L'affaire DSK, Epicure et Sextus Empiricus

 

L'affaire DSK, accusé de tentative de viol sur une femme de ménage de l'hôtel où il était descendu, alimente les supputations et les polémiques, essentiellement du fait de la portée politique qu'elle comporte.  Mais, en deçà de ces polémiques, cette affaire est un joli cas d'école sur les diverses attitudes par rapport à la notion de vérité. La société américaine, fidèle à la tradition empiriste et surtout pragmatiste, est relativement indifférente à la vérité pour elle-même. Elle réclame plus l'équité que la vérité. C'est pourquoi elle admet comme juste une solution qui aboutirait à un arrangement : à chacun "sa" vérité, mettez-vous d'accord et il est inutile de troubler la société avec d'autres recherches, si l'accord peut être considéré comme équitable. Même dans la procédure plus rare où le procureur tente de prouver la culpabilité de l'accusé, on ne lui demande pas une preuve formelle, mais que sa démonstration aille "au-delà d'un doute raisonnable". Toute la question étant alors de savoir de quoi il est raisonnable de douter. La société française, et les sociétés latines et catholiques en général, ne veulent pas de doute, et réclament "la" vérité, qui seule comporterait la possibilité d'un jugement juste. S'appuyant sur une certaine interprétation du kantisme, on considère alors une réalité "en soi", inaccessible à l'expérience, enfermée dans un au-delà métaphysique où nous ne sommes pas, de même que, n'y étant pas au moment des faits, nous ne savons pas ce qui s'est produit dans la chambre de DSK, fermée elle aussi à notre perception. Cette chambre offre ainsi une assez bonne image de la réalité en soi des philosophes. Le pragmatisme conduit alors à une thèse relativiste : il n'y a que des opinions et le consensus tiendra  lieu de vérité. L'absolutisme voudra s'appuyer sur l'évidence, attendra (en vain, selon le pragmatiste) d'avoir les éléments de la lumière qui lui révèleront la vérité en soi.

 

Lorsque j'ai commencé mes études de philosophie, j'apprenais que le philosophe critiquait la doxa, l'opinion commune. Mais il ne la critique pas en proposant une contre doxa, un paradoxe. Il la critique parce que c'est une doxa. Il n'en critique pas le contenu, mais la voie qui nous a conduits à adopter ce contenu comme vrai. Socrate et Epicure ne croient pas en d'autres dieux que ceux de la cité, ils critiquent seulement la façon dont leurs concitoyens les conçoivent et leur rendent hommage. Pragmatisme et rationalisme se rejoignent en ce que ce sont deux doxai.

 

Revenons à l'affaire. Deux croyances s'affrontent, l'une dans la culpabilité de DSK, l'autre dans son innocence. Pratiquement toutes les réactions à cette affaire se rangent sous l'une ou l'autre de ces croyances. Certaines affichent une vertueuse abstention et prétendent se situer dans l'attente de la vérité. Elles s'appuient sur le principe de présomption d'innocence. Mais ce principe est invoqué comme une sorte de réserve formelle, comme un préalable de précaution qui n'a pas de réelle incidence sur la conviction profonde. C'est plutôt une précaution contre l'accusation éventuelle de diffamation. Remarquons que ce principe peut et devrait être invoqué aussi bien concernant DSK (présumé innocent de ce dont on l'accuse), que concernant la femme de ménage (présumée innocente de l'accuser mensongèrement par malveillance).

 

Voyons les fondements de ces croyances. Ils se répartissent en trois catégories : les faits (ou ce qui est présenté comme tels), les antécédents des deux personnages du drame, les opinions favorables ou non sur leurs personnalités respectives.

 

Les faits invoqués par les deux thèses sont reliés entre eux par des liens supposés de causalité qui conduisent à produire des scénarios qui rendent crédible la thèse à laquelle on veut parvenir. Par exemple, le fait que DSK ait oublié son téléphone dans la chambre montre un départ précipité, qui, à son tour, montre un désir de fuir le bras de Thémis. On a ainsi un récit qui permet à celui qui l'écoute de "voir" la scène et, donc, d'adhérer à la thèse de l'auteur du scénario, presque comme s'il en avait été le témoin. Des perceptions imaginaires sont substituées à des perceptions réelles qui sont absentes. Première conclusion philosophique : un scénario ne prouve rien. C'est ce que nous disait Epicure en utilisant le mot "mythe"[1]. Au-delà, ce scénario n'en est un et ne devient explicatif qu'en vertu de certaines "lois de la nature" implicitement admises, qui donnent l'impression que les événements qui le composent sont reliés entre eux par une causalité, lois telles que : on n'oublie son téléphone que lorsqu'on est pressé et un peu affolé; un coupable cherche toujours à fuir, etc. Deuxième enseignement philosophique : un scénario n'est pas une explication, ce sont les lois de vraisemblance qui le sous-tendent qui lui confèrent éventuellement une valeur explicative. Les mêmes remarques sont aussi valables pour les scénarios qui sont invoqués en faveur de l'innoncence de DSK. Par exemple, que la femme soit entrée seule et sans se présenter dans la chambre montrerait qu'elle faisait partie d'une provocation montée pour discréditer le chef du FMI. Ce scénario n'a de valeur probante que parce qu'il est admis que le personnel des hôtels de luxe suit un certain nombre de règles pour intervenir dans les chambes des clients.

 

Les antécédents des protagonistes sont aussi invoqués, et dans des sens contraires. DSK est un dragueur, "donc" il peut aussi être un violeur. DSK est un dragueur, mais seulement un dragueur, "donc" ce n'est pas un violeur. Il est un personnage public et puissant, "donc", il a abusé de son autorité sur une femme faible. Il est un personnage public et puissant, "donc" d'une moralité certaine. Etc. Les mêmes sentiments de certitude sont provoqués par les mêmes prémisses pour des conclusions opposées. Sextus Empiricus n'aurait pas rêvé meilleur exemple en faveur de la suspension du jugement. Là encore, c'est à travers des scénarios non explicités comme, par exemple, un glissement de la vagabonderie sexuelle à la frénésie et au viol (un "dérapage"), que l'on passe des prémisses aux conclusions. Or, ces scénarios comportent des prémisses non exprimées qui les rendent vraisemblables, telles que "les débauchés glissent facilement du mal au pire", c'est-à-dire des règles générales, des sortes de "lois de la nature" non énoncées mais présentes. Troisième enseignement : ces croyances générales qui étaient et rendent vraisemblables les croyances particulières dans tel ou tel scénario font partie de l'idéologie consciente ou non des énonciateurs.

 

Enfin, liés aux deux précédentes catégories, s'ajoutent des appréciations sur les personnages. Sympathie pour un homme qui a toujours brillé par ses talents et qui était le favori d'une majorité de Français pour être président de la République. Sympathie pour une femme modeste, noire, bonne employée, victime d'un homme machiste et abusant de son autorité. Ces appréciations sont en fait comme les moteurs qui rendent psychologiquement possible l'adhésion à des thèses que rien ne prouve du point de vue de la seule raison.

 

Très rationalistes, certains posent l'alternative suivante : les deux thèses sont contradictoires, donc l'un des deux ment. Il faut dire que ce raisonnement n'est pas philosophiquement acceptable. La réalité ne se soucie pas de notre tiers exclu. Il se peut que les deux soutiennent de bonne foi des "vérités" opposées. On peut imaginer un scénario qui "expliquerait" une telle éventualité. Par exemple, il est courant que dans ces hôtels, la direction fournisse aux clients des prostituées. DSK demande une fille; on lui envoie (par malveillance ou par malentendu ?) une femme de ménage; il croit que c'est la prostituée demandée et lui saute dessus; elle résiste; il trouve qu'elle pimente sa "prestation" en résistant; elle se débat et le griffe. Je pense qu'un bon auteur de roman policier trouverait encore plusieurs autres histoires possibles. Quatrième enseignement : le principe du tiers exclu n'est valable que pour nos discours, qui ne peuvent ou ne doivent dire simultanément une chose et son contraire, mais la réalité peut comporter des aspects que nous décrivons comme contradictoires, sans cesser d'être réelle pour autant et c'est à nous d'adapter notre discours à elle et non l'inverse !

 

Epicure, parlant des phénomènes météorologiques et astronomiques, défendait l'idée que toujours plusieurs explications peuvent être avancées pour un même phénomène : "Donner une explication unique de ces choses ne convient qu'à ceux qui veulent, par des récits de prodiges, étonner la foule"[2]. Son raisonnement s'applique parfaitement au cas des événements qui se sont produits dans cette chambre : nous n'y étions pas, aucune perception directe des événements n'est possible à ceux qui doivent les éclairer, et il en est ainsi pour la plupart des phénomènes que la science tente d'expliquer.

 

Ceci nous conduit à un cinquième enseignement. Il faut distinguer le fait du récit. Les témoignages sont des récits. La vérité qu'ils renferment n'est accessible qu'en transformant ces récits en fait, c'est-à-dire, en reconstituant la manière dont ces récits ont été produits. Où était le témoin ? Qu'a-t-il entendu, vu, senti ? Au moyen de quel instrument ? etc.

 

Enfin, le sixième enseignement nous est fourni par Sextus Empiricus : " Ne pouvoir se déclarer, c'est s'abstenir de ce que l'on appelle en général se déclarer affirmativement et négativement,aussi est-ce une disposition où nous ne disons ni oui ni non. De toute évidence il en est ainsi non pas parce que les choses sont telles par nature qu'elles nous poussent à ne pouvoir nous déclarer, mais parce que nous sommes, au moment de parler, en état de ne nous déclarer en rien sur ces questions. Il faut aussi rappeler que nous n'adop­tons ni nous ne repoussons rien de ce que l'on affirme dogmatiquement sur ce qui est obscur; car nous donnons l'assentiment à ce qui nous affecte et nous contraint."[3] Pourtant, nombreux sont ceux qui "se déclarent", malgré leur absence de raisons sérieuses de le faire. Certains prétendent que ce sont les choses qui sont par nature obscures. La réalité "en soi" nous serait par nature inaccessible, et un faux scepticisme généralisé conclut facilement qu'on ne peut jamais rien affirmer, que tout est affaire d'opinion. Il n'en est rien, Sextus donne son "assentiment à ce qui nous affecte et nous contraint". La réalité en soi n'est pas absolument en soi. Elle n'est en soi que relativement, c'est-à-dire, par rapport à nos perceptions à un moment et dans une situation donnée.

 

Refuser le mythe, le scénario comme valeur explicative. Le découdre pour en faire apparaître les lois de vraisemblance qui le sous-tendent. Ne pas appliquer la loi du tiers-exclu à autre chose qu'aux discours. Savoir que d'autres hypothèses que celles envisagées sont toujours possibles. Suspendre son jugement tant qu'on ne sait pas. Telles sont les leçons difficiles à suivre que nous ont lèguées Epicure et Sextus. Faire référence à ces auteurs anciens pourrait sembler une coquetterie désuète, ou un désir de jouir d'un argument d'autorité. En fait, l'ancienneté de ces conseils ne montre pas, bien sûr, leur validité. Elle met seulement en lumière la force de notre paresse à les suivre.

Mai 2011

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[1] Le mot muthos, en grec, signifie parole, fable, mythe, ou rumeur. Epicure écrit, par exemple : "Lorsqu'on admet une explication et qu'on en rejette une autre qui est également ena ccord avec le phnomène, il est évident qu'on se met en dehors de toute science de la nature pour tomber dans le mythe" (Lettre à Pythoclès, 87)

[2] Lettre à Pythoclès, 114

[3] Sextus Empiricus, Les esquisses pyrrhoniennes, 192, 193