Monsieur Sarkozy, une idéologie de droite

 

 

 

 

 

"L'heure des choix", tel est le titre de l'article de M. Sarkozy dans Le Monde du 21 Septembre 2005. Le ton général, un peu dramatisant, est celui d'un appel à la lucidité et au courage. Le sujet de l'article est la situation de l'enseignement supérieur et de la recherche, mais il est clair que les mêmes schémas et les mêmes arguments pourraient être – et sont – réutilisés dans d'autres domaines. A travers ce sujet, c'est toute une rhétorique et une conception de la morale politique qui sont mises en œuvre.

 

1. Quels choix ? C'est évidemment la question radicale, M. Sarkozy nous appelant en somme à l'exercice de notre liberté. Le choix auquel il nous appelle consiste à "se soumettre à l'épreuve des faits" et ne plus "esquiver la réalité". Sous son apparente évidence et simplicité, cette orientation, en fait, peut se présenter de deux façons très différentes. La première consiste à comparer ce que l'on croit au sujet de la réalité avec cette réalité elle-même, et, alors, à modifier cette croyance si elle se montre fausse. La seconde consiste à considérer cette réalité comme une norme à laquelle il faut se soumettre. Cette seconde interpétation est évidemment à rejeter. La grippe aviaire et le SIDA sont des réalités qu'il faut combattre, la biodiversité une réalité qu'il faut défendre. L'adaptation au réel ne doit consister que dans l'adaptation des moyens que nous employons pour défendre et illustrer les valeurs qui sont les nôtres, mais non pour nous indiquer quelles doivent être ces valeurs. Pourtant, c'est cette dernière attitude qui sous-tend les discours "réalistes" de la droite "réformatrice".

 

En effet, la description faite de la réalité utilise des termes qui ne sont pas neutres du point de vue axiologique, mais, au contraire, transforment le réel en valeur. Il faut abandonner la perspective d'une "économie fermée" et s'adapter à une "société ouverte sur le monde". Voilà l'humanisme et l'ouverture d'esprit embauchés dans les "choix" de M. Sarkozy. La course à la croissance et la création de valeur actionnariale devient une "exigence de progrès". Qui est contre le progrès et l'ouverture ?

 

2. Quelle réalité ? Il est intéressant de voir que ce qui est désigné par le terme de "réalité" dans ce discours est, en réalité, justement, une construction idéologique.

2.1. La réalité de "nos carences". C'est le premier point du "constat préoccupant" fait par M. Sarkozy. Le déclin , la décadence, la dégénérescence, la chute, sont des thèmes nécessaires à toute prise du pouvoir inspirée par l'idée de "rupture". Pour illustrer sa perception négative de la "réalité", notre auteur s'appuie sur des "indicateurs" et des "classements" dont il reconnaît qu'ils sont "toujours contestables". Je ne sais comment il entend que l'on puisse les contester. "Le poids de la France dans le volume mondial des publications recule" ? Peut-être est-ce dû à l'incompréhension des comités de rédaction des revues à l'égard des productions de nos savants. "Ces dix dernières années, un seul chercheur français s'est vu attribuer un prix Nobel en sciences", probablement parce que le comité du prix Nobel est influencé par les anglo-saxons. Les Américains obtiennent plus de diplômes que les Français ? Mais parce que leurs diplômes ne valent rien ! J'ignore sur quelles bases ces "réalités" sont établies ou non, il n'en reste pas moins que, ou bien ces indicateurs sont contestables, et il ne faut pas les utiliser, du moins pas tels quels, ou bien ils ne le sont pas, et il est inutile de prendre la fausse précaution de dire qu'ils le sont. Le faire revient à la démarche du "il n'y a pas de fumée sans feu", de l'insinuation, de la suggestion, qui se soustrait à l'examen critique et à l'exigence de preuve, puisqu'elle dit sans affirmer.

 

"Comment en est-on arrivé là ?" demande M. Sarkozy. Par notre faute. "Notre effort de recherche se relâche", "notre système pâtit de l'inadaptation de son organisation", "conçu pour une économie fermé, il n'a que très peu évolué depuis", et nous restons attachés à des "clivages dépassés". Là encore, ces affirmations sont probablement contestables et ne manqueront pas de l'être par les connaisseurs. Ce qui me frappe surtout, c'est qu'elles reviennent bien à attribuer la chute à une faute commise par "nous".

 

Voici pour la face négative de ce qui est présenté comme la "réalité" : des carences, un retard, dus au relâchement et à une "esquive de la réalité". La chute, suite à la faute.

 

2.2. La réalité d'une "société ouverte". Ce serait là la nouveauté essentielle de la société moderne, de la mondialisation, à laquelle nous devons nous adapter. Rien ne me paraît moins sûr. La société et l'économie de la fin de la seconde guerre mondiale étaient également très ouvertes. C'est le plan Marshall, mécanisme d'ouverture de l'économie s'il en est, qui en a permis l'édification. Le village planétaire actuel, au contraire, peut être vu comme un rétrécissement de l'horizon, dans lequel le même modèle de civilisation se répète partout et se renvoie à lui-même sa propre image, comme en circuit fermé. Les "indicateurs" qui alimentent le "constat préoccupant" de M. Sarkozy peuvent aussi être compris comme les témoins de cet appauvissement.

2.3. La réalité d'une "concurrence" et d'une "compétition" apportée par la "mondialisation" relève plutôt du fantasme idéologique que de l'"épreuve des faits". La mondialisation est une concentration du capital et une division du travail à l'échelle planétaire. Elle réduit les nombres des entreprises et des acteurs et limite la concurrence par des ententes et des réglements amiables entre les acteurs en situation d'oligopole dans un marché mondial. Ce qui est ressenti comme concurrence, c'est l'élimination d'acteurs locaux du marché mondial oligopolistique. Intituler cette élimination "concurrence" et "compétition" permet de l'intégrer à un discours doctrinal libéral, mais ne correspond pas à la réalité. 

 

3. Quelle adaptation ? M. Sarkozy insiste "particulièrement sur trois axes de réforme essentiels" : "premièrement" une "autonomie réelle et effective" des universités et des grandes écoles ; "deuxièmement" une "évaluation plus efficace de laqualité des formations et des recherches"; "enfin", "permettre de gagner davantage à ceux qui travaillent plus". Ces trois axes reflètent donc, en réalité, les aspects de "la réalité", c'est-à-dire de la mondialisation vue par lui, qu'il valorise le plus. Voyons les rapidement.

3.1. Une "autonomie réelle et effective" des universités et des grandes écoles. Celle-ci avait été promise par les lois Edgar Faure (1968) et Savary (1984). Entre parenthèses, les gouvernements qui ont la sympathie politique de M. Sarkozy auraient donc largement eu le temps, depuis, de mettre réellement et effectivement la loi en œuvre, comme ils en ont le devoir dans la République. M. Sarkozy suggère, lui, "l'expérimentation de réformes plus audacieuses, en commençant par l'autonomie de quelques universités". Or, on a vu, récemment, que les universités qui réclament de l'autonomie, actuellement, le font pour pouvoir augmenter les droits d'inscription de leurs étudiants. Une comparaison internationale, que ne cite pas M. Sarkozy, montre que les études supérieures sont en France, plus chères que dans d'autres pays comparables. Les renchérir encore, c'est non seulement introduire une inégalité d'accès, mais aussi limiter le nombre de talents que la France entend cultiver au niveau supérieur de son système d'enseignement. D'une façon plus générale, l'"autonomie" envisagée, c'est bien un désengagement de l'Etat et un recours plus grand à l'appropriation privée de l'enseignement et de la recherche. Je n'emploie pas le terme de "privatisation", car il est utilisé comme un anathème par une partie de la gauche, et désigne un processus financier et juridique particulier. La réforme souhaitée par M. Sarkozy est plutôt de l'ordre d'une ouverture du financement et de la gouvernance d'organismes publics à des agents privés.

 

3.2. Une "évaluation plus efficace de la qualité des formations et des recherches". Il faut plus de "réactivité" dans l'évaluation, et "trouver un bon équilibre entreles restrictions d'ordre éthique et les exigences de progrès". Evidemment, s'il s'agit de lutter contre les rentes de situation et le mandarinat, on ne peut qu'applaudir à la demande de "réactivité". Mais ce terme signifie surtout rapidité et mobilité des réponses, comme, par exemple, dans un jeu sportif où il faut réagir très rapidement aux coups de l'adversaire. Je ne pense pas, même si je suis loin d'en être un spécialiste, que la réalité de la recherche scientifique soit semblable à celle d'une partie de tennis. La vision à long terme et la constance sont des conditions de réussite évidentes. Les "exigences de progrès" ne sont pas à court terme. La réalité que vise, en fait, le discours de M. Sarkozy est la rentabilité du travail universitaire. Certains emploient le mot "sans détour", lui non.

 

3.3. "Permettre de gagner davantage à ceux qui travaillent plus". Cela semble la justice même, à défaut d'être la réalité la plus visible de la mondialisation. Qui sont ceux dont parle M. Sarkozy, "qui travaillent plus" ? S'agit-il de chercher et d'enseigner plus ? Non, mais plutôt d'une "liberté de choix plus importante entre le temps consacré à la recherche et celui dévolu à l'enseignement". La liberté est évidemment un gain, mais on comprend mal. Il est question de "perspectives professionnelles plus ouvertes", et, aussi, d'une "meilleure reconnaissance du doctorat adns l'accès aux responsabilités supérieures de l'administration et des entreprises". Nous y voila donc. Il s'agit, en réalité, de permettre l'accès au pouvoir de jeunes générations mal reconnues actuellement. "Travailleront-ils" plus lorsqu'ils auront accédé aux "responsabilités supérieures" ? Je l'ignore, mais ils gagneront, certainement, davantage, et le devront, non seulement à leur mérite, mais aussi aux promoteurs des réformes qui auront permis cette "adaptation".

 

4. Qui, "nous" ? L'article tout entier est écrit à la première personne du pluriel ("disons-le sans détour", "notre système d'enseignement", "nous devons créer les conditions …", "ne laissons pas passer l'occasion…"). Ce "nous" est, à la fois, celui qui exhorte et ceux qu'il exhorte, celui qui bat sa coulpe et celui qui accuse, celui qui dénonce et celui qui annonce. Il est intéressant de comprendre qui parle dans ce texte.

4.1. Les Français ? Oui, il semble que M. Sarkozy parle au nom de la communauté nationale lorsqu'il parle de "notre pays", "notre système", "notre ambition de demeurer l'un des pays les plus développés de la planète", etc.

4.2. Les gouvernants ? Oui, il parle plus spécialement en leur nom, lorsqu'il dénonce, notamment ceux "depuis le milieu des années 1990" qui ont "relâché" notre effort qui "stagne autour de 2,2% du produit intérieur brut". Il s'agit donc des gouvernements de M. Jacques Chirac. Mais il parle aussi au nom des gouvernants futurs lorsqu'il annonce les mesures à prendre !

4.3. Les parlementaires de l'UMP ? Oui, il s'adresse encore plus particulièrement à eux, lorsqu'il appelle ainsi : "La future loi de programmation sur la recherche nous en donne l'occasion. Ne la laissons pas passer."

 

La France est ainsi progressivement réduite à un groupe de politiciens.

 

5. Quelle éthique ? Ces exhortations ne sont pas circonstancielles. L'"occasion" de la loi sur la recherche ne détermine pas un discours occasionnel. C'est bien une éthique, une morale politique générale qui s'exprime en cette occasion.

5.1. "Disons-le sans détour", cette formule se trouve dès les premières lignes de l'article. Elle suggère la droiture et le courage de dire la vérité. D'autres la disent peut-être aussi, mais avec des détours. M. Sarkozy dit tout haut ce que ces gens pensent tout bas.

5.2. "Chacun doit comprendre". La morale est universelle et d'ordre de la raison. Il s'agit d'un devoir de réalisme. Ainsi le "choix" annoncé et exhalté n'est-il pas un choix individuel et de valeur, mais un "devoir" de "se soumettre" aux "exigences" de la "réalité". "Réalité" décrite par M. Sarkozy.

5.3. La "nécessité de trouver un bon équilibre entre les restrictions d'ordre éthique et l'exigence de progrès", telle est l'une des clefs de la nouvelle gouvernance qu'il faut adopter. Remarquons d'abord que l'éthique n'est conçue que comme susceptible d'apporter des "restrictions" et non des exigences : par exemple, des "restrictions" au clonage des êtres humains, mais pas l'"exigence" de guérir le SIDA ? Cette conception étriquée de l'éthique est calquée sur une morale religieuse de l'interdit mais ne prend aucunement en compte la notion de valeur.

 

Ensuite, l'"exigence de progrès", que viendrait "restreindre" l'éthique, quelle est-elle ? Il s'agit, nous dit M. Sarkozy, de "demeurer l'un des pays les plus développés de la planète" et de "notre rang dans le monde". Autrement dit, sans détour, il s'agit de l'exigence de croissance du PIB et de puissance. L'éthique ne doit pas restreindre la volonté de puissance au-delà d'un "bon équilibre" entre les deux. Voila ce que veut dire, en réalité, M. Sarkozy, mais, parlant sans détour, il n'emploie pas ces termes.

 

En résumé, l'idéologie transcrite dans l'article de M. Sarkozy repose sur les points essentiels suivants :

  1. La réalité est conçue comme une norme qu'il faut suivre et non comme une donnée à laquelle on doit s'adapter.
  2. Pour ce faire, il lui est substitué une construction idéale.
  3. Le libéralisme fournit un discours permettant d'habiller cette construction et de justifier cette transformation du réel en norme.
  4. Se soumettre à la réalité, c'est se soumettre aux forces dominantes, qui en manifestent les exigences.
  5. L'égocentrisme et l'ethnocentrisme sont assumés.
  6. Le progrès est celui du PIB et de la puissance.
  7. Nous sommes dans un état de chute résultant d'une faute initiale qui dure.
  8. Le salut viendra d'une rupture et de l'adoption d'une attitude de soumission aux exigences de la prétendue réalité.

Cette structure idéologique n'est évidemment pas propre à M. Sarkozy, et on la retrouverait dans bien des discours politiques, tant français qu'étrangers, et tant passés que présents. Je pense donc bien la retrouver ailleurs …

 

Septembre 2005

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