Sur la médicalisation de l'anormalité

 

 

 

 

 

Il est fait état de nombreuses recherches, couronnées de succès, sur la biologie de la criminalité, de la délinquance et de la souffrance anormale. Les enfants turbulents et inattentifs sont des hyperactifs qu'une molécule peut ramener dans le chemin de l'obéissance. Certaines écoles des Etats-Unis n'inscrivent que des élèves qui s'engagent à prendre cette molécule. On a isolé les hormones de l'agressivité, non seulement la testostérone, déjà repérée sur les bœufs, les chats opérés, et les chapons, mais aussi d'autres dont on peut mieux maîtriser le dosage dans l'organisme. Les gènes du génie et du crime sont traqués, et les émotions sont suivies à la trace dans les lobes cérébraux. Les supports organiques de l'anxiété et de la dépression sont aussi repérés et leur fonctionnement fera probablement bientôt l'objet d'une ingénierie propre.

 

La plupart de ces recherches et de ces découvertes proviennent des Etats-Unis et sont récusées en Europe, au profit des explications plus psychologiques et moins réductrices des phénomènes comportementaux dont elles traitent. Les "évidences" (on ne dit plus "preuves", et il y aurait à dire sur cette terminologie soi-disant prudente et en réalité subjectiviste) sont d'ordre pragmatiste, comme presque toujours en médecine et souvent en biologie, c'est-à-dire qu'elles reposent sur une corrélation statistique forte entre les traitements et les résultats attendus. Cette corrélation statistique est élevée au rang de causalité par le fait qu'elle devient le moyen normal de traitement du désordre individuel et social. La causalité unique (justement dénoncée récemment par le Premier Ministre Dominique de Villepin, d'ailleurs) est évidemment une mythologie pseudoscientifique. Des phénomènes comme l'agressivité et la délinquance, le génie ou la dispersion, etc. sont déjà complexes et multiples dans leurs manifestations, au point que la constitution des syndromes et des ensembles cliniques est en elle-même objet d'une critique nécessaire. A fortiori, leur causalité, comme toute causalité, ne saurait consister qu'en un tissu de conditions d'ordres divers dont la science ne peut chercher qu'à démêler l'écheveau sans prétendre le réduire à un fil.

 

Néanmoins, la critique du réductionnisme organique ne saurait prétendre instaurer en contrepartie un réductionnisme psychologiste ou spiritualiste, comme tentent parfois de le faire certaines voix, européennes, notamment. La concurrence du Vieux et du Nouveau continents se niche-t-elle derrière cette querelle d'apparence scientifique ? Il y a bien, il me semble, une rupture idéologique à l'œuvre dans cette confrontation d'opinions. Car c'est bien, en effet, d'opinions qu'il s'agit. Les faits sont en eux-mêmes à la fois indiscutables et trop compacts pour comporter beaucoup d'enseignements réels. L'engouement et les passions suscités par ces controverses sont alimentés par les conclusions qui en sont tirées plus que par les faits eux-mêmes, qui demanderaient patience et analyse.

 

Ces conclusions, tantôt explicites, tantôt implicites, sont de plusieurs ordres. Au plan pratique, elles laissent entrevoir la possibilité d'une ingénierie sociale des comportements. Les médecins détiendraient alors – si cette causalité organique était "vraie" – la clé d'une maîtrise, même partielle et imparfaite, des comportements. A l'opposé, cette maîtrise échapperait à ceux qui en sont les dépositaires traditionnels, prêtres, psychothérapeutes, éducateurs et autres guides des âmes. Au plan théorique, plusieurs conclusions sont envisageables. D'abord, ce changement de mains, des psychologues aux médecins organiques, laisse supposer une définition plus neutre, parce que plus "scientifique", de la normalité. L'illusion d'une absence de parti pris politique et idéologique est un puissant vecteur d'adhésion à une idéologie, et la vision d'une société médicalisée bénéficie de cette illusion. Ensuite, si le crime devient une sorte d'anormalité biologique, une maladie – alors qu'on sait, depuis Durkheim, qu'il fait partie de la normalité sociale - , inversement, l'anormalité sociale peut devenir une anormalité biologique et une maladie. La dissidence doit pouvoir, alors, se soigner… Prêtres et mages n'ont guère plus de crédit comme exorcistes et ne chassent plus beaucoup le démon. De nouveaux inquisiteurs en blouse blanche vont donc pouvoir (devoir ?) traquer les gènes du mal dans les moindres replis des tissus vivants.

 

Enfin, c'est bien une nouvelle version de la théologie ancienne qui nous revient avec ces causalités organiques profondes qui, comme la prédétestination des âmes, orientent nos actes plus surement que la délibération de nos volontés. Car, en effet, toujours, il s'agit de réduire, de contenir, le champ de ce qui est en propre à l'individu. "Qu'est-ce donc qui est à toi ? L'usage des idées" (Epictète, Manuel, VI). Constatons que ces projets transfèrent tous la détermination du comportement du champ de la délibération et de la décision élaborée à une causalité unique mythologique et tendent donc à réduire la portée de cet usage des idées, en quoi consiste la liberté.

 

Novembre 2005

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