Blanche Segrestin et Armant Hatchuel :

Refonder l'entreprise

 Seuil, La République des idées, Paris, 2012, 11,50 euros

 

L'actualité économique et politique a souvent été dominée, ces derniers temps, par les erreurs et les comportements aberrants ou même choquants de certains dirigeants d'entreprise : erreurs de stratégie, recours excessif à l'endettement, attribution de primes et de suppléments de rémunération injustifiés, etc.  Par contrecoup, c'est le pouvoir des actionnaires qui est apparu comme le contre-pouvoir naturel pour combattre les excès et les dérives des patrons. Conséquence un peu paradoxale, puisque c'est précisément la "corporate governance", c'est-à-dire l'obligation faite au dirigeant d'entreprise de gérer celle-ci dans le seul intérêt des actionnaires, qui est à l'origine des dérives que l'on veut maintenant combattre !

 

C'est à ce credo de la "corporate governance" que s'attaquent principalement les deux auteurs, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel. Selon eux, il n'existe pas, à proprement parler, de droit de l'entreprise. Le fonctionnement des entreprises est encadré par deux logiques juridiques qui lui sont, en fait, étrangères : d'une part le droit des sociétés, fait pour les actionnaires, et, d'autre part, le droit du travail, fait pour les salariés. Or l'entreprise ne peut se réduire à la simple addition du capital et du travail. Selon eux, l'entreprise se définit d'abord comme un projet commun, et ce projet est essentiellement tourné vers une innovation collective. Innovation, car la richesse créée par l'entreprise (richesse dont les auteurs soulignent que la nature n'en est pas définie en économie), ne résulte pas de la seule utilisation coutumière des machines mises à la disposition du travail par le capital, mais à un agencement complexe et productif de talents et de richesse diverses, agencement qui demande lui-même un talent particulier, celui du management, de la direction d'entreprise. Le chef d'entreprise tire, selon les auteurs, sa légitimité non pas du mandat donné par les actionnaires, mais de l'engagement des différents acteurs de l'enteprise, salariés compris. Il ne s'agit pas non plus d'un plaidoyer partisan pour l'autorité des dirigeants d'entreprise, les auteurs se posent la question de la légitimité et du contrôle de cette autorité et c'est justement cette notion d'engagement réciproque qu'ils retiennent comme le critère essentiel du droit à ce contrôle. Les actionnaires "volatiles", boursiers, n'ont pas cette légitimité, car ils ne s'engagent pas dans un projet collectif, mais réalisent seulement une opération financière. Les salariés récents ou "volatiles" n'ont pas non plus cette légitimité. Les tiers, clients, fournisseurs, utilisateurs, associations environnementales, etc. les "stakeholders", parties prenantes dans certaines théories, ont certes légitimité à se plaindre de certaines décisions, mais pas à en endosser le contrôle, car ils restent des tiers extérieurs, non engagés dans le projet de l'entreprise. Les auteurs se réfèrent à la règle dite des "avaries communes" en droit maritime, qui fonde l'autorité du capitaine sur les décisions de navigation et la répartition des pertes et des gains entre les marchands propriétaires des marchandises transportées.

 

Le livre court (120 pages) se lit facilement, mais étaie ses thèses sur une analyse précise et factuelle de la place des entreprises dans l'économie, critiquant au passage certaines conceptions traditonnelles. Les explications de la crise par les déséquilibres économiques et par les défauts de la régulation des banques sont insuffisantes. L'emprise de la morale actionnariale et de la valeur boursière ont conduit les entreprises à financiariser leurs activités, à s'endetter excessivement, à utiliser leurs ressources pour racheter leurs propres actions et soutenir leur cours en Bourse. L'analyse économique traditionnelle de l'entreprise qui fait des rapports entre capital et travail des échanges marchands (ils citent Walras) est insuffisante, et de nombreux exemples tirés de l'histoire économique montrent que l'essence de l'entreprise moderne réside dans un rapport d'innovation. La division du travail dans l'entreprise ne doit pas être pensée comme le fait d'un entrepreneur individuel, mais plutôt sur le modèle d'un chef d'orchestre, créateur de nouveauté et donc de valeur au moyen d'un projet collectif. Les économistes traditionnels ne rendent pas compte de cette spécificité de l'entreprise moderne. L'identification des intérêts de l'entreprise à ceux des actionnaires est donc trompeuse et même infondée juridiquement. Les auteurs préconisent de substituer au mandat du dirigeant une habilitation à prendre les décisions conformes aux intérêts et aux buts de l'entreprise. "Il y a « entreprise » quand un ensemble de personnes acceptent de confier à un dirigeant une mission de progrès collectif, pour laquelle ils sont prêts à contribuer en confiant le développement de leurs potentiels d'action. Que les uns ou les autres confient des capitaux, des biens ou leurs capacités d'action ne provoque plus d'antagonisme, car chacun attend de l'entreprise qu'elle rémunère ses contributions (salaire, dividende, royalties) et qu'elle accroisse ses potentiels d'action (compétence, capital, notoriété). "

Juin 2012