Objet de la philosophie morale

 

 

 

Je viens de lire un passage de "Une histoire d'amour et de ténèbres", d'Amos Oz (Gallimard), qui situe bien le problème que doit éclaircir la philosophie morale. Par "morale", on entend souvent un ensemble de codes ou de maximes, voire de lois, qu'il s'agit de respecter. Et c'est bien le cas si on parle de morale civique ou religieuse, sociale. Mais ce n'est pas l'objet de la philosophie que de construire ou même de valider de tels codes. Voici ce passage :

"Il y avait chez nous une loi inflexible selon laquelle on ne devait acheter aucun article d'importation et privilégier la production locale. Mais quand on allait à l'épicerie de M. Auster, à l'angle de la rue Ovadiah et de la rue Amos, il fallait quand même choisir entre le fromage de la Tnouva, fabriqué au kibboutz, et le fromage arabe : le fromage arabe du village voisin de Lifta était-il un produit d'importation ou israélien ? Pas simple. Il faut dire que le fromage arabe était un chouïa moins cher. Mais en l'achetant, n'était-ce pas une légère trahison à l'égard du sionisme : quelque part, dans un kibboutz ou un mochav, dans la vallée de Jezréel ou les monts de Galilée, les yeux pleins de larmes, une pionnière exténuée avait peut-être emballé ce fromage hébreu à notre intention — comment pourrions-nous lui tourner le dos et acheter du fromage étranger ? En aurions-nous le cœur ? D'un autre côté, en boycottant les produits de nos voisins arabes, nous attiserions et perpétuerions la haine entre les deux peuples, et nous aurions le sang versé sur la conscience, le ciel nous en préserve ! Et puis le fellah, cet humble travailleur de la terre dont l'âme simple et honnête n'avait pas encore été corrompue par la pourriture des villes, n'était-il pas le frère basané du brave moujik généreux des récits de Tolstoï ? Et nous aurions la cruauté de nous détourner de son fromage artisanal ? Nous nous entêterions à le puni r? De quoi ? De ce que la perfide Albion et les effendis corrompus excitaient le fellah contre nous et notre entreprise ? Non. Cette fois, nous allions décidément acheter du fromage arabe qui, soit dit en passant, était un peu meil­leur et moins cher que celui de la Tnouva. Par ailleurs, ce n'était peut-être pas très propre chez eux. Qui sait dans quel état étaient leurs lai­teries ? Qu'arriverait-il si l'on apprenait, trop tard, que leur fromage grouillait de microbes? (…)La discussion s'engageait parmi les  clientes  de l'épicerie de M. Auster : acheter ou ne pas acheter le fromage des fellahs ? D'un côté, « charité bien ordonnée commence par soi-même », d'où l'obliga­tion d'acheter le fromage de la Tnouva ; de l'autre —    « La loi sera chez vous la même, qu'il s'agisse d'un citoyen ou d'un étranger », il conve­nait donc d'acheter de temps en temps le fromage de nos voisins arabes, « car vous avez été étrangers au pays d'Egypte ». Et puis Tols­toï serait mort de honte si quelqu'un achetait tel fromage et pas tel autre pour de simples questions de religion, de nationalité ou de race ! Quid des valeurs universelles ? De l'humanisme ? De la fraternité de tous les êtres créés à l'image de Dieu ? Et puis ce serait lamentable, dégradant et mesquin que d'acheter le fromage arabe parce qu'il coû­tait deux mils moins cher que celui des pionniers, qui se tuaient à la tâche et arrachaient le pain de la terre avec leurs ongles ?

Quelle honte ! D'une manière ou d'une autre, c'était honteux !

La vie était remplie de turpitudes semblables."

 

Leo Strauss prétend que la philosophie est devenue utile, sinon nécessaire, lorsque la pluralité des opinions a plongé les hommes dans la perplexité. Ce texte peut sembler lui donner raison. En réalité, ce n'est pas la multiplicité des opinions qui alimente l'angoisse des clientes de l'épicerie, mais les contradictions de la loi unique et la vie elle-même, "remplie de turpitudes semblables". Le rôle de la philosophie est d'aider à surmonter ces angoisses et à réduire les turpitudes de la vie.

Avril 2006

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