L'écologie politique : nouvelle utopie ?

 

Le coup de théâtre du succès vert aux élections européennes en France a déclenché une nuée de réflexions assez bienvenues sur la nécessité de prendre enfin la mesure des dangers que court notre civilisation si nous continuons cette politique de l'autruche dont l'horizon premier et ultime est la croissance du PIB. Trois intellectuels de renom, Jean Gadrey, économiste et membre du conseil scientifique d'ATTAC, Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de l'éducation nationale de Jacques Chirac, et Edgar Morin, sociologue, ont simultanément produit dans le Monde du 13 juin trois tribunes aux points de vue différents mais dans une certaine mesure complémentaires.

 

L'économiste propose de rompre avec la croissance à tout-va. Jusqu'à présent, le progrès économique consiste à produire autant avec moins de travail, tendance lourde sur le XXème siècle, avec l'introduction du repos hebdomadaire, la suppression du travail des enfants, la réduction du temps de travail, ou à produire plus avec la même quantité de travail. En réalité une conjonction des deux mouvements a permis de travailler moins et de consommer plus. Jean Gadrey propose d'utiliser du travail, non pas à produire plus, mais à produire mieux, en économisant les ressources naturelles, en limitant les pollutions et les désutilités diverses de nos productions industrielles actuelles. L'écologie dans l'économie serait créatrice d'emplois et de valeur ajouté nouvelle.

 

Le philosophe, lui, lance un cri d'alarme face au "procès sans sujet" que devient l'histoire sous l'empire de l'économie, sorte de sélection darwinienne aveugle qui condamne tous ceux qui ne se plient pas à sa loi d'airain, et devant laquelle le politique traditionnel doit avouer son impuissance. Le mérite de Daniel Cohn-Bendit est de relever ce défi en se plaçant non pas sur le simple terrain de la protestation ou sur celui de l'invocation étatiste, mais en esquissant la seule réponse réaliste possible, qui est de trouver une voie européenne pour que l'homme, enfin, devienne, ou redevienne, acteur de son histoire.

 

Enfin, le sociologue interroge la vie que "cela" (entendez : cette domination de l'économie et de son impératif de croissance) nous fait, une vie calculée, monétisée, programmée par le marketing, de laquelle sont exclus ce qui ne se mesure pas dans le PIB, la souffrance, la joie, le bonheur, l'amour. Edgar Morin veut réintroduire la poésie dans la vie. Ce ne serait pas une simple révolution, un changement d'organisation sociale, mais une métamorphose de l'espèce elle-même.

 

Comment ne pas approuver les choix qui sont ceux de nos trois penseurs ? Evidemment qu'il faut travailler à une production qui ne gaspille pas les ressources de la planète ni celles des humains eux-mêmes. Evidemment que le cadre national est devenu trop exigu pour mener une vraie politique qui ait un poids quelconque face aux forces de la mondialisation économique et financière et évidemment que le niveau européen est celui auquel nous pouvons ancrer nos leviers. Evidemment, enfin, que sans poésie la vie ne vaut pas d'être vécue et que la course à la croissance quantitative est une fuite en avant qui nous appauvrit en prétendant nous enrichir.

 

Mais une fois admises ces évidences, trois questions se profilent derrière.

 

La première est économique. En bonne comptabilité, la valeur ajoutée est essentiellement constituée de la rémunération du travail. Les emplois nouveaux de l'écologie économique, par quoi seront-ils rémunérés ? Soit par une croissance du PIB, soit par un partage des richesses. La première solution est contraire au choix écologique, et la seconde suppose la diminution de certaines rémunérations. Qui la consentira et comment sera-t-elle acceptée ? Le marché des produits bio se développe et il semble qu'une partie des consommateurs est prète à consommer moins pour consommer mieux, mais quelle partie et jusqu'à quel niveau ?

 

La seconde est politique. L'Europe, du temps de Lamartine et de Victo Hugo, était une grande idée politique et avait pour horizon le cosmopolitisme, car c'est, en gros, à l'Europe qu'on limitait l'aire mondiale du politique. Les choses ont bien changé. L'Europe s'est construite essentiellement comme une zone de libre-échange économique. Elle est dominée par de grands lobbies industriels. Elle est confrontée à d'autres puissances politiques qui visent au mieux à la concurrencer, au pire à la soumettre. Et le politique mondial, tel qu'il s'exprime à l'ONU, ou dans des sommets comme le G20, ou dans des organismes comme l'OMC ou le FMI, a pour partenaire dans l'économique des groupes mondialisés et certes rivaux entre eux mais unis dans leur désir de puissance et de croissance ininterrompue. Que peut l'Europe en dehors d'une perspective mondialiste et cosmopolite ? Est-on prèt à imposer un gouvernement mondial à des puissances mondiales qui ne veulent pas être gouvernées ?

 

La troisième est sociale. La poésie n'est pas absente de la vie, elle en est exclue. Edgar Morin le sait bien : "le calcul appliqué à tous les aspects de la vie humaine occulte ce qui ne peut être calculé", mais le calcul n'est pas comme un cancer venu on ne sait d'où qui aurait envahi notre vie, il est l'activité même des classes dirigeantes qui dirigent la société par le calcul. Des plans de marketing aux plans sociaux, ce sont les dirigeants qui se servent de la calculette pour décider de la vie des autres. Alors ces classes dirigeantes, sont-elles prètes pour suivre la "voie existentielle de réforme de vie" que préconise Edgar Morin ? Je n'en suis pas sûr et, si c'est le cas, elles le montrent très discrètement.

 

Ces questions ne conduisent pas nécessairement à des réponses négatives et désespérantes. Nos trois penseurs, fort heureusement, manifestent à la fois de grandes ambitions et le souci de ne pas se satisfaire de la rêverie utopiste.  Mais ne pas se poser ces questions, ne serait-ce pas, une fois encore, s'enfoncer dans le mol oreiller du rêve ?

 

 

17/06/09

 

 

Accueil