vocation originelle par laquelle le Créateur appelle l'homme au Bien véritable, et, plus encore, par la révélation du Christ, il l'appelle à entrer en amitié avec Lui en participant à sa vie divine elle-même. La liberté est possession inaliénable de soi en même temps qu'ouverture universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la connaissance et l'amour de l'autre (138). Elle s'enracine donc dans la vérité de l'homme et elle a pour fin la communion."

 

La finitude de la liberté ainsi exposée est celle de l'individu égoïste et enfermé sur soi décrit par la plupart des penseurs occidentaux du XVIIIe siècle et qui prévaut encore de nos jours. Elle est corrélative à celle d'une liberté conçue comme un jaillissement spontané de l'être organique, c'est-à-dire, en réalité, des instincts animaux et grégaires. Elle n'a rien à voir avec la vraie liberté humaine qui est justement celle de l'individu dans la culture et qui, grâce à celle-ci, "prend possession de soi", "sort de soi", et "s'ouvre à tout ce qui existe". Ces trois grâces énoncées ici comme les signes de la liberté véritable ne sont pas le fruit nécessaire des appels de Dieu, mais les fruits heureux de la civilisation.

 

"La raison et l'expérience ne disent pas seulement la faiblesse de la liberté humaine, mais aussi son drame. L'homme découvre que sa liberté est mystérieusement portée à trahir son ouverture au Vrai et au Bien et que, trop souvent, il préfère, en réalité, choisir des biens finis, limités et éphémères. Plus encore, dans ses erreurs et dans ses choix négatifs, l'homme perçoit l'origine d'une révolte radicale qui le porte à refuser la Vérité et le Bien pour s'ériger en principe absolu de soi : « Vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). La liberté a donc besoin d'être libérée. Le Christ en est le libérateur : il « nous a libérés pour que nous restions libres » (Ga 5, 1). "

 

Les choses sont mises ici à l'envers. C'est au contraire dans la rencontre de l'erreur que l'homme s'"ouvre au vrai et au bien". La situation présentée ici est une situation dans laquelle l'homme est naturellement appelé à la vérité, mais artificiellement orienté vers l'erreur. C'est au contraire l'expérience naturelle de l'erreur qui met l'homme en situation de construire des représentations plus vraies de la réalité, et de se doter ainsi progressivement de la raison, condition de sa liberté.

 

Il est amusant de voir que pour l'Eglise l'erreur est un mystère. Comme elle ne peut admettre qu'elle est le statut naturel de l'homme, et qu'elle ignore l'expérimentation comme seule source de connaissance, il ne lui reste que le "mystère" pour rendre compte de la situation. Mais ce constat n'est pas seulement amusant, il est aussi riche d'enseignement, car le mystère a ceci de particulier qu'il clôt la recherche de la vérité. On ne sait pas sur quoi débouche cette rue, mais on y installe un signal d'impasse ! Précaution des autorités pour s'assurer un monopole de l'exploration de certains territoires …

 

La volonté de monopole de vérité est claire :

 

"Le fait du martyre chrétien, qui a toujours accompagné et accompagne encore la vie de l'Eglise, confirme de manière particulièrement éloquente le caractère inacceptable des théories éthiques, qui nient l'existence de normes morales déterminées et valables sans exception.

91. Dans l'Ancienne Alliance (comprenez : chez les Juifs), nous rencontrons déjà d'admirables témoignages d'une fidélité à la Loi sainte de Dieu, poussée jusqu'à l'acceptation volontaire de la mort. L'histoire de Suzanne est exemplaire à cet égard : aux deux juges iniques qui menaçaient de la faire mourir si elle avait refusé de céder à leur passion impure, elle répondit : « Me voici traquée de toutes parts : si je cède, c'est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du Seigneur ! » (Dn 13, 22-23). Suzanne, qui préférait « tomber innocente » entre les mains des juges témoigne non seulement de sa foi et de sa confiance en Dieu, mais aussi de son obéissance à la vérité et à l'absolu de l'ordre moral : par sa disponibilité au martyre, elle proclame qu'il n'est pas juste de faire ce que la Loi de Dieu qualifie comme mal pour en retirer un bien quel qu'il soit. Elle choisit pour elle-même la « meilleure part » : un témoignage tout à fait limpide, sans aucun compromis, rendu à la vérité sur le bien et au Dieu d'Israël ; elle montre ainsi, par ses actes, la sainteté de Dieu.

Au seuil du Nouveau Testament, Jean Baptiste, se refusant à taire la Loi du Seigneur et à se compromettre avec le mal, « a donné sa vie pour la justice et la vérité » (142), et il fut ainsi précurseur du Messie jusque dans le martyre (cf. Mc 6, 17-29). C'est pourquoi « il est enfermé dans l'obscurité d'un cachot, lui qui était venu rendre témoignage à la lumière et qui avait mérité d'être appelé flambeau ardent de la lumière par la Lumière elle-même qui est le Christ 1. Par son propre sang est baptisé celui à qui fut donné de baptiser le Rédempteur du monde » (143).

Dans la Nouvelle Alliance, on rencontre de nombreux témoignages de disciples du Christ — à commencer par le diacre Etienne (cf. Ac 6, 8 à 7, 60) et par l'Apôtre Jacques (cf. Ac 12, 1-2) — qui sont morts martyrs pour confesser leur foi et leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ainsi suivi le Seigneur Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, « a rendu son beau témoignage » (1 Tm 6, 13), confirmant la vérité de son message par le don de sa vie. D'autres innombrables martyrs acceptèrent la persécution et la mort plutôt que d'accomplir le geste idolâtrique de brûler de l'encens devant la statue de l'empereur (cf. Ap 13, 7-10). Ils allèrent jusqu'à refuser de simuler ce culte, donnant ainsi l'exemple du devoir de s'abstenir même d'un seul acte concret contraire à l'amour de Dieu et au témoignage de la foi. Dans l'obéissance, comme le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui qui pouvait les sauver de la mort (cf. He 5, 7).

L'Eglise propose l'exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage à la vérité morale et l'ont défendue jusqu'au martyre, préférant la mort à un seul péché mortel. En les élevant aux honneurs des autels, l'Eglise a canonisé leur témoignage et déclaré vrai leur jugement, selon lequel l'amour de Dieu implique obligatoirement le respect de ses commandements, même dans les circonstances les plus graves, et le refus de les transgresser, même dans l'intention de sauver sa propre vie."

 

Evidemment, l'Eglise elle-même n'a pas toujours vécu en martyre et témoigné au risque de sa propre existence son attachement aux commandements énoncés par elle au nom de Dieu. Mais elle considère que le fait qu'elle ait reconnu ces martyrs lui confère une autorité suffisante pour parler en leur nom et au nom de ce pour quoi ils ont souffert. Je vois, pour ma part, de l'orgueil dans cette prétention.

 

"96. La fermeté de l'Eglise dans sa défense des normes morales universelles et immuables n'a rien d'humiliant. Elle ne fait que servir la vraie liberté de l'homme : du moment qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre elle, on doit considérer que la défense catégorique, c'est-à-dire sans édulcoration et sans compromis, des exigences de la dignité personnelle de l'homme auxquelles il est absolument impossible de renoncer est la condition et le moyen pour que la liberté existe."

Encore au passage, un ton presque puritain ou cathare de ce refus de "toute édulcoration" … , car cette fermeté est au service de la bonne cause, celle de l'universalité humaine :

 

"Ce service est destiné à tout homme, considéré dans son être et son existence absolument uniques : l'homme ne peut trouver que dans l'obéissance aux normes morales universelles la pleine confirmation de son unité en tant que personne et la possibilité d'un vrai progrès moral. Précisément pour ce motif, ce service est destiné à tous les hommes, aux individus, mais aussi à la communauté et à la société comme telle. En effet, ces normes constituent le fondement inébranlable et la garantie solide d'une convivialité humaine juste et pacifique, et donc d'une démocratie véritable qui ne peut naître et se développer qu'à partir de l'égalité de tous ses membres, à parité de droits et de devoirs. Par rapport aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n'y a de privilège ni d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du monde ou le dernier des « misérables » sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux."

 

Comment ne pas souscrire à cette déclaration universelle de l'égalité humaine ? Mais que viendrait y faire Dieu ?

 

On comprend dans ce qui suit qu'il serait le seul rempart, en gros, contre l'égoïsme et l'appétit de pouvoir.

 

"98. Devant les formes graves d'injustice sociale et économique ou de corruption politique dont sont victimes des peuples et des nations entiers, s'élève la réaction indignée de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction de la nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la solidarité, l'honnêteté et la transparence.

Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu'en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d'injustice dans le monde. Mais, comme l'histoire et l'expérience de chacun l'enseignent, il n'est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler « culturelles », c'est-à-dire liées à certaines conceptions de l'homme, de la société et du monde. En réalité, au cœur duproblème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s'accomplit dans le sens religieux (154).

99. Dieu seul, le Bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition irremplaçable de la moralité, donc des commandements, et particulièrement des commandements négatifs qui interdisent toujours et dans tous les cas les comportements et les actes incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme. Ainsi le Bien suprême et le bien moral se rejoignent dans la vérité, la vérité de Dieu Créateur et Rédempteur et la vérité de l'homme créé et racheté par Lui. Ce n'est que sur cette vérité qu'il est possible de construire une société renouvelée et de résoudre les problèmes complexes et difficiles qui l'ébranlent, le premier d'entre eux consistant à surmonter les formes les plus diverses de totalitarisme pour ouvrir la voie à l'authentique liberté de la personne. « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s'il n'existe pas de vérité transcendante, par l'obéissance à laquelle l'homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n'existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n'est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres... Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir » (155).

C'est pourquoi le lien inséparable entre la vérité et la liberté — qui reflète le lien essentiel entre la sagesse et la volonté de Dieu — possède une signification extrêmement importante pour la vie des personnes dans le cadre socio-économique et socio-politique, comme cela ressort de la doctrine sociale de l'Église — laquelle « entre dans le domaine... de la théologie et particulièrement de la théologie morale » (156) — et de sa présentation des commandements qui règlent la vie sociale, économique et politique, en ce qui concerne non seulement les attitudes générales, mais aussi les comportements et les actes concrets précis et déterminés.

100. De même, le Catéchisme de l'Eglise catholique, affirme que, « en matière économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour modérer l'attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et lui accorder ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d'or et selon la libéralité du Seigneur qui " de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté " (2 Co 8, 9) » (157) ; il présente ensuite une série de comportements et d'actes qui lèsent la dignité humaine : le vol, la détention délibérée de biens prêtés ou d'objets perdus, la fraude dans le commerce (cf. Dt 25, 13-16), les salaires injustes (cf. Dt 24, 14-15 ; Jc 5, 4), la hausse des prix en spéculant sur l'ignorance ou la détresse d'autrui (cf. Am 8, 4-6), l'appropriation et l'usage privé des biens sociaux d'une entreprise, les travaux mal faits, la fraude fiscale, la contrefaçon des chèques et des factures, les dépenses excessives, le gaspillage, etc. (158). Et encore : « Le septième commandement proscrit les actes ou entreprises qui, pour quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique, mercantile ou totalitaire, conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur dignité personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des marchandises. C'est un péché contre la dignité des personne et leurs droits fondamentaux que de les réduire par la violence à une valeur d'usage ou à une source de profit. Saint Paul ordonnait à un maître chrétien de traiter son esclave chrétien " non plus comme un esclave, mais... comme un frère..., comme un homme, dans le Seigneur " (Phm 16) » (159).

101. Dans le domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports entre gouvernés et gouvernants, la transparence dans l'administration publique, l'impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des condamnations sommaires, l'usage juste et honnête des fonds publics, le refus de moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine — comme, du reste, leur particulière urgence — dans la valeur transcendante de la personne et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des Etats (160). Quand on ne les observe pas, le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s'en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation (cf. Ps 1413, 3-4 ; Ap 18, 2-3. 9-24). Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde — la première d'entre elles étant le marxisme —, un risque non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l'absorption dans le cadre politique de l'aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain : c'est le risque de l'alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l'acceptation de la vérité. En effet, « s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire » (161)."

 

Ce discours, commun à tous les théoriciens de la loi naturelle, revient à prétendre prendre l'homme tel qu'il est, c'es-à-dire mauvais. En fait on le prend et on le laisse tel qu'il est, ou plutôt tel qu'on prétend qu'il est.

 

C'est en effet d'abord un renoncement à améliorer la nature humaine et ses comportements. Si la crainte de Dieu doit être la seule motivation qui pousse à ne pas faire le mal, c'est que le caractère intrinsèque de celui-ci n'est pas reconnu. Or, on l'a vu, c'est précisément un des acquis civilisationnels que s'attribue le christianisme. Ce programme de soumission à la loi naturelle par la crainte est un renoncement à l'éducation morale de l'humanité.

 

Ensuite, le présupposé du mauvais penchant naturel de l'homme n'est qu'un présupposé, aussi peu valable que le présupposé rousseauiste.

 

Avec des mots de libération et d'humanisme, c'est le renoncement et la soumission à l'autorité qui sont ici préchés.

 

"119. Voilà la certitude réconfortante de la foi chrétienne, qui lui vaut d'être profondément humaine et d'une extraordinaire simplicité."  (Voilà bien l'attitude fondamentale du catholicisme qui fait que, quelles que soient les richesses de certaines de ses paroles, je ne peux y voir qu'une antiphilosophie.)  " Parfois, dans les discussions sur les problèmes nouveaux et complexes en matière morale, il peut sembler que la morale chrétienne soit en elle-même trop difficile, trop ardue à comprendre et presque impossible à mettre en pratique. C'est faux, car, pour l'exprimer avec la simplicité du langage évangélique, elle consiste à suivre le Christ, à s'abandonner à Lui, à se laisser transformer et renouveler par sa grâce et par sa miséricorde qui nous rejoignent dans la vie de communion de son Eglise. « Qui veut vivre, nous rappelle saint Augustin, sait où vivre, sait sur quoi fonder sa vie. Qu'il ap— proche, qu'il croie, qu'il se laisse incorporer pour être vivifié ! Qu'il ne craigne pas la compagnie de ses frères ! » (182). Avec la lumière de l'Esprit, tout homme, même le moins savant, et surtout celui qui sait garder un « cœur simple » (Ps 8685, 11), peut donc saisir la substance vitale de la morale chrétienne. D'autre part, cette simplicité évangélique ne dispense pas d'affronter la complexité du réel, mais elle peut amener à la comprendre avec plus de vérité, parce que marcher à la suite du Christ mettra progressivement en lumière les traits de l'authentique morale chrétienne et donnera en même temps le ressort vital pour la pratiquer. C'est le devoir du Magistère de l'Eglise de veiller à ce que le dynamisme de la réponse à l'appel du Christ se développe de manière organique, sans que soient falsifiées ou occultées les exigences morales, avec toutes leurs conséquences. Celui qui aime le Christ observe ses commandements (cf. Jn 14, 15)."

 

La défense des "cœurs simples" oui, le culte de la simplicité d'esprit, non.

 

"120. Marie est Mère de Miséricorde également parce que c'est à elle que Jésus confie son Eglise et l'humanité entière."

 

Je ne sais ce que vient brusquement faire Marie dans ce discours. Attendrir son côté autoritaire et trop patriarcal par une note de tendresse maternelle ? Il le faut, en effet, si l'on prend les hommes pour des enfants.

 

 

Avril 2005

é

 

Ni, ni ! ni relativisme, ni absolutisme, paraphrases et compléments

 

 

En relisant ce texte, je m'aperçois que quelques éclaircissements ne seraient peut-être pas inutiles. Voici donc, en guise de conclusion synthétique, et au risque de la paraphrase et de la redondance,  la reprise de certains arguments.

 

Liberté et vérité

C'est l'opposition fondamentale sur laquelle Ratzinger bâtit son argumentation. Pour lui, la liberté est le terrain laissé à l'homme par Dieu, comme le laboureur consent à laisser quelques herbes folles pousser au bord de son champ. La liberté doit donc être encadrée et limitée pour que les herbes folles ne viennent envahir toute la culture et, finalement, la détruire par étouffement. Il évoque la capacité et la tendance autodestructrice de l'humanité abandonnée à elle-même, à sa propre liberté. Qu'est-ce qui vient borner la liberté ? la reconnaissance de la vérité, c'est-à-dire, selon lui, de la parole de Dieu, transmise par l'Eglise.

 

Le relativisme part exactement de la même conception. Il oppose aussi liberté et vérité,mais fait le choix inverse. La vérité n'est rien sinon ce que choisit la liberté. La vérité est affaire de point de vue, de perspective (ici l'utilisation falsificatrice de la relativité et de la physique quantique sert d'argument à une interprétation subjectiviste de la situation du sujet connaissant), qui, elle-même est une affaire de position, d'attitude dans le monde et, donc, finalement, de choix.

 

Il n'y a pas de liberté naturelle

Cette conception de la liberté, commune aux absolutistes et aux relativistes, la présente comme une donnée naturelle, un jaillissement qu'il s'agit de canaliser pour les uns, une source fondatrice pour les autres. Peut-être est-ce dans la volonté de Schopenhauer et  de Nietzsche qu'il faut retracer l'origine de cette liberté-là, une sorte d'affirmation du sujet contre ce qu'il rencontre, ou plutôt même sur ce qu'il rencontre. C'est peut-être ce qu'il faut entendre par la "modernité" de ces conceptions. La sauvagerie est alors la meilleure illustration de cette version de la liberté. Comme dans les films publicitaires, elle peut être représentée par les fauves bondissant dans la jungle, les chiens fous jouant dans la prairie, les enfants innocents courant sans savoir où.

 

La liberté, telle qu'elle est éprouvée par le prisonnier libéré, par l'ouvrier quittant la chaîne, par le penseur sans censeur, est différente. Pour chacun de ceux-là, elle réside d'abord dans le fait que ce n'est plus le gardien, plus le contremaître, plus le guide spirituel qui dicte sa loi, mais lui-même qui cherche et établit sa propre loi. Elle ne consiste pas dans l'absence de loi, mais dans l'absence de maître.

 

"Comme le loup, le chien fou et l'enfant innocent", sera-t-on tenté de dire ? Précisément non, car ceux-ci ont un maître qui leur est étranger et les guide à leur insu : la nature, l'instinct. Ils se croient libres et indéterminés et ils sont soumis et déterminés à leur ventre, à leurs peurs, à leurs fantasmes et au jeu des stimuli. C'est aussi, bien sûr, le cas du prisonnier, de l'ouvrier et du penseur libérés. Ceux-ci sont exactement semblables au loup, au chien fou et à l'enfant, tant qu'ils ne cherchent et établissent leur propre loi. C'est à partir de ce fait qu'ils s'instituent comme êtres libres, différents en cela du loup, du chien et de l'enfant. Lentement, pas à pas, pierre à pierre, ils contruisent leur liberté. Celle-ci n'est pas une donnée et n'a donc pas à être limitée. Elle ne peut pas non plus servir de source fondatrice. Elle est elle-même une construction de loi, mais une construction non contrainte.

La vérité est le contraire de l'erreur et du mensonge

La notion d'une représentation vraie n'est pas spontanée. La représentation spontanée, la croyance naturelle, n'est ni vraie ni fausse, elle est seulement la base du comportement. L'enfant qui sourit à sa mère ne se demande pas si cette représentation est vraie ou non. La question ne se pose que lorsqu'une fois c'est un autre visage qui l'a fait sourire. C'est l'expérience de l'erreur qui détermine un Descartes à rechercher le critère qui lui permettra de ne plus douter des vérités qu'il aura découvertes. La foi des religions est une certitude. Le dogmatisme cherche plus la certitude que la vérité. Celle-ci ne l'intéresse que parce qu'elle est censée procurée celle-là. C'est ce que Ratzinger trouve de splendide dans la vérité, c'est qu'elle procure cette certitude du Chrétien.

 

Mais rien ne donne la certitude à une représentation. La conscience ne peut fonder sa propre certitude. Le rationalisme de Descartes est une forme de narcissisme de l'esprit qui, croyant appréhender le monde, appréhende seulement ses propres idées. L'empirisme ne fait qu'enregistrer des suites de tableaux dont la raison lui échappe. Ni l'un ni l'autre ne veulent rester sur la position inconfortable du scepticisme. Les uns deviendront donc "absolutistes", érigeant en transcendance les idées fondatrices de ce qu'ils croient vrai, les autres, "relativistes", réduisant l'exigence de la conscience à sa propre conviction et renonçant à l'objectivité.

 

Mais l'erreur est là ; quoi qu'il arrive, relativistes ou absolutistes se trompent quelquefois. L'erreur élimine quelques-unes des représentations qui la comportaient. Elle contraint à remodeler et recontextualiser, comme on dit maintenant, les représentations qui, certes, ne peuvent prétendre à représenter totalement l'objet, mais n'en sont pas moins de moins en moins fausses, et, donc, de plus en plus vraies.

 

Cette vérité-là n'est pas une donnée qu'il s'agirait ou non de reconnaître, comme le voudrait Ratzinger. Elle n'est pas non plus une simple convention culturelle, ou un choix de vie, comme le croit Rorty. Elle est l'élaboration lente et construite de la relation du sujet et de l'objet.

Vérité de fait et vérité morale

L'un et l'autre commettent une double faute dans leur conception de la vérité :

  1. Ils confondent ce qui est vrai et le fait que c'est vrai ;

  2. Ils confondent vérité de fait et vérité morale.

 

La vérité est une qualité, pas un objet ni une croyance. L'habitude linguistique de parler de "la" vérité aide à la substantification de cette notion. Il n'empêche que la distinction entre ce qui est supposé vrai et en quoi cette chose est vraie ou non est essentielle. Le faux n'est jamais totalement faux. L'enfant qui croit voir sa mère a trouvé quelque ressemblance entre ce nouveau visage et celui de sa mère. Le bâton plongé dans l'eau qui a trompé Descartes a vraiment un autre aspect que le même bâton vu à l'air libre. La valeur de la philosophie n'est pas de condamner les croyances fausses de l'enfant et de Descartes, mais d'aider à y démêler le vrai du faux. Cela, bien sûr, ne dit pas ce qu'il faut croire. La théorie de la réfraction de Descartes n'est pas prouvée par son expérience. Elle demeure une hypothèse vraisemblable. Le dogmatique a besoin de dire qu'elle est vraie, car il a besoin d'une certitude. Il ne lui suffit pas de dire qu'elle est plus vraie que la supposition que le bâton est brisé, il veut qu'elle soit la vérité. Il ne parle plus alors de la même chose qu'au début. Initialement, la question était de savoir quelle est la vérité de cette théorie. Il s'agit maintenant de savoir quelle est la vérité, dans l'absolu. Pour lui, la représentation cesse d'être un modèle et prend corps pour devenir une sorte de réalité. Le relativisme attaque à juste titre cette vérité substantifiée, mais en conclut abusivement, suivant la même substantification, au rejet de la notion même de vérité.

 

La deuxième confusion conduit de la notion de vérité factuelle à celle de vérité axiologique. La vérité factuelle se juge à l'adéquation d'une proposition à la réalité dont elle parle, à l'objet (aedequatio rei). Cette adéquation est rendue perceptible par l'expérimentation, qui permet de transformer un ensemble de propositions en faits et, ainsi de "poser des questions à la Nature". Rien dans cette démarche n'indique une valeur quelconque, positive ou négative, bonne ou mauvaise, à aucun des éléments rencontrés. L'être n'implique pas de valoir. Selon les Stoïciens et Spinoza, ce sont nos propres jugements qui rendent certaines choses ou certains événements bons ou mauvais, qui leur confèrent une certaine valeur. Ces jugements de valeur sont-ils susceptibes de vérité ou de fausseté, comme nos jugements de faits, dans lesquels nous nous trompons ou non ? La recherche de la certitude veut bien sûr une réponse affirmative à cette question et conduit à l'affirmation d'une vérité morale absolue. La réponse négative conduit au relativisme moral. Mais les deux appuient leur conviction axiologique sur leur système épistémologique concernant la vérité factuelle. Ils étendent la portée de leurs conceptions de la vérité du fait au droit. Cette extension est évidemment une faute, car le droit est précisément ce qui s'oppose au fait. Tirer le valoir de l'être est nier ce qui est l'essence même de la valeur.

 

Il ne saurait donc y avoir de "loi naturelle". Il y a des lois de la nature, au sens où la formule de Newton, par exemple, f=mg est une loi de la nature, mais pas de loi naturelle, au sens ou "Tu ne tueras pas" en serait une. La seule loi naturelle qui se soit manifestée est celle du plus fort, ou même,si l'on veut, le droit positif, dans la mesure où la civilisation est elle-même un produit de la nature. Mais ce n'est évidemment pas à ce statut que se réfèrerait la loi naturelle à l'aune de laquelle celles-ci pourraient être à leur tour évaluées.

 

Il n'est pas dit pour autant qu'il ne peut y avoir de vérité morale ou axiologique, mais je n'ai pas les moyens d'aborder aujourd'hui ce sujet.

 

Quelques fautes logiques

Les erreurs que je viens de dénoncer sont rendues possibles par des fautes logiques que l'on trouve repérées et analysées par Russell dans Principes de la philosophie mathématique, ou Problèmes de philosophie ou encore Mysticism and logic, où je puise l'essentiel de l'argumentation qui suit.

L'abus du tiers exclu

Absolutisme et relativisme se pensent eux-mêmes comme des … absolus ! Ils commettent ainsi une faute courante dans la partique polémique de la philosophie qui consiste à conclure de la fausseté d'une proposition à la vérité nécessaire de la position inverse. Par exemple, de l'absence de loi naturelle, le relativisme conclut à la nécessité du subjectivisme moral. Du caractère pernicieux du subjectivisme moral, Ratzinger conclut à la nécessité de la foi catholique. Ce faisant, ils négligent deux conditions essentielles préalables à l'application d'une loi de tiers exclu :

1.    Préciser quel univers ou quel ensemble est constitué de A+B

2.    Vérifier que B est bien le complément de A

 

Soient A du beurre et B de l'huile. Si x n'est pas du beurre, je ne peux en conclure que c'est de l'huile que si :

  1. Je précise que x se situe parmi les matières grasses

  2. J'ai vérifié qu'il ne peut pas y avoir d'autre matière grasse que huile ou beurre.

 

Ce genre de précision et de vérification ne sont pratiquement jamais faites par nos "philosophes". Si x représente "Tu ne tueras point", et A la "loi naturelle" et B la "conscience individuelle", on ne peut conclure que non A implique B que si :

  1. On suppose que "Tu ne tueras point" est une proposition

  2. On a vérifié qu'une proposition est soit une loi naturelle, soit un produit de la conscience individuelle.

Or il est clair que "Tu ne tueras point" n'est pas une proposition, dans le même sens que "La Terre tourne autour du Soleil" en est une, mais un impératif, et qu'un assez grand nombre d'autres hypothèses que celles évoquées en 2. peuvent être formulées quant au statut des propositions.

L'absence d'univers de référence

Cette faute est parente de celle consistant dans l'oubli de la précaution 1. des exemples ci-dessus. Elle consiste dans l'universalisation de la portée d'une proposition ou d'un concept par le seul fait d'"oublier" son univers de référence, celui dans lequel ou par lequel ils ont leur sens ou leur valeur. S'il se trouve qu'un x, matière grasse et jaune, est du beurre, je ne peux évidemment pas en conclure que cet anneau d'or est du beurre. C'est pourtant formellement la même erreur que commettent aussi bien Ratzinger que Rorty :

 

"Il y a du beurre" n'a pas de sens ; il faut dire : "Il y a du beurre dans le réfrigérateur". Tout le monde sait ça, mais peu s'offusquent d'entendre de la même façon "Dieu existe" sans que l'on précise où. La grammaire de nos langues occidentales est souvent complice de ce genre de fautes, notamment par la substitution de l'article défini le à l'adjectif démonstratif ce. Par ce simple transfert, on transforme un individu particulier en entité universelle.

L'absolu et le relatif utilisés absolument

On oublie également que le terme de "relatif" n'a lui-même de sens que s'il est utilisé relativement, c'est-à-dire avec un complément précisant à quoi l'objet est relatif. La fameuse formule "tout est relatif" est évidemment une idiotie reconnue. La théorie de la relativité, souvent invoquée dans cette affaire, montre que la mesure du temps et de l'espace, d'abord, puis des masses et des énergies, est une relation entre les instruments de mesure et les objets mesurés. Le fait que le temps et l'espace en subissent des variations relatives est seulement une conséquence de ce principe et il ne saurait s'ensuivre que toute réalité spatio-temporelle est par là-même variante et instable. La seule transposition légitime de ce principe à la philosophie, c'est de considérer effectivement la connaissance comme essentiellement une relation entre des systèmes. La physique quantique a conduit à élargir les conséquences du principe à la nature (corpusculaire ou ondulatoire) des phénomènes physiques élémentaires, au lieu de les cantonner à leur mesure. Le relativisme conclut de l'impossiblité de la connaissance d'un objet absolu (ce qui serait une contradiction dans les termes) à l'absence d'objet. Si l'objet est relatif, c'est au sujet, il n'y a donc que le sujet qui compte, tel est le cheminement du relativisme qui est, en fait un subjectivisme absolu.

 

Au subjectivisme, et à ses doutes, ses limitations et ses errements, Ratzinger veut opposer la loi naturelle de Dieu. Celle-ci serait doublement objective, à travers la créature et à travers le Créateur (à moins de sombrer dans le spinozisme !). Cet objectivisme absolu ne vaut guère mieux que le subjectivisme absolu. L'un comme l'autre méconnaissent la nature essentiellement relationnelle du sujet et de l'objet. Ces deux termes n'ont de sens qu'en relation et interaction l'un avec l'autre et sont complémentaires. Ce qui se présente comme vérité de l'objet (de Dieu ou de la nature) est en réalité un discours et des croyances tout autant subjectives, mais estampillées d'un cachet d'absolu par la certitude et l'autorité de la tradition de l'Eglise.

 

L'absolu absolu n'a pas de sens. L'absolu ne se conçoit que comme la négation d'un caractère relatif. Le froid absolu, le mal absolu ne se conçoivent que comme des températures qui ne sont pas relatives au comportement des fluides, ou des valeurs qui ne sont pas relatives à certains contextes moraux particuliers. Ces expressions n'ont pas de sens absolu.

 

Le mot "Dieu" non plus. Ce Dieu (ici, celui de la Bible, mettons) n'est "Dieu" (nom propre sans adjectif) que relativement au contexte monothéiste biblique implicite de la controverse.

Positions et propositions

Relativisme et absolutisme sont deux positions. En tant que telles elles s'affrontent en utilisant des arguments d'ordre polémique qui ne visent la vérité que dans la mesure où celle-ci pourrait leur servir de force de conviction. Rorty le reconnaît explicitement et revendique comme un choix philosophique le fait de préférer sa position "bourgeoise post-moderne" à la quête – qu'il juge probablement hypocrite ou naïve – de la vérité. Ratzinger, lui, ne revendique rien, mais affirme tout simplement la certitude de sa foi chrétienne. Deux volontés (ou deux désirs ?) s'affrontent à l'aide d'arguments.

 

Cette confrontation devrait me laisser indifférent. Mais il se trouve que ces arguments sont autant de propositions. C'est-à-dire autant d'occasions de vérité ou d'erreur ou de mensonge, autant de rapports possibles avec la réalité, le monde dont je fais partie. Là, ma conception de la philosophie, qui n'est certes pas de prétendre donner ni "confesser" la vérité, mais de tenter d'éviter l'erreur et le mensonge, m'invite à réagir. Il se trouve aussi que des propositions, par une erreur ci-dessus dénoncée, nos penseurs déduisent des impératifs dont certains sont supposés s'adresser aussi à moi et à mes frères humains. Ces impératifs me semblent essentiellement négatifs et pessimistes : "toutes les valeurs se valent"; "l'homme est déchu et ne peut attendre son salut que de l'institution ecclésiale"; "tout a déjà été dit"; etc. et n'incitent pas à l'amendement de soi et à l'embellissement de la vie. Voila pourquoi j'ai écrit ce petit texte (pas polémique du tout !).

Mai 2005

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