Les mauvaises raisons de croire

 

 

Dans Difficile liberté, en 1963, Emmanuel Lévinas nous rassurait : "Dieu merci, nous n'allons pas prêcher de suspectes croisades pour «se serrer les coudes entre croyants», pour s'unir « entre spiritualistes» contre le matérialisme montant !" En 2005, les nouveaux spiritualistes nous inquiètent. Les puissances spirituelles, curieusement alliées à l'économisme ambiant – et, donc à l'utilitarisme qui le sous-tend – dénoncent aujourd'hui, pêle-mêle, le "matérialisme", la "perte des repères", le "déficit de spirituel", que sais-je encore. Ils visent, en apparence, l'égoïsme, l'appât du gain, la soif de pouvoir, la frénésie de consommation, c'est-à-dire l'exact opposé du matérialisme. Les pouvoirs temporels et spirituels, de Téhéran à Los Angeles, se retrouvent unis dans cette offensive anti-matérialiste. En fait, toutes ces autorités se comportent comme des pompiers incendiaires. Les maux qu'ils dénoncent parfois à juste titre sont le produit des institutions qu'ils représentent. Loin de l'ouverture et de la tolérance d'un Lévinas, ils engagent le fer plutôt qu'ils ne portent le flambeau. Leur arrogance dans leur prétention à apporter la vérité est telle qu'ils suscitent des réactions impatientes et parfois injustes.

 

Le Traité d'athéologie de Michel Onfray semble être l'une de ces réactions plus polémiques que philosophiques, taillées à l'emporte-pièce. Le "nietzschéisme de gauche" est un curieux attelage, autant que le spiritualisme libéral néoconservateur, chacun cherchant dans les anciens auteurs plutôt des parrainages que des éclairages. Mais, à son tour, ce traité suscite des réactions où foi et mauvaise foi sont bien proches. C'est ce qui apparaît dans l'interview d'Olivier Boulnois dans Le Monde du 23 Décembre 2005, où, sous le titre "Toutes les mauvaises raisons de croire ont disparu", il réagit au livre de Michel Onfray.

 

L'ouvrage (qui vient d'être publié) Je crois en un seul Dieu "propo­se de renouveler la tradition de l'« intelligence de la foi »", nous dit Olivier Boulnois. Cette phrase est ambiguë quant aux rapports entre nouveauté, tradition et intelligence. S'agit-il de nouveaux commentaires sur le thème "foi et raison" ? S'agit-il de ressusciter un usage quelque peu perdu de tenter de comprendre la foi ? Ou s'agit-il, encore, de penser de nouveau les commentaires de la foi ? Dans le premier cas, on aurait affaire à un texte refondateur, et, dans le dernier cas, à un exercice de type talmudique et herméneutique. L'encyclique Fides et ratio a fixé, en 1998, ce qu'un catholique devait penser de ces sujets, mais Olivier Boulnois n'a pas l'orgueil de se situer par rapport à ce texte, car, pour lui, "l'essence du christianisme" n'est pas "la discipline ecclésiastique, dont on nous rebat les oreilles"… Laissons donc de côté ce problème d'autorité, et continuons la lecture de cet entretien.

 

On apprend ainsi que " l'athéisme philosophique n'a plus beaucoup cours". Voila une façon un peu expéditive de nier l'existence même des autres. Question : une idée qui "n'a plus cours", c'est-à-dire, si on comprend bien, qui n'est plus à la mode, cesse-t-elle pour autant d'avoir une éventuelle valeur de vérité ? Evidemment, non. Substituer à l'examen critique d'une idée la condamnation de l'histoire ou de la mode est une imposture. Mais quelle est cette idée ? L'auteur définit lui-même ce qu'il entend par "athéisme philosophique" : " Nul ne se propose plus sérieusement de démontrer la non-existence de Dieu ou de réfuter la foi en Dieu". Or je ne crois pas qu'il y ait un grand nombre de philosophes qui aient entrepris, jamais, de démontrer la non-existence de Dieu. Lorsque Kant le fait, dans la Critique de la raison pure, il n'a pour objet que de montrer la possibilité d'une telle démonstration. Ils ont, plutôt, tenté de réfuter les démonstrations de son existence, ce qui n'est pas du tout la même chose. L'athéisme a toujours été une critique de la religion, et non une anti-religion dogmatique. Epicure n'enseignait pas que les dieux n'existaient pas, mais qu'il valait mieux les laisser où ils sont et cultiver notre jardin. Olivier Boulnois invente un athéisme philosophique à sa convenance, qu'il se contente de disqualifier au nom de la mode.

 

On apprend ensuite que "nous sommes plutôt dans une ère où toutes les convictions se valent". J'ignore ce que le cardinal-pape auteur de Veritatis splendor pensera de cette profession de foi relativiste, mais, en tout cas, elle ne me satisfait nullement. D'abord, pour une raison commune à celle du paragraphe précédent, je ne crois pas que l'air du temps, la mode, ou les façons communes de penser fassent des vérités. Quand bien même il y aurait unanimité sur le relativisme, je ne m'y convertirais pas pour autant. Ensuite, s'agit-il de "conviction" ? Non, le matérialisme part, précisément, du constat que les convictions n'ont jamais fait la réalité, mais, qu'au contraire, c'est la réalité matérielle qui fait la vérité. La conviction, quant à elle, ne fait rien à l'affaire. Ce qui est vrai n'est pas plus vrai parce que j'en suis convaincu, ou moins vrai parce que ma conviction vient à faiblir ! Le matérialisme n'est pas une conviction, mais une attitude et une méthode.

 

Il est vrai que, comme le dit Olivier Boulnois, "lorsqu'une idéologie demande que nous croyions en elle (c'est-à-dire que nous y soyons fidèles), elle devient une religion séculière". Il est vrai que ce fut bien le cas de l'hybride que fut le "matérialisme dialectique", probablement visé par ce passage de l'interview. C'est aussi le cas de l'économisme actuel qui, de même que les idéologies dénoncées par Olivier Boulnois, "attend de nous une attitude religieuse pour un objet censé être scientifique ou source de pro­grès". Si je comprends bien, il faut donc se détourner, à l'égard des "idéologies", de l'attitude religieuse et, au contraire, adopter une attitude que l'auteur ne précise pas, mais qui, certainement, doit être inspirée de l'esprit scientifique. C'est, à peu près, ce que préconise le matérialisme.

 

Mais faut-il le faire à l'égard de la foi chrétienne ? Celle-ci fait-elle partie des "idéologies" et des "convictions qui se valent toutes" ? Non, car "Le chrétien est celui qui met sa foi en le seul être qui soit digne de foi : Dieu. Le christianisme ne se donne pas pour autre chose que ce qu'il est : une pure foi. Il refuse de croire en tout ce qui n'est pas cré­dible : « Nous sommes les athées de tous les faux dieux », disait saint Justin". La première phrase est une simple pétition de principe, joliment tournée. La seconde est plus habile. Elle comporte un aveu qui semble le comble de l'honnêteté intellectuelle : je ne prétends rien démontrer. Mais en même temps, elle prétend soustraire l'idéologie chrétienne au statut de "conviction" équivalente à toutes les autres. Le mot "pure" lui donne une aura prestigieuse. "Pure foi" sonne mieux que "simple conviction". En même temps, cette habile formule soustrait la foi au domaine de l'intelligence : pas de démonstration, seulement de la foi. Cette soustraction est peut-être en contradiction avec l'ambition affichée initialement de "renouveler la tradition de l'intelligence de la foi ". Elle ne l'est peut-être pas non plus, car ce n'est ici, peut-être, que l'objet de la foi, Dieu, qui est visé. En effet, il y a dans ces quelques phrases le début d'une théologie gnoséologique, puisque Dieu y est qualifié de "seul être qui soit digne de foi" et défini par son complément universel, "tout ce qui n'est pas cré­dible ", en quoi le chrétien "refuse de croire". Cette formule, évidemment, reprend implicitement la pétition de principe de la première phrase, mais, en même temps, prononce une exclusion totale de l'altérité. Elle développe l'idée biblique que Dieu est le seul dieu, mais non pas dans le mode de l'existence ou de la réalité de Dieu, mais dans celui de sa crédibilité, c'est-à-dire, je suppose, de sa capacité à inspirer confiance. La divinité est ainsi posée essentiellement, non comme une réalité cosmique, mais comme un rapport au croyant potentiel, à l'homme. J'aurais évidemment tendance à souligner que cet anthropocentrisme n'a plus beaucoup cours, si je ne craignais de me voir reprocher ce que je refusais un peu plus haut ! Je souligne donc que l'anthropocentrisme est tout simplement une ânerie et que "dire (…) que c'est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer les merveilles du monde, (…), toutes ces choses et tout ce qu'on peut imaginer de plus dans ce genre, Memmius, ne sont que folie" (Lucrèce, De la Nature, V), en ajoutant seulement, les mânes de Lucrèce me pardonnent, que cette folie relève de l'orgueil, péché capital !

 

Enfin, la dernière phrase condense certaines des plus mauvaises habitudes sectaires. « Nous sommes les athées de tous les faux dieux ». Bravo pour l'athéisme, si celui-ci est une attitude critique à l'égard des vaines croyances. Reprendre les termes mêmes de l'adversaire et les retourner à son profit, telle est l'une des figures les plus utilisées par les polémistes sectaires. Elle a l'avantage de couper l'herbe sous le pied de l'autre en prétendant incarner soi-même ce qu'il peut y avoir de valable dans son attitude. Mais aussi elle en détourne l'essentiel en déformant cette attitude. En effet, dans cette phrase, les "athées" ne sont pas de simples critiques des dieux, mais des négateurs de ceux-ci. Ils ne se contentent pas de ne pas croire dans les dieux, mais aussi ils les rejettent et les nient. Car ce sont de "faux" dieux. "Ne pas croire A" et "Croire que non-A" ne sont pas équivalents. En outre, la négation des supposés faux dieux semble impliquer l'affirmation d'un vrai dieu, alors qu'il n'en est rien. L'existence de mille erreurs n'a jamais entraîné le moindre millième de vérité ! Et bien sûr, pour savoir quel est ce vrai dieu, complément universel de "tous les faux dieux", il faut de nouveau recourir à la pétition de principe initiale.

 

Ensuite, Olivier Boulnois recourt de nouveau au procédé de la récupération des thèses adverses, après détournement, bien sûr. "La « laïcité » est la version française d'un phénomène typi­quement chrétien, la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel". La validité historique de ce jugement est discutable. Le christianisme s'est imposé et s'est réellement catholicisé sous la forme et sous l'égide du Saint Empire. Les religions nationales, anglicanes et gallicanes, notamment, ne sont pas des exemples de séparation des pouvoirs temporels et spirituels, même si ce sont – et c'est peut-être là la source de l'opinion d'Olivier Boulnois – des séparations d'avec Rome. Rome elle-même, le Pape, s'est pendant longtemps préoccupé d'avoir une réelle puissance temporelle, y compris militaire. Il est vrai que la laïcité s'est développé en France sur un terreau de tolérance obligée entre Catholiques et Protestants et de séparation entre conviction intime et relations politiques, mais elle s'est néanmoins développée sous l'influence de la libre pensée et malgré d'âpres résistances des pouvoirs cléricaux. Le nier et faire de la laïcité une sorte de dépendance du christianisme relève de la falsification.

 

Viennent ensuite des considérations erronées sur la nature de la loi et du politique.

" D'une part, la loi, le pouvoir politique, est une nécessité pour l'homme ; de l'autre, l'homme est fait pour Dieu, et non pour l'Etat et ses ido­les. Les deux dimensions s'articu­lent en chacun de nous. C'est pourquoi la laïcité peut être une chance pour le christianisme. Toutes les mauvaises raisons de croire ont disparu : alliance du sabre et du goupillon, rôle de compagnon de route du Parti, etc. Il ne reste plus que la rencon­tre personnelle avec le Christ."

 

L'assimilation de la loi, du pouvoir, et de l'Etat est une simplification abusive. La loi n'est pas le pouvoir et l'Etat, mais ce qui le définit et le limite. L'Etat n'est pas le seul pouvoir, et n'est pas seulement un pouvoir. Plus il y a de loi (sans s), moins il y a d'Etat. La loi n'est pas l'émanation de l'Etat mais de la souveraineté, c'est-à-dire, soit de l'esprit du peuple, soit de Dieu, selon qu'on se réfère à une libre pensée ou à la "loi naturelle" comme Leo Strauss, pour prendre un exemple moderne. S'ils sont une "nécessité pour l'homme", ce ne saurait être comme un mal nécessaire, mais comme une nécessité essentielle.

 

Les " mauvaises raisons de croire" font allusion au combat politique de droite ou de gauche, qui serait périmé. Or, au moins une de ces raisons existe toujours : le sabre et le goupillon sont toujours associés, comme on en voit l'exemple aux Etats-Unis, et en d'autres pays où les gouvernements prônent la défense des valeurs fondamentales par les armes.

 

"L' Etat et ses ido­les". Cette formule est doublement trompeuse : 1/ elle réduit l'Etat à un Léviathan mythologique et désincarné ; 2/ elle réduit le politique à une illusion. L'Etat, en effet, n'est pas, comme Hegel et, à sa suite, de nombreux philosophes et sociologues, y compris Marx et les siens, une "figure de l'esprit" ou un "concept", une "forme intelligible", le "reflet idéal des rapports de classe", c'est aussi un appareil social, composé d'hommes et  de femmes en chair et en os qui constituent un membre du corps social en tant que tel. D'autre part, s'il produit, certes, des idoles qui contribuent à l'obéissance des foules, il a et produit une réalité pratique qu'il ne s'agit de dénoncer que dans ses injustices, mais non comme une illusion.

 

La foi, toujours selon Olivier Boulnois, n'est "donc" plus qu'une "rencon­tre personnelle avec le Christ". Là encore, calvinistes et évangélistes seraient certainement plus d'accord avec cette affirmation que le cardinal-pape Ratzinger. Il s'agit d'une vision individualiste de la religion, mais aussi de l'homme : si, en effet, on retranche la "nécessité", que l'on devine malheureuse, de la politique, l'homme n'est plus qu'un individu isolé face à Dieu. Laissant de côté la controverse christiano-chrétienne du rapport direct de la personne à Dieu, je ne peux que contester la vision isolationniste et contre-nature de cet homme seul. L'homme n'est vivant qu'au milieu de ses semblables, dans ses rapports avec les autres êtres naturels, et le reste du monde. Le fantôme idéaliste du sujet ou de la conscience seule dans l'univers a donc, hélas, encore cours, alors qu'elle devrait, depuis longtemps, être reléguée au rayon des vieilleries.

 

Ayant ainsi liquidé, à sa manière, la laïcité et la politique, notre auteur les récupère comme une "chance pour le christianisme". Noter que, une fois encore, le christianisme, pour un catholique, se résume au catholicisme. L'obstination catholique à parler au nom de l'ensemble des chrétiens m'irriterait si j'étais protestant. Et, pour saisir cette chance, Olivier Boulnois nous indique rien moins que "la mission de l'Eglise, c'est-à-dire de chaque chrétien, (qui) est de dégager la figure du Christ des fausses représentations". Les "fausses représentations" ! Don Quichotte a trouvé ses moulins à vent. Il ne s'agit de combattre ni sur le terrain de la morale, "qui est universelle", ni sur celui de "la discipline ecclésiastique, dont on nous rebat les oreilles", "ni même (celui de) la doctrine", car "la question décisive n'est pas de savoir si nous adhérons à un catalogue de thèses". Si l'on comprend bien, une question "universelle" n'a pas grand intérêt et il faut se singulariser. Mais pas par l'obéissance à une loi commune, ni par un"catalogue de thèses", qui, pourtant, permettrait aux autres de savoir ce qu'on pense. Pourtant, l'Eglise catholique (c'est-à-dire, rappelons-le, universelle) a publié un catalogue de thèses, dénommé catéchisme, notre auteur ne semble pas s'en soucier excessivement. Cela, évidemment, n'aurait aucune importance s'il n'avait "voulu présenter une com­préhension globale de la foi catholique" et ne prétendait pas à la rationalité.

 

Néanmoins, à défaut d'un catalogue de thèses, il nous en est présenté une, une seule. "La question décisive (…), c'est de savoir si nous pen­sons qu'un Dieu nous aime. Le Credo et la théologie sont indis­pensables, mais ce sont des moyens. Ils ne sont là que pour exprimer cette vérité très sim­ple : Dieu est-il amour ? Telle est la vraie question qu'on se garde bien de poser." D'abord, une vérité n'est pas une question, mais, éventuellement, une réponse à une question. Fidèle à sa méthode, Olivier Boulnois procède par pétition de principe, posant la réponse en même temps que la question. "Dieu nous aime", telle est donc la "pure foi" (à distinguer d'une simple conviction !) du christianisme.

 

Ensuite, sur le fond, qu'en est-il de cette "vérité" ? Que signifie-t-elle ? En quoi est-elle vraie ?

 

Etant enfant, ma mère, souvent, et mon père, quelquefois, me consolaient lorsque j'avais des peines, et ce sont là, non seulement des preuves d'amour, mais aussi des actes d'amour, c'est-à-dire qu'ils ressortissent non de la croyance, mais de la réalité. Depuis, d'autres personnes et d'autres choses dans le monde me procurent les consolations qui me font aimer la vie malgré les peines qu'elle comporte. Certaines de ces personnes et de ces choses m'aiment, probablement, mais d'autres non, certainement, comme Mozart, qui ne me connaît pas, et les fleurs et les oiseaux, qui m'ignorent superbement. Ce serait plutôt moi qui les aime ou, plutôt, qui aime certaines choses en eux. La thèse chrétienne ci-dessus exprimée peut alors se comprendre de deux façons : 1/ Dieu a gentiment mis Mozart, les fleurs et les oiseaux dans le monde afin de me consoler ; 2/ ce que j'aime en Mozart, dans les fleurs et les oiseaux, c'est ce qu'ils contiennent de divin. La première interprétation, excusez-moi, cher Olivier Boulnois, me paraît tout-à-fait invraisemblable, même si je conçois bien que quelques esprits enfantins y adhèrent. La seconde interprétation revient à réduire la pluralité de ce que j'aime dans ces choses à une seule. On y gagne, en effet, de l'ordre. Elle plairait certainement à Platon, mais cela ne suffit pas à la rendre vraie. Elle ne correspond pas, en tout cas, à la réalité vécue de mes consolations. Comme beaucoup de moralistes, j'ai, en effet, observé que la consolation est d'autant plus forte que les objets qui la procurent présentent une certaine variété. On pourrait contester, évidemment, la validité épistémologique du recours au témoignage subjectif et individuel en telle matière, mais c'est M. Boulnois lui-même qui parle de "rencon­tre personnelle avec le Christ". L'amour ne se situe pas dans d'éventuelles rencontres avec des entités cosmiques comme Dieu, mais, au contraire, avec des êtres particuliers et mondains, avec lesquels nous échangeons quelque chose de plus beau et de plus grand que nous-mêmes, mais pas, pour autant, quelque chose d'infini et d'éternel. La conviction qu'il existe un Dieu qui nous aime est donc une simple conviction, assez peu vraisemblable.

 

" Foi et raison s'opposent-elles ?" finit par demander Patrick Kéchichian, pour Le Monde, à Olivier Boulnois. Voici la réponse : "La foi chrétienne est de part en part rationnelle, elle le procla­me depuis l'origine. Pas au sens des sciences démonstratives, mais d'abord parce qu'elle a une signification intelligible, et sur­tout parce qu'elle suppose la rationalité du monde et celle de l'homme. A l'heure où la rationa­lité est elle-même minée par le doute et la domination de l'effica­cité pratique, la foi chrétienne est la seule à croire dans la raison humaine. C'est surtout lorsqu'el­le ne croit plus en elle-même que la raison paraît s'opposer à la foi."

 

Le christianisme, surtout dans sa version catholique, a toujours, en effet, prétendu à la rationalité de ses dogmes. Mais "proclamer" sa rationalité suffit-il à être rationnel ?  Ainsi, c'est la conviction que Dieu nous aime qui doit renfermer la rationalité de la foi. L'ouvrage dirigé par Olivier Boulnois "affronte sans concession les prin­cipales difficultés de la foi catholique". Rappelons donc, à titre d'exemple, qu'une des difficultés principales de cette foi, à laquelle se sont frottés mille théologiens, est la contradiction entre la bonté et la toute-puissance de Dieu. Si Dieu nous aime – malgré l'invraisemblance de cette idée, comme on vient de le voir - , pourquoi nous envoie-t-il le SIDA et les tremblements de terre ? Mille solutions alambiquées ont été inventées pour admettre ce paradoxe dans les cadres de la raison, mais la plupart des penseurs catholiques finissent par admettre qu'il y a là un mystère, comme le dit le Catéchisme de l'Eglise catholique (324) : "La permission divine du mal physique et du mal moral est un mystère que Dieu éclaire par son Fils, Jésus-Christ, mort et ressuscité pour vaincre le mal. La foi nous donne la certi­tude que Dieu ne permettrait pas le mal s'il ne faisait pas sortir le bien du mal même, par des voies que nous ne connaîtrons pleinement que dans la vie éternelle." Le bien contenu dans chaque mal est inaccessible à nos capacités limitées et constitue un mystère qui illustre même la supériorité infinie de Dieu sur nous autres. La rationalité catholique consiste ainsi à décider que l'irrationnel désigne, signifie un degré supérieur de spiritualité dans le monde, et que c'est un péché d'orgueil que de vouloir s'en emparer.

 

Ainsi, de même que, tout à l'heure, on inventait un athéisme philosophique sur mesure, on invente aussi une rationalité sur mesure qui absorbe l'irrationnel sous la forme de mystère. En effet, c'est une rationalité particulière qui est revendiquée pour la foi : elle serait rationnelle mais "pas au sens des sciences démonstratives". En quel sens, alors ?

 

" D'abord parce qu'elle a une signification intelligible", nous dit-on. La signification de l'énoncé serait le signe de sa rationalité. Cette rationalité n'est pas, alors, démonstrative, apodictique, mais seulement sémantique. Toute phrase grammaticalement correcte répond à ce critère. La foi chrétienne, certes, se devrait de s'y conformer, mais cela ne saurait lui donner quelque dignité ou degré de vérité supplémentaire. On a vu que cette intelligibilité n'est pas incompatible avec la contradiction. Elle en est même une condition nécessaire : comment une phrase inintelligible pourrait-elle être contradictoire ?

 

Mais, nous dit Olivier Boulnois, c'est "sur­tout parce qu'elle suppose la rationalité du monde et celle de l'homme" que la foi chrétienne doit être jugée rationnelle "de part en part". Voila qui est surprenant. On reconnaît dans cette phrase la pétition de principe (la rationalité est supposée), et voila que la pétition de principe est prise pour la source de la rationalité. On est loin, en effet, du modèle des "sciences démonstratives", même si les écoles catholiques n'hésitent pas à parler de "sciences religieuses" et à qualifier de science la théologie.

 

A la fin de cette non-démonstration, "la rationa­lité (…), elle-même minée par le doute et la domination de l'effica­cité pratique" reçoit les conseils secourables de la foi chrétienne : "C'est surtout lorsqu'el­le ne croit plus en elle-même que la raison paraît s'opposer à la foi". La raison doit s'abstenir du doute et croire en elle-même. Le doute, voila l'ennemi ! Mais ces conseils relèvent d'une méconnaissance profonde de ce qu'est la raison. La "domination de l'effica­cité pratique", telle qu'elle apparaît dans les idéologies dominantes aux Etats-Unis, principalement, a sa source dans les idées d'un John Dewey, pour qui la valeur morale et politique d'un énoncé était supérieure en intérêt à son éventuelle valeur de vérité. La raison est inséparable du doute. Le doute qui s'est emparé des savants et  des logiciens à la fin du dix-neuvième siècle et pendant le vingtième a visé les prétentions dogmatiques de la raison, en en montrant la déraison. La raison ne s'est donc pas reniée elle-même pour se soumettre à l'efficacité. Ce sont, au contraire, les maîtres de l'efficacité qui se sont emparés des raisons de douter pour, non pas douter de la raison, mais la rejeter. Les maîtres de l'effica­cité pratique rejoignent les prêtres des sciences religieuses en substituant la conviction à l'hypothèse, et la croyance à l'exploration du réel.

 

La raison n'a, non plus, rien à voir avec la croyance. Celle-ci est un fait psychique, l'adhésion à une représentation. La raison est une capacité et une méthode lentement élaborées, au cours des siècles, pour tenter d'éviter les erreurs. L'image de la raison croyant, ou ne croyant pas, en elle-même, est la représentation d'une idole construite pour les besoins de la cause des croyants. La raison réelle conduit à douter de ce qu'Epicure appelait les vaines croyances.

 

Les argumentations catholiques partagent avec les anciennes dissertations marxistes la faculté d'intégrer, d'absorber, après retournement et détournement, les thèses qui leur sont contraires. La phrase : "C'est surtout lorsqu'el­le ne croit plus en elle-même que la raison paraît s'opposer à la foi" est un bel exemple de cette dialectique rhétorique qui qualifie d'apparence ce qui ne lui plaît pas, et de cette fausse amitié condescendante dont le prêtre enveloppe la brebis égarée, qui font tout le charme de la rhétorique catholique.

Janvier 2006

é

çAccueil