Bientôt, le Cercle des économistes repentis ?
La production de "richesses" est
unanimement considéré comme le but naturel de
l'économie. Les économistes s'étripent sur ce qu'il faut entendre par
"richesse" et sur les meilleurs moyens de la produire, mais la
problématique globale est commune. Traditionnellement, la principale fracture
est entre ceux qui privilégient le rôle du marché, supposé autorégulateur
depuis Adam Smith et sa fameuse métaphore de la "main invisible",
et les partisans d'une intervention de l' Etat, avec toutes les nuances
possibles entre l'ultralibéralisme et le marxisme comme extrêmes. Plus ou moins
de marché ou plus ou moins d' Etat, l'essentiel des
débats économiques se résume à ces choix, chacun appuyé par des arguments
toujours présentés comme scientifiques.
Il est un fait que les économistes
se trompent souvent, et la plupart d'entre eux, depuis quelques décennies,
pratiquent l'autodérision et la distanciation, se dédouanant ainsi
préventivement de la critique de dogmatisme pseudo-scientifique.
Cette critique de soi se retourne ainsi en un gage supplémentaire de sérieux
scientifique : ne prétendant pas à la vérité définitive, ils pensent pouvoir
prétendre légitimement à la seule vérité qui compte vraiment : la vérité
pragmatique et immédiate. Et l'on peut ainsi continuer à disputer entre soi du
marché et de l'interventionnisme, tout en se réclamant de la prestigieuse
académie Nobel.
Mais voila que quelques
francs-tireurs remettent en cause les dogmes fondateurs. Un événement
déclencheur de cette révolution est probablement l'instauration, en 1972, par
le royaume du Bouthan, de l'indicateur de "Bonheur
national brut"[1], destiné
à remplacer celui du "Produit national brut", remplacé ensuite
par le "Produit intéreur brut", pour
tenir compte de l'internationalisation de l'actionnariat des entreprises. Par
nationalisme ou par philosophie bouddhiste, le Bouthan
posait la question reposée aujourd'hui par Daniel Cohen[2] :
l'argent fait-il le bonheur ? Question ancienne dont on peut s'étonner qu'elle
ne soit posée qu'au vingt-et-unième siècle ! En réalité, les économistes
évacuaient cette question de deux manières radicales : les libéraux en
considérant que les consommateurs, effectuant leurs choix de consommation selon
leurs "préférences", répondaient eux-mêmes, de facto, à
la question fondamentale de ce qu'il faut entendre en économie par "utilité"
ou "richesse" : est une richesse ou une utilité ce qui est recherché
par le consommateur ; les marxistes répondent à la question par le biais de la
théorie de l'aliénation : le capitalisme aliène l'humanité tant chez les
prolétaires que chez les bourgeois, et ceux-ci retrouveront leur humaine nature
( !... )dans une économie basée sur les besoins
collectifs. C'est la finalité même de l'économie qui est mise en cause dès lors
que ces réponses traditionnelles sont questionnées. Les économistes ont donc travaillé,
sur les traces du Bouthan, à la construction
d'indices destinés à mesurer la performance des économies non plus seulement en
termes de richesse évaluée monétairement dans le PIB, mais en termes de bonheur
ou de réussite humaine. Pierre Leroy, en 2001, dans sa revue Globéco, a proposé un indicateur composite du
bonheur. L' ONU a adopté l'Indicateur de développement
humain ( IDH ). Joseph Stiglitz, après avoir été
chargé par le président Sarkozy d'un rapport sur un indicateur plus large que
le PIB et incluant des variables telles que le bonheur et la durabilité, vient
de publier[3] un livre
où l'inégalité est conceptualisée comme une non-richesse,
une contre-production. Ces tentatives montrent que la
question est loin d'être résolue. Voila plus de 3000 ans que sages et amoureux
de la sagesse remplissent des bibliothèques où ils tentent de définir le
bonheur et les moyens d'y parvenir. Nos experts construisent des usines à gaz
où les divers ingrédients du bonheur (santé, éducation, culture, démocratie, égalité,
etc.) sont dosés et pondérés dans les indicateurs composites supposés conduire
la théorie économique d'une préhistoire où la monnaie est l'instrument de
mesure, à un nouvel âge mûr, où l'homme et la nature trouveraient leur
véritable et juste place. Il est clair que ces dosages et pondérations
reflètent nécessairement les préférences idéologiques des auteurs, au mieux un
consensus, qui n'est que l'opinion dominante, mais pas le fondement d'une
science. Ces tentatives, pour méritoires qu'elles sont, ont néanmoins en
partage cette limite qu'elles cherchent à réintégrer cette problématique dans
les paradigmes traditionnels de l'économie : identification du prix et de la
valeur, échange contractuel et égal entre les acteurs, etc., alors qu'il
faudrait remettre ces paradigmes en question.
Bernard Maris[4] dénonce
depuis longtemps les incohérences et les faussetés empiriques de la plupart des
théories économiques, libérales, notamment. Le marché n'est qu'une fiction
théorique. La rationalité supposée d'Homo economicus
est une pure convention sans rapport avec les comportements réels des acteurs
économiques. La compétition n'est pas une donnée naturelle, etc. L'économie ne
peut rendre compte de la réalité qu'en intégrant les enseignements des autres
sciences humaines : anthropologie, sociologie, géographie, etc. Mais
l'agencement conceptuel de tout cela en une discipline véritablement
scientifique reste à faire.
Octobre 2012
[1] Le Bonheur national brut repose sur l'intégration de quatre composantes : la croissance et le développement économiques responsables, la conservation et la promotion de la culture bhoutanaise, la sauvegarde de l'environnement et la promotion du développement durable, la bonne gouvernance responsable.
[2] Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Albin Michel, Paris, 2012.
[3] Le prix de l'inégalité, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2012
[4] Voir notamment son Antimanuel d'économie, Bréal, Rosny, 2003.