De antiquorum et novorum medicorum et economicorum scientiarum similitudine et dissimilitudine

 

De visibile medicorum et economicorum scientiarum similitudine

Les économistes parlent de la société et de son économie comme d'un organisme vivant dont ils auraient en charge la santé, ou du moins dont les gouvernements ont en charge la santé et eux celle de conseiller ceux-ci en cela. On parle de "croissance" (et non d'accroissement), de "vivacité" économique, des "maux" tels que l'inflation et le chômage, dont souffrent les sociétés modernes, de "circulation des flux vitaux", de "rythmes", de "reprise", qui, parfois, "manque de souffle" ou "a besoin de respiration", etc. Les médecins du PIB préconisent "purges " et "régimes amaigrissants", voire "sévères", surtout en cas de "surchauffe" ou lorsque les marchés frôlent l'"hystérie".

 

L'usage de ce vocabulaire est, bien sûr, métaphorique, mais a-t-il seulement une portée poétique et rhétorique ou bien est-il le signe d'une parenté plus profonde entre les deux disciplines ?

 

Les deux corporations sont des groupes d'influence. Les médecins sont considérés par les sociologues, les publicitaires et les stratèges politiques comme des leaders d'opinion, dont la conviction entraîne fatalement celle d'une bonne partie de la population. Les grands dirigeants politiques ont toujours eu, dans leur entourage proche, des médecins dont l'influence, sur leur vie personnelle comme sur leur vie publique, est avérée. Les chercheurs en médecine jouissent d'un prestige immense et représentent souvent, aux yeux du grand public, l'essence même de la communauté scientifique, et leur discours, l'essence de la science. Les économistes, bien qu'ils se réclament aussi du statut de scientifiques et disposent même non seulement de chaires universitaires et d'écoles, mais aussi d'un prix Nobel, ne jouissent pas du même prestige populaire. Leur influence est toutefois statutaire: l'économiste, est supposé détenir un savoir utile à la société, tout comme le médecin est supposé détenir un savoir utile à ses patients, et le métier d'économiste consiste essentiellement à conseiller les dirigeants des entreprises, les stratèges financiers, les acteurs politiques. Les autres sont des professeurs, qui forment d'autres économistes, ou des "observateurs", "commentateurs", dont l'activité est essentiellement de vulgariser, via les médias, les thèses des premiers. L'activité critique en économie est majoritairement une activité polémique. Les économistes sont parfois – certains disent souvent – en désaccord entre eux. L'activité théorique consiste à élaborer des arguments démontrant la plus forte cohérence d'une thèse par rapport à une autre.

Antiquorum medicorum

Au Moyen Age, la médecine savante était essentiellement issue des traditions arabe et, à un moindre degré, juive. Celles-ci étaient elles-mêmes des appropriations des savoirs grecs et romains de l'antiquité. La part de recherche propre des médecins juifs et arabes est essentielle mais difficile à cerner avec précision, tant ceux-ci se réclamaient souvent de traditions plus anciennes, grecques ou orientales. L'ancienneté d'une doctrine était prise pour signe de sa véracité, si bien qu'une découverte était rarement présentée comme telle, mais plutôt comme l'interprétation correcte d'une tradition ancienne. Bien entendu, les croyances populaires ajoutaient leur part de vérité, sur les pouvoirs thérapeutiques de telles ou telles substances ou de telles ou telles pratiques, renforcés par l'autorité, notamment en France, des saints, héritiers catholiques des anciennes divinités païennes.

 

La Renaissance est marquée par le désir d'un retour aux sources, les auteurs arabes étant soupçonnés d'avoir dénaturé et mal compris les vérités détenues par les anciens Grecs. Exégèse, traductions, dictionnaires, tableaux de correspondance forment l'essentiel de la littérature médicale. "La médecine de la Renaissance est une médecine philologique" (P. Delaunay, "La biologie humaine et l'art de guérir", in "La science moderne, Histoire générale des sciences", Presses Universitaires de France, Paris 1958, p. 141).

 

On est frappé par le parallélisme historique entre la recherche biblique et la recherche médicale : examen des textes originaux, retour aux sources premières, tentatives de retrouver l'esprit initial d'une doctrine à travers de nouvelles traductions et l'examen critique des documents disponibles et des différentes versions d'un même texte.

 

Néanmoins, il serait inexact de réduire la médecine renaissante à cette dimension philologique. Par trois manières au moins avait-elle accès matériel à l'objet de son étude : le corps humain et ses maladies.

 

D'abord par des échanges de substances entre le corps et son milieu : l'examen des excrétions, humeurs, sang, urine, et absorption par le malade de nourriture et de remèdes. La compréhension de ces échanges reposait toujours sur la théorie académicienne des quatre éléments, eau, air, terre et feu, et les qualités associées, l'humide, le sec, le froid, le chaud. Les phénomènes constatés sont le résultat des oppositions ou sympathies que ces éléments et les substances qui en sont chargées entretiennent entre eux, des équilibres et des proportions de leur répartition harmonieuse, ou non, dans les organes. La vérité sur ces sympathies ou conflits se trouve plutôt dans les textes anciens que dans l'observation, tant celle-ci offre, bien entendu, de cas contradictoires. Les controverses entre savants sont sans fin et portées devant l'arbitrage des autorités. P. Delaunay cite le cas d'un procès devant l'Université de Salamanque, à propos de la saignée des pleurétiques, procès porté en fin de compte devant Charles-Quint lui-même.

 

Ensuite, la chirurgie constitue une intervention directe sur le corps malade. En général, elle a lieu à la suite de blessures. Elle donne rarement lieu à des développements théoriques importants, car elle est réservée aux barbiers, les "vrais" médecins dédaignant cet art manuel, qui reste donc empirique. Proche, par nécessité, du malade, elle témoigne souvent du désir d'en amoindrir les souffrances, là où la médecine des écoles prétend d'abord imposer un remède qui atteindra, selon elle, le principe même de la maladie, sa cause ou son essence.

 

Enfin, la dissection des cadavres permet à l'anatomie de se développer. Elle est souvent quasi-clandestine et l'objet d'interdits divers, mais l'investigation anatomique des animaux et des humains se généralise dans toute l'Europe et devient une véritable source de connaissances. C'est l'anatomiste Vésale qui a, dans les tout premiers, démontré que Galien, le maître universel des écoles, avait commis des erreurs et des généralisations hâtives. Une telle dénonciation ne pouvait reposer que sur des faits établis et non sur une simple exégèse textuelle.

 

Dans ce contexte, où la "médecine philologique" s'oppose à la médecine empirique, trois grands clivages idéologiques et sociaux traverseront les deux domaines.

 

En premier lieu, une soumission générale au modèle des "trois esprits" (l'esprit animal, l'esprit vital, l'esprit naturel ou nourricier), qui ressemble à l'anatomie platonicienne du Politique, ou des "trois âmes", plus directement aristotélicienne, tous deux fondés, sur une doctrine générale de l'"émanation": d'une façon ou d'une autre, les principes qui régissent le fonctionnement, normal ou pathologique, du corps humain, doivent pouvoir être conçus comme l'émanation du moteur universel, créateur de toute chose. Néanmoins, cette soumission ne va pas sans l'élaboration de modèles plus "humanistes", dans lesquels le corps est régi par une âme unique et souveraine, dans laquelle on peut voir la préfiguration du sujet individualiste de la Réforme et des Lumières.

 

Le second clivage oppose les partisans d'une fidélité orthodoxe à Galien et les tenants de l'introduction de la chimie dans la pharmacopée, dont le plus célèbre est Paracelse. La tradition galéniste visait à rétablir les équilibres entre les esprits et les humeurs par l'absorption de remèdes que nous qualifierions aujourd'hui de "naturels". Les paracelsiens voulaient introduire de l'"intelligence" dans la confection des remèdes. Ils fondaient généralement cette "intelligence" sur une supposée correspondance entre les différentes composantes de l'univers et les parties du corps. Sur cette supposition s'élevait donc un "constructivisme" de la thérapeutique, l'idée que celle-ci pouvait consister en une élaboration artificielle fondée, nécessairement, sur une idéologie. La pharmacopée était alors une réalisation matérielle d'une idéologie, d'une conception du monde. Les galénistes se réclamaient aussi d'une idéologie, mais celle-ci venait après-coup expliquer les résultats d'une thérapeutique d'abord empirique.

 

Enfin, comme on l'a déjà vu, le clivage entre médecine et chirurgie est autant social qu'idéologique, et recouvre une division du travail entre clercs et manuels. Aux médecins les références doctrinales et idéologiques, et aussi les diplômes, l'autorité universitaire et le prestige social. Les chirurgiens (du grec chiros, la main, et ergon, le travail) exécutent les éventuelles instructions que daignent leur donner les médecins accrédités par les facultés, ou bien soignent les paysans et les soldats blessés ou infirmes, qui n'ont pas la possibilité d'avoir recours aux médecins des facultés. C'est essentiellement par la chirurgie que progresse la connaissance anatomique, mais c'est du côté des livres que sont réputés être le savoir et l'autorité. 

 

De viso Cartesii

Descartes est connu, dans ce domaine de la médecine, pour avoir introduit le mécanisme dans la conception de l'homme. Son Traité de l'homme expose la conception de machines dont les deux natures, l'âme et le corps s'unissent "pour composer des hommes qui nous ressemblent" (Traité de l'homme, Descartes, Œuvres et lettres, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, p. 807). Descartes construit mentalement un modèle. "Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est pos­sible". Le point de départ est clairement annoncé comme supposition. Cette supposition est celle d'un objet inanimé. La description des parties de ce corps n'intéresse guère Descartes, car il "les suppose du tout semblables aux parties de notre corps qui ont les mêmes noms, et que vous pouvez vous faire montrer par quelque savant anatomiste, au moins celles qui sont assez grosses pour être vues, si vous ne les connaissez déjà suffisamment de vous-même".  Pour les parties plus petites pour l'intérêt du sujet, "'il est seulement ici besoin que j'explique par ordre (leurs) mouvements, et que je vous dise par même moyen quelles sont celles de nos fonctions qu'ils représentent". Le modèle vise à expliquer les fonctions de l'organisme et le principe de cette explication est le mouvement de "parties subtiles" (ou "esprits") qui circulent dans le corps et l'actionnent en divers sens, produisant ainsi les manifestations de la vie.

 

Quelle est la valeur de ce modèle ? "Descartes ne se laissait pas embarrasser par les expériences" (L. Dulieu, in La science moderne, Histoire générale des sciences, p. 385). Les critères de la vérité de son modèle, que Descartes résume dans la conclusion de son Traité, sont la vue, la vraisemblance et la simplicité, principe général des œuvres de la nature : "pour ceux qui peuvent être clairement aperçus de la vue, les anatomistes les y ont déjà tous remarqués ; et quant à ce que j'ai dit de la façon que les artères apportent les esprits au dedans de la tête, et de la différence qui est entre la super­ficie intérieure du cerveau et le milieu de sa substance, ils en pourront aussi voir à l'œil assez d'indices pour n'en pouvoir douter, s'ils y regardent un peu de près. Ils ne pourront non plus douter de ces petites portes, ou valvules, que j'ai mises dans les nerfs aux entrées de chaque muscle, s'ils prennent garde que la nature en a formé généralement en tous les endroits de nos corps, par où il entre d'ordinaire quelque matière qui peut tendre à en ressortir : comme aux entrées du cœur, du fiel, de la gorge, des plus larges boyaux, et aux princi­pales divisions de toutes les veines. Ils ne sauraient aussi rien imaginer de plus vraisemblable, touchant le cer­veau, que de dire qu'il est composé de plusieurs petits filets diversement entrelacés, vu que toutes les peaux et toutes les chairs paraissent ainsi composées de plusieurs fibres ou filets, et qu'on remarque le même en toutes les plantes : en sorte que c'est une propriété, qui semble commune à tous les corps qui peuvent croître et se nourrir par l'union et la jonction des petites parties des autres corps. Enfin, pour le reste des choses que j'ai supposées, et qui ne peuvent être aperçues par aucun sens, elles sont toutes si simples et si communes, et même en si petit nombre, que si vous les comparez avec la diverse composition, et le merveilleux artifice, qui paraît en la structure des organes qui sont visibles, vous aurez bien plus de sujet de penser, que j'en ai omis plusieurs qui sont en nous, que non pas que j'en aie supposé aucune qui n'y soit point. Et sachant que la Nature agit toujours par les moyens qui sont les plus faciles de tous et les plus simples, vous ne jugerez peut-être pas qu'il soit possible d'en trouver de plus semblables à ceux dont elle se sert, que ceux qui sont ici proposés." (Ibid. , p. 872) Ainsi, tout en ayant conscience du caractère conjoncturel et imaginaire de ses descriptions, Descartes pense qu'elles sont au-delà du doute si "on y regarde de plus près" et si on considère la "simplicité" coutumière des actions de la Nature. Ce faisant, Descartes inaugure non pas tant une nouvelle médecine qu'une nouvelle épistémologie qui vise l'absence de doute, en la fondant sur la vraisemblance et la simplicité de conception. Cette épistémologie de la conviction "rationnelle" est le véritable héritage du cartésianisme et s'étend bien au-delà et de la médecine et des philosophies dites rationalistes. Son but n'est pas l'adequatio rei, ni même l'approche de la meilleure adéquation possible, mais l'absence de doute, la conviction ; c'est une épistémologie du sujet, et non pas de l'objet, encore moins des relations entre ces deux termes.

 

En revenant au contenu doctrinal du Traité, on y trouve deux caractéristiques intéressantes : d'abord, la prétention de rendre compte de toutes les manifestations de l'objet considéré, et ensuite l'affirmation de l'unicité du principe découvert. Le modèle explique tout. Le modèle est seul et n'a pas besoin de complément. "Je désire que vous considériez, après cela, que toutes les fonctions que j'ai attribuées à cette machine, comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil; la réception de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités, dans les organes des sens exté­rieurs; l'impression de leurs idées dans l'organe du sens commun et de l'imagination, la rétention ou l'empreinte de ces idées dans la mémoire; les mouvements intérieurs des appétits et des passions; et enfin les mouvements extérieurs de tous les membres, qui suivent si à propos, tant des actions des objets qui se présentent aux sens, que des passions, et des impressions qui se rencontrent dans la mémoire, qu'ils imitent le plus parfaitement qu'il est possible ceux d'un vrai homme : je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes natu­rellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contre­poids et de ses roues ; en sorte qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n'est point d'autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés."

 

De ce point de vue, le mécanisme cartésien remplace les modèles platoniciens et aristotéliciens présents dans les doctrines du Moyen-Age et de la Renaissance par un modèle mécaniste plus conforme aux visions de vraisemblances de l'époque, mais se situe dans la même démarche épistémique, à savoir qu'une doctrine générale de la nature - ici le mécanisme, là les quatre causes - permet de construire déductivement un exposé de la vérité, sans qu'il soit besoin de contrôler chaque théorème avec les faits, du moment qu'aucune contradiction grossière avec ceux-ci ne saute aux yeux. La vision cartésienne est restée, pour l'essentiel, une vision souvent dominante dans les sciences modernes, et s'accomode aussi bien des traditions rationalistes qu'empiristes ou pragmatistes.

 

Les XVIIème et XVIIIème siècles, et même le XIXème, virent se développer d'autres "systèmes", c'est-à-dire d'autres modèles de fonctionnement du corps humain, tous calqués sur le même schéma déductif d'un principe, (par exemple solide, liquide, humoral, mécanique, mathématique, etc.) dont les manifestations et les conséquences expliquent "logiquement" les diverses fonctions vitales observées et leurs dérèglements dans les maladies, lorsque les équilibres ou les règles qui les régissent sont perturbés par des facteurs externes ou internes. Ces systèmes s'éloignent souvent de la métaphysique cartésienne, voire s'y opposent et réintroduisent de l'âme ou de l'esprit dans le fonctionnement du corps, mais partagent avec le cartésianisme l'idée selon laquelle la vérité est une conviction fondée sur la vraisemblance, l'évidence et la simplicité.

 

Ces critères sont éminemment subjectifs, et reproduisent mieux des imaginations de leurs auteurs que des propriétés des objets qu'elles prétendent aider à comprendre. Les progrès objectifs que la médecine a obtenus pendant ces périodes ne relèvent jamais d'aucun de ces systèmes de représentation, même lorsqu'ils sont l'œuvre d'un partisan de l'un d'entre eux. Les progrès dans la connaissance de l'objet médical sont soit venus de hasards et de rencontres avec des médecines extra-européennes (découverte de l'efficacité de l'inoculation, puis de la vaccination, par exemple), soit le résultat de l'amélioration des instruments et des méthodes d'observation, comme l'usage systématique du thermomètre pour mesurer la fièvre, celui du stéthoscope, ou encore la séméiologie et l'observation clinique.

 

Novorum medicorum

Ces progrès, qu'on peut qualifier d'empiriques, sont en grande partie contemporains du développement des philosophies positiviste et pragmatiste, et, d'un certain point de vue, les confortent. C'est à Claude Bernard, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (Edition citée : Garnier-Flammarion, Paris, 1966) que l'on doit d'avoir théorisé ce mouvement, tout en montrant la spécificité de la démarche scientifique expérimentale. L'énoncé qu'il fait de la principale difficulté d'une médecine expérimentale est célèbre et résume les difficultés qu'ont encore aujourd'hui à résoudre tous les scientifiques qui étudient des objets vivants : " La première condition pour instituer une expérience, c'est que les circonstances en soient assez bien connues et assez exactement déterminées pour qu'on puisse tou­jours s'y replacer et reproduire à volonté les mêmes phé­nomènes. Nous avons dit ailleurs que cette condition fondamentale de l'expérimentation est relativement très facile à remplir chez les êtres bruts, et qu'elle est entourée de très grandes difficultés chez les êtres vivants, particu­lièrement chez les animaux à sang chaud. En effet, il n'y a plus seulement à tenir compte des variations du milieu cosmique ambiant, mais il faut encore tenir compte des variations du milieu organique, c'est-à-dire de l'état actuel de l'organisme animal." (Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 169). Ces variations ne sont en effet pas maîtrisées par l'expérimentateur, qui ne peut pas les reproduire à son gré, ni même, souvent, les mesurer et les contrôler. Cette difficulté, on le sait, est identique en ce qui concerne l'étude des faits sociaux, et de l'économie en particulier, étude d'ailleurs souvent comparée, sinon assimilée, à celle d'organismes vivants.

 

L'une des méthodes les plus utilisées pour contourner cette difficulté est l'usage de statistiques. Voyons comment.

 

La méthode de l'expérimentation comporte deux voies : la première consiste à intervenir dans le nœud des causalités en substituant à l'une des causes naturelles en jeu une cause artificielle, dont on peut alors contrôler l'action particulière ; la seconde consiste à produire artificiellement un ensemble de causes qui reproduiront le phénomène étudié. Vico a mis en lumière à la fois la puissance et la limite de ces deux démarches : la première insère l'opération humaine parmi les opérations réelles de la nature, mais le facere humain est alors partiel, et de nombreuses causes interviennent en dehors de notre contrôle ; la seconde permet, au moins en principe, un contrôle complet des causes, le factum étant alors entièrement artificiel, humain, mais il n'est alors qu'une simulation des faits, un modèle. C'est ce dilemme qu'exprimait Einstein dans sa célèbre formule : "plus la science est vraie, moins elle est réelle". Tout l'effort des expérimentateurs consiste donc à accroître le contrôle des variables d'un phénomène.

 

Dans son ouvrage Probabilité et certitude (Presses Universitaires de France, Paris, 1969), Emile Borel envisage le cas de l'expérience la plus simple qui soit (celle dans laquelle les variables à contrôler sont en plus petit nombre), le jeu de pile ou face. Le calcul montre que, sur un million de jeux, pour qu'il y ait un écart de 6 500 par rapport au résultat probable (500 000 face), la probabilité est de 10-40. "Supposons maintenant que nous ayons la pa­tience de jeter un million de fois en l'air la pièce de monnaie et que nous obtenions face 506 500 fois ; il est légitime que nous nous demandions quelle est la cause de cet événement et nous sommes naturelle­ment conduits à hésiter entre deux hypothèses" (…)"nous convenons d'exclure une fois pour toutes ces hypothèses où le corps de connais­sances que nous croyons avoir se trouve être erroné par la fraude ou par d'autres circonstances.

Nous n'avons donc, en définitive, qu'à choisir entre les deux hypothèses de l'écart fortuit excep­tionnel ou d'une valeur légèrement supérieure à un demi pour la probabilité de face. Mais nous sa­vons que la probabilité pour que l'écart exception­nel se réalise est d'environ 10-40 ; ceci doit nous don­ner la certitude (Sur le degré de cette certitude, nous renvoyons aux derniers chapitres de ce livre) qu'il ne s'est pas réalisé ; au contraire, les deux côtés de la pièce ne sont pas identiques et le relief de l'un peut être plus accusé que celui de l'autre ; l'hypothèse d'une légère diffé­rence entre les probabilités de pile et de face n'a donc rien d'invraisemblable et c'est cette hypothèse que nous devons adopter." (p. 35) A l'inverse, un écart faible par rapport au résultat probable sera considéré comme une vérification de l'égalité des deux faces de la pièce. Le calcul de probabilités tient donc lieu de contrôle des variables non contrôlées. On suppose que les modifications de ces variables sont fortuites et qu'un grand nombre d'épreuves revient à éliminer les variations. Le recours à un nombre suffisamment élevé d'essais est donc un substitut du contrôle des variables en laboratoire.

 

Nous n'entrerons pas ici dans les discussions qui pourraient naître du fait que la véracité des raisonnements probabilistes est mathématique et non pas elle-même expérimentale. Nous retiendrons seulement que le calcul probabiliste permet de définir l'importance du nombre d'essais, et donc de la dimension des échantillons, et des degrés de probabilité des résultats obtenus. Tout l'art des chercheurs est de reculer au maximum les marges d'incertitude sur les échantillons relativement réduits. En effet, dans le jeu de pile ou face, le nombre de variables et de résultats possibles est faible. Il est facile, dans de tels cas, de multiplier les essais et de travailler sur des échantillons effectivement importants, pour lesquels les raisonnements probabilistes nous rassurent et nous assurent de la fiabilité des résultats. Dans le cas des expériences sur les êtres vivants, les variables sont très nombreuses et le champ des résultats possibles très étendu. La probabilité d'un échantillon homogène est évidemment inversement proportionnelle et en est réduite d'autant. Les statisticiens développent toutes sortes de méthodes qui permettent de calculer des probabilités fiables sur des échantillons faibles relativement à l'unité d'écart.

 

Toutefois, malgré ces efforts, les chercheurs sont constamment confrontés à des difficultés lorsqu'ils veulent extrapoler les résultats de leurs recherches d'un échantillon expérimental – nécessairement limité – à une population réelle – naturellement très nombreuse et infiniment plus variée que l'échantillon. Récemment, des chercheurs ont découvert qu'un certain antibiotique, dont les tests en laboratoire avaient montré l'inefficacité contre la bactérie pathogène de la listériose, se révélait efficace contre cette même bactérie dans des essais in vivo. Jusqu'alors, la "communauté scientifique" ne mettait pas en doute la validité de l'extension des résultats in vitro, du moment que ceux-ci reposaient sur un nombre suffisant d'essais. Les cas où les résultats in vivo s'écartaient des résultats in vitro étaient seulement considérés comme des "paradoxes". Il est curieux de constater comme c'est seulement lorsqu'une explication plausible (l'action d'une protéine) a pu être formulée que les exceptions ont cessé d'être considérés comme des paradoxes, mais bien comme des événements nécessitant une révision des conceptions générales. La difficulté mise en lumière par Claude Bernard il y a cent quarante ans est toujours là, mais un consensus se fait pour la négliger autant que les artifices statistiques le permettent.

 

Antiquorum economicorum

Pour notre propos, les économistes présentent cet avantage qu'ils se divisent eux-mêmes en anciens et modernes : il y a les "pères fondateurs" des différentes chapelles, et les "néo-", néoclassiques, néomarxistes, néokeynésiens, etc. Commençons donc par les doctrines anciennes et par le premier de ces anciens, Adam Smith, père de l'école classique. Assurément, sa démarche est celle de l'exposé d'un système. Son ouvrage fondateur de l'économie politique "Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations" débute par l'énoncé de principes qui expliquent la provenance et l'accroissement des quantités "de toutes les nécessités et commodités de la vie qu'(une nation) consomme annuellement". L'un de ces principes est commun à de nombreux penseurs de l'époque et est resté comme un supposé de base de la plupart des économistes, à savoir que c'est le travail qui crée les richesses consommées. Pour Smith, c'est donc l'organisation de ce travail, l'emploi qui en est fait qui fait la différence entre les nations et produit l'accroissement des richesses. Cette doctrine s'oppose à deux autres "systèmes" – c'est le terme employé - , l'un connu sous le nom de "physiocrate", selon lequel les richesses proviennent des ressources naturelles, et qui préconise donc d'encourager l'agriculture et de laisser faire le commerce, et l'autre sous le nom de "mercantile", selon lequel ce sont les échanges avantageux qui provoquent l'enrichissement, et qui préconise une politique protectionniste favorisant les industriels locaux. Le point commun de ces approches est de concevoir l'économie comme une sorte de machine dans laquelle des principes élémentaires fonctionnent plus ou moins heureusement selon l'action de l'Etat. L'économie est présentée comme la connaissance de ces mécanismes et un ensemble de recommandations de ce que doit faire le "souverain" (c'est-à-dire, rappelons-le, non pas la personne qui occupe la tête de l'Etat, mais le sujet de la volonté collective) pour en améliorer le fonctionnement.

 

Une autre doctrine fondatrice est celle de Thomas Robert Malthus. Celui-ci part de ce qu'il présente comme une observation : la raréfaction des ressources naturelles au regard de l'accroissement – tout aussi naturel - de la population. On pourrait dire que le malthusianisme est l'inverse du système des Physiocrates : pour ces derniers, la nature, pourvu qu'on la cultive convenablement, est source de richesse ; pour Malthus, la nature, si on la laisse faire, conduit à l'appauvrissement généralisé. Il est convenu de se rassurer en constatant que l'"observation" de Malthus n'en était pas une et que la raréfaction des ressources ne s'est pas produite, tout au moins pas au point de provoquer la famine généralisée qu'il envisageait. La plupart des économistes considèrent même que le niveau de vie de l'humanité s'est, globalement, amélioré depuis (Malthus a vécu de 1766 à 1834). Néanmoins, la notion de rareté est essentielle pour les économistes, dont de nombreux professeurs définissent même leur discipline comme la science de ce qui est rare.

 

Il est amusant de constater que l'économie moderne repose sur des hypothèses contraires de ces deux pères fondateurs. Si, en effet, la raréfaction annoncée par Malthus comme inéluctable ne s'est pas produite, c'est, en accord avec la doctrine de Smith, grâce à l'amélioration du travail par sa plus grande division. Inversement, la raréfaction de ressources qui, auparavant, étaient considérées comme abondantes, comme l'eau, l'air, l'espace, l'énergie, etc. apporte à la réflexion économique de nouveaux champs d'application, et la notion de rareté s'en trouve de nouveau au centre.

 

Le troisième pilier de la pensée économique est la notion de marché. Bien sûr, le marché est déjà présent chez Smith, chez qui il est le lieu et le moyen de l'intervention de la fameuse "main invisible" qui, à l'insu des acteurs de l'économie, établit, pour chaque moment de développement social, la répartition la mieux adaptée, mais la notion en est développée d'abord par Jean-Baptiste Say, puis par Léon Walras. Il conserve toujours ce rôle fondamental de régulation et de lieu des équilibres qui, bien ou mal, font que l'économie est "politique", au sens étymologique, un ensemble de lois qui permettent la vie de la cité. Non pas des lois au sens moral ou juridique, mais des lois de fonctionnement vital d'un ensemble social. Indirectement, elles acquièrent ainsi une légitimité presque égale aux lois morales ou civiles, puisque c'est grâce à elles et à leur observation que la société vit et prospère.

De marxiano viso

Les grands économistes classiques avaient une vision historique de la société, concevant son évolution comme un développement logique à partir d'un état originel "de nature", qui est à la fois l'explication et la justification de l'évolution ultérieure jusqu'à l'état présent, civilisé, policé et opulent par rapport, au moins, au dénuement des hommes primitifs. Marx se situe dans cette même veine. Son originalité est d'utiliser la dialectique hégélienne comme modèle. Hegel concevait l'histoire comme une odyssée de l'esprit. Marx se veut matérialiste et la conçoit donc comme une odyssée du "mode de production". Par "mode de production", il n'entend pas principalement le mode technique de production, les méthodes de culture, de fabrication des biens et  des services, mais leur mode social de production, la répartition des facteurs de production, leur distribution et leurs interactions politiques. Le mode de production actuel, le mode capitaliste, a sa propre logique qui, comme celle de l'esprit hégélien, l'entraîne vers un destin tracé par le philosophe. Cette logique est économique et est celle de la production de la      plus-value : elle conduit à une paupérisation croissante des travailleurs, qui se révolteront nécessairement, et à une concentration parallèle du capital, qui ne demandera alors qu'à tomber entre les mains de l'Etat, dont les travailleurs révoltés se seront emparés grâce à l'intelligence politique de leur avant-garde éclairée par le marxisme.

 

La rigueur, au moins apparente, du raisonnement, son enracinement dans la philosophie allemande, et son engagement au côté des pauvres, ont longtemps inspiré (et inspirent encore) un respect filial d'une grande partie des intellectuels à l'égard du marxisme. Le critiquer était sombrer dans l'"idéologie bourgeoise" et se vendre au capital. Ensuite, lorsque les horreurs des régimes totalitaires se réclamant de ses idées ne purent plus être ignorées, un renversement d'attitude s'est produit et il est d'usage de brûler ce qu'on a adoré : c'est, maintenant, curieusement, tout ce qui peut ressembler au marxisme ou s'en approcher qui est taxé d'"idéologique". Le rationalisme marxiste en économie et en politique agit un peu à la manière du rationalisme cartésien en philosophie, comme un repoussoir, un prototype de la démarche "idéologique" qu'il faut éviter.

Novorum economicorum

Les économistes modernes seront donc résolument anti-idéologie. C'est-à-dire, en réalité, imprégnés d'idéologie pragmatiste. Le "pragmatisme" est le critère dominant de toute sagesse économique contemporaine.

 

Le pragmatisme, tel, du moins, qu'il survit en œuvre dans l'économie moderne, consiste à refuser de se poser des questions sur la nature réelle des choses, mais, à la différence du positivisme, qui conseillerait alors de s'en tenir aux faits tels qu'ils apparaissent, le pragmatisme ne s'interdit pas les hypothèses, pourvu qu'elles marchent ("It works !" est le grand cri de victoire béate des idéologues du pragmatisme contemporain).

 

Les hypothèses que s'autorisent les économistes modernes sont celles des classiques : l'équilibre endogène du marché par le jeu "naturel" de l'offre et de la demande, les bienfaits automatiques de la concurrence, la nécessité de réduire au minimum l'intervention de l'Etat. Ces hypothèses sont incarnées dans des modèles où certaines théories mathématiques et psychologiques jouent le rôle de rationalité que tenait la logique géométrique dans le mécanisme cartésien. L'économie moderne part d'un homo oeconomicus doté de qualités essentielles : égoïsme et raison. Son fonctionnement mental constitue le mécanisme élémentaire, implicite ou explicite, de l'économie ; il calcule son intérêt personnel à court terme et agit en fonction de ce calcul. Comment, dès lors, comprendre les progrès de l'humanité et l'amélioration des conditions de vie de la société ? C'est qu'un équilibre permanent se fait entre les égoïsmes particuliers, entre l'offre des producteurs et la demande des consommateurs ; le marché intervient comme une main invisible pour adapter sans cesse les activités humaines aux besoins. Les différentes écoles d'économistes se disputent ensuite pour savoir dans quelle mesure cet équilibre "naturel" doit être aidé, redressé, ou corrigé par l'intervention de l'Etat, un peu comme les partisans de la médecine naturelle s'opposent aux tenants d'une allopathie énergique. Ces hypothèses ne sont pas confrontées aux faits et ne peuvent pas l'être. Pour tenir lieu de vérification empirique, ce sont les faits qui sont convertis, notamment grâce à des traitements statistiques, en confirmation des hypothèses, dans la mesure où ils ne les contredisent pas.

 

Le marché libre et concurrentiel n'existe pas et n'a jamais existé que sur des aires géographiques et historiques très restreintes et pour un nombre restreint de marchandises, comme, par exemple, les timbres-poste au rond-point des Champs-Elysées, ou les bottes d'oignons à Brive-la-Gaillarde. Plus l'économie dite "de marché" s'est développée, plus les consommateurs finaux se sont trouvés en face de fournisseurs en nombre réduit, avec une offre réduite et concertée. Les marchés qui déterminent effectivement les cours des principales matières premières et des principaux services mettent en jeu des acteurs intermédiaires, de moins en moins nombreux, et la concurrence qui s'y exerce n'a pas comme résultat la plus grande efficacité économique, mais le plus grand profit à court terme. A la question "qui dirige une économie de marché ?", Samuelson (Prix Nobel, fondateur du département d'économie du MIT) et Nordhaus (Professeur à Yale) répondent sans hésiter : "au bout du compte, les forces souveraines qui décident de la forme de l'économie sont les goûts (de la population) et la technologie" (p. 28). Cette double assertion est évidemment contraire à la réalité. Les goûts de la population sont forgés et modelés par l'offre préalable des marchandises et par la publicité : on n'a jamais vu la population inviter une firme à produire ce dont elle rêvait, mais plutôt une firme affirmer après coup que ce qu'elle produit, la population en avait rêvé ! Quant à la technologie, s'il est vrai qu'elle détermine l'offre négativement, par ce qu'elle ne sait pas réaliser, ses recherches et ses progrès sont décidés, non par le marché et les consommateurs, mais par les dirigeants des firmes. Qu'il s'agisse de l'électricité, de l'automobile, du téléphone ou de l'internet, l'offre a toujours précédé la demande des consommateurs. Le marché est une utopie destinée à faire fonctionner un modèle idéologique : "les théoriciens de l'économie ont démontré que sous certaines conditions, une économie parfaitement concurrentielle est efficace", et la mesure dans laquelle l'économie réelle n'est pas efficace se résoudrait à des "carences" du marché (p. 30). La "démonstration" en question est purement théorique, l'économie réelle n'est pas, par définition, "parfaite" et les "carences du marché" sont si nombreuses qu'on a l'embarras du choix pour expliquer les écarts entre l'utopie et la réalité.

 

La concurrence et les bienfaits qu'elle apporte ne sont pas non plus vérifiés. La plus grande réussite capitaliste, celle de Bill Gates, est celle d'une entreprise dont la stratégie a toujours été d'empêcher la libre concurrence des produits. La première entreprise mondiale du secteur nucléaire est Aréva, un exemple du colbertisme français et non de la libre entreprise. Les majors du pétrole sont des sociétés qui ont bâti leur puissance sur la captation des propriétés foncières de populations précapitalistes et les énormes "coups de pouce" étatiques des économies de guerre des deux guerres mondiales. L'industrie pharmaceutique mondiale prospère sur des marchés d'où la concurrence est exclue, etc. Les grandes industries ne se développent partout qu'avec l'aide de l'Etat, qui leur réserve des marchés importants, draine des crédits de recherche qui alimentent la recherche-développement des entreprises privées, les subventionne directement ou indirectement, etc. Ni le marché des consommateurs, ni la concurrence ne jouent un rôle déterminant dans l'histoire du capitalisme.

 

Dans l'affirmation de la prétendue "science économique", on retrouve donc la même épistémologie que dans le mécanisme cartésien : la vérité n'est pas la conformité aux choses, mais une conviction fondée sur un modèle théorique irréel auquel on adhère pour sa cohérence logique, et qui n'est confronté ni aux observations ni aux faits. Evidemment, les professeurs d'économie seraient pour la plupart étonnés de voir leurs doctrines ramenées à de simples constructions idéologiques, à des utopies sans rapport avec le réel. La plupart d'entre eux professent, on l'a vu, un "pragmatisme" qui se veut, précisément, étranger à l'idéologie et à l'utopie. Les textes et les rapports d'économistes regorgent de chiffres et de graphiques qui sont supposés montrer, au contraire, leur lien avec le réel.

Omnis scientia numerorum ?

"Quand vous pouvez mesurer ce dont vous parlez, vous connaissez quelque chose

au sujet ; si vous ne pouvez pas le mesurer, ni l'exprimer avec des nombres, votre connaissance est bien maigre et insatisfaisante ; c 'est peut-être un début de connaissance mais vos réflexions ne vous ont guère fait progresser sur la voie de la science."

(Lord Kevin, cité par Samuelson et Nordhaus, p. 430)

 

 

Le pythagorisme avait construit une représentation du monde sur une numérologie : des correspondances entre séries de nombres et harmonies musicales, rythmes des mouvements astraux, compositions des éléments terrestres, etc. semblaient prouver que derrière des apparences confuses et troublées, se cachait une réalité ordonnée conforme aux lois des nombres. Evidemment, nos conceptions modernes se rient de telles illusions : les nombres sont nos créations et, si le monde, quelquefois, peut semble se conformer à leurs lois, ce ne peut être qu'une coïncidence (voire un effet de la Providence…) ou bien une pétition de principe dans notre propre conception des nombres.

 

Pourtant, le nombre hante la science et lui est presque indispensable. Comment comparer sans mesurer ? Comment répéter une opération sans la quantifier ? On voit qu'entre la théorie avec ses lois numériques, et la réalité avec ses disparités, il y a, nécessairement, la mesure. Lorsque les lois de la physique galiléenne d'addition des vitesses ont semblé en désaccord avec la réalité, c'est vers le réexamen de la  notion même de mesure du temps que s'est tournée la réflexion d'Einstein, dans son mémoire de 1905.

 

Que mesure donc l'économie ? Comment le mesure-t-elle ? La notion la plus importante dans l'économie moderne est le PIB (Produit intérieur brut), qui correspond à la "richesse" d'une nation dont parle Adam Smith ("toutes les nécessités et commodités de la vie qu'elle consomme annuellement, et qui consistent toujours, soit dans le produit direct de ce travail, soit dans ce que ce produit permet d'acheter à d'autres nations." – RDN Livre I, chap. I, p. 1 ). Cette mesure est effectuée à partir des produits et/ou des coûts des entreprises. Les données économiques qui ne relèvent pas de la démographie, c'est-à-dire toutes celles qui concernent les richesses et les marchandises, proviennent directement ou indirectement (notamment par l'intermédiaire de la fiscalité) des comptabilités des entreprises. Celles-ci sont patrimoniales, et reflètent la propriété des différents éléments qu'elles recensent, et sont valorisées en prix. La dimension de mesure commune aux grandeurs économiques est le prix. Il est donc nécessaire de faire un détour par la compréhension de cette notion.

Prix et valeur

Les fondateurs de l'économie partent presque tous d'une distinction conceptuelle entre prix et valeur. Le prix est issu de négociations sur le marché et représente principalement le rapport entre l'offre et la demande d'une marchandise (ainsi que d'autres éléments des rapports de force entre vendeurs et acheteurs). On estime qu'il y a un "juste prix" vers lequel tendent naturellement – en tout cas dans l'économie de concurrence parfaite telle qu'elle est imaginée par les économistes – les prix réels. Mais les monnaies sont aussi des marchandises qui, à leur tour, ont elles-mêmes un prix, qui plus est fluctuant, comme on sait. Il faut donc supposer qu'il existe une valeur, indépendante du prix, même si celui-ci ne s'en éloigne jamais au-delà de certaines limites. Or, dit justement Adam Smith en ouverture de la Richesse des Nations, " le travail annuel de toute nation est le fond primitif qui la pourvoit de toutes les nécessités et commodités de la vie qu'elle consomme annuellement, et qui consistent toujours, soit dans le produit direct de ce travail, soit dans ce que ce produit permet d'acheter à d'autres nations."  D'où l'idée, formulée d'abord par Smith, reprise par Ricardo puis Marx et bien d'autres, de la valeur-travail : la valeur d'une marchandise est créée par le travail incorporé dans celle-ci.

 

Cette conception de la valeur étant posée, le problème pourrait sembler simple, et consister dans un rapprochement entre les prix et les temps de travail passés à l'élaboration des produits. Mais, nous dit Smith, "quoique le travail soit la véritable mesure de la valeur échangeable de toutes les denrées, il n'est pas ce par quoi leur valeur est communément estimée. Il est souvent difficile d'établir la propor­tion entre deux quantités différentes de travail. Le temps passé à deux sortes différentes d'ouvrages ne déterminera pas toujours seul cette proportion. Les degrés différents de difficulté endurée et d'ingéniosité déployée doivent également entrer en ligne de compte." (RDN, Livre 1 chap. V, p. 34) Marx résout cette difficulté à sa manière en inventant un "quantum de travail socialement nécessaire" à la production d'une marchandise, et en décomposant le travail intellectuel, ou "travail complexe" en une quantité déterminée de "travail simple". L'un comme l'autre, et tous les économistes derrière eux, refusent ou ignorent la mesure simple du travail par le temps effectivement passé.

 

Une autre difficulté, analysée principalement par Marx, est la différence entre la valeur d'usage, qui est propre à chaque consommateur, et la valeur d'échange, partagée entre acheteur et vendeur. Cette dernière est considérée par beaucoup d'économistes comme la seule valeur véritablement économique, l'autre étant plutôt d'ordre psychologique. Néanmoins, les deux ne peuvent pas être séparées, car l'homo oeconomicus, égoïste et rationnel, rappelons-le, n'achèterait sûrement pas une marchandise inutile ! La valeur est ce qui fait qu'une marchandise (bien ou service) a un prix, ce pour quoi, justement, on est prêt à en payer le prix. D'où l'idée que la valeur des choses réside dans leur "utilité", quelquefois appelée "désirabilité", "commodité", etc. Mais si l'économie doit être la science de la création des richesses et de leur distribution, il faudra comparer et cumuler des utilités bien différentes les unes des autres : des chaussures avec de la nourriture, des bâtiments avec des vêtements, du pétrole avec des services, etc. Comment mesurer une utilité générale commune à toutes ces utilités particulières ? Pareto inventera un modèle mathématique de l'équivalence des différentes utilités : le consommateur compense l'utilité moindre par une quantité plus grande, et inversement, selon des "courbes d'indifférence", c'est-à-dire de valeurs égales. Selon cette théorie, la valeur d'usage d'une marchandise peut ainsi se mesurer dans la valeur d'usage d'une autre, et donner ainsi une valeur d'échange, c'est-à-dire, exprimée dans la marchandise-monnaie, un prix.

 

Finalement, de quelque côté qu'on prenne la question de la valeur, par la théorie de la valeur-travail, ou la théorie de la valeur-utilité, on conclut, après l'avoir soigneusement distinguée du prix, par la ramener à celui-ci. Pour Smith, en fin de compte, " l'ajustement se fait, non par une mesure exacte, mais par le marchandage et les transactions du marché, selon cette sorte d'égalité approximative qui, quoique non exacte, suffit à la poursuite des affaires de la vie ordinaire." (RDN, ibid.). Pour Marx, "le prix est le nom monétaire du travail réalisé dans la marchandise" (Le Capital, I, III, p. 87). Le prix est considéré comme une approximation pratique de la valeur. Lorsqu'il s'agit du travail, même considéré comme mesure de la valeur des choses, on prendra en compte le salaire, prix du travail, entendu au sens large, c'est-à-dire, le "coût du travail", incluant les charges diverses qui s'y ajoutent, et constituant le prix qu'un  entrepreneur consent à payer pour employer un salarié.

 

Ce faisant l'économie cumule deux erreurs épistémologiques. La première, en confondant prix et valeur, est de confondre des concepts différents, comme de confondre température et chaleur, par exemple. La seconde, dès lors qu'elle considère le prix comme une approche sociale ou symbolique de la valeur, est d'identifier une mesure avec une représentation, un peu comme si on identifiait la température et la sensation de chaud et de froid.

 

Concernantnla première erreur, la découverte du travail comme source de la valeur économique est essentielle. Elle comporte une réalité qui ne peut pas être escamotée. Adam Smith montre les avantages de la division du travail : " Dans les maisons isolées et les très petits villages qui sont disséminés dans un pays aussi désert que les Hautes-Terres d'Ecosse, tout fermier doit être boucher, bou­langer et brasseur pour sa propre famille." (RDN, Livre I, chap. III, p. 19) La division du travail est réduite. En achetant, au contraire, la viande au boucher, le pain au boulanger, la bière au brasseur, nous, qui ne vivons pas dans les Hautes-Terres d'Ecosse au XVIIIe siècle, nous gagnons du temps que nous employons à d'autres activités, tandis que le fermier isolé de cette époque était contraint d'employer le sien à ces tâches. En outre, en tant que consommateurs, nous gagnons plus de temps, en achetant les produits manufacturés et en évitant ainsi d'avoir à les produire nous-mêmes, que ce qu'y ont mis les producteurs, grâce à la division du travail, pour les réaliser à notre place.

 

Le temps, libre ou contraint, est évidemment une valeur économique fondamentale, condition des autres valeurs. Qu'il s'agisse de travail, de consommation ou de quelque autre activité humaine, la première denrée utilisée et nécessaire est le temps. Or, le temps, par la division du travail, fait l'objet d'appropriations et d'échanges économiques, malheureusement à peu près ignorés par les économistes. Le prix est une réalité d'un tout autre ordre, résultat d'interactions sociales diverses, expression d'un rapport de forces et des tensions du marché. Identifier le temps, ou le travail, aux prix, c'est donc commettre, au nom du pragmatisme, une grave confusion conceptuelle. Ce "pragmatisme" ressemble à celui d'un médecin qui dirait à son patient : "vous souffrez de myopathie, mais, comme je ne connais pas cette maladie, je vais vous donner un sirop contre la toux."

 

Il reste la seconde erreur signalée, qui provient du fait que le prix est une représentation, plus ou moins faussée. Les économistes tentent de "redresser" les représentations monétaires des choses afin de saisir, selon eux, des données réelles.

Prix local et prix moyen

"Au même moment et au même lieu, l'argent est donc la mesure exacte de la valeur échangeable véritable de toutes les denrées. Il n'en est toutefois ainsi qu'au même moment et au même lieu." (RDN, Livre 1, chap. V, p. 41) En effet, le prix est lié au marché et n'a de sens que par rapport à celui-ci ; il ne traduit donc nullement une valeur que la marchandise garderait, indépendamment des fluctuations du marché, et des circonstances de temps, de lieu, d'environnement politique, etc. L'idée même d'une telle valeur est souvent abandonnée par les économistes, pragmatistes ou positivistes, qui lui trouvent un parfum de métaphysique absolutiste et préfèrent s'en tenir au prix relativiste.

 

Pourtant, l'économie politique ne peut pas, non plus, tenir une position pointilliste, voire instantanéiste du prix : on aurait alors une collection de prix et non un prix ; impossible de travailler sérieusement sur des données aussi fragmentaires ! Même les bottes d'oignons du marché de Brive-la-Gaillarde ont plusieurs prix, selon la marchande à qui on s'adresse, selon qu'on prend la température au début ou à la fin de la matinée, etc. Il y a aussi, dans un tel marché, tant de sortes d'oignons différentes ! Si, donc, on vous parle du prix des oignons de ce marché, c'est d'un prix construit qu'il s'agit ; en général, un prix moyen. Et il en est de même pour tous les prix qui entrent dans les comptabilités des entreprises, dont on fera à leur tour des sommes et des moyennes pour construire la comptabilité nationale, à partir de laquelle, par des techniques d'échantillonnage et de réduction à des moyennes, on élaborera les statistiques de la santé de l'économie mondiale.

Prix nominal et prix réel

Les raisonnements économiques ne sont pas, on l'a vu, expérimentaux et procèdent essentiellement, lorsqu'ils tentent une vérification empirique, par comparaison en lieu et place d'expérimentation. Comparaisons dans l'espace, entre des situations et des politiques différentes, comparaisons dans le temps, entre des époques et des situations différentes. La "croissance", concept fondamental de l'économie politique moderne, est elle-même un concept comparatif entre l'instant t et l'instant t'. Là encore, les économistes se sentent gênés d'utiliser le prix comme moyen de mesure. Samuelson et  Nordhaus se demandent ce qu'on penserait d'un géomètre qui utiliserait un mètre élastique ! On utilise donc des calculs pour évaluer ce que seraient les prix si le prix de la monnaie n'avait pas évolué, espérant ainsi trouver non pas le prix "nominal" (son affichage en monnaie) des choses, mais leur prix "réel" (ce qu'elles valent réellement), et, à travers ce prix réel, leur volume réel. Ainsi le PIB est-il ramené, à partir de ce que donnent les comptabilités des entreprises en monnaie courante, à un volume supposé réel de la production. Ces calculs utilisent des indices de prix qui, étant composites, ne sont pas réversibles. Les indices sont donc "chaînés", c'est-à-dire, en fait ramenés à des indices simples de produits ou de familles de produits supposés avoir une évolution homogène. En fait, il est clair que ces indices chaînés sont néanmoins des indices composites. Samuelson et Nordhaus reconnaissent que, selon les études d'un "groupe d'économistes distingués" les différentes méthodes de déflation du PIB pouvaient entraîner des différences de croissance de l'ordre de 1% par an. Cet ordre de grandeur est le même que celui sur lequel portent les arguties des économistes pour savoir quelle est la meilleure politique à suivre. Sur de longues périodes, ce même ordre de grandeur serait moins significatif, mais l'erreur serait probablement encore plus grande. Il est même douteux de savoir si cela a un sens de comparer le PIB sous Louis XIV, Napoléon III et Jacques Chirac.

 

En fait, les économistes veulent d'abord et à toute force quantifier leurs raisonnements. Ils se soucient peu de savoir ce qu'ils mesurent, pourvu qu'ils le mesurent. Les prix sont des rapports de force sur un marché. Ils marquent comment les individus et les groupes s'approprient les marchandises. Ce qui est donc significatif dans un prix, c'est son rapport aux autres prix. Raisonner sur des écarts et  des dispersions de prix pourrait donc avoir un sens. Le prix final d'achat des actions Arcelor par Mittal est d'environ 50 % supérieur au prix initialement proposé, lui-même supérieur au prix du marché. Considérer que l'un de ces trois prix est le vrai n'a pas de sens, pas plus que n'en aurait l'idée de ne retenir qu'une moyenne des trois ! C'est l'écart entre ces prix qui montre les rapports de force entre les acteurs de cette opération. La définition intellectuelle de prix moyens, déflatés, corrigés statistiquement, censés approcher une réalité cachée derrière eux (et qu'on renonce, par ailleurs, et à définir, et à atteindre, au nom d'un certain "pragmatisme"), est la construction idéologique d'une représentation fantasmée de l'appropriation.

 

De droite comme de gauche, l'économiste est conscient des limites de l'économie. "Les critiques signalent les insuffisances du PIB. Celui-ci comptabilise des activités contestables et en omet de nombreuses génératrices de valeur. Comme l'un des contestataires le disait : « ne me parlez pas de votre production et de tout votre argent, de votre pro­duit intérieur brut. Pour moi, PIB veut dire Pollution intérieure brute ! »." (Economie, p. 444) Mais qu'à cela ne tienne ! la réponse est facile : il suffit de corriger la doctrine pour tenir compte de ces "carences". Prenant l'exemple de la pollution par une société produisant de l'électricité, nos auteurs exposent leur solution : "Mais, supposons que la société, en produisant l'électricité, pollue le voisi­nage. Elle ne supporte aucun coût monétaire pour cette externalité. Notre mesure du produit devrait non seule­ment ajouter la valeur de l'électricité (ce que le PIB fait) mais aussi soustraire les dégâts environnementaux cau­sés par la pollution (ce que le PIB ne fait pas). Supposons qu'en plus des 10 centimes de coûts directs, le voisinage supporte 1 centime par kilo­watt-heure de dommages à l'environnement. C'est le coût de la pollution (affectant les arbres, les truites, les cours d'eau et les individus) non payé par la société Volta. Le coût « externe » total est de 100 000 euros. Pour tenir compte de ces coûts cachés dans des comptes complétés, nous devons soustraire 100 000 euros de «produits nuisibles» aux 1 000 000 d'euros de «la production bénéfique d'électricité »." (Economie, p. 444) J'ignore si, avec cette somme, nos distingués professeurs ont réellement l'intention d'aller sur les marchés acheter de nouveaux arbres, de nouvelles truites, de nouveaux cours d'eau et de nouveaux individus qui remplaceront les anciens. Ce raisonnement est une conséquence de la confusion entre prix et valeur : ne sachant donner la valeur réelle des richesses détruites, les économistes en fixent un prix qui n'a aucune signification !

De novorum vatium verbo

"nous devons collectivement aider nos concitoyens à mieux saisir quel doit être le rôle de l’Etat dans notre économie"

 (Thierry Breton, conférence de presse du 6Juillet 2006)

 

"Savent-ils même ce que c'est qu'un microbe ?"

 (Knock, p. 70)

 

Les Communistes "ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins géné­rales du mouvement prolétarien."

 (Manifeste du Parti communiste, p. 36)

 

"Cependant, c'est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits, sagesse qui n'est pas de ce siècle, ni des chefs de ce siècle, qui vont être anéantis; nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu, avant les siècles, avait destinée pour notre gloire," (Corinthiens 1, 2)

 

 

 

 

Les mages et devins de l'Antiquité scrutaient les cieux et les entrailles des animaux pour y découvrir les moments propices aux semailles, aux récoltes, aux batailles et aux coups d'Etat. Nos économistes scrutent les cycles et les mécanismes de la croissance et de l'inflation pour annoncer les catastrophes et les embellies, pour dénoncer les mauvaises politiques et parrainer les révolutions porteuses de réformes pleines de promesses.

 

Les théories échafaudées par les économistes constituent ensuite un discours d'évangélisation des masses incultes. Ce discours n'est plus celui des religions anciennes des mages, ni de la foi béate du christianisme, ni de l'autorité musulmane, ni du doute rongeur du judaïsme. Il associe, de façon toute post-moderne, la certitude professorale du scientisme, et le relativisme distingué du sophisme. Il se réclame de la "réalité" (Raymond Barre voulait ramener les Français à la réalité, les sortir de leurs rêves), et se dit issu d'une"tête froide" (Samuelson et Nordhaus). En même temps, il ne masque pas que les économistes ont souvent des avis divergents et que leurs vérités sont entachées d'incertitude. Mais cette incertitude même devient un signe de sérieux scientifique qui cautionne les théories avancées. La plupart de celles-ci sont invérifiables, parce qu'elles portent sur des objets irréels, comme les décisions du sujet homo economicus, ou comportent par construction une marge d'erreur supérieure à ce qui distingue une hypothèse d'une autre. La vraisemblance et la conviction tiennent alors lieu de preuve. On parvient à cette épistémologie de la conviction par le détour d'un scepticisme issu du pragmatisme américain, si bien que les systèmes de pensée concurrents sont dénommés "idéologiques".

Economie et humanisme

On peut se demander ce qui fait courir cette pensée économique, pourquoi cette croisade contre l'inconscience des populations qui n'ont pas encore compris la sagesse contenue dans les mécanismes des marchés.

 

Des critiques d'inspiration catholique repèrent souvent dans cette pensée un culte idolâtre de valeurs "matérialistes". Evidemment, le terme est ici utilisé dans un sens antihistorique, et ne correspond pas aux doctrines ni d'Epicure, ni des matérialistes français du XVIIIe siècle, ni du marxisme, ni, non plus, des réflexions d'un Bachelard, aujourd'hui oublié. Il désigne ce qui n'est pas l'esprit, c'est-à-dire le souffle que Dieu nous a donné, tous les besoins, les désirs et les pensées liés à la chair. Mais un rapide examen des ouvrages des économistes montre que ce n'est pas exact. Samuelson et Nordhaus, pour reprendre leur exemple, prétendent, certes, avoir la "tête froide", mais pour la mettre au service d'un "cœur chaleureux". Ils ne préconisent ni l'égoïsme, ni la consommation absurde et auto-destructrice.

 

Les altermondialistes et néomarxistes voient dans les écoles libérales d'économistes de simples propagandistes au service du capital. Là aussi, le reproche est exagéré, les néokeynésiens, les économistes de gauche en général, et même beaucoup d'économistes de droite, sont conscients  des risques que font courir à la planète la surexploitation des ressources naturelles, la primauté de la spéculation financière sur la construction industrielle, les inégalités sociales trop criantes, les nuisances et les insuffisances du capitalisme. Ils attribuent tout cela aux "carences" du marché : la "main invisible" d'Adam Smith ne pourvoit pas à tout, et son action doit être complétée et corrigée s'il en est besoin. Et ils demandent à l'Etat de remédier à ces carences.

 

Samuelson et Nordhaus posent la question : "Vous pourriez vous demander pourquoi cette armée d'économistes mesure, analyse, calcule." (p. 6). Le docteur Knock, en son temps, (temps de crises économiques …) suggérait les mêmes interrogations :

"- Mais, est-ce que, dans votre méthode, l'intérêt du malade n'est pas un peu subordonné à l'intérêt du médecin?

KNOCK : Docteur Parpalaid, vous oubliez qu'il y a un intérêt supérieur à ces deux-là.

- Lequel?

- Celui de la médecine. C'est le seul dont je me préoccupe." (Knock, p. 134)

 

La réponse des docteurs en économie est voisine :

 

"La fin ultime de l'économie est d'améliorer les conditions quotidiennes de vie des individus. L'augmentation du produit intérieur brut n'est pas seulement une affaire de chiffres. Des revenus plus élevés signifient une bonne nourriture, des maisons chauffées et de l'eau chaude. Ils signifient une eau potable saine et des vaccins contre les fléaux récurrents qui frappent l'humanité. Mais des siècles d'histoire de l'humanité montrent aussi que des cœurs chaleureux ne suffisent pas à nourrir les affamés ou à soigner les malades. Un marché libre et efficace n'engendrera pas forcément une répartition du revenu socialement acceptable. La détermination de la meilleure route à suivre sur la voie du progrès économique ou d'une répartition équitable du produit de la société exige une tête froide, qui pèse objectivement les coûts et les avantages des différentes démarches et s'efforce autant qu'il est humainement possible de maintenir l'analyse à l'abri de tout vœu pieux. (…) La société doit trouver le bon équilibre entre la disci­pline du marché et la compassion apportée par des pro­grammes sociaux. En faisant appel à des têtes froides pour informer nos cœurs chaleureux, la science économique peut contribuer à assurer une société prospère et juste" (Ibid.) On peut supposer que nos économistes souscriraient à cette profession de foi knockienne : "Je suis partisan de la diminution de la mor­talité." (Knock, p. 36)

 

L'idéologie économiste est double : d'une part, sur le plan axiologique, elle entreprend de définir elle-même – c'est-à-dire entre économistes distingués - ce qu'est la "santé", et, d'autre part, sur le plan épistémologique, elle pense les choses sous l'angle patrimonial et financier. Cet angle a, évidemment, sa vérité et sa justification, sauf lorsqu'on l'étend à des objets qui ne sont ni patrimoines, ni finances, comme la "vie quotidienne des individus".

 

Références des ouvrages cités

 

 

Juillet 2006

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