Quel indicateur de performance de l'économie ?
Le slogan présidentiel "Travailler plus pour gagner plus" traduit bien la conception de base de la pensée économique dominant actuellement : il faut produire (travailler) plus pour gagner plus, la croissance du PIB entraînera la croissance des revenus - elle en est, en tout cas, la condition - mais la question du plus de quoi n'est pas posée. L'ouvrage fondateur de l'économie politique, l'Essai sur la richesse des nations, d'Adam Smith, ne définit pas ce qu'il faut entendre par richesse. Les économistes plus modernes parlent d'"utilité", mais, là non plus, sans préciser à quoi, à qui, ni comment les utilités produites par l'économie sont utiles, ni qui juge de cette utilité. D'où l'idée de rechercher un critère de réussite économique qui ne se limite pas à une simple appréciation monétaire des quantités de biens produits, mais comprenne la dimension humaine de cette réussite. "La fin ultime de l'économie est d'améliorer les conditions quotidiennes de vie des individus", disent les prix Nobel d'économie Samuelson et Nordhaus dans leur manuel "Economie" (Editions Economica, Paris, 2005). La plupart des économistes partent du principe, jadis rappelé par Michel Rocard, selon lequel pour partager le gâteau, il faut qu'il y ait un gâteau, et, donc, que la croissance du PIB est la condition naturelle d'où découle toute amélioration envisageable des conditions de vie. Quelques-uns critiquent cette univocité supposée du PIB et en soulignent les effets prevers.
Ces critiques partent de deux constats différents, celui de la distribution des richessses, d'une part, et, d'autre part, celui de facteurs "exterieurs" au fonctionnement normal de l'économie et des lois du marché, les "externalités".
Le premier point de vue conduit lui-même à deux types de critiques. D'abord, on découvre tout de suite, lorsqu'on regarde la distribution des richesses produites, qu'elles sont distribuées inégalement, entre riches et pauvres, entre agriculteurs et ouviers de l'industrie ou employés du commerce, entre cadres et employés, entre pays du Nord et pays du Sud, entre intellectuels et manuels, entre actionnaires et salariés, entre femmes et hommes, etc. Le bonheur des uns fait parfois le malheur des autres. On ne peut donc pas conclure que la réussite de la croissance soit nécessairement une réussite de la société tout entière.
Mais, en second lieu, dès qu'on considère le PIB distribué et les individus recevant chacun sa part, inégale en quantité, apparaît une dimension qualitative que l'on ne peut escamoter. Qu'est-ce qu'une richesse ? Le PIB distribué donne des revenus. Les individus en sont-ils enrichis ? Les manuels nous expliquent qu'avec un revenu de 5, je peux acheter cinq fois plus de hamburgers qu'avec un revenu de 1. Suis-je plus riche si je mange cinq hamburgers là où un seul aurait suffi ? La liberté d'acheter autre chose que des hamburgers est souvent fictive, puisqu'elle dépend de l'offre, maintenant industrielle partout dans le monde et entre les mains d'oligopoles qui détiennent à la fois la production et l'information sur la production. Produire et gagner plus, oui, mais plus de quoi ?
Le second point de vue d'où l'on peut considérer la question est celui que les économistes ont qualifié des "externalités". Ce terme exige une petite explication. Depuis Adam Smith, l'économie est fondée sur le principe que le marché constitue un mécanisme auto-équilibrant, qui fait que la poursuite des fins individuelles et égoïstes des personnes et des groupes contribue involontairement à l'atteinte de buts sociaux. Ce modèle idéal est, dans la réalité, confronté et associé à des éléments externes qui modifient, faussent, influent, contrecarrent ou corrigent son fonctionnement théorique. Ainsi, la croissance du PIB serait associée à des externalité qui en modifieraient, positivement ou négativement la portée.
Parmi les externalités positives, on peut mentionner les retombées non économiques, ou, en tout cas, non marchandes de production marchande : les biens culturels, les loisirs, la santé, le bien-être en général. Il faut aussi considérer les effets correcteurs de la redistribution, par l'Etat ou d'autres systèmes publics, des richesses : l'aide aux pauvres, la construction des équipements collectifs, etc. Ces externalités positives n'ont, en général, pas de valeur marchande et ne peuvent donc pas être incluses dans le calcul de la croissance, d'où une insuffisance de la mesure de celle-ci par le PIB.
Il y a aussi, bien sûr, les externalités négatives : la pollution et la dégradation de la planète, la fatigue et les maladies du travail, etc. L'air consommé par la combustion dans une usine n'est pas comptabilisé dans les coûts de celle-ci. Une partie non négligeable du PIB, comptée comme positive, est, en fait, négative : c'est le cas des armes et des produits nocifs, dangereux pour la santé et l'environnement. Les dépenses de la guerre en Irak, par exemple, contribuent au PIB des Etats-Unis, et sont considérées comme une "production".
Ces faits ne sont pas nouveaux et n'ont pas été découverts hier. Eisenhower disait que chaque canon fabriqué était autant qui avait été volé au pauvre sans toit ni pain. D'où l'idée de remplacer ou de compléter le PIB par d'autres indicateurs qui prendraient en compte les dimensions humaines et environnementales.
Là encore, deux voies sont possibles : soit on ajoute des indicateurs de réussite humaine, soit on fait évaluer par les intéressés eux-mêmes cette réussite.
L'Indicateur de Développement humain (IDH) de l'ONU est le plus reconnu. Il est un composite de trois dimensions : la dimension "productiviste", c'est-à-dire le PIB, mais considéré dans sa répartition, en termes de pouvoir d'achat distribué, la dimension "santé", par l'espérance de vie à la naissance, et, enfin, une dimensions "culturelle", avec les taux d'alphabétisation et de scolarisation. D'autres constructions prennent en compte d'autres aspects de la réussite, comme la démocratie, la stabilité politique, la paix et la sécurité, les libertés individuelles, l'éducation, etc.
Ces indicateurs se heurtent à trois types de difficultés. D'une part, ils sont toujours, et par définition, incomplets. Il est impossible d'énumérer et de prendre en compte toutes les pierres de touche possibles du bonheur et de l'humanité. D'autre part, étant composites, ils impliquent une pondération de leurs composantes. Vaut-il mieux être en bonne santé et ignorant ou instruit et obèse ? Quel degré de liberté compensera-t-il une certains instabilité politique ? La pondération est toujours arbitraire. Enfin, des dimensions qualitatives se laissent mal traduire en nombres. Ainsi leur signification finale et leur fiabilité objective sont-elles loin d'être assurées.
Ces difficultés, certains ont pensé les contourner en faisant appel à des mesures psychologiques de ces mêmes dimensions. Ce sont les populations elles-mêmes qui, par sondage d'opinion, évaluent ces différents critères constitutifs de la réussite de la société. Il faut remarquer que les deux premiers types de difficultés mentionnées ci-dessus subsistent : le choix des critères et leur pondération restent arbitraires. La traduction en nombres est rendue possible et plus facile par le décompte des "voix". Mais il s'ajoute deux autres sortes de difficultés propres à ces mesures psychologiques. La première est la subjectivité évidente des réponses : on dit assez souvent que les Français, par exemple, sont bougons et ronchonneurs, là où une autre population se montrera plus facilement satisfaite de son sort. Faut-il introduire une sorte de "bonheur objectif" qui corrigerait cette "erreur" d'appréciation ? On tomberait alors dans un cauchemar technocratique digne du Meilleur des mondes. L'autre difficulté est pernicieuse. Il n'y a guère de difficulté majeure à administrer le même questionnaire à un Auvergnat et un Poitevin, par exemple. C'est déjà moins sûr si on considère un cadre de compagnie d'assurances et un manutentionnaire de l'industrie. Cela devient un problème méthodologique insoluble si on pense à l'"homme de la rue" d'une grande métropole occidentale et à un paysan pauvre du Népal.
Le philosophe et homme politique Luc Ferry se posait cette question dans un ouvrage publié en 2002 (Grasset, Paris). Il y passait en revue l'évolution de la question dans la philosophie occidentale depuis l'aube grecque, où la question essentielle était une certaine harmonie entre ce que je suis et ce que je devrais être, selon la nature, ou selon ma nature, ou selon la vertu…, jusqu'aux modernes sociétés dites "matérialistes", où la question est de gagner plus. La notion de réussite, qu'elle soit envisagée au point de vue social ou au point de vue individuel, suppose évidemment une axiologie, un positionnement des valeurs permettant d'estimer cette réussite. Vaut-il mieux être stressé et souffrir d'une insuffisance cardiaque dans un appartement à Manhattan ou jouir de l'ataraxie dans le tonneau de Diogène ? On peut toujours invoquer un "juste milieu" ; qui le situera ?
Le Monde rappelait récemment (29 Janvier 2008) le cas du Bouthan, initiateur d'un indicateur (non chiffré) du Bonheur National Brut (BNB), dans lequel la protection del 'environnement tient une place essentielle. Fumer y est interdit, comme dans nos cafés depuis une loi – jugée ici par certains "liberticide" ! Le risque de l'ethnocentrisme des critères est évident. Or, ces indicateurs n'ont d'intérêt que pour des comparaisons internationales, précisément.
Les économistes pensent pouvoir laisser les philosophes se débrouiller de ces questions grâce à la notion d'"utilité". Celle-ci est définie par Bentham comme la propriété de procurer du plaisir ou d'éviter de la peine. Les économistes, notamment libéraux, en concluent que le consommateur "vote" par ses actes d'achat, que ceux-ci traduisent l'"utilité" des marchandises consommées. Selon eux, si l'on s'en tient aux données factuelles, le PIB mesure donc bien l'utilité totale produite. Les "externalités" restent des facteurs externes perturbants que l'Etat doit gérer et corriger en génant le moins possible les mécanismes purs du marché.
En fait, d'une part, en évaluant tout selon l'utilité, ils restent, quoi qu'ils en disent, prisonniers d'une philosophie particulière, l'utilitarisme de John Stuart Mill et le pragmatisme de William James. En particulier, la notion de "fait" est réduite à celle de comportement, comportement des acteurs économiques, et toute une psychologie behavioriste sous-tend l'analyse économique. D'autre part, rejeter comme "externes" des coûts non comptabilisés comme la pollution, la consommation des ressources naturelles, ou les maladies induites par les progrès techniques, c'est réduire l'économie réelle à son modèle théorique, qui ne prend en compte que les données de la comptabilité patrimoniale, et les lois supposées des comportements des acteurs. Pourtant ces prétendues "externalités" sont bien intrinsèques, car elles sont nécessaires aux processus de production. Ce ne sont pas de simples accidents qui seraient dus au hasard et auraient pu tout aussi bien ne pas se produire. La combustion de l'air est indispensable aux aciéries et aux avions, la dégradation des poumons est essentielle dans le travail de l'amiante. Ne vouloir les prendre en compte que comme des données accessoires, c'est nier l'essence même de l'économie qui est de "produire les biens utiles dans les meilleures conditions possibles" (Samuelson et Nordhaus). Une véritable comptabilité macroéconomique doit prendre en compte les désutilités aussi bien que les utilités.
Jean de Kervasdoué, professeur d'économie et de gestion des services de santé au CNAM, a proposé de remplacer, purement et simplement, le PIB par l'espérance de vie. Cet indicateur figure déjà dans les indicateurs composites dont on a parlé plus haut. Le prendre comme indicateur de la réussite économique à lui seul implique un changement radical de perspective. L'utilité, finalité soi-disant ultime de l'économie, n'en est évidemment pas une. Elle doit être utile à la vie.
Les différents critères pris comme ingrédients d'un indicateur global de bonheur tentent malheureusement de définir celui-ci et se heurtent au handicap de l'ethnocentrisme et de la subjectivité. L'espérance de vie est la condition nécessaire de tout bonheur possible, quel que soit le contenu que l'on donne à celui-ci. Une vie réussie est, d'abord, une vie qui s'est donné le temps de réussir. Pas de problème de niveau de scolarisation des enfants dans un pays où les enfants meurent. Le problème du chômage se réduit vite si l'espérance de vie est limitée à 40 ans. Laissons chaque pays et chaque individu remplir sa vie et la réussir comme il l'entend, et voyons d'abord s'il réussit à vivre.
"Produire plus". Il faut, bien sûr et là encore, vivre pour produire. La production et la productivité se mesurent par le temps de travail. Or celui-ci est d'abord un temps de vie. L'espérance de vie mesure donc aussi la réserve de forces productives d'une société.
La durée est-elle une mesure adéquate ? Ne pourrait-on objecter qu'il vaut mieux vivre bien que vivre longtemps ? Ce serait, en fait, oublier que l'économiste n'a pas à dire ce qu'est vivre bien. Il doit, en effet, laisser cette question au moraliste. En faisant du PIB, ou de tout autre indicateur composite, la mesure de la réussite, il incorpore en fait un jugement de valeur sur ce qu'est le vivre bien. La seule manière de mesurer univoquement la vie est d'en mesurer la durée. A d'autres de dire si elle bien ou mal remplie. Il faut d'abord qu'elle soit avant d'être remplie. Cette univocité implique aussi une universalité. Elle se décline de la même façon sur tous les ensembles sociaux et sur tous les individus. L'éducation, par exemple, ne peut se mesurer de la même façon dans notre culture occidentale, où un enfant doit savoir faire une règle de trois, mais peut parfaitement ne pas savoir distinguer un marronnier d'un platane, et dans une culture de brousse, où les enfants connaissent les plantes qui soignent mais ne comptent pas sur les doigts de la main. Manger cinq hamburgers au lieu d'un n'a aucune importance si ça ne raccourcit pas le temps qui me reste pour enmanger d'autres. Etc. Cet indicateur est neutre sur les valeurs qui animent la vie et se décline sur tous les modes d'existence de façon universelle. Il permet aussi de mesurer facilement les disparités et les ressemblances entre situations géographiques, sociales ou historiques différentes sans calculs complexes d'agrégation ou de composition de sous-indicateurs multiples et peu fiables.
Enfin, il entre dans une autre logique économique que la logique purement patrimoniale qui est celle de la pensée dominante. Les biens et services sont évalués en tant que marchandises selon leurs prix. Maintes recherches ont tenté de séparer le prix et la valeur. Celle-ci, on le sait depuis Smith, Ricardo et Marx, est fondée sur le temps de travail nécessaire à la production. Mais la plupart des analystes renoncent à retrouver, derrière les prix des marchés, les temps de travail composé incorporés dans telle ou telle marchandise. Même à titre d'approximation, la science économique utilise le prix – certes corrigé des évolutions monétaires et des variations dites saisonnières ou aléatoires – comme indicateur de la valeur. Le PIB est une agrégation de prix multipliés par des quantités. En réalité, les prix évaluent des règles de transferts de propriétés, et n'ont rien à voir avec le travail incorporé dans les marchandises. Le travail humain se mesure en temps passé sur un ouvrage et son produit est du temps gagné sur la mort. Voilà le véritable sens économique des mots "charges" et "produits" de nos comptes de résultat.
Janvier 2008