Le mur va-t-il tomber ?

 

 

 

C'était il y a presque vingt ans : le Mur de Berlin tombait, envahi, submergé par une foule enthousiaste et pleine d'espoir, enfin libre de retrouver ses frères et de penser dans un autre système. Car, en effet, si un système tombait, un autre allait le remplacer. Pour les intellectuels du monde entier, la preuve "pragmatiste" était faite que le système communiste "ne marchait pas". Selon la loi du tiers exclu, il ne restait donc que la voie capitaliste et libérale qui soit viable et propre à assurer, sinon le bonheur, du moins la survie et un "monde meilleur". Les guillemets employés ici soulignent l'arrière-plan idéologique et épistémologique de la nouvelle vérité. Le pragmatisme invoqué ne revendique pas la vérité "absolue" de ce qu'il avance, mais seulement une vérité qui "fonctionne", même provisoirement, et qui apporte une amélioration de la condition humaine. On ne croit plus aux lendemains qui chantent, mais seulement à un "monde meilleur", c'est-à-dire le même en moins pire. Ces principes sont appliqués à la politique, à l'économie et à la morale. Dans ces trois domaines, ils conduisent à conserver les centres de pouvoir et les mécanismes institutionnels tels qu'ils sont, puisqu'ils fonctionnent, à valoriser la recherche du profit individuel comme moteur de l'économie, et à considérer chacun comme l'adversaire de chacun dans une compétition dite "individualiste" et, en fait, égoïste. Ces principes s'inspirent d'un certain réalisme utile dans les activités techniques : il vaut mieux, en l'absence d'une solution globale d'un problème, recourir à des recettes éprouvées, mais cela n'est vrai qu'à deux conditions. D'abord, que les recettes en question soient bien identifiées. Par exemple, on a longtemps cru que la combustion était due à l'action d'un corps appelé phlogistique, et non à la combinaison avec l'oxygène. En suite que la recette soit réellement éprouvée, et non pas seulement crue éprouvée, comme la méthode Ogino de régulation des naissances, par exemple. Ces deux conditions sont-elles remplies lorsqu'il s'agit de faits économiques et sociaux ?

 

Surtout, l'application de ces principes dits réalistes à la politique, l'économie et la morale revient , en fait, au conservatisme pur et simple, puisqu'il s'agit de conserver "ce qui marche". Or, par définition, ce qui existe marche. Le temps que ça marche.

 

Or, voici que ça ne marche plus ! La crise financière a révèlé la crise économique, qui, à son tour, met au jour une crise morale. La crise financière a montré que les économies vivaient à crédit. Obtenir, et exiger, des revenus sans cesse supérieurs, de deux ou trois fois plus, à la croissance du PIB, des fameuses "richesses réelles", suppose en effet que ces revenus soient en partie virtuels, c'est ce qu'expliquent maintenant les docteurs de l'économie. En réalité, les revenus des investissements, du capital, ne sont pas totalement virtuels, et rentrent effectivement dans les avoirs des actionnaires. Ils sont donc effectivement pris sur le PIB, et détournés des autres revenus. L'économie financière repose sur la surexploitation de l'économie réelle. La crise de l'économie a montré que celle-ci ne "fonctionnait" pas dans le but de produire les biens utiles, mais dans celui de procurer aux détenteurs du capital les revenus qu'ils attendaient. L'idéologie libérale affirme que c'est "le marché", c'est-à-dire la confrontation entre consommateurs et producteurs qui doit régner sur l'économie. Le réalisme pragmatique des nouveaux docteurs comprend "les marchés", c'est-à-dire les institutions financières. Ce que révèle la crise économique, c'est la structure du pouvoir dans nos sociétés : le capital dirige, le travail subit. Enfin, la crise morale révèle les injustices naguère dénoncées par Miterrand lorsqu'il fustigeait l'argent facile. Il n'est pas juste que les uns s'enrichissent du produit du travail des autres, qui s'appauvrissent. Il y a dans les protestations contre les effets de la crise une révolte contre les ressorts moraux qui ont produit cette situation.

 

On a un peu oublié que la chute du Mur de Berlin a été précédée des tentatives courageuses de la glasnost et de la perestroïka. Mikhail Gorbatchev, et d'autres, avaient senti que le système ne fonctionnait pas et n'était pas juste. Il a tenté de le corriger. Puis, il a été dépassé par les événements qu'il avait en partie déclenchés ou précipités lui-même et, enfin, les privilégiés du système ont reconstruit un autre mur, moins visible mais tout aussi enfermant que le précédent, à l'abri duquel ils prospèrent en tant qu'hommes d'affaires.

 

Maintenant, ici, de nouveaux Gorbatchev veulent corriger le système, le restructurer et le moraliser, mais sans abandonner le pragmatisme et le réalisme, auxquels, au contraire, ils se cramponnent plus que jamais comme à une bouée dans un océan d'incertitudes. Bien sûr, le parallèle entre Obama et Gorbatchev ne vaut qu'en partie et les conditions sont très différentes. Le point commun est la crise d'un système qui fait vivre une très grande partie de l'humanité, qui croyait que l'idéologie sous-tendant ce système était la seule possible, et donc, vraie, et d'hommes politiques réformateurs qui tentent d'arranger les choses en introduisant plus de transparence démocratique, plus de justice sociale, et plus de morale individuelle.

 

Chacun voudrait y croire, mais beaucoup ne peuvent y croire. Comme naguère pour le communisme, il était difficile de croire que seuls les excès staliniens étaient la cause des échecs et des injustices, il est difficile aujourd'hui de croire que seuls les excès des spéculateurs sont en cause, car on nous a expliqué doctement que le développement du crédit était la source de la croissance. Il n'y a pas longtemps, la majorité actuelle voulait introduire en France le crédit hypothécaire renouvelable comme remède à la stagnation de l'économie. Il est difficile de croire que la recherche effrénée du profit individuel peut produire le bonheur universel.

 

Mais une certaine application de la loi du tiers exclu voudrait que si A est faux, B doit être vrai. On ne voit pas d'autre possibilité que le capitalisme. La "troisième voie" chère à Tony Blair n'en est qu'une variante, et maintenant l'altermondialisme penche tantôt vers l'utopie, tantôt vers les anciennes lunes du communisme étatique. En fait, les économies solidaires existent déjà : mutuelles, coopératives, microcrédits, etc. Elles ne se développent pas parce qu'elles sont étouffées par des rapports de force défavorables. Il est faux de croire que le capitalisme n'a pas d'alternative. Il est seulement protégé par un mur invisible, fait de parpaings de hiérarchie, cimentés par la peur.

 

Février 2009

 

 

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