Exemples d'idolâtrie moderne dans le Monde

 

 

Je ne suis pas tout-à-fait de mon temps. Au lieu de prendre des nouvelles du Mondial de football ou des dernières idées de Ségolène ou de Nicolas, il m'arrive de relire un "vieux" journal, le Monde du 31 mars dernier, par exemple.

 

Je vois, d'abord, sous le titre "pourquoi le chômage ne baisse pas en France depuis vingt ans", une interview de Jean-Philippe Cotis, chef économiste à l'OCDE. A côté, une courbe du chômage de 1995 à 2005 dans différents pays montre, pour la France, une baisse 11 à 9 %, au même niveau que l'Allemagne. Il est donc faux de dire que le chômage ne baisse pas en France. Simplement, il reste à un niveau trop élevé. En effet, dans la même période, le Japon, qui fait partie des "bons élèves", grimpe lentement mais surement de 3 à 4 %, niveau le plus faible, néanmoins, des pays cités. Ainsi, le titre annonce l'explication d'un fait qui n'existe pas. Le corps de l'article contient par ailleurs des analyses pertinentes sur les causes du chômage persistant, et se termine curieusement par une justification du CPE, dont on ne voit pas en quoi elle est la conséquence de ce qui précède.

 

Ensuite, je trouve une bonne nouvelle : "En Extrême-Orient, la pauvreté recule vite grâce à la croissance". Les bonnes nouvelles sont, effet, assez rares pour mériter les titres des journaux. Néanmoins, il est étonnant que la croissance ne soit pas considérée comme devant être naturellement associée à un recul de la pauvreté. Rappelons que la croissance dont parle de façon implicite les économistes est celle du PIB, autrefois appelée par le fondateur de cette science "la richesse des nations". On constate ainsi qu'il ne serait pas jugé anormal qu'une nation soit riche et ses habitants pauvres, et que, si la pauvreté de ceux-ci diminue lorsque la richesse de celle-là s'accroît, c'est une heureuse nouvelle.

 

Plus loin, on compare la procédure pénale en France et aux Etats-Unis. Ici, elle est qualifiée d'"inquisitoire" et là-bas d'"accusatoire". Il y a, évidemment, un jugement de valeur implicite, le mot "inquisitoire", surtout dans un pays de tradition catholique, ayant le pouvoir d'évoquer de mauvais souvenirs. Le tableau comparatif met en valeur la "transparence" américaine, opposée au "secret" français, et le "juge-arbitre" américain au juge "enquêteur-accusateur" français. Ensuite, dans le déroulement de la procédure, on a l'impression que le premier acte de la police française est la mise en garde à vue du suspect, alors que la police américaine procède à une enquête préliminaire, etc. Même si l'on critique l'action de la police, il est caricatural de la présenter comme incarcérant d'abord et enquêtant ensuite ! L'opposition du juge français "enquêteur-accusateur" au juge américain "arbitre" n'est pas cohérente avec la caractérisation des procédures française et américaine comme respectivement "inquisitoire" et "accusatoire". Etc. En fait, la logique américaine est relativiste. Comme il est dit dans le Monde, "l'initiative reste entre les mains des parties", ce qui suppose, bien sûr, l'existence de ces parties et, donc la détermination immédiate d'un suspect. La procédure est vue comme un conflit d'intérêts, dans lequel les faits ne valent que comme arguments d'une partie. La logique française est universaliste, et vise la découverte d'une vérité, indépendamment des intérêts que cette vérité peut compromettre. La comparaison effectuée par le Monde est motivée par les récentes bavures judiciaires dont la France a été le théâtre. Ces bavures doivent-elles conduire à mettre en cause la logique même du système ou les pratiques de sa mise en œuvre ?

 

Enfin, on apprend la disparition de Caspar Weinberger, ancien secrétaire à la défense de Ronal Reagan. Inculpé de "parjure et d'obstruction à la justice", il n'a jamais été jugé et a été gracié (?) par le président Bush père. Un exemple, évidemment, de transparence à l'américaine.

 

Le Monde, et bien d'autres, ont raison : il est temps de renoncer à l'antiaméricanisme primaire, voire l'américanophobie. Est-il temps, pour autant, de plonger dans l'américanolâtrie ? Il est temps, aussi, de cesser de rêver au bonheur universel sans tenir compte des réalités économiques, de prendre conscience, comme Michel Rocard le disait, que pour partager le gâteau, encore faut-il qu'il y en ait un, de gâteau. Doit-on, pour autant, absorber comme vérité doctorale toutes les lapalissades, et même tous les sophismes des experts de l'économie, apôtres, en fait, non de la concurrence, mais de la loi du plus fort ?

Juin 2006

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