Autre monde, autre croissance ?
Le 5 juin, a eu lieu sur France
Culture un débat entre Susan George, fondatrice d'ATTAC et Elie Cohen,
économiste auteur de L'Ordre économique mondial. Essai sur les autorités de
régulation. Ce débat a été reproduit dans le Nouvel Observateur du 5/11
juin 2008. Les citations de ce texte sont tirées du Nouvel Observateur et sont
en italiques.
La thèse d'Elie Cohen est simple : les inégalités dans la répartition
des richesses ne peuvent se corriger que par l'intervention des autorités de
régulation (gouvernements, FMI, OMC), et ceux-ci ne peuvent agir que si la
croissance est suffisante pour leur assurer une marge de maneuvre ; la
croissance est donc la priorité.
La thèse de Susan George est simple
: les
autorités de régulation sont dominées par les spéculateurs et les partisans
doctrinaux de cette économie financiarisée, et la croissance profite aux riches
et est payée par les pauvres ; il faut donc développer une autre répartition de
la croissance.
Les mots employés ne sont pas
neutres. "Spéculation
financière" fait évidemment mauvais genre, et ce que Susan George appelle
ainsi est décrit par Elie Cohen en d'autres termes : "cette capacité
qu'a eue la finance à transformer des promesses d'enrichissement en source de
consommation immédiate a été l'un des moteurs de la croissance aux Etats-Unis".
Il s'agit, en fait de l'endettement et de la consommation à crédit. Remarquons
que l'endettement et la consommation à crédit sont sévèrement reprochés aux
gouvernements lorsqu'ils financent des dépenses publiques, réputées
improductives, mais deviennent vertueux lorsqu'ils constituent un "mécanisme"
ingénieux permettant "aux ménages de tirer du crédit sur l'appréciation
de leur patrimoine". L'ingéniosité par rapport au fisc et à la
réglemenation s'appelle parfois fraude. Son versant vertueux, c'est "l'innovation
financière", qui "n'est pas que de la création de produits mathématiques
sophistiqués", mais c'est aussi de "savoir exploiter les
failles réglementaires des différentes régulations nationales pour maximiser le
profit financier".
Mais des mots passons aux faits. Le surendettement des ménages
américains a permis une forte croissance de la consommation aux Etats-Unis et
une forte croissance de la production en Chine. Il a donc entraîné un
appauvrissement des ménages en cessation de paiement, délestés de leur
patrimoine, et un appauvrissement des paysans chinois déracinés et prolétarisés
dans les centres industriels. L'enrichissement a été pour les acteurs des
circuits financiers et le nouveau capitalisme chinois.
Ces faits sont diversement
appréciés. Elie
Cohen : "les économistes (notons cette représentation universelle) savent
bien que cette ouverture des échanges peut avoir des effets territoriaux,
sectoriels et sociaux inégalitaires. C'est pourquoi il est indispensable que
des politiques redistributives soient organisées par souci de justice sociale,
mais aussi parce que c'est le moyen de légitimer la globalisation."
Mais, on vient de le voir, ce n'est pas que la globalisation financière peut
avoir des effets inégalitaires, c'est qu'elle est fondée sur des mécanismes
inégalitaires. On n'est pas en présence d'un phénomène marginal et
secondaire qu'une politique redistributive, à la marge et secondaire, pourrait
corriger ; on est en présence d'un mécanisme essentiel que des corrections
marginales peuvent seulement atténuer ou masquer. L'essentiel, pour Elie Cohen,
est que la globalisation ait lieu et il faut la légitimer. Susan George,
d'une certaine façon, le rejoint ici. La globalisation serait légitime si elle
était plus humaniste. "L'OMC, nous l'aurions soutenue si elle avait
inclus des clauses sur le travail, sur l'environnement... Mais vous avez 800
pages, plus 20 000 pages d'annexes, sans un mot sur les droits des
travailleurs, des salariés, sur la protection de l'environnement..."
Etre et valeur. Elie Cohen pense appréhender la
réalité telle qu'elle est : "si on ne comprend pas le lien entre la
finance et l'économie réelle, on se condamne à pérorer sur la réalité
économique plutôt qu'à essayer de peser sur elle." "Si on ne
comprend pas que le développement de la finance, malgré toutes les perversités
qui viennent d'être rappelées, a permis d'élargir les bases de la croissance du
revenu et du pouvoir d'achat, alors on ne comprend par le monde tel qu'il est".
En fait, comprendre, ici, a un double sens.
D'abord, c'est interpréter le réel en le désignant par des mots. Le très ancien
mécanisme de l'exploitation du prolétariat par le capital est baptisé de globalisation
et d'innovation financière. Ni l'une ni l'autre ne sont nouvelles. Ce
qui est nouveau, ce sont les frontières de la globalisation, et les techniques
du crédit. Mais dans un deuxième sens, comprendre veut dire ici admettre
et approuver. Car la croissance est toujours une "bonne nouvelle",
peu importe ce qui croît et selon quels mécanismes.
Y a-t-il un modèle alternatif ?
On l'a compris, pour Elie Cohen, il n'y en a pas, et les corrections
relèvent des politiques nationales. Il ne croit pas à une politique correctrice
mondiale : "Il faudrait que vous disiez comment on finance la recherche
au niveau mondial", etc. Mais il ne nous explique pas plus comment les
politiques nationales prendront les moyens de rééquilibrer les injustices de la
globalisation. Susan George espère -modérément- en l'Europe qui "pourrait
être un contre-modèle aux Etats-Unis et à la Chine, mais elle ne joue pas ce
rôle malheureusement pour l'instant". L'un et l'autre cantonnent leur
réflexion aux moyens d'agir dans le bon sens, mais sans se demander ce qu'est
ce bon sens. N'est-il pas temps de se demander si la croissance de la
consommation et du PIB est la bonne croissance ? Est-il bon que des pauvres
américains se goinfrent de hamburgers devant la maison dont ils viennent d'être
expulsés ? Est-il bon que les foyers disposent de 4,7 écrans en moyenne ? Que
les riches chinois roulent en 4x4 dans des villes gratte-ciel construites sur les
ruines de maisons expropriées par la violence ? Tout cela est-il bon ?
Juin 2008