A propos de l'Irak : le cadre de pensée anglo-saxon protestant
La manière dont se déroule le débat politique autour de l'intervention américaine en Irak est caractéristique des présupposés philosophico-religieux.
Les commentateurs américains, conservateurs ou libéraux, spéculent sur les résultats des futures consultations électorales, sur le projet de constitution et l'élection du Parlement, en fonction des "majorités", chiite et kurde, et de la "minorité", sunnite, pour savoir si le président Bush "a fait le bon choix" en envoyant les soldats "rétablir" la "démocratie" dans ce pays. Les européens, eux, sont plus "cyniques" et pensent qu'il aurait fallu laisser aux Irakiens le soin de se débarrasser eux-mêmes de Saddam Hussein, en les aidant à le faire, après avoir aidé celui-ci à les opprimer.
Première remarque devenue banale, mais quand même essentielle, la démocratie est conçue d'abord en termes de communautés religieuses ou ethniques. La liberté, pour la tradition protestante américaine, n'est pas de choisir le gouvernement qui correspond aux idées que l'on souhaite pour l'avenir, mais celui qui empiètera le moins sur l'autonomie de la communauté à laquelle j'appartiens. Néoconservateurs et démocrates ont cette conception commune d'un peuple composé de communautés sans cesse menacées dans leurs libertés par les prérogatives du souverain hobbesien, derrière lequel se profile l'ombre du dictateur Cromwell ou de l'autocratique Elizabeth. Il est souvent reproché aux Français, et à juste titre, leur côté Asterix et village gaulois aux obsessions obsidionales. Mais, au lieu de centaines de villages gaulois assiégés, la liberté conçue par les penseurs politiques américains est celle de centaines de communautés en butte aux tracasseries papistes et bureaucratiques.
La liberté des Lumières du Vieux Continent était celle de constuire un avenir jugé meilleur parce que répondant à des valeurs universelles parce qu'humaines. La Liberté guide le peuple. La critique de l'illusion absolutiste de cet universalisme en a discrédité justement la prétention impérialiste, mais en a promu, par contrecoup, une version défensive et libérale.
Dans cette version "moderne", la liberté est devenue cet autonomisme des individus et des communautés, seule version jugée réaliste, et qui rejoint l'antipapisme protestant. La Liberté ne guide plus le peuple sur la voie d'une humanité meilleure, le peuple défend ses libertés, de croire, de prier et de commercer comme il l'entend, sans subir l'entrave de lois fédérales qui viendraient empiéter sur celles de son village.
On ne comprend pas les Sunnites. Ou plutôt, les Sunnites, en commettant des actions de terrorisme ethnique et religieux, et en refusant les projet de constitution, ne comprennent pas eux-mêmes leur propre intérêt.
Toute la philosophie morale, politique et économique anglo-saxonne est fondée sur des raisonnements mettant en scène un acteur raisonnable et/ou rationnel. Ce sujet de l'économie, de la politique et de la morale est neutre. Il n'a pas de passion majeure. Il n'est pas particulièrement méchant, ni excessivement bon. Il est seulement guidé dans ses choix de consommateur, d'acteur du marché, d'électeur politique ou de sujet moral, par un calcul d'intérêt rationnel, qui lui indique toujours le "bon choix" à faire dans les différentes situations.
Il est évident pour tout enfant du Vieux continent qu'un choix implique des valeurs, qui font que telle issue est préférable à telle autre, et que le véritable choix moral et politique est celui, précisément, de ces valeurs. Mais la tradition anglo-saxonne rejette généralement avec mépris cette problématique trop métaphysique et peu pragmatique. Le "bon choix" est rationnel ou raisonnable, parce qu'une majorité de gens rationnels ou raisonnables, dans une majorité de cas, auraient fait un tel choix. Trois démarches permettent alors de préciser le fondement rationnel ou raisonnable du choix :
Une bonne partie des "sciences" humaines fonctionne selon la première méthode, critiquée par les kantiens comme pétition de principe, puisqu'elle cherche à fonder l'empirique dans l'empirique.
La seconde méthode revient à l'illusion cartésienne de l'évidence, de la raison individuelle qui, telle la grenouille de La Fontaine jalouse du bœuf, prétend se hisser au rang de la raison universelle.
La troisième méthode est un renoncement à la tâche de clarification philosophique et revient à admettre des choix implicites et tacites sans analyse ni jugement.
Il me semble que l'impasse apparente à laquelle aboutit cette démarche du libéralisme défensif vient de l'abandon de l'ambition de la recherche de l'universalité. Alors que c'est à juste titre qu'on a condamné la raison triomphante qui proclamait avoir trouvé et édicter ses lois universelles, c'est à tort qu'on l'a condamnée à se satisfaire du calcul des intérêts particuliers.
Il est curieux de voir comment les calculs de pronostics électoraux reposent sur les évaluations des populations des différentes communautés religieuses et ethniques. Pas seulement parce que les sondages sont évidemment difficiles dans les conditions actuelles. En fait, on considère"raisonnable" de penser 1/ que les Chiites voteront comme des Chiites, les Sunnites comme des Sunnites et les Kurdes comme des Kurdes, et 2/ qu'ils voteront en fonction de leurs traditions, de leurs intérêts et des positions prises par leurs chefs. On ne considère pas un électeur comme un individu pensant et libre de ses décisions et de ses choix, mais comme un élément d'un groupe. Cela signifie aussi que cet élément et ce groupe, ces hommes, sont d'abord un passé et une situation géopolitique héritée du passé, avant d'être des projets de vie, des espoirs d'humanité. Ces visions religieuses ramènent toujours l'homme au groupe et au passé. La horde primitive, le troupeau de primates ne sont pas loin. Grégarisme et discipline sont les valeurs fondamentales. Individualisme et liberté sont loin.
Octobre 2005