Divertimento logico-phenomenologicus en (étant-)là mineur

 

 

 

 

Un jour, un philosophe de ma connaissance a écrit ce qui suit :

 

« La phénoménologie s’œuvre sous deux aspects dont la différence informe la complémentarité. L’un, majestueux, s’apparente à la course de Phébus dans l’empyrée, dont la performance révèle par ses stations l’essentialité de l’être-là absent distant, mais oeuvrant dans l’ici de la transcendance. L’autre, obscur, joue de l’absurdité incongrue de la non-application de l’être-là dans sa performance à l’être en moi en soi existant hors même de l’essence dans sa visée astronomique et pour ainsi dire théologique. Mais ce qui intéresse véritablement le philosophe n’est ni l’astronomie, pour laquelle il n’a que les absences de son étant dû, ni la théologie, dont, après Spinoza, il ne peut que dire le nietzschéisme radical de l’absence – encore – constatée dans le malheur commun.

 

Voila donc les deux questions qui hantaient ceux dont l’après-guerre peignait de couleur blême la verdeur des années. D’une part l’absence de l’être présent et oeuvrant dans l’empyrée non-existante, et, d’autre part, la présence absentéifiante du mal radical enfoui dans les profondeurs de l’existant inessentiel. Question juive par excellence, diront certains. Et Sartre certes, en un texte curieusement nommé « réflexions », en explora les aspects les plus réflexifs, montrant avec force la présence du miroir dans la question juive sur laquelle il exerce son analyse. Mais quelle est cette « question juive » ? Marx en premier l’avait soulevée et posée (c’est le sort commun des questions) en des termes dont la dialectique même est mise en question nouvelle par Sartre, à savoir que ladite question ne se pose que dans le cadre aliéné du capitalisme et que le déroulement historique de la phénoménologie inversée du matérialisme résoudra en cendres dans une sorte de solution finale en laquelle le communisme d’Etat résout toute question humaine. Sartre ressent combien un tel « traitement » est inacceptable en tant qu’il s’adresse à une essentialité non existantifiée. Son humanisme sans humain l’introduit donc à un questionnement de la question plus radical. C’est dans la racine de l’altérité regardée comme telle que la judaïté se résoudrait. L’antisémite crée pour soi la question juive à travers une figure du Juif, en quelque sorte. La négation de la négation (même non remise sur pied par Marx et Engels) n’aboutit pas à une positivité absolue, mais à une existence visée de l’autre. Plus tard viendra l’épiphanie anamorphotique de la radicalité essentielle du mal, avec le risque de sa dissolution en une banalisation existentielle et universelle. Dieu dans tout cela est absent et nul ne s’en étonnera après Nietzsche et Heidegger. La « question juive » est l’opposé exact de la question juive, le questionnement du monde par le judaïsme. Tout au mieux reste-t-il son appel, repéré par Lévinas dans le visage du voisin d’en face et, mieux encore, de la voisine, comme il le dit dans « Le temps et l’autre ».

 

Ainsi les deux questions initiales ne font-elles plus qu’une. Où est l’Autre ? Ainsi posée, la question peut s’entendre sous deux angles, celui de l’épistémè ou celui de la noésis. C’est évidemment à ce dernier point de vue que s’attachera le phénoménologue, reléguant le premier à une vision objectale et médiate de l’étant qui, alors, n’est plus tout-à-fait là ni vraiment ailleurs. Déjà dans L’ Etre et le Néant, Sartre pose cette vérité méthodologique essentielle que « si toute métaphysique (…)  suppose une théorie de la connaissance, en revanche toute théorie de la connaissance suppose une métaphysique ». Perspective sans fond et illusoire d’un cercle vicieux. Sartre tente la sortie phénoménologique. La phénoménologie autorise en effet une connaissance première non fondée et fondatrice. Elle n’est pas une « théorie de la connaissance », mais une méthode de connaissance immédiate. Celle que Bergson cherchait en vain dans la conscience de la durée, Sartre la trouve dans la conscience de soi non-thétique, sorte de Cogito cartésien sans cartésianisme. L’existant existe dans la conscientisation même de l’existentialité de soi.

 

Mais depuis Kant peut-on admettre une connaissance fondée sur la conscience ? Hegel le premier a instauré l’idée d’une « phénoménologie », qui nous extrait hors de l’antagonisme originel entre empirisme, phénoménalité, et  rationalisme, essentialité. Husserl et Heidegger ont perfectionné l’outil pour le prémunir contre les attaques positivistes d’analyse du langage. Sartre et toute l’école française de l’après-guerre s’emparent de cette phénoménologie qui permet de lire dans la visée du monde-là l’essentialité qui permet d’en dire le vrai. Avec bonheur on retrouve une forme renouvelée de la certitude cartésienne. La philosophie qui aime parler du monde est de nouveau prête pour fournir des discours.

 

Un arbre, d’essence inattendue, est né de cette graine. Cet arbre, dans son épiphanie philosophique ne s’est pas apparu à soi comme tel, mais plutôt comme une forêt le cachant, à l’inverse de la figure majoritaire. En effet, chacune de ses branches se dressant contre les autres, ce n’est qu’une altérité foncière et étrangère qui, la nommant, la révéla à l’existence. Je veux dire que la pensée américaine, en dévoilant ce qu’elle a nommé labellisé en tant que comme « French theory », a, du même geste noétique, identifié et créé ce qu’elle révélait, à savoir l’unité profonde d’une épopée aux chapitres et versants multiples et antagonistes.

 

Face, en effet, aux progrès scientistes du positivisme et de ce qui fut appelé une philosophie analytique, se dressait une fière pensée qui ne briguait rien de moins que rendre compte du réel. Certes, dans cette aventure, les uns voulaient penser le monde dans sa totalité, ou plutôt en dire la totalité pensée, tandis que les autres ne pensaient pouvoir et ne voulaient qu’en penser des êtres, certes dans leur essentialité, mais toujours dans l’inachevé du dire de l’étant. Cette déchirure profonde, et d’autres que la dimension modeste de ce texte me préviennent m’empêchent de décrire dans leur intimité, fait partie de la réalité philosophique radicale de ce temps. Mais il est vrai que la racine de l’arbre se transmet en toutes ses parties et anime essentiellement l’être de chaque feuille originée.

 

Il n’est nul besoin de revendiquer quelque outre-atlantisme ni quelque scientisme que ce soit pour saisir et com-prendre que l’arbre en question ne se conçoit pas, précisément, comme question, mais comme réponse. La sève commune qui l’anime, c’est une confiance radicale dans l’épiphanie noétique. Descartes aurait parlé d’évidence, d’autres de révélation. Or le doute, le questionnement, l’inquiétude, qui sont les symptômes et le nutriment même de l’ascèse philosophique sont absents parce que chassés par l’épiphanie, dont c’est la gloire assumée. Brusquement alors revient le spectre de la dogma scientiste, la crédulité positiviste, étrangement accousinée à une enquête pourtant partie de la phénoménologie. »

 

 

 

 

C’est à ce point que s’arrête en suspension le texte de notre philosophe. Je crois savoir, mais en aurai-je jamais l’évidence ? qu’à ce moment, enfermé dans son poêle, ayant fondu et rendu solide de nouveau et maintes fois son morceau de cire, ayant brûlé sa dernière chandelle, il s’aperçut que son encrier était maintenant vide et que la matière était bien là pour lui imposer ses conditions.

Octobre 2013