Le "juste prix"

selon le philosophe André Comte-Sponville

 

Dans Challenges n°207 du 8 avril 2010, l'éditorial d'André Comte-Sponville affirme dans son titre "Le juste prix d'un homme, c'est celui du marché", à propos des polémiques (on aime bien les polémiques en France) déclenchées après le procès de l'ancien PDG de Vinci, M. Zacharias, accusé d'abus de biens sociaux pour ses rémunérations exorbitantes.

 

Après avoir, avec raison, rappelé qu'il ne s'agissait pas en fait, du prix d'un homme, mais de son travail (mais c'est quand même du travail de cet homme-là qu'il s'agit ...), A. Comte-Sponville distingue, encore avec raison, trois questions bien distinctes : 1/ la question morale, de savoir s'il est juste qu'un PDG, même talentueux, soit payé 400 fois plus qu'un smicard ; 2/ la question juridique, de savoir si M. Zacharias a abusé de son pouvoir ou de son influence pour obtenir des rémunérations si élevées ; 3/ la question économique, du "juste prix". Sur cette dernière question, la réponse, selon l'auteur, ne fait aucun doute : c'est le marché qui fixe le juste prix. Et, dit-il, "c'est parce que le marché n'a pas de morale que nous avons besoin, nous, d'en avoir une".

 

Ce disant, A. Comte-Sponville reprend l'idée d'une science économique objective, qui décrit les lois de la réalité de façon neutre, et rigoureusement distincte des préoccupations morales et politiques. Raymond Barre, en son temps, prétendait ramener les Français à la réalité en les ramenant à ses idées économiques. Rappelons d'abord que l'économie n'est pas une mais multiple et qu'il y a presque autant d'économies que d'économistes. Mais surtout, elle n'est ni une description, ni une analyse, ni une science du réel. Les économistes raisonnent tous sur des modèles qu'ils ont imaginés. Lorsqu'ils se réfèrent aux faits, il s'agit de données statistiques construites selon des normes comptables, c'est-à-dire juridiques et fiscales, et non scientifiques. Il est étonnant de devoir rappeler que l'idée de marché ne correspond à aucune réalité. Cette idée repose sur des vendeurs et des acheteurs théoriques, également informés et exempts de rapports de force, en concurrence libre et loyale. Même à Brive la Gaillarde, les bottes d'oignon sont la cause de crépages de chignons, et le juste prix est, dans ce cas, celui du plus fort et non l'équilibre décrit idéalement par les théoriciens du marché. Le marché n'a pas de morale, non, il est le règne de la force, non celui du droit, mais celui de la violence.

 

En présentant une pseudoscience prétendument neutre, les économistes modernes présentent l'illusion d'un mécanisme social où tous les acteurs seraient égaux, interchangeables, et agis par des lois rationelles, indiscutables et neutres, comme les lois de la nature. Personne ne songerait à requérir un amendement de la loi de gravitation universelle s'il la trouvait injuste. Personne ne peut donc songer à remettre en question les lois du marché.

 

Les fondateurs de l'économie n'avaient pas la même prétention. Tous présentaient leur recherche comme ayant un but réformateur et politique. Adam Smith voulait assurer une meilleure prospérité à son pays. Malthus cherchait à améliorer le sort des classes pauvres. Marx à supprimer l'aliénation et l'exploitation des prolétaires. Keynes à prévenir les crises d'inflation et de chômage. Les modernes cumulent les deux prétentions, celle de la neutralité scientifique et celle d'être les conseillers des gouvernants et de la société civile. Le grand économiste Martin Wolf décerne chaque semaine dans Le Monde une leçon d'une demie page sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire pour sortir de la crise ou assurer la survie de l'humanité civilisée. Et, pour tous, le marché a désormais pris la place de divinité bonne et providentielle, laissée vacante par la planification discréditée par les expériences catastrophiques du communisme étatique.

 

Pour mémoire, rappelons d'abord que toute l'économie repose, justement, sur l'idée qu'il faut distinguer entre le prix actuel d'une marchandise et son "prix naturel" (expression d'Adam Smith) ou sa "valeur" (expression plus courante chez Ricardo et Marx). Sans cette distinction, on ne voit pas comment on pourrait, par exemple, parler d'inflation ("importante distorsion des prix relatifs ou des revenus" , Economie, Samuelson et Nordhaus, Economica, Paris 2005). Le prix du marché, en supposant que celui-ci se comporte de façon "normale", n'est qu'une approximation du "prix naturel". Concernant le prix du travail, le salaire, Smith énumère les conditions qui justifient des salaires différents, la pénibilité, la compétence, la productivité, etc. et non pas seulement le marché du travail.

Le prix est considéré sans précaution épistémologique particulière comme la mesure normale de la valeur. Cette démarche ne correspond pas à la réalité. Le prix est un élément du système monétaire et donc, du crédit. C'est donc d'abord dans l'étude de la création monétaire qu'il faut en rechercher le sens. Sans monnaie, pas de prix. La monnaie permet aux échanges de s'émanciper du troc immédiat et d'anticiper les activités économiques. Elle est un titre de propriété anticipée d'objets et de biens dont la quantité correspond, précisément, au prix de la marchandise échangée. La monnaie est un moyen d'appropriation et le prix est le rapport de force entre les candidats à la propriété d'un bien.

On retrouve alors le "cas Zacharias" et celui du salaire des grands patrons (et peut-êre aussi de certains plus petits ...). Tous sont issus des mêmes milieux sociaux, ont fréquenté les mêmes écoles et pratiquent l'endogamie. Adam Smith : "les maîtres (entendez : les patrons) sont toujours et partout dans une sorte de coalition tacite, mais constante et uniforme" (Richesse des nations, Livre I, chapitre VIII). Ce n'est pas un économiste gauchiste qui le dit. La réalité de ces situations est d'abord celle de rapports de force et de pouvoir, et non du fonctionnement idéal d'un marché qui n'existe que dans l'imagination des économistes patenté. Invoquer la loi naturelle des marchés à propos de ce cas et des salaires en général est donc répandre une illusion. Ce qui, à mon sens, est le contraire de la mission d'un philosophe. 

Avril 2010